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UNIVERSITE PARIS NANTERRE Département d'anthropologie Mémoire de master EMAD Agir la tradition Une ethnographie des pratiques musicales et dansées de l'île de Chíos Dimitris Gianniodis Sous la direction de Maria Couroucli Tutrice : Katell Morand 2018 - 2019 2 Résumés Ce mémoire porte sur le concept de tradition (parádosi) et la manière dont les habitants de l'île grecque de Chíos articulent celle-ci à certaines de leurs pratiques musicales et dansées prenant place lors de fêtes à caractère religieux ou laïque et lors de cours de danses ainsi que de représentations dansées. Il interroge la façon dont se construisent ces pratiques au cours de situations spécifiques en sollicitant la perspective constructiviste et la théorie du champ et de l'habitus développée par Bourdieu. L'ethnographie de ces situations permet premièrement de déterminer les éléments jugés traditionnels par les acteurs. Elle met ensuite en lumière le paradoxe selon lequel ceux-ci ont à coeur de préserver des pratiques spécifiques alors qu'ils contribuent sans cesse par leurs agissements à la transformer. Une explication à ce paradoxe est fournie par l'utilisation de la théorie de l'habitus : la tradition (parádosi) y est envisagée comme un ensemble de schèmes de perception, d'appréciation et d'action activé lors de situations spécifiques et les transformations des pratiques sont expliquées par la modification de ces schèmes dans le temps. Mots-clés : Anthropologie – Ethnomusicologie – Tradition – Danse - Habitus This master thesis focuses on the concept of tradition (parádosi) and on the way the inhabitants of the greek island of Chíos connect it to some of their musical and choreutic practices taking place during religious and secular feasts as well as during dance classes and shows. It questions the manner these practices are built during specific situations using the social constructionist perspective and Bourdieu's habitus and field theory. First an ethnography of these situations allows us to determinate which elements the actors consider to be traditional. It then sheds light on the paradox according to which specific musical and choreutic practices shoud be preserved while the actors continuously contribute to their transformation by acting the way they do. I argue that this paradox can be explained using the habitus theory : tradition (parádosi) is analyzed as a set of perception, judgement and action schemes activated during specific situations. Practice modifications are explained by the progressive modification of these schemes. Keywords : Anthropology – Ethnomusicology – Tradition – Dance – Habitus 3 Remerciements Je tiens à remercier ma directrice de mémoire Maria Couroucli dont les précieux conseils et les avis éclairés m'ont considérablement permis de progresser au cours de ces deux années de master. Mes remerciement sincères vont également à ma tutrice, Katell Morand qui, par le suivi attentif de mes travaux et l'enseignement qu'elle dispense à Paris Nanterre, a fortement nourri ma réflexion. La formulation des idées qui suivent doit beaucoup à la justesse de leurs commentaires écrits et aux conversations stimulantes que j'ai eu le plaisir et l'honneur de partager avec elles. Le choix d'effectuer ce travail sur l'île de mes ancêtres paternels doit beaucoup à l'accueil chaleureux que m'ont réservé les habitants du village de Dafnónas durant mes deux séjours. Au village, je remercie particulièrement mon ami Pantelís Misiriótis m'a communiqué l'amour de sa terre ainsi qu'Avgoustínos Menís, Kalliópi Ntíli, Ireíni Stoupáki et son époux Timoléon, Geórgios Xintarianós, Giórgos Chaviáras, Liána Vafiádou Papanikoláou, Giánnis Stoupákis et Vaggélis Roufákis. Ma reconnaissance va également à toutes les personnes qui s'investissent jour après jour dans la vie culturelle de l'île et contribuent à son rayonnement et à son charme. Parmi eux je remercie les professeurs de danse et amis Sarántos Kostídis et Kóstas Sitarás ainsi que les aimables personnes qui ont sacrifié de leur temps pour assouvir la curiosité d'un jeune chercheur : Giánnis Argyrákis, Símos Karaolánis, Ioulía Lignoú, Markélla Ziglí, Giánnis Kolliáros et Evgeneía Kalagkiá-Mouratídou. Parmi les musiciens et chanteurs de l'île, je remercie particulièrement Lampriní Kámpoura, Dimítris Kontós, Pétros Karvoúnis, Sákis Pipídis, Vasílis Kármantzis, Stamátis Syriódis, Louloúdi Fakíri, Níkos Tsóflias, Vaggélis Máschas et Mariánthi Almyroúdi dont les chants ont accompagné mes soirées de rédaction. J'exprime également ma sincère gratitude à mon amie Evaggelía Máppa et ses parents María Fykári et Kóstas Máppas, ainsi qu'à Chrístos Michaliós et son épouse Anna qui ont fait de Kardámyla un lieu cher à mon coeur. Pour ses relectures attentives et nos conversations enrichissantes, je remercie mon ami Victor Franco. Enfin, ce mémoire ne serait pas ce qu'il est sans le soutien constant et inestimable de mes parents et sans la présence de ma compagne Andriána. 4 Table des matières Résumés et mots-clés.......................................................................................................................... 3 Remerciements.................................................................................................................................... 4 Conventions pour la translittération du Grec..................................................................................... 10 Introduction.................................................................................................................................. 11 Chapitre 1. Le champ de la tradition.................................................................................. 22 1.1. La controverse des professeurs de danse.................................................................................... 22 1.1.1. « La tradition n'est pas ce qu'ils croient ».................................................................... 23 1.1.2. La manifestation : une forme de théâtre où l'âme ne parle plus.................................. 23 1.1.3. Le costume : un mésusage qui éloigne de l'essence.................................................... 24 1.1.4. L'éthos, le style, la couleur musicale et le risque d'aplatissement............................... 25 1.1.5. La consommation passive : un mode de participation corrupteur............................... 25 1.1.6. Un passé indéterminé dans lequel on projette le présent............................................ 26 1.1.7. La réponse de l'élève au maître................................................................................... 27 1.1.8. La commande comme facteur de corruption............................................................... 28 1.1.9. Les transformations des méthodes d'enseignement..................................................... 28 1.1.10. La hiérarchie des sources du professeur de danse..................................................... 29 1.1.11. Leçons du passé et perspectives................................................................................. 31 1.1.12. La transformation et la valorisation de l'ancien......................................................... 34 1.1.13. Le vécu : une incarnation du passé au présent........................................................... 34 1.1.14. La notion de champ................................................................................................... 35 1.1.15. Prises de position et positions au sein du champ de la tradition................................ 37 1.2. Génèse et structuration du champ de la tradition en Grèce........................................................ 40 1.2.1. Dóra Strátou et la théorie de la continuité de l'Hellénisme......................................... 41 1.2.2. La rhétorique de la continuité...................................................................................... 42 1.2.3. Le Théatro Dóra Strátou............................................................................................. 44 1.2.4. Le Lýkeio ton Ellinídon............................................................................................... 45 1.2.5. Le triptyque laographie-musicologie-chorodidaskalía................................................ 46 1.2.6. L'analyse de Réna Loutzáki des méthodes du Lýkeio.................................................. 47 1.2.7. La subordination de la recherche à l'objectif de la représentation scénique................ 48 5 1.2.8. La position dominée de la choréologie et son « horizon du pensable »...................... 49 1.2.9. Objectivation, démultiplication ontologique et normativité........................................ 50 1.2.10. Les pratiques traditionnelles et leur dimension spatio-temporelle............................ 52 Chapitre 2. Un mariage presque traditionnel.................................................................. 53 2.1. Les institutions et la perspective constructiviste........................................................................ 53 2.2. Jour de fête................................................................................................................................. 56 2.3. La danse de la future mariée....................................................................................................... 57 2.3.1. Le syrtós paralyménos................................................................................................. 57 2.3.2. Les chants d'éloge et de voeux.................................................................................... 58 2.4. La déambulation nuptiale (patináda gámou)............................................................................. 63 2.5. Les pratiques musicales au prisme des transformations du mariage.......................................... 65 2.6. La fête sur la place d'Agios Giórgis Sykoúsis............................................................................ 67 2.7. La danse de la mariée................................................................................................................. 67 2.8. La bonne danse........................................................................................................................... 71 2.9. La traditionalité des mariages..................................................................................................... 75 2.9.1. Les marqueurs en traditionalité................................................................................... 76 2.9.2. La force de la forme..................................................................................................... 77 2.9.3. L'expérience particulière des acteurs........................................................................... 77 Chapitre 3. Les panégyres....................................................................................................... 79 3.1. Une définition............................................................................................................................. 79 3.2. La dimension religieuse du panégyre......................................................................................... 80 3.3. Les « églises du dehors », des lieux de culte et de sociabilité.................................................... 81 3.4. Les lieux de la fête au sein du village......................................................................................... 84 3.5. Le repas...................................................................................................................................... 85 3.6. Les préparatifs............................................................................................................................ 87 3.7. Le bar de la discorde.................................................................................................................. 87 3.8. Une actualisation du panégyre à l'image des jeunes actifs......................................................... 89 3.9. Le syllogue de Dafnónas............................................................................................................ 90 3.9.1. Une forme juridique pour une aspiration..................................................................... 90 3.9.2. Les activités des membres........................................................................................... 92 3.9.3. « Injecter de notre passé dans le présent »................................................................... 93 6 3.9.4. La constitution d'une mémoire partagée...................................................................... 95 3.10. Les musiciens professionnels................................................................................................... 98 3.11. Le déroulement de la fête....................................................................................................... 100 3.12. Le fonctionnement de la commande....................................................................................... 103 3.13. Les transformations du répertoire des panégyres................................................................... 108 3.13.1. La constance des formes dansées et la dimension générationnelle......................... 108 3.13.2. Gyftoklarína et skylonisiótika : le soi et l'autre... Le pur et l'impur ?...................... 111 Chapitre 4. Les schémas de perception, d'appréciation et d'action....................... 114 4.1. Les catégories musicales : « Situer » les hommes et leur musique.......................................... 114 4.1.1. L'unité villageoise et la pensée aitiologique.............................................................. 115 4.1.2. Les paradosiaká ou l'opposition ruralité-urbanité..................................................... 119 4.1.3. La catégorisation par aire culturelle.......................................................................... 122 4.1.4. Chíos et le Nord-Est Egéen........................................................................................ 122 4.1.5. « Nous sommes Ioniens ».......................................................................................... 125 4.1.6. La versification égéenne............................................................................................ 126 4.1.7. La mélodie (skopós) et les paroles (lógia)................................................................. 128 4.1.8. La catégorisation fonctionnelle.................................................................................. 130 4.1.9. Temporalités collective et individuelle de la parádosi.............................................. 131 4.1.10. L'habitus de la parádosi........................................................................................... 132 4.2. Le chant comme mode d'action................................................................................................ 135 4.2.1. Le chant et son lieu.................................................................................................... 135 4.2.2. L'exoikeíosis (habituation) : une sélection par affinité.............................................. 136 4.2.3. L'échafaudage d'une émotion par le chant................................................................. 138 4.2.4. Le chant et ses intentionnalités multiples.................................................................. 146 Chapitre 5. Les danses de Chíos et leurs enjeux........................................................... 148 5.1. Distinguer et classer les danses................................................................................................ 149 5.2. Le detós.................................................................................................................................... 151 5.3. Le chasápikos........................................................................................................................... 152 5.4. Le syrtós kalamatianós............................................................................................................. 153 5.5. Le partage d'une émotion par la danse..................................................................................... 157 5.5.1. Le rôle protochoreute................................................................................................ 157 7 5.5.2. D'heureuses dispositions à partager : kéfi et meráki.................................................. 157 5.6. Les caractéristiques du syrtós traditionnel de Chíos................................................................ 161 5.6.1. « Une danse en couple »............................................................................................ 162 5.6.2. La biographie culturelle du mouchoir........................................................................ 162 5.6.2.1. Du médiateur entre les sexes...................................................................... 165 5.6.2.2. ... au marqueur de traditionalité.................................................................. 168 5.6.3. Les figures : une prérogative du cavalier................................................................... 168 5.6.4. Signature et danse improvisée, produits de l'exoikeíosis........................................... 170 5.6.5. Syrtós du Nord et du Sud de l'île............................................................................... 172 5.7. Le gýrisma, une séquence liminale.......................................................................................... 173 5.8. Le patitós inaltéré de Chíos...................................................................................................... 175 5.9. Un zeïbékikos transformé par les codes urbains....................................................................... 180 Chapitre 6. Les nouvelles situations de la tradition..................................................... 183 6.1. L'organisation des cours de danse............................................................................................ 183 6.2. Les représentations ou la mise sur scène de la tradtion........................................................... 185 6.3. Le fonctionnement du cours de danse...................................................................................... 187 6.3.1. L'habitus comme objet et méthode............................................................................ 187 6.3.2. L'exoikeíosis en situation d'apprentissage................................................................. 188 6.3.3. Le plaisir de l'imitation.............................................................................................. 192 Conclusion................................................................................................................................... 194 Bibliographie................................................................................................................................... 197 Discographie.................................................................................................................................... 204 Filmographie.................................................................................................................................... 205 Annexes........................................................................................................................................ 206 Annexe 1. Calendrier des panégyres de l'île de Chíos pour l'année 2018....................................... 206 Annexe 2. Ligne du temps .............................................................................................................. 209 Annexe 3. Le répertoire des panégyres de Chíos en 2018.............................................................. 212 Annexe 4. L'instrumentarium et ses transformations...................................................................... 218 8 Annexe 5. Un point de vue des participants extérieurs au village.................................................. 224 Annexe 6. Syrtós de Lésvos et Oinoússes....................................................................................... 227 Annexe 7. A la recherche du bállos de Chíos.................................................................................. 234 Annexe 8. Traduction de syrtoí chantés à Chíos............................................................................. 246 Annexe 9. Les chants du detós........................................................................................................ 265 Annexe 10. Les chants du trípatos.................................................................................................. 274 9 Conventions pour la translittération du Grec A l'exception des villes les plus connues pour lesquelles j'ai conservé la traduction française, j'ai utilisé le système de translittération ONU/ELOT 743. Α Β Γ Δ Ε Ζ Η Θ Ι Κ Λ Μ Ν Ξ Ο Π Ρ Σ Τ Υ Φ Χ Ψ Ω 10 α αι άι αϊ αυ β γ γγ γκ γξ γχ ε ει έι εϊ ευ ζ η ηυ θ ι κ λ μ μπ ν ντ ξ ο οι όι οϊ ου π ρ σ τ υ υι φ χ ψ ω a ai ái aï av, af v g ng, gg gk nx nch d e ei éi eï ev, ef z i iv, if th i k l m b, mp n nt x o oi ói oï ou p r s t y yi f ch os o Introduction Ce mémoire porte sur la notion de tradition (parádosi) et sur la manière dont les habitants de l'île grecque de Chíos articulent cette notion omniprésente dans leurs discours aux pratiques musicales et dansées qui prennent place lors des fêtes patronales et des fêtes laïques ainsi que lors des cours de danse et des manifestations culturelles qui comportent des représentations dansées. Comment envisager cette notion de tradition sans tomber dans une approche folklorique, nostalgique ou normative ? En quoi une situation, une mélodie ou une forme dansée peuvent-elles être considérées comme traditionnelles ? Comment rendre compte du paradoxe selon lequel les habitants ont d'une part le sentiment que la tradition se transforme alors qu'ils ont à coeur de la préserver et d'autre part qu'ils contribuent sans cesse par leurs agissements à la transformer ? Répondre à ces questions nécessite selon moi d'aborder le problème sous divers angles : en déterminant tout d'abord quels sont les différents acteurs, le rôle qu'ils jouent et le poids relatif qu'ont leurs actes et leurs discours dans ce double processus de préservation et de transformation. Cela requiert ensuite de confronter leurs pratiques à ce qu'ils en disent et à déterminer quels sont les éléments qu'ils jugent déterminants dans la définition de ce qu'est la tradition mais également de comprendre comment naissent ces « marqueurs » et quelles habitudes de pensée les rendent pertinents. Il s'agit enfin de s'interroger sur le sens qu'acquièrent des nouvelles pratiques telles que le cours de danse ou la représentation scénique (parástasi) dans la recherche et la construction de la tradition et de tenter de comprendre quels effets sont attendus par la participation à de tels événements. Le lieu de l'enquête1 Située dans le Nord-Est Egéen, à quelques kilomètres seulement de la péninsule turque de Karaburun2, Chíos est la cinquième île de la Mer Egée par la taille, avec une superficie de 842 Fig. kilomètres carrés. Sa position géographique lui a longtemps conféré le statut d'entrepôt des produits 1-3 de l'Orient et de l'Occident en mer Egée3. L'île était située à un point clé des routes maritimes reliant Alexandrie à Constantinople via la Crète et les Cyclades et des routes reliant Constantinople aux villes arabes via Rhodes et Chypre4. Elle fut tour à tour contrôlée par les Grecs, les Perses, les 1 2 3 4 11 Les figures sont consultables sur le site accompagnant ce mémoire : https://gianniodisd.wixsite.com/chios/ Les habitants de Chíos la nomment péninsule d'Erythrée. (Argenti 1955) (Vatin et Veinstein 2004) Romains, les Byzantins5, les Vénitiens jusqu'à ce que la famille génoise des Zaccaria en fasse une place économique et une base navale de premier ordre pour le contrôle de la mer Egée à partir du début du quatorzième siècle6. Elle passa ensuite sous le contrôle de la Mahone, une société par actions détenue par de riches commerçants de la république de Gênes7 avant d'être conquise par les Ottomans dans la seconde moitié du seixième siècle. Dans le courant du dix-neuvième, deux événements majeurs ont considérablement transformé sa démographie : le massacre de 1822 et les séismes de 1881. On estime le bilan du massacre perpétré par les troupes ottomanes à 25 000 morts et 45 000 personnes réduites en esclavage sur une population totale de 100 à 125 000 personnes soit une réduction de moitié et l'assassinat d'un cinquième de la population totale de l'île 8. Cet épisode de la guerre d'indépendance grecque marqua considérablement l'opinion publique européenne et contribua en partie au mouvement philhéllène français. Victor Hugo consacra à cet événement le poème « L'enfant » dans ses « Orientales » tandis qu'Eugène Delacroix peignit à cette occasion le tableau « Scènes de massacre de Scio : familles grecques attendant la mort ou l'esclavage ». Le séisme d'avril 1881 fut également une catastrophe pour l'île. Certains commentateurs de l'époque avancent les chiffres de 8 000 morts et 10 000 blessés 9, soit un quart de la population totale qui s'était réétablie sur l'île et se relevait péniblement du massacre survenu soixante ans plus tôt. Chíos demeura sous contrôle ottoman jusqu'au début du vingtième siècle, lorsqu'elle fut libérée par la marine grecque en 1912 et rattachée à la Grèce après la Première Guerre balkanique. Elle compte aujourd'hui un peu plus de 50 000 habitants, dont près de la moitié réside dans la ville portuaire nommée Chíos ou Chóra et dont l'autre moitié est répartie dans une soixantaine de villages dont certains comptent entre 800 et 1000 résidants10. Elle dispose de deux ports commerciaux, celui de la ville et celui de Mestá, qui la relient aux îles de Sámos et de Lésvos, à la Turquie ainsi qu'aux ports du Pirée et de Kavála, et d'un aéroport où des liaisons sont assurées vers Athènes et Thessalonique. L'île se divise en trois régions historiquement tournées vers des activités économiques différentes : le Nord (Voreióchora) était le lieu de l'élevage et fournissait un important contingent de marins ; le Centre (Kampóchora), notamment le Kámpos, était connu pour ses vergers d'agrumes et le Sud (Notióchora) pour la culture du mastic, la résine du lentisque pistachier qui fait la renommée de Chíos depuis l'Antiquité. Bien qu'elles aient perdu de leur importance, ces activités 5 6 7 8 9 10 12 (Vlastos 1913) (Balleto 2005) (Miller 1915) (Coulanges 1856) (Houssaye 1881 : 102) Ces chiffres proviennent de l'Autorité statistique grecque (ELSTAT). Voir https://www.politischios.gr/koinonia/tosoi-zoyme-telika-sti-hio constituent aujourd'hui encore une source de revenus importante sur l'île 11. Le tourisme y est peu développé et se concentre principalement sur la côte est de l'île mais l'importante diaspora installée aux Etats-Unis et en Australie et les marins de l'île contribuent à dynamiser son économie. En 1961, le nombre de marins vivant à Chíos était estimé à 2500, ce qui en faisait l'une des zones de concentration de marins les plus importantes après celle d'Athènes et du Pirée, et elle est l'île d'origine de certaines des plus grandes familles d'armateurs en Grèce. Insertion sur le terrain et méthodologie Cette étude est fondée sur des observations réalisées lors d'un premier séjour durant l'été 2015 et sur l'analyse de matériaux ethnographiques produits lors d'un séjour de six mois de la mimars à la mi-septembre 2018. Je résidais à Dafnónas, un village de 400 habitants situé dans la région du centre d'où émigra mon arrière-grand-père paternel Apostólis Gianniódis il y a près d'un siècle. Ce séjour prolongé et ce lien privilégié avec les lieux m'ont permis de partager le quotidien des habitants de Dafnónas, de fréquenter le café le soir, l'église le dimanche, de participer aux activités de l'association du village mais également d'étendre le champ de mes observations à d'autres villages de l'île afin de participer aux activités d'autres associations ainsi qu'à des fêtes patronales, des fêtes de compagnie, des mariages et d'ainsi disposer d'une vue d'ensemble des pratiques musicales et dansées que j'analysais afin de procéder à des comparaisons sur une base plus solide. Cette mobilité m'a permis de réaliser des entretiens avec plusieurs professeurs de danse tout en suivant particulièrement les activités de Sarántos Kostidis notamment par la participation aux cours de danses et aux représentations dansées. J'ai également fait le choix de combiner des observations réalisées durant les panégyres et des entretiens avec plusieurs musiciens professionnels à un suivi plus poussé des activités d'un orchestre récemment formé par des jeunes musiciens afin de mieux comprendre leur mode de fonctionnement, leurs préoccupations et les relations qu'ils entretiennent avec les syllogues et les habitants des villages dans lesquels ils se produisent. J'ai pris le parti, lorsque l'autorisation m'en était donnée, d'enregistrer et de filmer l'intégralité des événements qui font l'objet de descriptions dans ce mémoire, qu'il soit question des entretiens, des séances d'enregistrement de répertoires spécifiques, des panégyres, des cours de danse ou des représentations dansées. J'ai opté dans la majorité des cas pour la réalisation de longs plans-séquences, la caméra montée sur un trépied, afin de produire un matériau le plus neutre possible et réutilisable au-delà de l'usage que j'en fais dans ce mémoire. La caméra était donc une 11 Voir https://www.enterprisegreece.gov.gr/ ; entrée Χíος. 13 sorte de « troisième oeil » me permettant de dédoubler mon regard tout en me laissant l'opportunité de participer aux conversations ou à la danse et de procéder à un apprentissage par corps des pratiques que j'étudiais. Etant donné mon intérêt pour les processus de transformation des formes musicales et dansées, la sollicitation à des fins comparatives des travaux déjà effectués sur l'île fut une de mes préoccupations premières. Outre les mémoires rédigés par les musiciens locaux ayant étudié à la Faculté des Beaux-Arts d'Epire, j'ai eu l'opportunité de me rendre à Athènes afin de consulter des documents conservés au « Kéntro Erevnis Ellinikís Laografías » (KEEL) ainsi que des enregistrements réalisés dans les années 60-70 par Dómna Samíou et Símon Karás, respectivement conservés aux « Kallitechnikós Sýllogos Dimotikís Mousikís Dómna Samíou » et au « Kéntro Erevnas kai Provolís tis Ethnikis Mousikis » (KEPEM). La tradition, du descriptif au prescriptif Travailler sur la musique traditionnelle (paradosiakí mousikí) à Chíos, c'est naviguer au sein d'un réseau d'agents dense et depuis longtemps constitué : associations de village, musiciens, chanteurs, professeurs de danse et danseurs, folkloristes, journalistes, simples particuliers... Chacun a une opinion à formuler concernant tel ou tel aspect des pratiques musicales et dansées de son village et de son île. On commente le monde présent à la dernière fête de village, on compare le jeu des musiciens, on loue l'allure d'un danseur, on se remémore les anciennes coutumes et on conte telle ou telle histoire sur l'origine d'un chant. En effet, la tradition (parádosi) est une chose qui se discute. Toute personne en a une expérience particulière, qu'elle est prête à partager mais nombreux sont ceux qui reconnaissent les limites de leurs connaissances en la matière. Ceux-là sont prompts à indiquer au chercheur les sources dont il obtiendra de meilleures informations. Car la tradition a ses spécialistes aux positions d'énonciation hiérarchisées : les anciens (palioí) tout d'abord, qui sont la mémoire vivante - mais irrémédiablement particulière - des lieux et font le lien entre les jeunes (néoi) et les ancêtres (prógonoi). Ils sont le sceau de l'authenticité apposé sur toute recherche locale. Comme on le verra, si leur expérience est hautement valorisée en théorie, elle l'est beaucoup moins en pratique. Viennent ensuite les professeurs de danse, de musique et les folkloristes locaux, initiés à la vue surplombante - mais irrémédiablement réduite à leur champ d'action -, ceux qui cherchent et se renseignent, fréquentent des séminaires, compilent des informations et s'en font les exégètes, s'échangent livres et cassettes... 14 Car travailler sur ces pratiques musicales et dansées, c'est également se confronter à un vaste corpus produit par les acteurs présents et passés de ce réseau ; mélodies gravées sur cylindres, sur cassettes, sur cd, récits de voyageurs et de folkloristes locaux et étrangers, recueils de distiques chantés classés par genres, vidéos de fêtes des décennies précédentes, conférences et manifestations culturelles de danse traditionnelle filmées... La tradition est aussi un ensemble de traces écrites et enregistrées, un épais sédiment d'objets hétérogènes charriés par le temps en un même lieu. Ces traces sont une ressource à disposition de certains spécialistes ; elles constituent une matière première sur laquelle s'échaffaudent différents types de savoirs, il était donc fondamental pour moi d'en retracer la biographie pour leur rendre leur caractère dynamique et évaluer les transformations de leurs significations. Or, ces traces écrites et enregistrées ne peuvent pleinement se comprendre qu'en regard des situations auxquelles elles se rapportent. Ainsi, les mélodies chantées que le curieux découvre en explorant la discographie existante et les représentations scéniques comprenant des danses traditionnelles auxquelles il peut assister à intervalles réguliers durant l'été lui demeureront partiellement hermétiques s'il ignore certaines institutions comme le panigýri (fête de village), le glénti (fête de compagnie) ou les festivités des Apókries (Carnaval). Ainsi, la tradition en tant que traces est inséparable de la tradition comme ensemble de situations et d'événements où ces traces prennent forme et signification. L'île de Chíos est notamment connue pour certains des événements uniques qui y prennent place à l'occasion de rites et de fêtes calendaires liés à la religion orthodoxe, largement majoritaire parmi les habitants. Parmi ces évènements, figurent les « karavákia », une déambulation dans les rues de la ville au Nouvel-An avec des reproductions de navires de guerre et comprenant l'énonciation de chants de voeux12, des rites de Carnaval tels que le « talími » qui consiste en une déambulation des habitants de Thymianá dans le cimetière du village suivie d'un simulacre de combat entre les locaux et des pirates 13 ou l'« agás » du village de Mestá au cours duquel les habitants organisent une mise en scène satirique de la justice de cadi de l'époque ottomane14, le « rouketopólemos » de Vrontádos pour la Pâques durant lequel les paroissiens de deux églises séparées par un ravin se font la guerre en lançant des feux d'artifice artisanaux sur les façades des deux églises15... 12 13 14 15 15 https://www.youtube.com/watch?v=yTVFc8WjFQI https://www.youtube.com/watch?v=q_Z_c7G7yVY https://www.youtube.com/watch?v=2IFV5thJvyc https://www.youtube.com/watch?v=y891T4ge7j4 Ce qui frappe lorsqu'on côtoye suffisamment les habitants de l'île en général est l'omniprésence du terme parádosi. La tradition s'invite dans toutes les conversations, fait la une des journaux locaux, s'inscrit dans les statuts des associations de village. Les gens les plus impliqués dans ce qu'ils considèrent être comme sa préservation l'investissent d'un sens supérieur. Elle occupe une place prépondérante dans leur vie et structure leur expérience du monde. Je peux même affirmer que ce n'est pas un sujet que j'ai choisi mais qu'il était incontournable si je souhaitais m'intéresser aux pratiques musicales et dansées à Chíos. Il est évident que je venais fonder cette croyance dans l'importance de la parádosi et que la nature des discours qui m'ont été tenus ne sont pas étrangers à ce que j'étais venu chercher. Cependant le nombre de panégyres, de gléntia et de manifestations culturelles ainsi que la diversité et le nombre des acteurs de ce microcosme témoignent du fait que les gens prêtent une grande importance à la tradition. Mais les discours entourant cette notion n'en sont pas moins traversés par des interrogations et des couples d'opposition. La tradition est un héritage (klironomiá) enraciné en un lieu (tópos) et constitutif d'une identité (taftótita) partagée ; la préserver implique de respecter certaines règles afin de ne pas la conduire à son altération (alloíosi). L'innovation volontaire (kainotomía), si elle est perçue comme telle, est condamnée. Or d'autres questions surgissent immédiatement : où commence l'altération ? A quelle époque la tradition était-elle ce qu'elle devait être et pourquoi ? Quel est en somme l'étalon de mesure en terme de traditionalité, qui le détermine et comment se fabrique-t-il ? L'analyse anthropologique du concept de tradition Les tentatives de définition de la tradition s'accompagnent généralement d'une critique de la manière problématique dont la discipline anthropologique dans son ensemble l'utilise dans la mesure où cette notion agit moins en tant que concept opératoire que comme concept allant de soi et charriant en lui les germes d'un Grand Partage sans cesse réinventé. En Grèce, la tradition et ses avatars (rites, coutumes et danses) ont essentiellement été envisagés en tant que ressources mobilisées à des fins différentes : en tant que stratégie rhétorique dans le cas de la recherche de continuité entre culture grecque antique et moderne 16, en tant que ressource contribuant à la constitution d'une identité nationale et permettant notamment aux régimes 16 (Danforth 1984) 16 autoritaires de consolider leur pouvoir17 ou en tant qu'entité négociable et mobilisable localement afin de renverser certaines dynamiques de pouvoir18. Bien qu'il soit difficile de ne pas mentionner la pensée d'Eric Hobsbawm, la manière dont il aborde la question par le prisme des « traditions inventées » s'éloigne sensiblement de l'approche proposée dans ce mémoire. Il définit celles-ci comme « des pratiques de nature rituelle et symbolique qui sont normalement gouvernées par des règles ouvertement ou tacitement acceptées et qui cherchent à inculquer certaines valeurs et normes de comportement par la répétition ». Hobsbawm considère qu'elles sont de deux types : celles qui ont été construites et instituées de manière officielle et celles qui émergent de façon plus indistincte au cours de périodes brèves et datables19. Selon lui, ces traditions inventées qui émergent notamment à l'époque où les EtatsNations s'érigent en tant que nouvelle entité politique pertinente, constituent une réponse au monde moderne et à la tombée en désuétude des anciennes traditions et coutumes coïncidant avec l'effondrement des anciens modèles sociaux. Il distingue donc les traditions inventées de ce qu'il appelle la « coutume » dont il dit qu'elle domine les sociétés dites traditionnelles en ce que les premières, stables, formalisées et caractérisées par l'invariabilité tentent d'établir une continuité « largement fictive » avec le passé. Cette opposition entre sociétés traditionnelles et sociétés modernes est également au coeur du raisonnement tenu par Gabriel Gosselin, qui tente de la contourner en montrant que la tradition ne peut être envisagée pour elle-même sans que soit prise en compte la façon dont une « société traditionnelle » développe des rapports avec le monde extérieur. S'appuyant sur la définition d'auteurs tels que Pierre Bourdieu, George Balandier, Eric Weil, et Claude Lévi-Strauss, Gosselin oppose la tradition en tant que « culture qui se prend et qui se donne pour une nature »20 étant entendu par là qu'elle est une valeur qui fonde toutes les autres et qu'elle est ignorée comme telle par les membres de la société dans la mesure où il leur est impossible de la regarder de l'extérieur, au traditionalisme qui consiste en une réinterprétation de la tradition et en un choix conscient en faveur du maintien d'une tradition perçue cette fois de l'extérieur et ayant cessé d'être l'unique possible. Gosselin distingue donc la tradition en tant que choix volontaire de la tradition en tant que norme qui s'ignore comme telle, sans pour autant qu'elle soit définie autrement que comme ensemble de valeurs faisant l'objet d'une transmission au cours du temps. 17 18 19 20 17 (Loutzaki 2001 ; 2008) Cowan (1988) ; Panopoulos (2005) (Hobsbawm 1995 : 3) (Gosselin 1975 : 218) La perspective cognitiviste développée par Pascal Boyer s'inscrit contre cette manière d'envisager la tradition. Selon lui, l'attribution d'une tendance au conservatisme aux sociétés dites traditionnelles a trop longtemps constitué un postulat insuffisamment interrogé alors qu'il s'agit en réalité d'une hypothèse à expliquer. Ce postulat implique que ce qui fait l'objet d'une conservation et d'une transmission serait un ensemble de savoirs objectifs constituant des visions du monde, des conceptions ou des théories ayant une autonomie relative par rapport à la réalité sociale et que les anthropologues se gardent le plus souvent d'envisager comme des objets soumis aux mêmes critères de véracité que les leurs21. Boyer aborde la question différemment et considère que toute tentative d'analyse de la tradition doit passer par l'analyse d' « objets culturels » considérés comme traditionnels tels que des événements, des gestes et des énoncés répétés et considérés comme particulièrement saillants et pertinents par les membres de la société investiguée. Selon lui, la tradition se place ontologiquement du côté de l'action répétée et de l'événement remémoré plutôt que du côté d'hypothétiques conceptions du monde conservées au fil des générations 22. Et ce sont ces processus mêmes de répétition et de mémorisation qui provoqueraient la variabilité des objets traditionnels dans la mesure où ceux-ci ne sont jamais reproduits verbatim mais sont intégrés et constamment réarrangés par les individus sans quoi ils tombent dans l'oubli. S'inspirant des travaux de Boyer, Maurice Bloch évoque quant à lui la tradition dans son analyse des rituels et de la notion de déférence. Les rituels y sont envisagés comme des actes de répétition ou de citation d'occurences précédentes. Selon lui, cette citation repose sur la déférence, terme qu'il emprunte à Burge, c'est-à-dire sur le fait que les acteurs du rituel en un instant T s'en remettent à ceux qui les ont précédés et dont l'autorité garantit la valeur de ce qui est dit ou fait. Et Bloch considère que la référence à la tradition, à la façon dont les choses ont toujours été faites, ou aux ancêtres, contribue à éloigner l'attention des participants de l'intentionalité des acteurs contemporains sans qu'il soit pour autant possible à ces participants de déterminer d'où provient l'autorité de la tradition puisque la recherche de sa source conduirait à une régression à l'infini 23. Il appelle « exégèse »24 cette recherche de l'intentionalité originelle qui fait partie intégrante des 21 (Boyer 1987 : 64) La question de la véracité des énoncés traditionnels dépasse le cadre de ce travail. Par son analyse des techniques divinatoires de plusieurs sociétés africaines, il tente de démontrer que contrairement à ce que supposent les tenants de l'hypothèse conservatrice selon laquelle les membres d'une société jugeraient de la vérité des énoncés selon un rapport représentatif en comparant ceux-ci à une vision globale du monde, les énoncés traditionnels sont en réalité évalués en terme de rapport causal et en fonction de la position de leur énonciateur. A ce sujet voir Boyer (1986 ; 1990). 22 (Boyer 1987 : 60) 23 (Bloch 2005 : 131) 24 Cette notion d'exégèse est un des processus cognitifs centraux de la construction de la parádosi à Chíos. A la suite de Paul Veyne, je qualifie celle-ci de pensée aitiologique, c'est-à-dire une pensée attribuant une origine à un phénomène, cette origine agissant également en tant que cause de ce phénomène. Voir chapitre 4. 18 processus cognitifs humains courants. Selon lui, c'est précisément en raison de cette tentative d'attribution d'une intentionalité comparable à celle d'une intentionalité humaine (human-like intentionality) ainsi que de l'incapacité à en trouver une que les acteurs se réfèrent ou, pour utiliser le terme consacré, défèrent à une « quasi-personne fantasmagorique qui peut être appelée 'tradition', 'les ancêtres en tant que groupe', 'notre façon de faire', 'notre esprit', 'notre religion', ou même 'Dieu' »25. Cette analyse est à rapprocher de la notion de tradition telle que l'évoque Gérard Lenclud qui poursuit la réflexion initiée par Boyer et Jean Pouillon. Reprenant l'idée de ce dernier selon laquelle la tradition peut s'envisager comme une forme de rétroprojection du présent au passé informant et normant le premier par laquelle « nous nous présentons comme les continuateurs de ceux dont nous avons fait nos prédécesseurs »26, Lenclud fait de la tradition une forme de filiation inversée où « les fils engendrent les pères »27. Or une question demeure : quelle forme prend cette filiation inversée ? Comment les habitants de Chíos se présentent-ils comme les continuateurs de ceux qu'ils conçoivent comme leur prédécesseurs ? On se rappelle que Boyer évoquait déjà l'idée que ce qui relève de la tradition devait forcément relever de la mémorisation28 mais comment ces souvenirs agissent-ils de manière normative et informent-ils le présent ? Perspective du mémoire Reprenant à mon compte certaines des intuitions et des intentions programmatiques de Boyer, Bloch et Pouillon, j'aborde la question de la tradition telle qu'elle est employée à Chíos et dans le reste de la Grèce en sollicitant la perspective constructiviste de Peter Berger et Thomas Luckmann ainsi que la théorie du champ et de l'habitus de Pierre Bourdieu. Mon hypothèse centrale est que la parádosi peut s'envisager comme un ensemble de schèmes de perception, d'appréciation et d'action activé lors de situations spécifiques, que ces schèmes font l'objet d'une acquisition progressive au fil des occurrences de ces situations et qu'ils agissent sur ces situations en contribuant notamment à leur transformation. Les différentes positions d'énonciation et d'action propres au champ de la tradition dépendent quant à elles de l'expérience que les agents ont de ces situations et de l'intégration plus ou moins profonde de ces schèmes par un travail d'intéressement du corps et de l'esprit. Il s'agit donc d'opérer un renversement de perspective en posant que les 25 26 27 28 19 Ibid.. p. 134 (Pouillon 1975 : 160) (Lenclud 1987 : 8) (Boyer 1987 : 65) pratiques musicales et dansées des habitants ne sont pas une ressource qu'ils mobiliseraient dans l'affirmation d'une identité mais que ces pratiques sont cette identité dans la mesure où elles constituent des mises en formes et en actes de leurs schèmes de perception, d'appréciation et d'action. Le premier chapitre est consacré à l'analyse d'une controverse ayant eu lieu entre deux professeurs de danse. Leur discours est analysé en tant qu'expression de position et de prises de position au sein d'un champ en voie d'autonomisation et ces professeurs sont envisagés en tant que spécialistes de la tradition jouant un rôle primordial dans la définition et la construction de cette dernière. J'y évoque également la manière dont s'est structuré ce champ autour d'intérêts spécifiques liés à des fonctions différentes. Le deuxième chapitre est consacré à l'analyse des séquences d'un mariage considéré par certains acteurs comme étant traditionnel et aborde la question de la traditionalité d'une institution sous l'angle de la position d'action et d'énonciation des acteurs qui la définissent en mettant en contraste les pratiques contemporaines et les discours des folkloristes locaux à son propos. En sollicitant les concepts d'institution et de situation et en analysant certains des traits saillants de ce mariage que je nomme « marqueurs en traditionalité », j'avance l'idée que la traditionalité du mariage dépend principalement de l'expérience individuelle, c'est-à-dire de la manière dont les individus sont amenés, occurrence après occurrence, à intégrer une expérience du mariage variant de génération en génération. Selon moi, c'est ce qui permet d'expliquer le paradoxe selon lequel les acteurs définissent un mariage traditionnel en se référant à un passé le plus souvent indéterminé tout en le transformant par leurs actes. Le troisième chapitre consiste en une ethnographie de certaines des activités de l'association du village de Dafnónas. J'étends le raisonnement présenté à propos du mariage à l'institution du panégyre en analysant comment les habitants transforment la fête tant par la manière dont ils la préparent que par la manière dont ils y participent, notamment en commandant certains morceaux aux musiciens. Dans le quatrième chapitre, j'analyse ce qui distingue la musique traditionnelle selon les différents acteurs et tente de dégager les principes classificatoires à l'origine de ces distinctions. La notion d'habitus est sollicitée afin d'envisager la tradition (parádosi) comme un ensemble de schèmes de perception, d'appréciation et d'action activés lors de situations spécifiques. Parmi ces principes figurent la catégorisation géographique et la pensée aitiologique, la première assignant une origine aux individus et aux mélodies en les ancrant en un lieu (tópos) et la deuxième faisant de cette origine une cause des spécificités locales. J'y avance notamment l'idée que les mélodies n'appartiennent pas aux communautés mais que ce sont les communautés qui leur appartiennent 20 dans la mesure où elles se définissent notamment à travers elles. Le cinquième chapitre consiste en une analyse des formes dansées de l'île mettant en contraste les pratiques effectives et les descriptions qui en sont faites par les spécialistes. La notion de « marqueur » y est sollicitée afin de rendre compte de la manière dont les danseurs s'approprient ces formes et les actualisent, contribuant ainsi tant à leur préservation qu'à leur transformation. Mon hypothèse est que les schèmes de perception et d'appréciation se manifestent dans la pratique de la danse et que, dans les formes comportant une dimension improvisée, certains gestes agissent à la fois comme « signatures » personnelles des danseurs et comme « marqueurs » identitaires, ces signatures étant partagées au sein des communautés villageoises. Selon moi, les marqueurs analysés tendent à prouver que ces communautés se définissent à travers certaines caractéristiques dansées tout comme elles se définissent à travers certaines mélodies. Le chapitre conclusif est dédié à l'analyse de l'organisation et du fonctionnement du cours de danse, qui fournit un lieu privilégié pour l'analyse du processus d'habituation. Celle-ci est discutée et je propope le terme d'exoikeíosis afin de fondre en une seule et même notion l'habituation et la potentation en jeu lors des pratiques dansées. Le cours de danse est envisagé comme une nouvelle situation de la parádosi participant pleinement à l'élaboration de cette dernière et différant moins de la situation du glénti que son nom ne le laisse penser. Tout au long du texte, on se réfèrera aux figures et aux extraits vidéo et audio mis en ligne à l'adresse suivante : https://gianniodisd.wixsite.com/chios 21 Chapitre 1. Le champ de la tradition La première partie de ce chapitre porte sur une controverse ayant eu lieu par média interposé entre deux professeurs de danse de l'île, Símos Karaolánis et Sarántos Kostídis. Comme nous allons le voir, cette controverse ne porte pas à proprement parler sur la définition de ce qu'est la tradition (parádosi) car ceux-ci, par leur expérience commune de l'enseignement des danses dites traditionnelles et par leur connaissance des pratiques musicales et dansées de l'île semblent partager cette définition. Leur discours sera pour nous l'occasion d'en savoir plus sur ce qu'ils entendent par elle. Mais mon hypothèse est que cette controverse, qui nous donne à voir les frictions qui naissent entre deux individus sur des notions statutaires, des questions de légitimité et donc de pouvoir, des problèmes de méthode et de systématisation de l'enseignement, cache en réalité d'autres enjeux. Selon moi, il est tout à fait possible d'envisager que leurs prises de positions respectives sont une manifestation de positions au sein d'un champ particulier, celui de la tradition, et que cette controverse intervient en un moment de l'histoire du champ où celui-ci se structure et est en voie d'autonomisation. A cet égard, j'estime que la fonction de professeur de danse (chorodidáskalos) peut être replacée dans le cadre plus large des spécialistes de la tradition, figures qu'incarnent d'autres érudits locaux dont il sera question, tels que les folkloristes - que l'on nomme localement laographes -, les professeurs de musique et les musiciens professionnels qui par leurs compétences spécifiques, jouent un rôle de premier plan dans la définition de ce qu'est la tradition (parádosi). La seconde partie du chapitre est consacrée à la genèse et à la structuration de ce champ de la tradition en Grèce continentale et des enjeux, intérêts et méthodes qui se développent avec lui, par l'analyse des trajectoires de Dóra Strátou et Réna Loutzáki, deux figures de l'émergence des cours de danses traditionnelles en Grèce. 1.1. La controverse des professeurs de danse En juillet 2017, le journal Politis publiait une entrevue entre le journaliste Dimitris Miotéris et Símos Karaolánis, un agronome originaire du village de Nénita né en 1958 29. Símos fait partie Fig. 1 des figures tutélaires du monde de la danse traditionnelle à Chíos. Il participa à ses premiers cours de danses grecques au Lýkeio Ellinídon de Thessalonique et au théâtre de Dóra Strátou à Athènes lors de ses années d'études. Puis, dès son retour en 1984, il introduisit cette pratique dans 29 Cette entrevue en langue grecque est consultable à l'adresse suivante : https://www.politischios.gr/politismos/ohoros-egine-theatro-kai-didasketai-apo-daskaloys-poy-den-gnorizoyn 22 l'association (sýllogos) de son village natal. Il participa avec Loukía Benéttou à la fondation d'une des associations historiques de Chíos, le syllogue Léon Allátios, et fut longtemps responsable des groupes de danse (choreftiká) de plusieurs autres villages de l'île. Aujourd'hui presque retiré des affaires, il ne dispense ses cours que dans le village de Nechóri et anime occasionnellement des séminaires sur la tradition musicochoreutique de Chíos hors de l'île. Tous les professeurs de danses, anciens collaborateurs ou anciens élèves avec lesquels j'ai eu l'occasion d'échanger durant mon séjour s'accordent à dire qu'il est une référence et lui prêtent une connaissance encyclopédique ainsi qu'une longue expérience dans le domaine de la danse et de la musique de Chíos. Mais il est également connu pour ses prises de positions très tranchées et polarisantes et l'article qu'il fait publier par l'intermédiaire du journaliste Dimitris Miotéris ne fait pas exception. 1.1.1. « La tradition n'est pas ce qu'ils croient » Selon lui, le principal problème est que les Chiotes tentent de préserver la tradition (parádosi) sans avoir une idée claire de ce qu'elle est. Cette critique générale a trait à deux des situations principales qui occupent les professeurs de danse ; celle de la manifestation culturelle (politistikí ekdílosi), relativement récente et sur laquelle ceux-ci ont pleine prise puisque c'est eux qui l'organisent et lui donnent forme, et celle de la fête de village (panigýri/glénti) dont les principaux protagonistes sont les habitants des villages et sur laquelle certains professeurs de danse aimeraient exercer une plus grande emprise. Le dénominateur commun à qui est adressée cette critique générale est l'association de village (sýllogos), une structure locale dont la forme s'est progressivement répandue dans tous les villages à partir des années 80 et qui s'est imposée comme institution centrale dans la prise en charge des savoirs traditionnels et dans l'organisation de ces deux types d'événements. 1.1.2. La manifestation culturelle : une forme de théâtre où l'âme ne parle plus Símos considère que les manifestations culturelles lors desquelles sont exécutées des danses traditionnelles locales et panhelléniques n'ont que peu en commun avec la tradition et ne sauraient être définies autrement que comme forme de théâtre (theatrikó eídos) comprenant des éléments traditionnels (« paradosiaká stoicheía »). La tradition y est selon lui mise en scène et extraite de son lieu de production naturel par les professeurs de danse qui ne perçoivent pas les conséquences d'une telle mise en scène. L'absence des enjeux sociaux qui se retrouvent dans la pratique de la danse à l'occasion de fiançailles, de mariages, de baptêmes ou de fêtes patronales au profit d'une esthétique 23 théâtrale induirait chez les danseurs, transformés en simples exécutants, la perte d'une disposition essentielle à la performance d'une « vraie danse » envisagée comme expression de l'âme (« miliá tis psychís »). Dans une autre entrevue accordée au journaliste Giánnis Tzoúmas, Símos précise ce qu'il oppose à la simple exécution des pas 30. A son sens, la danse est une forme d'expérience vécue (viomatikí diadikasía), d'un don de soi dépassant largement des questions de technique (technikí) qui sont in fine sans importance ; c'est un moyen d'exprimer une intériorité (esoterikótita). Interrogé au sujet de son cousin, considéré comme un « véritable danseur », il déclare : « Il donnait de sa personne, c'est ainsi qu'il colorait sa danse... » (« Édine ton eaftó tou, gi'avtó chromátize... »). On découvre ici une première forme d'altération (alloíosi) de la tradition : la disparition d'une disposition émotionnelle propre à la « bonne danse », conséquente à sa mise en scène, rend cette danse caduque et lui ôte son sens. Símos prétend que les éléments traditionnels sollicités lors de ces représentations, notamment les costumes utilisés, ne changent rien au problème mais il n'oblitère pas pour autant la pratique de la représentation scénique. Il plaide au contraire pour un retour aux valeurs centrales de la danse, à son psychisme (psychismós) d'antan au cours des représentations mais propose en revanche l'abandon pur et simple des costumes. 1.1.3. Le costume : un mésusage qui éloigne de l'essence Cette idée qu'il a fait sienne était déjà défendue par l'ethnomusicologue Lámbros Liávas qui dans son émission musicale « To aláti tis gis » (« Le sel de la terre ») prenait le parti de présenter Fig. des danseurs en tenue élégante contemporaine, endimanchés tels qu'ils le seraient au panégyre par 2-6 opposition à l'approche de Giórgis Melíkis qui faisait systématiquement porter des costumes locaux (topikés foresiés) aux danseurs dans son émission « O tópos kai to tragoúdi tou » (« Le lieu et son chant »). Cet abandon des costumes traditionnels et la critique de leur mésusage sont très mal perçus par les autres professeurs de danse (chorodidáskaloi) qui n'y voient qu'une stratégie de distinction et se sentirent très insultés lorsque Símos s'exprima sur la question lors d'une manifestation culturelle réunissant les groupes de danse de plusieurs villages costumés pour l'occasion. Cet épisode marquant m'a été relaté par plusieurs professeurs. Par ailleurs, lors de notre entretien, Símos n'avait pas de mots assez durs pour condamner la manière dont les professeurs de danse et les syllogues utilisent aujourd'hui les costumes traditionnels ; il parle de « viol de la tradition » (« Aftó pou gínetai símera eínai viasmós tis parádosis ! ») et affirme que l'investissement exagéré des syllogues autour de cet objet muséal (mouseiakó antikeímeno) éloigne les danseurs de 30 L'entrevue filmée est consultable à l'adresse suivante : https://www.alithia.gr/tv/aytoprosopos/aytoprosopos-simoskaraolanis-13-10-16 24 l'essence (ousía) de la pratique choreutique. 1.1.4. L'éthos, le style, la couleur musicale et le risque d'« aplatissement » Car c'est sur eux qu'il fait porter la responsabilité de ce mésusage comme il reproche à certains le risque qu'ils font courir à la tradition (parádosi) en enseignant les danses de diverses régions sans connaissances préalables. Ce risque, c'est celui de l'isopédosi, de l'aplatissement des différences du point de vue de l'éthos (íthos) spécifique à chaque région, du style (ýfos) et de la couleur musicale (ichóchroma) qui lui sont associées31. Selon Símos, cette isopédosi conduit à la destruction pure et simple (katastrofí) des danses. On découvre ici une autre transformation perçue comme altération (alloíosi) de la tradition. Et sa manière de se distancer du problème, que les autres professeurs de danse considèrent comme une autre stratégie de distinction, est de l'envisager d'un point de vue purement statutaire en se présentant comme éducateur mais seulement amateur (« ekpaideftikós allá erasitéchnis tou eídous ») et en considérant que seuls devraient avoir le droit de se déclarer chorodidáskaloi les diplômés d'éducation physique ayant suivi une spécialisation en danses traditionnelles, ce qui exclut l'écrasante majorité des professeurs actuels de l'île de Chíos 32. L'alloíosi étant le fait de professeurs mal-informés, la réponse à y apporter consiste pour Símos à une plus grande spécialisation des acteurs. Il considère sans doute que cette spécialisationprofessionalisation passant par l'acquisition d'un diplôme est cohérente puisqu'elle correspond à celle qui a déjà transformé la fonction de musicien : alors qu'auparavant, les musiciens jouant dans les panégyres et gléntia étaient majoritairement des amateurs ayant pris des cours auprès de musiciens expérimentés sans passer par une quelconque formation institutionnalisée, la nouvelle génération exerçant en tant que professeurs de musique et musiciens professionnels dans les panégyres ont été formés par des institutions telles que des conservatoires et des hautes écoles33. 1.1.5. La consommation passive : un mode de participation corrupteur Mais il n'est pas plus tendre lorsqu'il s'agit des fêtes de village (panigýria) telles que les habitants la pratiquent aujourd'hui. Selon lui, ils en ont fait des boîtes de nuit d'été (theriná bouzouxídika) qui n'ont plus rien en commun avec les panégyres d'antan et précise immédiatement 31 Ces notions seront présentées plus en détail dans le chapitre consacré au cours de danse. 32 Cette institutionnalisation de la fonction du professeur de danse datant de 1983 est vivement critiquée par des professeurs de danse qui considèrent que leur formation pratique et leur contact privilégié avec les traditions locales équivaut très largement une spécialisation en danse traditionnelle « enseignée en un semestre ». 33 Les mémoires consacrés à la tradition musicale de l'île produits par ces musiciens lors de leurs années d'étude à la « Faculté de musique traditionnelle et populaire » de l'Ecole des Beaux-Arts d'Epire (T.E.I Ipeírou) en témoignent. 25 sous quel aspect ceux-ci ont changé. Símos considère que les panégyres contemporains, qui démarrent aux alentours de minuit et s'achèvent vers huit heures, commencent beaucoup trop tard ce qui prive ces fêtes de leur ancrage villageois. Car ces horaires empêchent la présence des participants auxquels la fête est initialement destinée, à savoir les villageois travaillant de jour. Selon lui, les Chiótes « qui se font un drapeau des nuits blanches34 » et tirent fierté de leurs excès ne comprennent pas à quel point leurs pratiques sont nuisibles à l'institution du panégyre et combien ce changement dénote d'une nouvelle manière d'envisager la pratique de la danse, plus proche des formes urbaines de divertissement. Símos associe ces nouveaux panégyres aux bouzouxídika, des boîtes de nuit dans lesquelles se produisent les grandes vedettes de la chanson grecque qui interprètent des laïká. Le ressort de cette opposition tient principalement à l'idée que les panégyres sont le lieu d'expression d'une identité commune construite par l'interaction musicale et dansée tandis que les bouzouxídika sont des lieux urbains et impersonnels exempts de toute dimension collective où la musique commerciale est un objet de consommation (katanálosi) au même titre que l'alcool ou les barquettes d'oeillets que le public jette aux pieds des vedettes pour signifier son contentement et son plaisir. Símos considère par ailleurs que cette nouvelle forme de divertissement (diaskédasi) s'accompagne de transformations du répertoire, la musique vulgaire (« ta skylotrágouda ») ayant remplacé la musique traditionnelle de qualité (« poiotikí paradosiakí mousikí »). Là encore, l'alloíosi peut être combattue par un retour aux valeurs centrales de la danse et à son psychisme (psychismós) d'antan mais aussi par l'utilisation d'un répertoire musical adapté. Selon lui, la danse doit faire son retour dans la vie des individus par d'autres biais et ce retour passe par une compréhension pleine et entière du fonctionnement (leitourgeía) du panégyre dans la société villageoise. Símos en appelle d'ailleurs aux sociologues et anthropologues qui sont selon lui les plus compétents dans l'analyse du rôle que joue l'institution du panégyre dans la vie insulaire. 1.1.6. Un passé indéterminé dans lequel on projette le présent On constate cependant que s'il fait référence à des formes anciennes de pratiques musicales et dansées, Símos ne prend jamais la peine d'expliciter à quelle période correspondent ces formes. La réponse à nos questions est donc partielle : la controverse montre de manière assez claire qui s'arroge le droit de déterminer que la tradition est altérée, on dispose d'éléments de réponse indiquant pourquoi l'altération est perçue comme telle mais on ignore à quand remonte cette altération et quel étalon de mesure en traditionalité est utilisé. On peut simplement supposer que Símos identifie l'alloíosi (altération) parce que d'une part, il compare une situation à une autre ce 34 « Aftoí pou échoune kánei simaía to ksenýchti » 26 qui indique qu'il utilise bien un étalon dont on ignore cependant la nature et que d'autre part, pour utiliser cet étalon il a dû vivre « l'avant et l'après altération ». Une part importante de ce mémoire sera consacrée à la documentation des diverses transformations de la tradition de Chíos et à déterminer comment leur perception par les acteurs nous éclaire sur l'étalon de mesure réellement utilisé. Dans l'introduction, nous avons vu que, reprenant l'idée de Pouillon selon laquelle la tradition peut s'envisager comme une forme de rétroprojection du présent au passé informant et normant le premier par laquelle « nous nous présentons comme les continuateurs de ceux dont nous avons fait nos prédécesseurs », Lenclud faisait de la tradition une forme de filiation inversée où « les fils engendrent les pères »35. Or les données recueillies et produites lors de mon séjour donnent à penser que cette relative indétermination du passé est en quelque sorte constitutive de la manière dont les habitants envisagent la parádosi. Ce qu'ils ont vécu et qui est, dans une large mesure, disponible à leur mémoire autobiographique ne pose pas de problème particulier. En revanche, lorsqu'ils ne disposent pas de témoignages directs et qu'ils sont en quelque sorte confrontés à l'écran noir du passé, les acteurs ont tendance à projeter les connaissances qu'ils ont du présent au néant qui s'étend au-delà de trois générations. Tout se passe comme si ceux-ci téléscopaient en somme la manière dont ils considèrent que leur monde fonctionne sur le passé. 1.1.7. La réponse de l'élève au maître Pour en revenir à la controverse, le constat alarmiste de Símos qui fut largement diffusé et beaucoup commenté en privé notamment parmi les professeurs de danse, aurait pu rester lettre morte cependant l'un de ses anciens élèves, Sarántos Kostídis, a pris le parti de répondre à ces attaques et d'éclairer le débat à sa manière36. Cette réponse est intéressante sous plusieurs rapports : premièrement, bien qu'il ne s'agit pas d'une contre-attaque en règle mais plutôt d'une réponse visant à nuancer la virulence du propos de Símos, elle a immédiatement été perçue par tous comme une insulte de l'élève à son ancien maître. Deuxièmement, Sarántos met en relief certains aspects de la question totalement laissés dans l'ombre par son ancien professeur 37. Enfin, elle nous permet de mettre en relief l'évolution de la fonction du professeur de danse sur quatre décennies. En effet, si 35 (Lenclud 1987 : 8) 36 Sa réponse est consultable à l'adresse suivante : https://www.politischios.gr/politismos/yparhoyn-daskaloi-poykatakreoyrgoyn-toys-paradosiakoys-horoys 37 Selon lui, certaines de ces informations ont été volontairement éludées par Símos car elles le mettent en cause dans l'émergence des problèmes qu'il prétend dénoncer. Il considère par ailleurs que le journaliste Dimítris Miotéris n'a pas joué son rôle en ne mettant pas Símos face à ses contradictionns dans cette entrevue. 27 Fig. 7 Símos refuse le titre de professeur et se présente comme un amateur exerçant un métier sans rapport avec la danse, Sarántos peut quant à lui être considéré comme le symbole d'une nouvelle génération de chorodidáskaloi qui vivent de ce métier et qui tolèrent mal qu'on veuille leur ôter le pain de la bouche sous prétexte qu'ils ne disposent pas du diplôme requis. 1.1.8. La commande comme facteur d'altération Preuve que les deux professeurs s'entendent sur certains points, Sarántos partage l'opinion de Símos quant à la question des transformations du panégyre. Il est cependant plus explicite sur la manière dont cette responsabilité est partagée. Selon lui, les musiciens qui interprètent de la musique vulgaire (« ta skylotrágouda » ou « skylonisiótika »)38 ne sont pas les uniques responsables du phénomène ; bien qu'ils disposent d'une certaine marge de manoeuvre, ceux-ci sont rémunérés pour jouer les morceaux que demande le public. C'est donc dans le processus de commande (paraggelía) et de rémunération (« ta kollitiká » ou « to staló ») que se joue la transformation du répertoire et cette responsabilité incombe majoritairement au public (« to koinó »). Sarántos va même plus loin et déclare qu'il est de la responsabilité des syllogues, par le biais des cours de danse qu'ils organisent et par le biais de politiques plus volontaristes, d'éduquer l'oreille du public et de lui faire sentir la valeur des anciennes chansons et des anciennes formes de divertissement. Cette convergence des points de vue nous intéresse dans la mesure ou une transformation de la tradition est perçue comme altération (alloíosi) par les deux professeurs tandis que l'un d'eux en identifie la cause, la commande, et propose une solution ; cette corruption doit être combattue par l'intervention de spécialistes informés du répertoire traditionnel. 1.1.9. Les transformations des méthodes d'enseignement Sarántos et Símos s'accordent également sur les dangers d'un aplatissement (isopédosi) des différences dans l'enseignement des danses régionales. Sarántos évoque à ce propos la dimension ambivalente d'Internet qui a considérablement modifié les méthodes de travail des chorodidáskaloi. Une comparaison avec les méthodes utilisées par Giánnis Argyrákis, boulanger de métier et qui fut avec Símos l'autre grande figure de l'enseignement de la danse à Chíos dans les années 80 et 90, est éclairante à cet égard. Lors de nos entretiens, Giánnis m'a relaté qu'apprendre les danses d'autres régions durant les décennies 80 et 90 pouvait se faire par deux moyens principaux : s'il arrivait 38 Une analyse de l'opposition entre skylotrágouda et paradosiakó repertório sera présentée dans la section relative au répertoire dans le chapitre consacré aux panégyres. 28 qu'un danseur d'une autre région réside pour quelques temps à Chíos, il était invité à apprendre aux autres les danses dont il avait une expérience pratique et immédiate. Lorsque Giánnis n'avait accès à aucune source directe, il tentait d'établir des liens avec des professeurs locaux et fouillait pour ce faire le bottin à la recherche de numéros de téléphone de syllogues des régions qui l'intéressait. Il entamait ensuite des correspondances avec leurs responsables et troquait les cassettes VHS des ses représentations scéniques filmées contre celles de ses interlocuteurs. Notons qu'à l'époque où Giánnis Argyrákis et Símos Karaolánis commencèrent à enseigner, les professeurs de danse exerçaient leur fonction bénévolement alors qu'aujourd'hui les chorodidáskaloi sont rémunérés pour ces cours. Ici les avis divergent. Alors que Símos considère que ces méthodes, même imparfaites, ont contribué à la sauvegarde des traditions à une époque où « les Grecs adoptaient tout ce qui provenait de l'Occident et abandonnaient tout ce qui était grec », Sarántos met directement en cause les professeurs de l'époque qui, selon ses dires, ont commis des erreurs majeures dans la transmission des danses et ont contribué à l'alloíosi (altération) de la majorité d'entre elles. Il fait particulièrement référence au fait avéré que Símos et d'autres revenaient régulièrement sur les formes qu'ils avaient enseignées et modifiaient certains éléments jugés erronés a posteriori. Mais Sarántos condamne également la mentalité de ceux qui se croient et se sont crus omniscients (pantognóstes) et qui ont parfois tenté de combler certaines cases manquantes en ajoutant des éléments personnels aux danses qu'ils enseignaient39. 1.1.10. La hiérarchie des sources du professeur de danse Aujourd'hui, des sites comme YouTube mettent une quantité énorme d'informations à disposition des chorodidáskaloi qui utilisent les vidéos qui s'y trouvent afin d'enseigner les danses dont ils n'ont pas d'expérience immédiate. Or, selon Sarántos, les professeurs qui ne disposent pas d'une expérience directe de la tradition enseignent certaines danses sur base d'exécutions erronées (láthos) parce qu'ils ne s'interrogent pas suffisamment sur la fiabilité de leurs sources. Ainsi, il existe une hiérarchie des sources utilisées dans la constitution du matériau didactique enseigné : le professeur de danse peut avoir un accès direct au matériau par son expérience (víoma) et sa connaissance (gnósi) d'une tradition avec laquelle il est en contact permanent. Si sa recherche porte sur des pratiques rares ou disparues au sein de son groupe, il se réfère en priorité aux témoignages 39 L'idée que certains professeurs aient tenté de marquer leur temps et d'imprimer leur emprunte sur la tradition en y ajoutant ou en retranchant des éléments est très répandue parmi les professeurs exerçant actuellement. 29 des anciens (palioí) et tente d'apprendre la danse auprès d'eux. L'expérience directe et la collecte des témoignages des anciens constitue la combinaison gagnante. S'il n'est pas issu du groupe dont il veut enseigner les danses mais qu'il est en mesure d'effectuer un séjour sur place afin d'effectuer un terrain (epitópia érevna), on considère que l'information collectée est presqu'équivalente au fruit d'un apprentissage dans son village d'origine 40. Un exemple de ce type de recherche hautement valorisé nous est fourni par le chorodidáskalos Kóstas Sitarás, considéré comme le spécialiste des danses d'Asie Mineure à Chíos et responsable des groupes de danse (choreftika tmímata) du syllogue Fáros. Cette association fut créée dans le but de préserver la tradition des réfugiés d'Asie Mineure installés à Chíos au début du vingtième siècle et de mettre en relation leurs descendants. Kóstas étant un passionné, il tire une grande fierté de ses séjours répétés en Turquie et en Grèce, notamment dans des villages de populations grecques turcophones, où il a appris « de première main » les danses d'Asie Mineure qu'il a ensuite intégrées au répertoire des groupes de danse du syllogue Fáros afin que celles-ci survivent. Si la recherche sur place n'est pas envisageable, le professeur peut participer à un séminaire (seminário) dédié à l'apprentissage des danses d'une région particulière. La réputation de l'initiateur (eisigitís) détermine la qualité du séminaire ; dans l'idéal, celui-ci est professeur d'expérience (viomatikós dáskalos) originaire du lieu. Il y a vécu et dispose d'une expérience directe de la tradition musicochoreutique en question. On postule que ses connaissances sont validées par la communauté locale dont il se revendique et celui-ci ne manquera pas de préciser auprès de quel type de personnes il a appris ces danses. Ces séminaires organisés aussi bien par les syllogues situés dans les centres urbains comme Athènes ou Thessalonique que par ceux qui sont situés même dans les villages les plus isolés de Grèce41. Ils sont payants et constituent une forme d'investissement pour les professeurs de danse qui sont prompts à parler des sommes consacrées à l'acquisition de ces diplômes/formations42 et à faire figurer dans leur curriculum vitae ce « capital viomatique » acquis au cours de leur carrière ; si la qualité et la justesse de leur enseignement est mise en cause, ils invoquent la source de leurs informations qui fait en principe consensus. 40 La recherche ethnographique et ethnomusicologique est très valorisée par les chorodidáskaloi. A titre d'exemple, Stefanía Boulámanti, une gymnaste formée selon le circuit préconisé par Símos, a effectué une recherche sur les danses de Chíos dont il sera question plus loin. Celle-ci enseigne maintenant les danses qu'elle a étudiées lors de son epitópia érevna dans des institutions telles que le Kéntro Érevnas kai Provolís tis Ethnikís Mousikís (Centre de recherche et de diffusion de la musique nationale) qui est l'extension des archives fondées par Símon Karás, l'une des figures majeures de la musicologie du vingtième siècle en Grèce. 41 Le statut juridique, les activités et le rôle des associations de villages que l'on nomme syllogues seront analysés dans le troisième chapitre. 42 Cet argent investi est à la fois présenté comme le garant d'une formation solide et comme une forme de désintéressement témoignant de la passion pour la tradition qui anime le chorodidáskalos, cette dernière étant en principe détachée de tout calcul financier. 30 Viennent enfin les nombreux documentaires relatifs aux traditions musicales et dansées des différentes régions43 et autres vidéos disponibles notamment sur YouTube, que l'on compte par dizaines de milliers. Dans une même logique de hiérarchisation des savoirs, on accorde plus de crédit aux contenus produits par des institutions reconnues 44 ainsi que par des syllogues exécutant leurs danses locales tandis qu'on se méfie généralement des groupes de danses d'une région qui exécutent les danses d'une autre région. Plus généralement, on peut mesurer l'expertise d'un chorodidáskalos à la taille et la qualité de la base de données (cd, ouvrages, matériau filmique) dont il dispose et qu'il sollicite dans ses activités d'enseignement. 1.1.11. Leçons du passé et perspectives L'argument de Sarántos est donc un prolongement du constat de Símos : certains enseignants corrompent la tradition en aplatissant les différences stylistiques et cette corruption est le fruit d'erreurs de méthode dans l'enseignement du matériau didactique et d'un manque de sources d'informations éclairées. Mais cette critique de Sarántos adressée aux professeurs contemporains est également une critique adressée à ses prédécesseurs dont il met en évidence les erreurs passées, que Símos interprète comme une insulte, et il refuse catégoriquement que ceux-ci déterminent à sa place qui devrait avoir le droit d'enseigner les danses. Selon lui, le víoma prévaut sur le diplôme. Il s'oppose également à l'abandon pur et simple des costumes locaux (topikés foresiés) et met en évidence le fait qu'ils constituent une part non-négligeable de l'héritage (klironomiá) des habitants de l'île. Selon lui, ces costumes ont une valeur didactique importante qui ne s'oppose en aucun cas à la nécessité de promouvoir l'esoterikótita et le psychismós des danses. Sarántos considère par ailleurs que le monde de la danse traditionnelle, malgré l'accumulation des erreurs du passé, est en réalité à son apogée : les manifestations culturelles sont nombreuses, les habitants qui participent aux cours de danse sont légions, les séminaires animés par des dáskaloi ayant une expérience concrète des traditions qu'ils enseignent deviennent la norme. Il déclare à cet égard que grâce à cette effervescence culturelle, « le faux disparaît alors que demeure l'authentique » (« to pséftiko févgei, ménei to afthentikó ») et plaide pour une plus grande 43 J'ai déjà évoqué les émissions de Lámbros Liávas et de Giórgis Melíkis, qui animait aussi l'émission « Fotízontas tin parádosi » (« En éclairant la tradition »). Citons également les émissions « Mousikó Odoiporikó » (« Carnets musicaux ») de Dómna Samíou, « Mousikí parádosi » (« Tradition musicale ») et « Óra parádosis » (« L'heure de la tradition ») de Panagiótis Mylonás. 44 J'ai à ce sujet entendu plusieurs professeurs du Lýkeio Ellinídon de Paris affirmer que leur source de référence était la « maison-mère », le Lýkeio Ellinídon d'Athènes. 31 coopération (synergasía) entre professeurs et entre syllogues. Il souligne également que la mentalité du professeur « omniscient » (tou pantognósti) constitue un frein à la recherche de cette parádosi authentique alors que nombre de mélodies, de danses et de coutumes de certains villages de l'île demeurent encore inconnues et disparaissent progressivement. On retrouve ici l'idée que la mort d'un ancien s'accompagne d'une perte irréparable d'un trésor de la tradition. Ce topos du folklorisme en Grèce, bien antérieur à l'émergence de la fonction du professeur de danse, a beaucoup contribué à la justification des enregistrements de sauvegarde (diásosi) effectués tant par les laographes que par les musicologues et choréologues en Grèce et à la sociodicée de ces corps de spécialistes chargés par l'analyse de matériaux laographiques, musicaux et choreutiques de révéler certains aspects d'une essence supposément transhistorique de l'Hellénisme45. Sarántos épouse ces positions et déplore le fait que les groupes de danse (ta choreftiká) se soient arrêtés trop tôt en chemin en se limitant à l'établissement d'un répertoire canonique de la tradition de Chíos, pratique héritée des décennies 60 et 70 durant lesquelles la Grèce, par le biais de chercheurs plus ou moins inféodés au pouvoir, tentait d'établir son répertoire national (ethnikó repertório) musical et dansé. On lit entre les lignes un éloge à la curiosité permanente qui doit idéalement animer le spécialiste, cette curiosité devant être transmise aux habitants de tous âges qui participent aux cours46. Sarántos comprend d'ailleurs le rôle du chorodidáskalos d'une manière extensive ; celui-ci doit s'inscrire dans une perspective de prolongation de la recherche et de mise en valeur (axiológisi) de la tradition dépassant largement le cadre des cours de danse ; son action dans le maintien de la tradition musicochoreutique du village d'Ágios Giórgis Sykoúsis par sa participation aux coutumes locales, qu'il qualifie également de víoma et qui contribue directement à l'accumulation de son « capital viomatique », en est un exemple. Selon ce principe, il accorde une grande importance au fait que les syllogues soient soutenus tant dans leurs initiatives de réappropriation des costumes locaux que dans la remise en fonction d'anciennes coutumes (« anavíosi ton palión ethímon »). Mais cette remarque concernant l'établissement d'un répertoire canonique de Chíos met en relief une préoccupation propre aux chorodidáskaloi et aux autres spécialistes de la tradition partiellement étrangère aux habitants de l'île : celle de systématiser un savoir choreutique -ou coutumier-, de recueillir et d'ordonner un vécu corporel épars et distribué de manière inégale au sein 45 Sur la figure de Nikólaos Polítis et son rôle dans la constitution de la science laographique voir Breuillot (2015 : 4). 46 Sarántos parle notamment de sa recherche de moyens « d'intriguer » (« na intrigkárei ») les enfants pour leur transmettre ce goût de la tradition. 32 de communautés villageoises afin de produire un ouvrage, un cd ou un matériau didactique transmis puis mis en scène47 . Au terme de cette analyse de discours, une mise en tableau des termes mis en opposition par Símos et Sarántos permet de préciser l'étalon de mesure qu'ils utilisent pour juger de la traditionalité des pratiques qui seront décrites dans ce mémoire : Fig. 8 : Esquisse des catégories de perception des deux chorodidáskaloi ancien (palió) nouveau (kainoúrio) tradition (parádosi) altération (alloíosi) panigýria bouzouxídika collectivité (syllogikótita) individualisme (atomikótita) production (paragogí) consommation (katanálosi) rural (exochikós) urbain (astikós) musique traditionnelle (paradosiaká) musique vulgaire (skylotrágouda) intériorité (esoterikótita) technique (technikí) respect des formes aplatissement (isopédosi) essence (ousía) exécution (ektélesi) fonctionnement naturel (leitourgeía) théâtre (théatro) authentique (avthentikó) mensonger (psévtiko) juste (sostó) faux (láthos) Par ailleurs, trois éléments essentiels méritent selon moi d'être retenus car ils permettent d'éclairer d'un jour nouveau la manière dont la tradition est perçue et agie par différents acteurs en différentes situations : je parlerai premièrement de la reconnaissance des transformations et de la valorisation systématique de ce qui est reconnu comme ancien ; j'évoquerai ensuite le rôle central attribué par les professeur au vécu comme moyen d'accès idéal à « l'authentique tradition », rôle qui se rapporte là encore à la valorisation de l'ancien ; enfin, j'utiliserai le jeu de positionnement des deux professeurs dégagé au fil de l'analyse pour démontrer que celui-ci nous éclaire sur l'autonomisation progressive du champ de la tradition à Chíos des années 80 à nos jours, et sur l'émergence corrélative d'un corps de spécialistes d'un genre nouveau, les chorodidáskaloi, 47 Il serait plus juste de dire que cette approche systématique des savoirs choreutiques et coutumiers était étrangère aux habitants dont certains étaient prêts à les abandonner purement et simplement mais que la multiplication des syllogues à partir des années 80 dont le but avoué était de sauvegarder et transmettre ce qui était sur le point de disparaître a corrélativement diffusé les schémas classificatoires qu'ils utilisaient dans leur entreprise de sauvegarde de ces savoirs. 33 émergence préparée par le travail des laographes, musicologues et choréologues ayant travaillé en Grèce à partir des années 50. 1.1.12. La transformation et la valorisation de l'ancien Símos et Sarántos s'accordent sur le fait que la tradition est sujette aux transformations. Mes observations démontrent par ailleurs que cette opinion est partagée par l'écrasante majorité des habitants et ce, quel que soit leur degré de spécialisation. Or cette perception du changement, qui est paradoxalement considéré comme inhérent à l'écoulement du temps, est systématiquement mise en discours sur le mode de la perte. Ainsi, au cours de mes discussions au café avec des anciens, j'ai souvent entendu des phrases telles que « Échei alláxei to panigýri » (« le panégyre a changé ») ou « Paliá, ítan alliós » (« Jadis, cela se faisait autrement. »). J'ai encore plus souvent entendu la phrase : « Echei chalásei to panigýri », indiquant plus précisément que le panégyre, en tant qu'institution s'est mal transformé, a mal tourné. Rares sont les personnes qui estiment que le changement va dans le bon sens ; les discours nostalgisants sont les plus nombreux. Plus encore, si des solutions proposées à ces transformations dont on estime qu'elles sont négatives, celles-ci passent systématiquement par le retour à un état antérieur, à un « âge d'or » présenté comme un idéal à atteindre. Les situations totalement nouvelles telles que celles de la manifestation culturelle -nouvelle niche de la parádosi se manifestant comme débouché naturel de l'autre situation nouvelle que constitue le cours de danse- sont également évaluées à travers ce prisme : pour que la mise en scène de la tradition soit tolérable, il faut que l'ancien (to palió) y soit correctement incarné. 1.1.13. Le vécu : une incarnation du passé au présent L'analyse des discours publics présentés dans cette controverse met également en évidence la valeur centrale que constitue l'expérience ou « vécu » (víoma) dans la hiérarchie des valeurs des spécialistes (eidikoí) de la tradition que constituent les chorodidáskaloi. Símos insiste sur le fait que la mise en scène de la parádosi lui retire son essence (ousía), entendue comme expérience et expression de l'intériorité (esoterikótita) du danseur qui « colore sa danse » et fait « parler son âme ». Selon lui, la vraie question qui doit animer le débat sur la tradition est la question du retour de la danse en tant qu'expérience vécue (viomatikí diadikasía) dans la vie des habitants, cette expérience impliquant dans tous les cas un gain qualitatif dans les représentations scéniques. Sarántos partage cette opinion et insiste par ailleurs sur l'importance du vécu des professeurs dans le cadre de l'enseignement, ce vécu étant le garant d'une transmission sans corruption des traditions 34 locales. L'ancien se manifeste ici aussi de manière subtile ; la performance d'un acteur, qu'il s'agisse de l'exécution d'une danse sur scène ou de la transmission d'un savoir lors d'un séminaire, est évaluée à partir du cumul de ses expériences antérieures et du processus de maturation qui l'amène à pleinement intégrer le passé pour l'incarner au présent. 1.1.13. La notion de champ Fig. 9 Il est tout à fait possible, en se basant sur les discours de Símos et Sarántos et en s'appuyant sur les données que j'ai récoltées au cours de mon séjour, d'envisager le microcosme des professeurs de danse comme un réseau d'interconnaissances les liant les uns aux autres et à leurs élèves via la structure de syllogue. Cette lecture se limite cependant à la mise en évidence de l'interconnaissance des professeurs et ne rend ni compte des raisons qui font qu'un professeur a plus ou moins de syllogues à sa charge ni de la position plus ou moins centrale qu'il occupe dans le réseau ; il oblitère en somme la dimension des rapports de force entre agents. Or les divergences de points de vue dégagées dans ces entrevues montrent de manière assez évidente que Símos et Sarántos ne sont pas uniquement des acteurs indifférenciés au sein d'un réseau : ils occupent des positions distinctes, et prennent position par rapport à un ensemble d'acteurs qu'ils identifient clairement ainsi que l'un par rapport à l'autre. Concernant la définition des acteurs, il a été successivement question des habitants de l'île, des musiciens, des syllogues et des autres professeurs de danse. Leurs prises de positions peuvent s'expliquer par les relations qu'ils entretiennent avec ces ensembles et par les relations objectives et fantasmées qu'ils entretiennent entre eux. Elles laissent voir, en effet, des zones de fracture quant à la définition de ce qu'il est juste de faire et de qui devrait être autorisé à le faire ; on assiste à une lutte de légitimité et d'imposition de sens qui est selon moi directement liée à la position qu'ils occupent dans le champ de la tradition. Pierre Bourdieu utilise le concept de champ pour diviser le macrocosme social et pour rendre compte des microcosmes sociaux restreints animés par une logique propre -non réductible à la logique économique- et régis par des règles spécifiques. Selon sa théorie, plus ces microcosmes sociaux restreints sont déterminés par leurs propres enjeux, indépendants des logiques du reste du macrocosme social, et plus ils sont autonomes (avto-nómoi, établissant leurs propres lois) c'est-àdire imperméables à l'action d'agents hétéronomes issus d'autres champs. Le processus d'autonomisation d'un champ consiste dès lors en son émancipation progressive des logiques qui lui sont externes au profit de sa logique propre. 35 Il propose de représenter ces microcosmes sous la forme d'espaces multidimensionnels construits sur base de principes de différenciation -ou de distribution- constitués par l'ensemble des propriétés agissantes dans l'univers social considéré48. Le champ est donc un réseau de relations objectives (de domination, subordination, d'antagonisme ou de complémentarité) entre des positions qui se définissent les unes par rapport aux autres. Chaque position potentiellement occupée dans le champ correspond à une distribution donnée des propriétés agissantes qui lui sont particulières, ces dernières conférant du pouvoir à leurs détenteurs, un « poids » relatif qui détermine entre autres leur capacité à modifier la structure du champ. Ces propriétés agissantes sont plus connues sous le nom de capital dont Bourdieu distingue différents types. Le capital économique tend à s'imposer comme principe structurant dans l'ensemble des champs et se compose des ressources financières et patrimoniales des individus. Le capital social correspond aux ressources que l'individu mobilise à travers les réseaux dans lesquels il est socialisé. Le capital culturel existe quant à lui sous trois formes ; à l'état objectivé, c'est-à-dire sous la forme de biens culturels en tout genre ; à l'état institutionnalisé, c'est-à-dire sous la forme de titres tels que des titres scolaires qui « instituent » le capital culturel par la valeur conventionnelle qu'on leur prête et qui sont partiellement autonomes par rapport à leur détenteur ; à l'état incorporé, sous la forme d'un habitus entendu comme dispositions durables acquises par un travail d'inculcation et d'assimilation, indissociable de l'individu qui en est le véhicule 49. Le capital symbolique -ou capital spécifique- correspond quant à lui à tout type de capital lorsqu'il est perçu par un agent doté des catégories de perception issues de l'incorporation de la structure du champ. Ce capital peut être associé à la notion de réputation, de prestige ou de renommée en ce qu'on lui reconnaît une valeur en accord avec la logique d'un champ spécifique. A titre d'exemple, le jugement des pairs est fondé sur la reconnaissance d'un capital spécifique légitime. Dans son analyse du champ littéraire, Bourdieu affirme également qu'aux différentes positions potentielles d'un champ, auxquelles sont associées des distributions données de capitaux, correspondent des prises de position homologues, ce qui implique que les prises de positions des agents du champ ne peuvent faire l'objet d'une lecture interne mais doivent être comprises au regard des distributions des propriétés agissantes correspondant à leur position 50. Je propose donc que c'est dans les « intérêts » spécifiques -non exclusivement conscients- associés aux différentes positions 48 Bourdieu (1984 : 4) 49 Bourdieu (1979 : 4) 50 Dans le cas du champ littéraire, ces prises de position se matérialisent sous la forme d'oeuvres littéraires, d'actes, de discours politiques, de manifestes etc. Voir Bourdieu (2016 : 231). 36 dans le champ qu’il faut chercher le principe des prises de position. Dans le cas de Símos et Sarántos, la première question à poser est : pourquoi est-ce que ce sont ces professeurs et non pas les autres qui s'approprient la parole publique pour parler de la tradition ? La réponse que me fournissent les données produites durant mon séjour est sans équivoque. Ils prennent la parole parce qu'ils occupent des places dominantes dans le champ, ces positions dominantes étant marquées par la possession d'un important capital global composé du capital social, du capital culturel et du capital symbolique propre au champ de la tradition. La seconde question qui se pose est : pour quelles raisons s'opposent-ils alors qu'ils occupent tous deux des positions dominantes dans le champ ? La réponse est la suivante : parce que leurs intérêts spécifiques et leurs prises de position sont commandés par la manière dont ils s'insèrent dans le champ à des moments différents de sa constitution. 1.1.15. Prises de position et positions au sein du champ de la tradition Símos se positionne vis-à-vis de certains professeurs de danse qu'il juge ignorants et dont il réprouve les pratiques51. Lors de notre premier et unique entretien, postérieur à la publication de la réponse de Sarántos, il se positionnera également par rapport à ce dernier et déplorera le manque de respect dont il fit preuve. Son propos était clair : il refusait de traiter Sarántos en égal et justifiait cette attitude en raison de leur expérience inégale du monde de la danse et de leur différence d'âge. Son statut lui commandait de ne pas répondre à la provocation qui lui était faite. Sarántos se positionne quant à lui à la fois vis-à-vis des professeurs stigmatisés et vis-à-vis de Símos ; il lui dénie le rôle de juge qui pourrait échapper à la critique en le ramenant dans la sphère des chorodidáskaloi et tente de lui imposer, par cette prise de parole publique, un rapport de pair-à-pair et non pas un rapport d'élève à maître. La position que Símos prétend occuper peut sembler paradoxale mais elle s'éclaire si l'on considère la position dominante qu'il a longtemps occupée dans le champ et que l'on se rappelle que la fonction de professeur telle qu'il a commencé à l'exercer en tant qu'amateur, principalement rémunéré par son activité d'agronome52, s'est considérablement transformée et professionnalisée depuis. J'ai évoqué précédemment le fait que son expertise était reconnue par l'ensemble de ses 51 Pratiques, telles que l'utilisation de costume, qu'il a lui-même importées sur l'île et qu'il a contribué à banaliser pendant plusieurs décennies d'enseignement. 52 Son collaborateur le plus proche, Giánnis Argyrákis, exerçait lui aussi bénévolement et vivait de son métier de boulanger. Giórgos Melékos, un autre professeur de danse de la première heure constitue une exception en ce qu'il a créé son école de danse sur le modèle des écoles d'autres centres urbains de Grèce. Cependant celle-ci s'est peu à peu transformée en gymnase où l'activité choreutique est devenue secondaire par rapport à d'autres activités physiques. 37 pairs ; il dispose d'un capital symbolique à peu près sans égal dans ce microcosme 53 et seul Sarántos, par le prestige qu'il accumule au fil des festivals et par le « poids » qu'il acquiert à mesure qu'il récupère des heures d'enseignements auprès de différents syllogues 54, est en position de défier Símos. Il n'est sans doute pas indifférent d'ailleurs que Sarántos prenne la parole publiquement au moment où Símos n'enseigne plus que dans un village alors que lui-même se trouve en concurrence directe avec d'autres professeurs de danse et ne cesse de grapiller « des parts de marché ». Mais, plutôt que de revendiquer le titre de professeur de danse et de se présenter comme l'un de ses représentants les plus légitimes sur l'île, ce qu'il est de l'avis de tous, Símos le refuse en considérant qu'il devrait uniquement appartenir à ceux qui disposent d'un diplôme délivré par une institution mandatée et le dénie par la même occasion aux professeurs de danse actuels. Son intérêt spécifique, en l'occurrence le fait de disposer d'un capital symbolique important alors que son capital économique lui provient d'un autre champ, lui commande de « fermer la porte du club derrière lui » en tentant de renverser la règle d'accession au champ et en la conditionnant par l'acquisition d'un titre. Par ailleurs, la comparaison des méthodes d'enseignement d'aujourd'hui et d'hier, c'est-à-dire l'articulation des capitaux culturels objectivés et incorporés, montrent que l'espace des possibles des années 80 est sensiblement différent de celui de 2018. Sarántos s'insère dans un champ déjà largement structuré par ses prédécesseurs et son ascension est commandée par des conditions de production de biens spécifiques (ouvrages, cd, costumes locaux, manifestations culturelles si on veut envisager ces dernières comme des biens) qui ne furent permises que par un long travail de légimation/reconnaissance de ces activités dans la société chiote. Pour donner un exemple concret, l'organisation d'une ekdílosi présuppose l'existence de syllogues et de groupes de danse, l'existence d'un savoir choreutique transmissible parce que préalablement transformé en matériau didactique et l'émergence d'un marché du costume local impliquant différents acteurs et différentes pratiques légitimes55 mais également qu'une clientèle trouve un intérêt à assister à cette représentation et que des partenaires financiers, institutionnels ou privés, voient un intérêt à y être associés et à la rendre possible. De la même manière, les agents d'hier, en raison du manque de structuration de leurs 53 Le fait qu'il ait été choisi par Giórgis Melíkis pour parler des danses de l'île dans l'émission en est une preuve, tout comme le fait qu'il anime régulièrement des séminaires dédiés à la tradition musicochoreutique de Chíos à l'étranger. 54 On peut justement considérer que le nombre de choreftika tmímata « détenus » par chaque professeur de danse et l'aisance avec laquelle celui-ci est capable de les solliciter lorsqu'il organise une ekdílosi constitue la forme de capital social spécifique au champ de la tradition. 55 Je pense ici aux ateliers (ergastíria) dans lesquels des tailleurs travaillent à des reproductions (antígrafa) de costumes sur base de costumes d'époque, à l'acquisition de ces reproductions ou de modèles authentiques par des syllogues et des particuliers et à la constitution de collections (syllogés) de costumes. 38 activités, n'étaient ni en mesure d'organiser des séminaires, dont l'intérêt n'aurait par ailleurs pas été compris par une clientèle potentielle encore inexistante, ni d'accéder à l'ensemble des informations qu'Internet met à disposition des chorodidáskaloi contemporains. La notion de champ et les positions qui le constituent en fonction de la distribution des différentes formes de capital permet également d'éclairer les prises de position des deux chorodidáskaloi par rapport à l'institution du panégyre et à ses acteurs principaux (habitants et musiciens) ou à la remise en fonction d'anciennes coutumes. Il eut été impensable dans les années 80 que des professeurs de danse dont la fonction n'était pas encore légitime jouent un autre rôle que celui d'observateurs de ces institutions alors qu'aujourd'hui, ils prétendent émettre des jugements et influer directement sur ces pratiques. A titre d'exemple, critiquer le répertoire actuel présuppose une connaissance du répertoire ancien qu'ils n'ont pu acquérir que parce qu'ils ont progressivement été mandatés à la préservation de la parádosi par la société chiote. En l'occurrence, c'est plutôt par la création de syllogues qu'ils ont pu s'approprier cette fonction, autrefois occupée de manière moins proactive par les folkloristes et par des chercheurs extra-insulaires, et s'autoproclamer défenseurs de la parádosi en acquérant un pouvoir de définition sur cette dernière. 39 1.2. Génèse et structuration du champ de la tradition en Grèce Autrefois, les danses et réjouissances ayant lieu dans tous les villages étaient innocentes. Il n'est malheureusement plus possible de l'affirmer aujourd'hui pour ces villages, lesquels, en raison de relations étrangères, ont perdu l'ordre et le respect dû au prochain et ce particulièrement depuis qu'ils jugent que ces anciennes habitudes et coutumes se peuvent envoyer au bain. Ignorant la valeurs de ces us et coutumes, ceux-ci préfèrent les misérables habitudes contemporaines. - Konstantínos Kanellákis, 1890 J'ai évoqué précédemment le fait que Símos avait importé sur l'île des pratiques qu'il avait observées dans les villes d'Athènes et de Thessalonique. Il ne s'agit pas d'affirmer que la préoccupation des habitants pour les questions de tradition naît lorsque Símos fonde les premiers cours de danse traditionnelle dans son village natal. Ce jugement est faux historiquement, comme en témoigne la citation ci-dessus de Konstantínos Kanellákis 56, un intellectuel chiote né dans la première moitié du dix-neuvième siècle, qui pourrait tout à fait être mise dans la bouche de Símos ou celle d'autres spécialistes et où l'on retrouve déjà certaines oppositions telles que le local et l'étranger, l'ordre et le désordre, l'ancien et le contemporain. Il serait néanmoins tout aussi faux de dire qu'« il n'y a rien de neuf sous le soleil » et de faire de cette reconnaissance de l'altération/dégradation (alloíosi) un questionnement transhistorique se posant à tous les acteurs dans les mêmes termes et à toutes les époques. Au contraire, la notion de champ nous aide à penser que de tels énoncés sont inextricablement liés aux différentes positions des acteurs qui sont ellesmêmes conditionnées par la structure globale du champ en instant T, cette structure se modifiant au cours du temps. Il serait absurde de penser que les couples d'opposition mis en tableau précédemment apparaissent ex nihilo lorsque naissent les institutions préoccupées par la préservation de la parádosi cependant certains d'entre eux font partie du bagage que Símos ramène avec lui sur l'île à la fin de ses études. Il me paraît dès lors intéressant, pour mieux situer les conditions d'émergence 56 Ce jugement est exprimé au détour d'une description du fonctionnement des « koumpaníes » lors des festivités du Carnaval (Apókries). Voir Kanellákis (1890 : 193) 40 du champ de la tradition à Chíos et les schémas de perception qui lui sont propres, de faire un détour par l'histoire du champ tel qu'il se développe dans les grands centres urbains du pays. Pour ce faire, je présenterai de manière succincte les trajectoires de deux figures de la choréologie en Grèce, Dóra Strátou et Réna Loutzáki qui sont les représentantes de deux institutions majeures liées au développement des cours de danses traditionnelles dans la ville d'Athènes ; le Théatro Dóra Strátou et le Lýkeio ton Ellinídon. 1.2.1. Dóra Strátou et la théorie de la continuité de l'Hellénisme Dóra Strátou naquit en 1903 d'un père juriste qui exerça plusieurs fois la fonction de ministre et d'une mère issue d'une ancienne famille athénienne dont le père était écrivain de théâtre, journaliste et éditeur. Son histoire est inextricablement liée au traumatisme de la condamnation à mort de son père pour haute trahison en 1922, après la déroute de l'armée grecque en Asie Mineure qui conduisit à l'évènement que l'on nomme encore aujourd'hui la « Catastrophe » et qui mena au « déracinement » (xerizomós) des communautés grecques d'Anatolie qui durent fuir les territoires appartenant à l'Empire Ottoman et qui devint la République turque en 1923. Elle vécut dix ans en exil avec sa mère et son frère à Berlin, Paris et New-York avant de rentrer à Athènes en 1932. Dans l'introduction de son ouvrage « Danses populaires, un lien vivant avec le passé »57, Dóra Strátou revient de manière touchante sur les motifs qui l'ont conduite à créer le théâtre qui porte son nom. Elle décrit l'Athènes baroque des années 50 se relevant peu à peu de l'occupation allemande où l'on danse « la samba et la rumba, où l'on chante des chansons américaines avec des mots grecs, des chansonnettes françaises et italiennes » et dans laquelle on trouve exposés dans les vitrines de magasins de beaux sacs-à-main et coussins brodés de fils d'or « à la qualité inégalable mais dont l'art est perdu » dont les étoffes « sont découpées dans des tabliers de Thessalie ». Cette Athènes, c'est également celle qu'observent les étrangers qui lui signifient que les Grecs contemporains ne sauraient être liés aux antiques après tant de siècles. Or Dóra Strátou s'inscrit dans le climat intellectuel de son époque. Dóra Strátou cherche quant à elle à démontrer au monde, par un moyen ou par un autre, que cette continuité historique (« istorikí synéchisi ») de la Grèce existe. Après avoir écarté le théâtre -antique et contemporain- et le cinéma qui posent la question de la langue et de l'intercompréhension, elle établit que c'est « dans la tradition locale » (« stin parádosi tou tópou »), dans les danses et les chants populaires, que réside « l'Histoire et le vécu des Grecs en tant que 57 (Strátou 1966 : 15-22) 41 Nation »58. Elle décide donc de démontrer cette continuité historique en créant un « musée vivant » (« zontanó mouseío ») et de mettre cette parádosi en scène. Elle s'inscrit ici pleinement dans un cadre idéologique qui est celui du nationalisme d'aprèsguerre mais dont on peut situer l'apparition à la fin du dix-huitième siècle, avec l'émergence d'une idée nationale au sein de l'élite cosmopolite grecque installée dans les métropoles européennes qui, inspirée par la Révolution française, donna le coup d'envoi aux projets d'indépendance et de constitution d'Etats-Nations dans les régions d'Europe orientale sous domination ottomane 59. Les anthropologues travaillant en Grèce sont d'ailleurs nombreux à relever que l'idée d'une continuité historique de la Grèce moderne à la Grèce antique60 est consubstantielle à la question identitaire et à la question nationale telle qu'elles se posent dans la Grèce moderne 61 et que cette question identitaire a été fortement structurée par la manière dont les folkloristes grecs s'en sont emparés en tentant de lui donner des bases scientifiques notamment par le développement de la discipline folkloriste nationale nommée laographie (laografía)62. Mais il convient de préciser que cette question de la continuité n'est pas purement endogène et qu'elle s'est construite en dialogue avec les érudits d'Europe occidentale qui sillonnèrent la Grèce avant, pendant et après la révolution de 1821 ainsi qu'en opposition avec des théories contestant cette idée de continuité. Par ailleurs, Dóra Strátou n'est pas la première à promouvoir l'idée d'une Nation grecque par la danse, cette dernière ayant déjà été mise à contribution dans la constitution d'une identité panhellénique notamment par le régime dictatorial de Metaxás dans l'avant-guerre63. Ce qui nous intéresse ici n'est donc pas l'originalité de cette pensée mais la manière dont la pratique choreutique commence peu à peu à s'articuler à cette pensée dans le courant des années 60. 1.2.2. La rhétorique de la continuité Un rapide détour par le lexique qu'utilise Dóra Strátou dans cette introduction permet de mieux saisir quel lien celle-ci établit entre ces chants et danses populaires et l'Hellénisme mais 58 « Mésa ekeí vrísketai óli i Istoría mas, to víos (sic) mas san Éthnos pou kanénas poté den mpórese na mas afairései. ». 59 Couroucli (2002 : 135) 60 Cette idée de continuité est le plus souvent assortie d'une occultation de l'époque byzantine et du rôle de l'Eglise dans l'idéologie nationale ainsi que par une euphémisation de l'influence ottomane dans la culture grecque. A ce sujet voir Couroucli (2003) 61 (Danforth 1984) ; (Cowan 1988) 62 (Herzfeld 1982) 63 L'instrumentalisation politique en Grèce des danses traditionnelles par le biais de spectacles collectifs comparables à ceux des régimes soviétiques, fasciste et nazi à des fins de promotion d'une identité nationale unifiée a déjà été analysée. Voir Loutzaki Irene (2001 ; 2008) 42 également la manière dont elle conçoit l'oeuvre de préservation (diásosi) et de la diffusion (diádosi) de cet Hellénisme (Ellinismós). Pour elle, cette oeuvre est une « lutte pour le vrai, le beau et pour l'intérêt général » où le défenseur des « traditions ancestrales profondément enracinées » est désintéressé et ne cherche pas une gloire éphémère mais est progressivement pris par un sentiment « de respect, de dévouement et d'admiration mêlée de crainte » (sevasmó, afosíosi kai déos) devant la grandeur de l'idée pour laquelle il lutte. Cette idée c'est celle d'un « esprit hellénique, d'une flamme depuis toujours allumée et d'un souffle libre que les conquérants et occupants de la Grèce ont tenté d'éteindre sans jamais y parvenir ». Une croyance des Antiques (Archaíoi Éllines) dans « la Liberté, la Fierté et la Noble Compétition » matérialisée par un « sens de l'harmonie de la mesure et un équilibre parfait entre l'esprit et la matière ». Cet esprit, elle en fait un bien du peuple (ktíma tou laoú) -et non pas seulement de quelques uns (ton lígon)- qui combattit pour ces valeurs morales et pour la terre de ses ancêtres (ta pátria)64. Selon Dóra Strátou, malgré l'austérité de ses manifestations, cet esprit antique fut préservé à l'époque byzantine qu'elle présente comme un bastion de la civilisation et de ces valeurs morales, et même durant l'occupation ottomane qualifiée d'esclavage durant laquelle l'héritage (klironomiá) de l'Hellénisme survécut par la danse, les chants, la musique, les us et coutumes (ta íthi kai éthima), les superstititons (prolípseis) et les panégyres65. Ainsi, ces chants et ces danses qualifiés de « nécessité de l'inconscient » concentrant en eux le tout (ta pánta) sont envisagés comme « quintessence et vécu émouvant (sygklonistikó víoma) de l'Histoire des Grecs » survivant dans les corps des hommes qui agissent principalement de manière instinctive. On lit entre ces lignes d'éloge du peuple ne sachant pas ses lettres mais « possédant une décence, une intégrité et une bonté instinctive (mia enstiktódi evprépeia, entimótita kai kalosýni) », la critique d'une classe urbaine aisée, sûre d'elle et de son éducation, qu'elle connaît pour l'avoir toujours fréquentée. Animée par les meilleurs sentiments, Dóra Strátou fait donc le choix de démontrer au monde la « continuité de la race hellène » (synécheia tis ellinikís fylís)66 non pas par l'art musical ou théâtral de ses contemporains mais en la cherchant dans les pratiques rurales des communautés villageoises qui selon elle sont les véhicules et les authentiques continuateurs d'une 64 On conçoit aisément que ces idées, même exprimées dans un lyrisme propre à la classe cultivée athénienne bercée par le théâtre et l'art de son temps, devaient résonner d'une manière particulière dans la bouche d'une femme ayant vécu les Guerres Balkaniques (1912-1913, la Catastrophe (1922), l'occupation allemande (1941-1944) et la Guerre Civile (1946-1949). 65 Ce courant d'idées est déjà bien implanté dans certaines franges de la société grecque lorsque Dóra Strátou écrit ces lignes. On le retrouve explicitement tant dans les textes de laographes tels que Spyrídon Zampélios et Nikólaos Polítis que dans ceux d'intellectuels tels qu'Ion Dragoúmis. Voir Herzfeld (1982). 66 Cette expression figure sur le site internet du théâtre : http://www.grdance.org/ 43 parádosi charriant en elle les valeurs morales et l'esprit des Grecs Anciens67. 1.2.3. Le Théatro Dóra Strátou Fig. 9 Deux évènements précipitent sa décision de créer un lieu de représentation de danses traditionnelles : la venue d'une troupe de cent danseurs d'un groupe folklorique de Yougoslavie en 1952, une première en Grèce, et l'article publié conséquemment par Geórgos Mégas, alors directeur des archives du Centre de Recherche en Laographie Grecque (KEEL) de l'Académie d'Athènes, dans lequel ce dernier exhorte les Grecs à créer un groupe comparable, exécutant un large répertoire de danses traditionnelles avec des costumes authentiques en Grèce comme à l'étranger. Dóra Strátou répond à cet appel et crée la troupe « Ellinikoí Choroí Dóra Strátou » en 1953 qui se produit tant dans le théâtre antique du Pirée que dans des pays étrangers durant une dizaine d'années. En 1965, une décision gouvernementale vient entériner la création du Théatro Dóra Strátou sur la colline de Philopáppos (ou « Colline des Muses »)68 située en face de l'Acropole et ses plans sont réalisés par le peintre Spýros Vasileíou. Pour constituer ce large répertoire de chants et de danses traditionnelles 69, Dóra Strátou se rend dans les villages de différentes régions pour y « chercher l'information à sa source ». Εlle constitue peu à peu une collection de costumes locaux (topikés foresiés) et de bijoux sans équivalent en Grèce70. Sans réelle formation quant à l'étude de la danse et du folklore, elle est aidée par des laographes et se distingue par l'utilisation précoce du film pour procéder à des enregistrements (katagrafés) des danses à une époque où le matériel est encore lourd et difficile à transporter. Elle « refuse de chorégraphier et de styliser ces danses au-delà des nécessités d'une représentation scénique » comme le font certains professeurs de danse de l'époque et ramène des danseurs et des musiciens des régions qu'elle visite afin qu'ils présentent leurs danses locales et les enseignent sans intermédiaire à la troupe qu'elle a constituée. La troupe ne dispose ni de professeur de danse ni de chorégraphe -à la différence du Lýkeio dont il sera question plus loin- et cette caractéristique est une fierté pour les membres du Théatro qui rapprochent cette méthode de la transmission traditionnelle : 67 Au sujet de l'idéologie du nationalisme grec et de l'idéalisation du berger, tenu pour représentant de la continuité entre Grèce antique et Grèce moderne, voir Couroucli (2002 : 139). 68 Il existe une volonté évidente de lier les traditions locales encore vivantes au passé antique, notamment par la réalisation de représentations dans des théâtres et amphithéâtres de l'époque antique et romaine. 69 Les informations qui suivent ont été récoltées sur le site du Théatro ainsi que sur la base de données relatives aux danses traditionnelles conçue et mise en ligne par le Théatro sous la direction d'Álkis Ráftis. Voir : http://www.grdance.org/ et http://www.dance-pandect.gr/ 70 On estime que le Théatro possède entre 2000 et 2500 costumes complets dont la moitié est utilisée lors des représentations scéniques. 44 « les jeunes danseurs copient l'idiome local auprès d'un premier danseur (protochorevtís) ayant de nombreuses années d'expérience »71. Ici encore, l'emphase est placée sur le style (to ýfos) et la couleur (chróma) constitutifs des différentes régions qui ne s'acquièrent et se comprennent que par l'expérience répétée. Parallèlement, les danseurs de la troupe prennent progressivement des responsabilités dans des groupes de danse de moindre importance tout en continuant à utiliser les méthodes apprises au théâtre. C'est ce qui fait dire à Álkis Ráftis, sociologue et choréologue qui prend les rênes du théâtre lorsque Dóra Strátou cesse ses activités à la fin des années 80, que Dóra Strátou est à l'origine d'une « école » qui se distingue par sa manière d'envisager la danse traditionnelle, et que son oeuvre dépasse largement les acquis propres au théâtre mais se manifeste également par le travail des professeurs de danse et des chercheurs qui passent par cette institution. 1.2.4. Le Lýkeio ton Ellinídon Fig. 10 Le Lýkeio ton Ellinídon (Lycée des Grecques) est une autre organisation ayant joué un rôle moteur dans la popularisation des danses traditionnelles, dans l'établissement des méthodes de recherche propre à cet objet, et de la nouvelle situation que constitue la représentation scénique (parástasi). Fondé en 1911 sous l'impulsion de Kallirói Parrén, il visait à réunir « les femmes des lettres, des sciences et des arts dans le but de servir l'émancipation du genre féminin par le soutien et la protection des femmes ainsi que de participer au renouveau et au maintien des coutumes et traditions grecques telles que les danses, les chants, les costumes nationaux, etc. »72. Bien qu'il soit principalement connu aujourd'hui pour son oeuvre dans la sauvegarde (diásosi) et la diffusion (diádosi) des danses grecques, à l'origine le Lýkeio était un organisme féministe impliqué dans la conception de programmes d'alphabétisation et de formation des femmes afin d'aider à leur émancipation par l'éducation et l'accession à une activité professionnelle. Des antennes du Lýkeio se sont rapidement implantées dans la majorité des centres urbains de Grèce et ont progressivement été ouvertes dans les principales capitales européennes ainsi que dans les grandes villes où vit une importante communauté grecque. On trouve un Lýkeio à Paris, Bruxelles, Londres, Berlin, Stockholm, Sidney, Melbourne etc. La dimension féministe du Lýkeo 71 « Oi néoi chorevtés mathaínoun tous choroús me ton paradosiakó trópo : antigráfoun to topikó idíoma apó protochorevtes tou sygkrotímatos me polýchroni peíra. » 72 Ces termes figurent dans les statuts de l'organisation. La plupart des informations qui suivent sont consultables sur le site du Lýkeio : https://lykeionellinidon.com/istorika-stichia/ 45 s'est progressivement estompée. Par ma fréquentation des cours de danse du Lýkeio de Paris, j'ai pu constater que seules les femmes étaient autorisées à participer à son conseil d'administration mais les autres activités sont mixtes et n'ont aucun rapport direct avec l'ambition féministe de l'époque ; le Lýkeio organise des cours de danse et de chants traditionnels essentiellement fréquentés par des Grecs de la diaspora récemment arrivés en France ou implantés depuis plusieurs décennies, des représentations scéniques auxquelles assiste un public de curieux mais dont la plupart entretient un lien particulier avec la Grèce, qu'il s'agisse d'une origine lointaine ou d'un intérêt culturel suite à un voyage, et ses membres sont fortement incités à être présents lors des fêtes religieuses ou profanes glénti du premier mai, partage de la galette des rois (Vasilópita), fêtes nationales du 25 mars et du 28 octobre - et des visites officielles de membres du gouvernement et d'ambassadeurs de Grèce. 1.2.5. Le triptyque laographie-musicologie-chorodidaskalía Un témoignage concernant le fonctionnement du Lýkeio nous est fourni par Réna Loutzáki, professeure de danse, choréologue et anthropologue spécialisée dans la danse traditionnelle grecque. Dans une série de conférences organisée à la Bibliothèque Nationale de Grèce « Lílian Voudoúri »73, celle-ci revient de manière très critique sur son expérience de recherche et d'enseignement au sein du Lýkeio dans la période allant de 1962 à 1975 ainsi que sur la manière dont s'est progressivement développé une approche de la danse en Grèce dans la période de l'aprèsguerre. Selon elle, la danse a pendant longtemps été le parent pauvre de l'étude des traditions en Grèce en raison de la formation des spécialistes qui s'y étaient jusqu'alors intéressés. Ceux-ci étaient majoritairement laographes et musicologues et avaient tendance à envisager les événements comportant une dimension musicale et dansée du seul point de vue qui les concernait. Tandis que les laographes se concentraient sur le recueil des us et coutumes, des chants 74, du vocabulaire dialectal et tentaient de rendre compte des principaux aspects de la vie communautaire, les musicologues -dont les trois grandes figures furent Samuel Baud-Bovy, Símon Karás et Spýros Peristéris- s'intéressaient presqu'exclusivement à l'enregistrement, la transcription en parasémantique byzantine ou en notation occidentale, et à l'analyse de la musique tandis que les informations relatives aux danses dans leurs publications étaient anecdotiques. Réna Loutzáki relève qu'à ces trois figures correspondent trois institutions centrales dans le développement de la musicologie et de la laographie en Grèce qui eurent pour principal objectif la 73 (Loutzáki : 2015) 74 Chants transformés en textes par le passage à l'écrit, sans que ne soit étudiée leur dimension musicale. 46 constitution d'archives (archeía) et l'établissement d'une « géographie »75 musicologique et folklorique de la Grèce : Spýros Peristéris, psalte de musique byzantine et laographe, était chercheur au Kéntro Érevnis tis Ellinikís Laografías (KEEL, Centre de Recherche en Laographie Grecque) fondé en 1918 par Nikólaos Polítis et dépendant de l'Académie d'Athènes ; Símon Karás, psalte, musicologue et professeur de musique fonda en 1929 le Sýllogos pros Diádosin tis Ethnikís Mousikís (Association de Diffusion de la Musique Nationale) qui devint en 2009 le Kéntro Érevnas kai Provolís tis Ethnikís Mousikís (KEPEM, Centre d'Etude et de Promotion de la Musique Nationale) tandis que Samuel Baud-Bovy, musicologue et philologue helléniste, collabora principalement avec le Kéntro Mikrasiátikon Spoudón (KMS, Centre des études d'Asie Mineure) fondé en 1918 par Mélpo et Octave Merlier et dont la direction est actuellement assurée par Márkos Dragoúmis. 1.2.6. L'analyse de Réna Loutzáki des méthodes du Lýkeio Ainsi, alors que la dimension sociale était analysée par les laographes et que les musicologues s'occupaient uniquement de la dimension musicale -ces deux corps de spécialistes ayant également à coeur de démontrer le lien existant entre Grèce moderne et Grèce antique, la dimension cinétique jusqu'ici négligée devint l'apanage de chorodidáskaloi qui eux aussi délaissèrent la dimension musicale et dans une moindre mesure le contexte de performance. A titre d'exemple, Réna Loutzáki évoque le fait que jusqu'aux années 70, les leçons de danses traditionnelles du Lýkeio étaient réalisées avec un accompagnement au piano. Ce fait s'explique par la « double-nature » de l'enseignement des danses jusqu'à cette époque : les chorodidáskaloi qui enseignaient les danses grecques étaient par ailleurs principalement chargés d'enseigner aux jeunes hommes et jeunes femmes de bonne famille les danses européennes -dont le foxtrot, le tango et la valse- en faveur dans les réceptions et les bals (choroesperídes) de la classe urbaine aisée. Réna Loutzáki cite deux grandes figures de l'enseignement des danses grecques de l'époque ; Argýrios Andreópoulos qui possédait son école de danse à Athènes et Charálambos Sakellaríou qui donnait des leçons de danses européennes à domicile comme dans différentes écoles et enseignait parallèlement les danses grecques au Lýkeio ton Ellinídon ainsi qu'à la Scholí ton Evelpídon, la principale académie militaire grecque. 75 Cette dimension géographique de l'étude de la parádosi sera explicitée dans la partie consacrée à la catégorisation. 47 1.2.7. La subordination de la recherche à l'objectif de la représentation scénique Il est intéressant de constater que contrairement aux laographes et aux musicologues, les chorodidáskaloi qui se rendaient sur le terrain afin de « collecter » des données n'y allaient pas simplement dans le but d'analyser ces danses. La danse n'était pas encore considérée comme un objet scientifique méritant d'être interrogé indépendamment de toute autre considération. Si l'équipe d'enseignants du Lýkeio se rendait sur le terrain, c'était avant tout afin d'enrichir le répertoire exécuté lors de représentations scéniques (parastáseis), ce dernier devant être représentatif des différentes régions de la Grèce. Selon Réna Loutzáki, cet objectif structurait fortement leur manière de collecter et d'utiliser les danses ; lors des terrains qui duraient deux à trois jours, l'équipe d'enseignants interrogeait exclusivement ceux dont on considérait qu'ils étaient les « porteurs de la tradition » (foreís tis parádosis), c'est-à-dire les personnes âgées et familières de la danse. Les enseignants relevaient les caractéristiques principales des danses -les occasions pour lesquelles elles étaient exécutées, leur nom, etc.- et se concentraient presqu'exclusivement sur les pas, photographiaient les danseurs76, apprenaient eux-mêmes à les exécuter ces danses et, à leur retour, établissaient des règles concernant les postures et positions à adopter puis sélectionnaient celles dont les qualités esthétiques étaient propres à susciter l'intérêt du public urbain visé. Cette manière de concevoir la collecte et la subordination de la recherche à l'objectif de la parástasi a, selon elle, conduit à une catastrophe scientifique ; les danses « peu impressionnantes et sans vigueur » (oi koimisménoi choroí) étaient systématiquement écartées ce qui a contribué à leur disparition. Ajoutons que la disjonction opérée entre la danse, traitée comme objet esthétique, les agents qui la réalisent et la situation dans laquelle ils la réalisent, a longtemps appauvri la lecture qui était faite du phénomène choreutique envisagé de manière globale. Au terme de ce bref retour sur la fondation et les objectifs de deux institutions centrales dans l'enseignement et la mise en scène des danses traditionnelles en Grèce, je voudrais réinsister sur certains faits propres à éclairer les positions et prises de positions mises en évidence dans la controverse entre les professeurs de danse. Il sera d'abord question de la position dominée qu'occupait autrefois la choréologie au sein du champ de la tradition et de l'incidence que cette position eut sur la détermination d'un domaine du « pensable » pour les agents contemporains. J'évoquerai ensuite le changement de statut qui s'opère par le passage de la performance d'une danse 76 Réna Loutzáki relève qu'une grande partie des archives photographiques du Lýkeio ne porte que sur la partie inférieure du corps : l'emphase étant placée sur les pas, les changements de positionnement des mains lorsqu'ils semblaient aléatoires n'étaient pas relevés et les visages sont presque systématiquement invisibles ce qui fait qu'on est dans l'impossibilité de déterminer qui danse avec qui (Loutzáki : 2015). 48 ou d'un chant à des traces objectivées (enregistrements sonores et filmiques, photographies, ouvrages, cd), ce changement expliquant les divergences de vues entre spécialistes et nonspécialistes. Enfin, je parlerai des objectifs que la discipline partageait à l'origine avec la laographie et la musicologie et de la manière dont ces objectifs sont liés à l'appréhension des pratiques dans leur dimension spatio-temporelle. 1.2.8. La position dominée de la choréologie et son « horizon du pensable » Premièrement, on constate que le champ de la tradition au sens large qui émerge à Athènes dans le courant du vingtième siècle est marqué par une implantation institutionnelle différée des trois disciplines que sont la laographie, la musicologie et la choréologie. Dans les années 50, à l'époque où Dóra Strátou crée le Théatro, ce champ est dominé par les deux premières disciplines tandis que l'action du Lýkeio dans le domaine de la danse se limite encore à quelques représentations par année. Le poids de la laographie et de la musicologie par rapport à la choréologie dans le champ de la tradition à Chíos se manifeste par ailleurs encore très clairement aujourd'hui dans certains domaines de production culturelle, comme en témoigne le tableau chronologique reprenant les principales missions, publications d'ouvrages, rédaction de mémoires et éditions de cd relatifs à la tradition de l'île77. Sur les dix missions relevées, huit ont exclusivement pour objet le recueil d'informations et de données relatives au monde musical et à la musicologie tandis que seules deux d'entre elles comprennent un recueil de données relatives aux danses (mission « Kivotós tou Aigaíou » de 1997 et de 2006). Par ailleurs, la professionnalisation des chorodidáskaloi préconisée par Símos demeure largement anecdotique : sur les neuf mémoires relatifs à la tradition musicochoreutique de Chíos et publiés par des institutions d'enseignement supérieur, sept le sont par des musiciens ayant étudié à la faculté de musique traditionnelle de l'Institut Technologique d'Epire et un seulement par une danseuse ayant étudié à la faculté des sciences d'éducation physique de l'Université d'Athènes. Si les recueils de chants indépendants sont rares et sont le plus souvent intégrés aux ouvrages laographiques, il n'existe aucun ouvrage exclusivement consacré aux danses de l'île. Ces différences au niveau de la production de savoirs tiennent au fait précédemment évoqué que la choréologie -ou peut-être devrait-on dire l'art chorégraphique-, contrairement aux autres disciplines, ne s'est pas développée en tant que champ d'étude en soi et pour soi mais fut dès 77 Voir tableau en annexe 49 l'origine subordonnée à un objectif pratique, à savoir la représentation scénique 78, cette dernière entrant occasionnellement en contradiction directe avec l'étude rigoureuse des danses, comme l'affirme Réna Loutzáki. Cette impulsion générale exerce encore aujourd'hui une influence importante sur le « pensable » du champ à Chíos comme en témoignent les déclarations de Símos concernant l'aspect théâtral et la mise en scène de la tradition, la disjonction d'une danse et de l'évènement auquel elle est liée ou l'utilisation impropre des costumes. Elle explique aussi partiellement le fait que l'action des professeurs de danse s'oriente dorénavant vers le contrôle des situations traditionnelles impliquant essentiellement une participation corporelle ; contrairement aux musicologues, laographes et anthropologues qui produisent un savoir sous la forme objectivée d'ouvrages ou de cd, les professeurs de danse ont compensé cet effacement dans le domaine du savoir livresque en s'investissant dans l'organisation d'évènements jusqu'à revendiquer un rôle moteur dans le déroulement du panégyre ou la remise en fonction de certaines coutumes. 1.2.9. Objectivation, démultiplication ontologique et normativité Deuxièmement, il a été question plus tôt de la hiérarchie des sources utilisées dans la production d'un matériau didactique par les professeurs de danse et des archives constituées au fil des missions organisées par les agents des trois disciplines du champ de la tradition. J'évoquais ainsi le fait que l'on peut mesurer l'expertise d'un chorodidáskalos à la taille et la qualité de la base de données composée de traces objectivées (enregistrements sonores et filmiques de terrain, cd, ouvrages, photographies, etc) qu'il produit et sollicite dans la constitution d'un matériau didactique et qui agissent en tant que substitut au vécu (víoma), c'est-à-dire à l'expérience directe des pratiques musicales et dansées en situation traditionnelle. Ces mêmes traces objectivées sont, selon les cas, produites à des fins différentes. Pour les agents du champ de la tradition, elles sont notamment utilisées dans l'élaboration de savoirs théoriques aux considérations étrangères à la pratique ellemême ; taxinomie géographique, étude philologique et musicologique, travail historique, etc. Nous verrons par exemple dans le quatrième chapitre que le chant est bien plus que la somme de ses caractéristiques formelles et qu'il peut notamment contribuer à l'expression et/ou à 78 L'analyse des représentations scéniques ayant lieu dans les centres urbains dépasse le cadre de ce travail. A Chíos, ces représentations exécutées par les groupes de danse des associations de villages sont organisées à l'occasion de rites calendaires tels que les festivités du Carnaval (Apókries), de fêtes (giortés) mettant à l'honneur des produits du terroir, en ouverture de certaines fêtes patronales ou lors de festivals organisés durant l'été. Le tourisme étant assez peu développé à Chíos, ces représentations (parastáseis) sont essentiellement fréquentées par des Grecs de la diaspora des Etats-Unis ou d'Australie ainsi que par des locaux de tous âges. Une telle représentation sera analysée au chapitre 6. 50 l'avènement de dispositions particulières chez les acteurs qui s'en saisissent, en bref que le chant comporte une dimension performative. Maias il importe de réaffirmer que le chant objectivé sous la forme d'un enregistrement sonore n'est plus tout à fait ce qu'il était et change de statut. Car l'enregistrement tranche, fige et opère une forme de rétrécissement de choix. Extrait d'une performance éphémère obéissant à sa logique propre, le chant ainsi figé comme un instantané acquiert cependant de nouvelles potentialités réalisées ou non en fonction des intentions des agents qui s'en saisiront. Un chant enregistré peut agir en tant que trace objectivée d'une interprétation canonique sur laquelle se basent d'autres interprètes par la suite 79, il peut être sollicité dans des travaux qui visent à mettre en évidence certaines caractéristiques musicologiques et dialectales des performances musicales d'un groupe social80 voire rejoindre un jour le panthéon des mélodies représentatives d'une tradition régionale, etc. Or c'est là un point essentiel qui permet d'expliquer certaines dissonances entre le point de vue des spécialistes et la pratique des « porteurs de la tradition » (foreís tis parádosis), pour reprendre l'expression de Réna Loutzáki. En effet, l'objectivation par l'utilisation de divers procédés tels que la photographie, l'enregistrement sonore ou filmique, la transformation en matériau didactique et en matériau scénique, conduit selon moi à une démultiplication ontologique du phénomène musical et choreutique. Ce dernier n'existe plus uniquement sous la forme de capital culturel incorporé, en tant que performance éphémère en un instant T ou en tant que souvenir de cet instant T, mais agit également sous la forme de capital culturel objectivé et s'appréhende par d'autres moyens que la simple pratique de la danse et de la musique. Cette démultiplication ontologique fait que les phénomènes objectivés par ces divers procédés acquièrent plusieurs vies, se dissocient en plusieurs séries causales plus ou moins indépendantes ou, pour utiliser le vocabulaire de l'anthropologue Alfred Gell, se dissocient en différents « réseaux d'intentionalités »81. Le problème survient lorsque ces séries causales supposément indépendantes se croisent car, comme nous l'avons vu, la spécificité des agents du champ de la tradition à Chíos - et du reste de la Grèce - est qu'ils sont à la fois chargés de documenter, de décrire et de préserver l'objet qu'ils étudient. Mes observations tendent à démontrer que ce mélange des genres se caractérise par un effacement de la frontière entre descriptif et 79 A titre d'exemple, les musiciens professionnels utilisent abondamment les enregistrements de fêtes de musiciens contemporains ou plus anciens pour travailler les morceaux qu'ils sont appelés à jouer lors de leurs prestations. 80 Cette manière de procéder sera exemplifiée par un commentaire écrit du musicologue Símon Karás lors du quatrième chapitre. 81 Le terme « agency » est ici traduit par « intentionalité » mais se traduit également en français par le terme « agentivité ». Voir Gell (2010). 51 prescriptif. Le travail d'enregistrement, de classification par recoupements et de formalisation 82 conduit à la production d'énoncés normatifs sur la tradition marqués par une recherche de cohérence et obéissant aux logiques mêmes de classification et de formalisation. Or cette cohérence entre le plus souvent en contradiction avec les pratiques effectives, où les principes de perception, d'appréciation et d'action ne sont mis en oeuvre que de manière implicite et floue à l'état incorporé83. 1.2.10. Les pratiques traditionnelles et leur dimension spatio-temporelle Enfin, pour en revenir à l'émergence de la choréologie dans les années 50, bien que l'on observe de grandes divergences entre celle-ci et les deux autres disciplines du champ, il est important de relever que les chorodidáskaloi partageaient dès l'origine deux objectifs majeurs avec les laographes et les musicologues qui baignaient dans un climat intellectuel pour lequel les études folkloriques participaient à la constitution d'une idée nationale : l'inscription des pratiques choreutiques rurales dans une généalogie remontant à la Grèce antique propre à démontrer la continuité entre Grecs modernes (Neoéllines) et Grecs anciens (Archaíoi Éllines) via l'époque byzantine ainsi que l'établissement d'un répertoire représentatif des différentes régions de Grèce. Ces deux objectifs correspondent à deux dimensions fondamentales dans l'appréhension des pratiques musicochoreutiques par la plupart des agents du champ ; la dimension spatiale et la dimension temporelle. Le témoignage de Dóra Strátou nous montre comment s'articulent ces deux objectifs aux données de l'époque ; sa tentative de préservation des traditions régionales intervient dans une capitale en pleine transformation et perméable aux modes étrangères. Cet ancien bourg de l'Attique, vague après vague de migration rurale, s'est progressivement dépouillé de sa tradition musicochoreutique régionale pour devenir le lieu d'expression par excellence de formes musicales urbaines qui seront évoquées dans les prochaines pages. Dóra Strátou a donc sous les yeux une ville sans tradition régionale propre et étend son constat « urbano-centré » au reste des traditions régionales de la Grèce84. Comme nous allons le voir dans le quatrième chapitre, cette opposition entre pratiques musicales urbaines et rurales est l'un des critères de définition du répertoire traditionnel utilisé dans le processus de « mise en ordre » des pratiques musicochoreutiques par les spécialistes de la tradition. 82 Cette formalisation peut être exercée dans la préparation d'un cours de danse ou dans l'élaboration d'un discours, par exemple. 83 (Bourdieu 1986 : 41) 84 Il est en réalité discutable que ces traditions régionales aient réellement été menacées de disparition. En tout cas, une chose est sûre ; les missions de collectes organisées par Dóra Strátou se sont manifestement déroulées en des lieux où ces traditions étaient encore vivantes. 52 Chapitre 2. Un mariage presque traditionnel Ce chapitre porte sur une interrogation déjà introduite lors de la controverse, celle de la définition de la tradition. Mais elle est ici abordée différemment et prend appui sur des observations réalisées lors d'un mariage dont l'organisateur m'avait promis qu'il serait « traditionnel » (paradosiakós). Il s'agit ici de voir ce que l'on peut inférer des pratiques des acteurs tout en comparant ces dernières avec ce que disent les folkloristes locaux (qu'on nomme laographes) de l'institution du mariage en général. Or, les descriptions de l'institution du mariage produites par les laographes locaux et qui sont basées sur des témoignages d'anciens (palioí) s'éloignent tant de ce que j'ai pu observer qu'il en devient difficile de déterminer ce en quoi peut bien consister un mariage traditionnel. La perspective adoptée ici est que la traditionalité d'une institution dépend de la position d'action et d'énonciation des acteurs qui la définissent. Comme nous le verrons, la tradition (parádosi) telle qu'elle se manifeste lors des séquences du mariage n'apparaît pas en bloc mais plutôt par des traits saillants, que je nomme des « marqueurs en traditionalité » et que les habitants jugent particulièrement pertinents. Ici, le mariage de la fille de Rafaíl est envisagé comme la dernière occurrence en date d'une longue succession d'occurrences dans le temps et mon hypothèse est que la traditionalité du mariage est jugée à l'aune de l'expérience individuelle (víoma) des acteurs. L'expérience du mariage qui prime dans ce cas et qui est utilisée comme référence en traditionalité est celle de Rafaíl, qui dispose du pouvoir économique d'actualiser l'institution, ce qui nous permet d'expliquer partiellement au moins comment une situation considérée comme traditionnelle est définie en référence à un passé tout en étant constamment transformée au présent. 2.1. Les institutions et la perspective constructiviste Dans leur ouvrage « La construction sociale de la réalité », Peter Berger et Thomas Luckmann défendent l'idée que l'ordre social est une production continue de l'homme, c'est-à-dire que cet ordre n'existe que dans la mesure où l'activité humaine contribue sans cesse à le reproduire85. Cette idée repose elle-même sur la théorie de l'habituation et de l'institutionnalisation. Selon eux, toute activité humaine est sujette à l'habituation et tend, lorsqu'elle est répétée fréquemment à se fondre dans un modèle qui permet sa reproduction avec un moindre effort. Cette 85 (Berger et Luckmann 2012 : 107) 53 observation vaut tant à un niveau individuel qu'à un niveau collectif. L'habituation impliquerait un rétrécissement des choix et rendrait inutile pour les acteurs de redéfinir chaque situation étape par étape. Pour prendre un exemple concret, l'apprentissage d'une danse, seul ou en groupe, procède de l'habituation. Plusieurs techniques peuvent être utilisées indépendamment ou conjointement dans ce processus d'habituation ; l'individu peut commencer par écouter la musique jusqu'à y déceler un pattern rythmique et se lancer dans l'exécution des pas. Il peut observer les danseurs qui se situent autour de lui et tenter de reproduire leurs gestes en comptant ou non leurs pas et les siens propres. Quelle que soit sa manière de procéder, l'expérience démontre que les premières exécutions sont les plus difficiles en ce qu'elles demandent un réel effort psychologique et corporel que la répétition à intervalles réguliers tend à réduire86. L'institutionnalisation fonctionne sur le même principe mais à la différence de l'habituation qui peut se manifester à un niveau individuel, elle implique nécessairement la coprésence de plusieurs acteurs. Pour les besoins de la démonstration, Berger et Luckmann utilisent l'exemple d'une interaction entre un individu A et un individu B afin de présenter la manière dont émerge une institution tout en admettant qu'en réalité, les institutions se matérialisent sous la forme de collectivités englobant un nombre considérable d'individus. Selon eux, l'institutionnalisation se manifeste lorsque des acteurs effectuent une « typification réciproque d'actions habituelles ». Lorsque ceux-ci interagissent, des typifications sont rapidement produites dans la mesure où A et B s'attribuent mutuellement des motivations, s'habituent à leurs réactions réciproques et établissent tacitement ou non des modes d'actions communs. Ces typifications sont exprimées par des modèles spécifiques de conduite qui constituent des rôles. De la même manière que l'habituation libère l'individu du poids de la réflexion produite par l'émergence d'une situation totalement nouvelle, la typification réciproque d'actions habituelle délivre A et B d'une très forte tension psychologique puisqu'elle leur permet de prédire leurs réactions mutuelles, d'établir des routines allant de soi lors de leurs interactions et de stabiliser les situations auxquelles ils sont confrontés. Selon les auteurs, les institutions exercent ainsi un contrôle sur la conduite humaine dans la mesure où elles établissent des modèles prédéfinis de conduite qui canalisent cette dernière dans une direction précise au détriment d'autres directions théoriquement possibles87. 86 Le processus d'habituation sera évoqué à plusieurs reprises dans ce mémoire et sera analysé en tant que tel dans le chapitre 6. 87 Ibid., p. 113 54 Mais ils prennent également le soin de déterminer comment une institution que les individus contribuent à perpétuer par leurs actions peut acquérir une forme d'objectivité qui fait qu'elle est ressentie comme un fait extérieur. Ainsi, il est impossible de parler d'institutions sans parler de leur historicité. Berger et Luckmann considèrent à cet égard que c'est la transmission de ces institutions aux générations suivantes, par exemple les enfants de A et B, qui leur confère leur objectivité et qui fait qu'elles sont vécues comme détentrices d'une réalité propre, indépendante des individus 88. Les institutions nées entre A et B, après leur transmission à leurs enfants, se « cristallisent » et sont vécues comme existant au-dessus et en-dessous des individus qui les incarnent. Cette idée pourrait s'exprimer verbalement par le contraste entre « Voici comment nous faisons » et « Voici comment les choses sont faites », le langage participant grandement au processus d'objectivation 89. Les auteurs ajoutent que tant que les institutions ne sont maintenues qu'entre A et B qui en sont les formateurs, celles-ci demeurent malléables et transparentes en ce que les individus en comprennent les ressorts. Le processus de transmission change cet état de fait tant pour la génération suivante que pour A et B qui eux aussi finissent par vivre l'institution qu'ils ont fait naître comme un fait extérieur ; pour utiliser le vocabulaire bourdieusien, l'arbitraire de l'institution est progressivement naturalisé et l'institution qui se transmet de générations en générations perd de sa transparence aux yeux des individus. Ils affirment donc qu'un monde institutionnel est vécu en tant que réalité objective possédant une histoire qui anti-date la naissance de l'individu et n'est pas accessible à sa mémoire biographique. L'individu s'insère dans un ordre social qui lui préexiste et exerce sur lui un pouvoir de coercition dans la mesure où il est progressivement amené à intérioriser cet ordre qui lui est opaque lors de sa socialisation et qui lui fournit des formes typiques d'actions auxquelles il est aisé de se conformer et malaisé de se soustraire. Berger et Luckmann définissent donc l'institution comme l'objectivation par les agents d'actions typifiées. Ainsi, même si elle est perçue comme un fait extérieur, l'institution n'existe pas en tant que telle mais constitue à plus proprement parler une abstraction dans l'esprit des agents naissant de l'observation récurrente d'actions typifiées suffisamment semblables dans leur déroulement pour qu'ils les associent et les considèrent comme essentiellement identiques. Cependant, afin de bien saisir la double-nature de l'ordre social, à la fois coercitive par la « force de ses formes » et plastique dans la mesure où elle fait l'objet de négociations qui sont la source de ses transformations, je propose dans ce chapitre -et dans le reste de ce mémoire-, de distinguer 88 Ibid., p. 117 89 La dimension langagière est typique de l'approche de la sociologie de la connaissance mais rien n'empêche de postuler que ce processus d'objectivation passe par l'apprentissage corporel, spécialement lorsqu'il est question d'institutions impliquant une pratique de la danse. 55 l'institution de la situation, c'est-à-dire du cadre spatial et temporel dans lequel se produisent ces actions typifiées. J'emprunterai donc à Erving Goffman sa définition du concept de situation, bien que sa théorie de l'ordre de l'interaction s'éloigne sensiblement de la réalité intersubjective telle qu'elle fut théorisée par Schutz et approfondie par Berger et Luckmann 90. Il définit celle-ci comme un « environnement fait de possibilités mutuelles de contrôle, au sein duquel un individu se trouve partout accessible aux perceptions directes de tous ceux qui sont présents et lui sont similairement accessibles ». Cette définition nous permettra de mieux saisir les dynamiques à l'oeuvre entre les agents pratiquant la danse et la musique. En résumé, la situation est la mise en coprésence d'agents en un instant T qui sont ainsi placés en position de contrôle mutuel, la trame sur laquelle se tissent et se stabilisent des actions typifiées tandis que l'institution est l'abstraction qui naît de la récurrence statistique d'un certain type de situation impliquant ces actions. 2.2. Jour de fête 29 juillet 2018. C'est jour de fête aujourd'hui au village d'Ágios Giórgis Sykoúsis. La fille de Rafaíl Koílis, le propriétaire de la presse à huile du village, se marie avec un habitant de Nénita. Lors du premier glénti auquel j'ai participé à Ágios Giórgis Sykoúsis pour enregistrer le répertoire de cornemuse (tsaboúna), Rafaíl s'était enquis de ma recherche et m'avait proposé de filmer les préparatifs de la mariée et la fête qui se déroulerait ensuite. « Tu assisteras à un mariage traditionnel », c'était sa promesse lorsqu'il m'avait remis l'invitation (prósklisi). Depuis trois mois, je me rends tous les samedis au village pour prendre des cours de danse avec Sarántos Kostídis et apprendre à jouer de la tsaboúna en compagnie de Níkos Tsóflias. Lorsque je n'ai aucun autre moyen de me déplacer, je fais le trajet à pied. Cela me prend environ une heure et demie. J'aime beaucoup faire ce trajet en fin d'après-midi lorsque le soleil commence à descendre. Le village étant semi-montagneux, lorsque je viens à bout des montées sinueuses, le soleil a déjà disparu. De Dafnónas, je rejoins la plaine et passe par le village de Zyfiás, puis je prends l'ancienne route, plus abrupte mais plus courte. Elle me permet de me souvenir qu'avant la démocratisation de l'automobile, tous ici marchaient. La distance entre deux villages avait un sens et structurait leur développement historique respectif. Je me souviens de ce Pétros Karvoúnis me disait de son professeur de santoúri, Sotíris Louloúdis. Pour se rendre aux panégyres des villages reculés du 90 Cefaï et Gardella, « Comment analyser une situation selon le dernier Goffman », p. 235. 56 Nord de l'île, il chargeait son instrument à dos de mule et passait sa journée à marcher à ses côtés. Le soir, il jouait puis partait avant l'aube afin d'arriver à l'heure au village suivant. Le métier de musicien a beaucoup changé. J'arrive dans la cour de la maison familiale de Rafaíl, très ému et manifestement anxieux. J'entends les invités qui boivent sur la terrasse. Impossible de déterminer clairement qui est qui. Il me propose un whisky, me dit de faire comme chez moi. Dans le salon, les coiffeuses engagées pour l'occasion s'activent et préparent la coiffure de la fiancée (nýfi) et de sa petite soeur. C'est l'effervescence. L'équipe chargée de filmer et de photographier le mariage fait des plans de coupe, saisit les visages joyeux autant qu'anxieux des parents présents. L'heure défile puis arrive l'orchestre Bousékas, du nom de son chanteur. Lýkos joue du bouzouki, Sokianós est à la clarinette, Mavrákis à l'accordéon, Karaolánis au violon. J'ignore le nom du percussionniste qui joue du touberléki. Les photographes placent la mariée et ses suivantes pour que le rendu soit « beau » en vidéo. Les musiciens sont situés contre le mur, les suivantes sont assises dans le canapé contre le mur d'en face, la plupart de la famille est confinée dans le hall d'entrée. La table de la salle-à-manger a été déplacée pour faire de la place aux parents qui dansent. Vient l'heure des instruments (« archízoun ta órgana » ou « ta paichnídia »). 2.3. La danse de la future mariée 2.3.1. Le syrtós paralyménos Les musiciens entament le syrtós paralyménos91. Le terme syrtós désigne la forme dansée tandis que l'adjectif « paralyménos » -signifiant littéralement le « paralysé »- fait référence à la mélodie. Si cette dernière n'est aujourd'hui connue des habitants que sous sa forme instrumentale, elle existait autrefois sous une forme chantée comme en témoigne l'enregistrement réalisé en 1929 aux Etats-Unis par Ioánnis Fokíou (dit « Chiótis »)92. Níkos Oikonomídis, dans son album « Pérasma sti Chío » référence aussi le syrtós paralyménos sous le nom de tsiggánikos, information qu'il semble détenir de Michális Neamonitákis, clarinettiste de l'île 93. Certains habitants le nomment également pasvántikos cependant la mélodie répertoriée sous ce nom par Hubert Pernot lors de sa 91 Pour une interprétation en séance d'enregistrement voir https://archives.cremcnrs.fr/archives/items/CNRSMH_I_2018_029_001_06/ ; pour une version lors d'un panégyre voir https://archives.crem-cnrs.fr/archives/items/CNRSMH_I_2018_029_001_08/ 92 https://www.youtube.com/watch?v=K6GbcoXJNCM 93 (Oikonomídis 2012) 57 Ex. 1 mission en 1898 n'a que peu en commun avec le syrtós paralyménos qu'on jouait en 1929 et qu'on joue encore aujourd'hui94. Elle fait partie des mélodies traditionnelles et locales (topikoí) et, à ma connaissance, elle n'existe en aucun autre lieu qu'à Chíos. Les parents font danser la future mariée (« chorévoun ti nýfi ») pendant près de dix minutes. C'est le père qui commence, et on voit dès les premiers pas qu'il est bon danseur 95. Il se tient à sa droite, fait quelques figures, la fait virevolter puis sans la lâcher, fait signe à sa femme Ioánna de venir danser. Celle-ci saisit la main gauche de sa fille. Après quelques instants, la petite soeur María saisit la main gauche de sa mère, ils dansent maintenant à quatre. Les liens de la famille nucléaire se trouvent matérialisés et actualisés par la danse ; Myrsíni occupe la place centrale et est liée à ses parents les plus proches qui sont positionnés à sa gauche et à sa droite. Rafaíl et sa femme cèdent ensuite leur place aux grands-parents paternels, puis c'est au tour des grands-parents maternels de la faire danser. Cet ordre n'est peut-être pas anodin. La prééminence du père est assez manifeste ; il est le premier à danser avec la nýfi avant que celle-ci ne quitte la maison familiale (qu'on appelle « patrikó »). Il est possible que la danse des parents du père précédant celle des parents de la mère soit une autre manifestation de la prééminence de la famille paternelle, prééminence qui n'est pas propre à Chíos mais est commune à l'ensemble de la Grèce96. 2.3.2. Les distiques d'éloges et de voeux Au bout de quatre minutes Rafaíl reprend sa place et les musiciens « tournent le syrtós en tsiftetéli chiótiko » (« gyrízoun to syrtó se tsiftetéli »)97. Il lâche Myrsíni et les deux se mettent instantanément à exécuter la forme dansée tsiftetéli, que l'on nomme aussi patitós en référence à son style d'exécution, basé sur des appuis fortement marqués. La mère vient les rejoindre et Bousékas le chanteur entame les distiques d'éloges et de voeux adressés à la future mariée (painémata tis nýfis) et à sa parentèle. Les painémata (du verbe painévo ou epainó ; louer, glorifier) sont des distiques décapentasyllabiques rimés énoncés sur un motif mélodique particulier, en l'occurence celui du tsiftetéli chiótiko en mode sol hicaz. Les musiciens professionnels classent les mélodies selon leur mode98 qu'ils nomment drómos et qui signifie littéralement « route » ou « chemin ». Les drómoi 94 95 96 97 (Pernot et Le Flem 2006 : 31) La notion de « bonne danse » et les formes dansées sur l'île seront analysées dans le cinquième chapitre. A ce sujet, voir Couroucli (1987). Les transitions entre formes dansées seront analysées dans la section consacrée au « gýrisma », la transition « tournante ». 98 C'est ce qui leur permet notamment de créer des suites (enótites) cohérentes d'un point de vue modal durant les panégyres. Nous en reparlerons dans la section consacrée au répertoire des fêtes. 58 Ex. 2 utilisés en musique grecque mêlent les références au solfège de la musique occidentale -notamment pour le nom des notes- et référence à la théorie des modes ottomans (makamlar)99. Le sol hicaz est donc le mode utilisant le tétracorde hicaz sur la fondamentale (vási) sol. Fig. 1 : échelle du mode sol hicaz Le chanteur fait précéder chaque distique par un « amán, amán »100 puis chante un premier hémistiche octosyllabique. Une courte pause marque la césure puis vient le second hémistiche heptasyllabique qui est, lui, répété avant que soient énoncés les troisième et quatrième hémistiches. La fin du distique est aussi marquée par un « amán, amán » et est suivie par une improvisation du clarinettiste. L'opération se répète plusieurs fois et met à l'honneur la future mariée ainsi que ses parents les plus proches. Fig. 2 : modèle d'énonciation des distiques d'éloges et de voeux Amán amán amán interj. introductive Sto spíti toúto t'ómorfo hémistiche 1 1 1+1 1+1 =8 1+1+1 me ta pollá ta kálli hémistiche 2 1 1 1+1 1 1+1 =7 - me ta pollá ta kálli répétition hém. 2 Nyfi Myrsíni s'éntysan hémistiche 3 1+1 1+1+1 1+1+1 =8 k' eín' i chará megáli hémistiche 4 1+1 1+1 1+1+1 =7 99 Pour un ouvrage de référence sur les makamlar ottomans, voir Aydemir (2010). 100 Comme on le verra dans la section dédié à la forme vocale manés, « amán » est probablement dérivé de l'arabe et y signife « clémence » ou « pitié ». 59 amán amán interj. conclusive La transcription qui suit est comparable à la méthode développée par Regula Burckhardt Qureshi dans son analyse des performances de qawwali en Inde et au Pakistan101. Afin de mettre en évidence le caractère événementiel de la pratique musicale soufie, qui implique la coprésence et l'interaction de ceux qui produisent le « message sonore » et de ceux qui le reçoivent, celle-ci met en place la méthode du « vidéographe », « conçu pour capter les réponses simultanées de plusieurs auditeurs en correspondance avec la musique »102 et du « videochart », « centré sur la dynamique de l'interaction qui résulte de l'attention particulière de l'exécutant aux divers spectateurs de l'événement »103. Etant donné la nature de la performance des painémata, sa dynamique étant largement conventionnelle, cette transcription n'a pas pour objectif de rendre compte des interactions de manière aussi fine. Elle vise avant tout à offrir une traduction des distiques chantés, à présenter les transitions entre chant et improvisation instrumentale et à rendre compte, par la colonne du milieu, des modifications de la configuration au niveau des danseurs, de la rémunération des musiciens par les hommes de la famille de Myrsíni ainsi que des exclamations audibles des participants. Αμάν αμάν αμάν 2'51'' Amán amán, Στο σπίτι τούτο τ' όμορφο, Dans cette superbe demeure με τα πολλά τα κάλλη aux biens innombrables Νύφη Μυρσίνη σ' έντυσαν, Ils t'ont vêtue en fiancée, Myrsíni κ' είν' η χαρά μεγάλη Rafaíl glisse un billet à Et c'est une grande joie Αμάν αμάν Bousékas, le grand-père Amán amán maternel paye le ταξίμι οργανικό Αμάν αμάν violoniste Karaolanis 3'51'' partie instrumentale improvisée Amán amán, Νυφούλα 'σένα θα το πω, Petite fiancée, c'est à toi que je m'adresse ν'ακούσουν κι όλοι πέρα et que ceux qui t'entourent entendent Νά 'σαι πάντα περήφανη, Sois toujours fière πού 'χεις τέτοιον πατέρα -Ela104 !!! d'avoir un tel père 101 Qureshi (1986) 102 Ibid., p. 717 103 Ibid., p. 719 104 L'interjection « Ela ! » signifiant littéralement « Viens ! » exprime ici l'approbation du distique par l'émetteur. Elle 60 Αμάν αμάν Amán amán ταξίμι οργανικό partie instrumentale improvisée 4'31'' Αμάν αμάν Στην Ιωάννα θα το πω, τούτες εδώ τις ώρες αμάν αμάν Μάνες δεν έχει πιά πολλές, Myrsíni sourit à sa mère, Rafaíl glisse un autre billet Rafaíl s'exclame : « Oh! » Amán amán, Et je dirai à Ioánna que de nos jours Il reste peu de mères pour enfanter de telles filles Amán amán Να κάνουν τέτοιες κόρες Αμάν αμάν María rejoint sa soeur, ταξίμι οργανικό danse avec elle partie instrumentale improvisée 5'13'' Αμάν αμάν Amán amán, Μια ευχή θα κάνω εγώ, Je formulerai un voeu στον κόσμο παρουσία Devant l'assemblée réunie Qu'un heureux sort trouve également Μια καλή τύχη να βρεθεί και στη μικρή Μαρία Rafaíl glisse un autre La petite María billet Αμάν αμάν Amán amán ταξίμι οργανικό partie instrumentale improvisée 5'58'' Amán amán, Αμάν αμάν Le grand-père se lève, Παππούδες και γιαγιάδες σας θα πω και να χορέψουν on force la grand-mère à se lever, elle refuse J'appelerai aussi vos grands-parents Qu'ils se lèvent et dansent, Μέχρι και τα δισέγγονα, Et je leur souhaite de marier Εύχομαι να παντρέψουν Même leurs arrières-petits-enfants Amán amán Αμάν αμάν Les grand-mères se lèvent ταξίμι οργανικό 6'50'' partie instrumentale improvisée Αμάν αμάν Amán amán, Για τη ζωή σου Ραφαήλ, Sur l'histoire de ta vie, Rafaíl fonctionne à la fois comme reconnaissance du kéfi et comme expression de son propre kéfi. 61 γράψε ένα βιβλίο Rafaíl glisse un billet écris donc un livre Ήσουνα πρώτα στο στράτο, L'assemblée rit, une Toi qui as commencé à l'armée τώρα στο ελαιοτριβείο femme s'exclame « A ! Oraío »105 Et possèdes maintenant une presse à huile Amán amán Αμάν αμάν 7'39'' ταξίμι οργανικό Myrsíni s'inquiète de partie instrumentale improvisée l'heure et en parle à son Αμάν αμάν père Ces grands-parents tous réunis Παππούδες και γιαγιάδες σου όλοι ένα καμάρι Για τη χαρά σου σήμερα Amán amán, Le grand-père paternel glisse un billet Une joie pour les yeux C'est pour toi qu'aujourd'hui στέκονται στο ποδάρι Ils tiennent sur leurs deux jambes Αμάν αμάν Amán amán 8'10'' ταξίμι οργανικό και κλείσιμο partie instrumentale improvisée et fermeture On le voit ici, les painémata (ou painetiká) sont des distiques au contenu principalement encomiastique et votif. Tout l'art du chanteur consiste à toucher son public par des distiques personnalisés et adaptés à leur situation ; de cet art dépend son salaire. Le chanteur commence par s'adresser à Myrsíni pour louer la famille et ses biens. Puis il loue directement le père, par l'intermédiaire de sa fille, la mère et la petite soeur. Les cinquième et septième distiques sont destinés aux grands-parents paternels et maternels de Myrsíni qui viennent danser pour l'occasion. Le distique sur le parcours personnel de Rafaíl -qui suppose une implication et une connaissance particulière de celui qui forge le distique- plaît à l'assemblée parce qu'il est basé sur un fait réel et que la tournure de phrase est élégante autant que drôle. J'ai eu l'occasion d'entendre ce type de distiques et d'observer la réaction des gens lors d'un autre mariage. Le trait d'esprit déclenche souvent le rire ou une exclamation de contentement et ce sont ces vers dont se souviennent les auditeurs. Ces distiques sont écrits et conservés et on les trouve dans la plupart des ouvrages folkloriques édités par les associations de village. Bousékas lui-même les emporte avec lui dans un classeur, ce qui est une pratique répandue parmi les chanteurs. 105 « Ah ! Joli ! » 62 On constate également que ces distiques sont, pour reprendre l'expression de Claude Calame dans son analyse du genre grec antique mélos, « riches en gestes autoréférentiels par lesquels le poète (...) désigne l’activité chantée dans laquelle il est engagé hic et nunc » et qui, par ce biais, « se présentent comme des actes de culte(...) »106. Bien que le contexte socio-historique soit très différent, l'idée générale vaut dans les deux cas. On observe ainsi que les quatrième et cinquième distiques diffèrent des autres car le chanteur ne se contente pas de consacrer une situation donnée en l'exagérant afin d'attirer la bonne fortune (voir distique 1). Il formule ici des voeux tout en précisant qu'il est en train de le faire dans « l'ici et maintenant »107 ce qui ancre différemment l'acte d'énonciation et lui donne valeur d'énoncé performatif. En l'occurrence, les distiques personnalisés et actualisés hic et nunc sont le fait d'un chanteur qui occupe à la fois la position d'énonciateur et de narrateur108, ce qui n'est pas toujours le cas, comme nous le verrons dans le quatrième chapitre. Il est engagé en tant que témoin mais également en tant qu'agent du rituel de mariage ; après avoir sanctionné la transformation que la famille est en train de subir par le mariage imminent de Myrsíni (distique 1), celui-ci projette la famille dans son organisation future, où la fille cadette et les enfants de Myrsíni sont mariés sous le regard de leurs arrières-grands-parents (distiques 4 et 5). Dans son analyse des rites d'initiation des Okiek du Kenya, Corinne Kratz défend l'idée que les chants processionnels aident à définir la structure cérémonielle de l'initiation et qu'ils en marquent l'évolution temporelle. Mais elle prolonge cette réflexion et affirme également que, pris comme un ensemble, ces chants ne sont pas uniquement des marqueurs temporels du processus d'initiation en cours mais qu'ils « sont » ce processus d'initiation109. De la même manière, les painémata doivent être envisagés comme un acte sanctionnant la transformation statutaire de Myrsíni et participant pleinement à l'élaboration du rituel. 2.4. La déambulation nuptiale (patináda gámou) Normalement, le futur époux (gambrós) rejoint la maison familiale (patrikó) de la fiancée précédé par les musiciens et suivis par sa famille, son témoin et ses amis. Le cortège (gamília Ex. 3 pompí) les accompagne ensuite jusqu'à l'église. Les musiciens « annoncent » ce mariage en jouant entre autres la patináda gámou, mélodie connue à Chíos sous le nom d'aignousiótikos skopós. Ce 106 (Calame 2006 : 529) 107 Le chant, par le régime d'attention qu'il implique, permet à l'énonciateur de dire qu'il est en train de faire un voeu. On constate l'incongruité à l'oral d'une telle chose en comparant par exemple « Santé ! » à « Je vais te dire : santé ! » 108 Personnage réel ou fictionnel supposément auteur du récit. 109 (Kratz 1994 : 242, 263, 281) 63 titre indique son origine et indique aux acteurs qu'elle provient de l'île d'Oinoússes. Les habitants d'Oinoússes quant à eux l'appellent Gambrikós, c'est-à-dire la « mélodie du jeune marié »110. Cette mélodie est également connue et jouée avec quelques variantes mélodiques et instrumentales dans d'autres îles de l'Egée sous le nom de patináda gámou, skopós gámou ou nyfiátikos, notamment à Náxos, Tínos, Sámos et jusqu'en Cappadoce, à l'époque où elle était encore peuplée de communautés grecques. Dans tous les cas, le titre indique qu'il est associé à la déambulation (patináda ou patounáda) dans les rues à l'occasion d'un mariage (gámos). Je ne l'ai entendu jouer qu'en une seule autre occasion : lors d'un défilé des délégations de groupes de danse de l'île d'Oinoússes. Cependant, il est impossible aujourd'hui de suivre la procédure habituelle. Comme évoqué plus haut, le gambrós est du village de Nénita, or il est de coutume que le mystère du mariage soit accompli dans une église de la paroisse (enoría) du gambrós, distante de plusieurs dizaines de kilomètres. La solution adoptée dans le cas d'un mariage entre individus de villages différents est celle du cortège de voitures accompagnant la mariée jusqu'au village de l'époux. Nous nous rendons donc à Nénita afin d'assister à la cérémonie religieuse du mariage. A la fin de la cérémonie de mariage dans l'église, les mariés et leurs parents se placent à l'entrée et les personnes présentes viennent faire des voeux. On souhaite ainsi une longue vie aux mariés (« Na zísete ! »), aux petits frères et petites soeurs on souhaite de se marier prochainement (« Kai sta diká sou ! », littéralement « Et aux tiennes ! »), et on souhaite aux parents que le couple vive longtemps (« Na sas zísoun ! »). Je bois la soumáda, un sirop d'amandes offert aux invités par les parents (on appelle cette offre le kérasma), et après avoir discuté un peu avec les invités que je connais, je retourne à Ágios Giórgis Sykoúsis pour la fête qui aura lieu dans quelques heures. Il est à noter que le rôle des musiciens dans le déroulement du mariage est ici considérablement réduit par rapport à ce qu'il était autrefois. Le cortège musical, qui est l'un des moments phares de cette cérémonie et rend palpable l'union de deux êtres mais aussi de deux parentèles au sein du village, a été réduite à son strict minimum : un accompagnement de la mariée du seuil de sa porte à la voiture qui l'attend au dehors et qui la conduira à Nénita. La séquence, sans disparaître totalement, est réduite à une unité minimale comprenant la déambulation accompagnée d'instruments et la mélodie qui lui est associée. Ce fait n'est pas unique, comme nous allons le voir. Nombreuses sont les pratiques qui sont tombées en désuétude en raison notamment des transformations socioéconomiques de l'île et de la libéralisation de ses moeurs. 110 (En Chordaís : 1999) 64 Fig. 3 2.5. Les pratiques musicales par le prisme des transformations du mariage Dans le cas qui nous concerne, l'exogamie généralisée est une transformation notable du fonctionnement des mariages à Chíos. Cette situation est devenue la norme ; alors qu'il fut un temps où l'endogamie au sein des villages était courante, il est plus rare aujourd'hui de prendre époux au sein de son entourage immédiat. Le désenclavement des villages et la mobilité accrûe des individus qui lui est concomittente a produit l'émergence de nouvelles situations auxquelles répondent de nouvelles pratiques. Alors que les cérémonies de mariage différaient sensiblement d'un village à l'autre, celles-ci ont aujourd'hui tendance à s'uniformiser. La banalisation de l'exogamie a notamment contribué à ce que ces nouvelles pratiques deviennent l'archétype de l'expérience du mariage. Ainsi, on peut imaginer que lorsque María, la soeur de Myrsíni, se mariera, elle aura pour modèle le mariage auquel elle vient d'assister mais également les mariages de ses amies qui s'organisent de la même manière, à quelques différences près relevant principalement du goût des mariés. La cohabitation avant le mariage est un autre fait qui vient considérablement altérer le déroulement du mariage et notamment sa partie musicale. Les fiancés vivent déjà ensemble, ce qui rend inutile voire incongru l'accompagnement du gamprós jusqu'à la maison familiale de la nýfi. Mais cette cohabitation oblitère également d'autres pratiques telles que celle de l'entremise (proxenió) pour laquelle un « marieur » (proxenitís), parent ou ami de confiance, de préférence marié111 et ayant un certain talent oratoire112, était chargé par la famille de l'un des deux partis, principalement du jeune homme113, de jouer les entremetteurs et de trouver discrètement un accord concernant le mariage en lui-même et concernant la dot (proíka), qui faisait l'objet d'un véritable contrat (proikosýmfono)114. Par ailleurs, et sans rentrer dans les détails de rites qui ne survivent aujourd'hui que dans la mémoire des plus anciens, il est important de noter que de nombreux chants compilés dans les ouvrages de folkloristes et interprétés par les femmes à l'occasion des préparatifs de mariage tels que la broderie et la couture ainsi que le lavage et le repassage des étoffes constituant le trousseau 111 On disait des proxénètes non-mariés : « Lévteros proksenitís giá lógou tou gyrévei », c'est-à-dire : « Le proxénète célibataire marchande pour lui-même ». 112 (Papazí 2009 :119) 113 (Proákis 2003 : 47) 114 (Michaliós 2010 :108) 65 de la nýfi ont disparu115. Cette disparition est un effet de la cohabitation avant le mariage mais également un effet des modifications de la division du travail et des modes de consommation. Qu'il me soit permis d'énoncer l'évidence : jusqu'aux années 50, le gros du trousseau était constitué par les femmes de la famille ; il était nécessaire de confectionner linges, taies d'oreillers, couettes et draps et les chants aujourd'hui disparus étaient un divertissement accompagnant ces travaux. Aujourd'hui, les structures de l'économie font que le coût à l'achat de ces articles est sans commune mesure avec le coût en terme de savoir-faire et d'heures de travail nécessaires à leur confection. Les ouvrages folkloriques publiés en majorité entre les années 80 et les années 2000 116 nous apprennent également que le gámos, qu'on nommait parfois chará (« joie ») avait majoritairement lieu durant le mois de janvier, époque de l'année où les travaux agricoles étaient les moins intenses117. Le mois de Genári était ainsi appelé Pantreiári (« Mois marieur ») dans certains villages118. Il était également courant que plusieurs mariages soient organisés le même dimanche après-midi, après la liturgie. Cet état de fait a considérablement changé. Les mariages en janvier sont aujourd'hui l'exception plutôt que la règle ; on les organise de préférence durant les mois d'été. La part de la population vivant de travaux agricoles a nettement diminué et les couples préfèrent se marier durant l'été, notamment en raison des températures plus clémentes et de l'absence de pluie. C'est également une période plus favorable pour s'absenter quelques jours et partir en « lune de miel » sur une île voisine. D'autre part, il paraîtrait surprenant voire impensable aujourd'hui que plusieurs mariages soient organisés le même jour dans le même village. Cette simultanéité serait probablement perçue par les futurs mariés ayant annoncé leur union les premiers comme un affront visant à les priver de certains de leurs invités et la chose serait accueillie de manière très défavorable par nombre de villageois. Cette transformation majeure du calendrier des cérémonies de mariage n'est pas évoquée par les acteurs et le caractère condensé et collectif de ces cérémonies n'est pas non plus retenu comme critère pertinent lorsqu'il est aujourd'hui fait mention d'un mariage traditionnel (paradosiakós gámos). C'est d'ailleurs une constante observable concernant les situations que les acteurs considèrent comme traditionnelles ; lorsque la préservation d'une caractéristique traditionnelle contrevient trop aux habitudes et aux sensibilités actuelles, celle-ci disparaît. 115 D'après mes entretiens auprès d'Evgeneía Kalagkiá-Mouratídou et Sévi Giannopápa du village de Lagkáda (Nord de l'île), ces pratiques et les chants qui les accompagnent étaient encore d'usage jusque dans les années 60. 116 Voir Annexe 2 117 (Kolliáros 2003 : 23) 118 C'est le cas notamment dans le village de Pyrgí (Ouvrage collectif 2010 :151) 66 2.6. La fête sur la place d'Agios Giórgis Sykoúsis Les invités sont installés sur la place principale du village d'Ágios Giórgis Sykoúsis quand les jeunes mariés entrent en scène vers vingt heures. Les places sont manifestement assignées selon l'importance des convives pour la famille ; la table des mariés, décorée de couronnes de fleurs et d'étoffes soyeuses, est accolée à la taverne qui fait face à la piste de danse. L'orchestre est situé légèrement en retrait à leur gauche. Les tables rondes placées en bord de piste sont occupées par les invités de marque. Quant à moi, j'occupe une longue table rectangulaire du rang extérieur avec les autres invités du village de Dafnónas dont certains sont originaires d'Ágios Giórgis mais ont pris femme à Dafnónas avant de s'y installer. Timoléon, le cuisiner des bateaux marchands qui réside en face du café de Dafnónas et qui intervient dans nos discussions en jetant un rire ou quelques mots depuis sa terrasse alors que les villageois discutent en bas de chez lui, en fait partie. Il a toujours un mot nostalgique pour ce qui est à ses yeux son « vrai » village, celui d'Ágios Giórgis. Les fêtes y sont meilleures, on y joue encore de la cornemuse, il y a plus de cafés, l'équipe de foot est composée de vrais villageois... On lui pardonne ces accès de localisme (topikismós) car il en parle toujours sans dédain ni excès d'orgueil. Il doit y avoir deux cents personnes. Elles sont servies par des serveurs professionnels engagés pour l'occasion. Les mets proviennent d'un traiteur chic de l'île, ce qui participe au prestige de Rafaíl et de sa parentèle qui, par la fête qu'il organise, affirme à tous son statut social et son pouvoir économique119. 2.7. La danse de la mariée Les jeunes mariés entrent en scène sous les applaudissements et la sonorisation diffuse une musique pop grecque romantique120 tandis qu'ils coupent la pièce montée, sabrent le champagne et Ex. 4 saluent l'assemblée. Puis ils se dirigent au centre de la piste, dansent un slow 121 au milieu d'effets pyrotechniques tandis que la photographe les mitraille. Certains convives, installés aux tables des rangs extérieurs se rapprochent pour voir le couple de plus près, des jeunes femmes regardent la mise de la mariée et la commentent discrètement, rêvant probablement d'un tel banquet pour leur 119 Comme on le verra, la commensalité est un prérequis aux pratiques choreutiques sur l'île mais également dans toute la Grèce. Or, Maurice Bloch analyse cet acte de manger ensemble comme « l'un des opérateurs les plus puissants du processus social », le partage de nourriture étant perçu comme ce qui provoque ou maintient une substance commune entre ceux qui le partagent (Bloch, 2010 : 81). 120 Il s'agit du hit « Min anisycheis » de Giórgos Sampánis. Elle reprend les codes de la ballade pop américaine. https://www.youtube.com/watch?v=R-HA5Qr5MRE 121 La chanson « To kýma » du groupe Mélisses. https://www.youtube.com/watch?v=GBSqFT1yqqU 67 propre mariage. Après une pause de quelques minutes, l'ambiance musicale change lorsque l'orchestre Bousékas entame le syrtós polítikos (1'02''). C'est la première mélodie jouée lors des mariages de l'île122. Comme son nom l'indique, elle provient de Constantinople123 et son premier enregistrement connu est interprété à l'accordéon par Ex. 5 Antónis Amirális (ou « Papatzís ») à la fin des années 20124. Le syrtós durera en revanche beaucoup plus longtemps : il faut que l'intégralité des parents et des proches fasse danser la mariée et rémunère l'orchestre après son tour. C'est le mari qui commence, puis vient le tour des parents du mari (1'17''), succédés eux-mêmes par les parents de Myrsíni (1'52''). Cette dernière prend un instant pour synchroniser ses pas à ceux de son père. Rafaíl, qui était venu la faire danser avec un mouchoir, lui laisse ce dernier. Le grand-père jette des dollars sur Myrsíni (2'10''). Des petites filles endimanchées viendront ensuite les ramasser pour les porter à l'orchestre125. Les grands-parents paternels et maternels ont aussi leur tour. On constate qu'une fois l'union sanctionnée par la cérémonie à l'église, la prééminence dans la danse revient au gambrós et à sa famille matérialisant et marquant en cela la transformation de statut de la mariée. Lors de cette longue danse, les musiciens constituent une suite de mélodies de la forme dansée syrtós qu'on appelle enótita ; ils « tournent » (gyrízoun) le syrtós polítikos en syrtós Ex. paralyménos, en syrtós aziziés, en syrtós toúrkikos, en syrtós fereïs, puis en syrtós silyvrianós126. Chacune de ces mélodies est associée à un lieu : le polítikos à Constantinople, le paralyménos est considéré comme un morceau local (topikós) de Chíos, aziziés y est très apprécié mais existe également à Lésvos, dans les Cyclades ainsi qu'à Chypre 127, le toúrkikos à une origine anatolienne non déterminée128, le fereïs à un village d'Asie Mineure, le silyvrianós à la ville de Silyvrie située 122 Bien que certains villages commencent leurs mariages par leur danse locale comme c'est le cas à Nénita ou Pyrgí. (Kolliáros 2003 : 35) 123 Póli signifie la ville. Or Constantinople demeure « la Ville des villes » dans l'imaginaire des habitants de Chios (et d'autres régions de Grèce). 124 https://www.youtube.com/watch?v=VZUCX351Yao 125 On m'a rapporté qu'il fut un temps où les musiciens étaient en guerre contre les serveurs engagés lors des mariages et de certains panégyres. En effet, ces derniers plaçaient de la colle sur leurs semelles afin de récupérer en marchant les billets jettés en l'air par les convives. La règle est sans équivoque : tout billet qui quitte la poche des danseurs est pour les musiciens cependant, contrairement à ce qu'on observe en d'autres régions, il ne viendrait jamais à l'idée d'un danseur de coller le billet sur le front d'un musicien. Il le glissera tout au plus dans la poche de sa chemise, avec respect et sans excès de familiarité. 126 Pour une vision synoptique des différents syrtoí instrumentaux de l'île, voir : https://archives.cremcnrs.fr/archives/collections/CNRSMH_I_2018_029/ 127 Son nom lui provient sans doute du sultan Abdülaziz, trente-deuxième sultan de l'empire ottoman ayant régné entre 1861 et 1876. La composition figure sous le titre « hicaz sirto » sur l'album « Sultan bestekarlar » (« Sultans compositeurs ») édité par Kalan Müzik. Notons qu'il était courant à cette époque d'attribuer des compositions à des sultans sans qu'ils en soient pour autant les auteurs. 128 Ce titre renvoie cependant fort probablement aux musiques des Grecs orthodoxe de l'Anatolie qui furent déplacés de force après la guerre Greco-Turque en 1924 ou même avant puisque certains Grecs d'Asie Mineure rejoignirent 68 6 à 10 dans la péninsule de Thrace (actuelle Silivri en Turquie), proche de Constantinople. Pendant ce temps, les invités défilent, font danser la nýfi avant de glisser un billet au chanteur. La séquence se poursuit durant vingt-cinq minutes, jusqu'à ce que le mari reprenne la main (3'42''). L'orchestre joue alors quelques mesures du polítikos puis tourne la mélodie en bállos (« to gyrízei se bállo »). En entendant l'improvisation à la clarinette (3'55''), les jeunes mariés se lâchent la main -un peu plus tard qu'ils ne le devraient et sous l'impulsion de Myrsíni- et entament le bállos face-à-face. L'orchestre tourne ensuite le bállos en tsiftetéli (4'42'') et Bousékas reprend les painémata, ces distiques de voeux et d'éloges dont il a déjà été question. Il opère le même type de projection des familles dans le futur, en faisant référence au premier enfant né de l'union à présent effective et au sort de la soeur de Myrsíni et du frère du gambrós, Marínos (distiques 5 et 6). La scène de la danse de la mariée n'ayant pas donné lieu à des interactions particulières entre le couple, le chanteur et le public, je ne transcrirai ici que les paroles : Αμάν αμάν Amán amán Δε θα σας πω να ζήσετε Je ne vous souhaiterai pas « longue vie » γιατί σας τά 'παν όλοι car ici tout le monde vous l'a dit Μα θα σας πω μόνο χαρές Je vous souhaite seulement νά 'ναι η ζωή σας όλη que cette vie soit toute de joies αμάν αμάν Amán amán ταξίμι οργανικό partie instrumentale improvisée Αμάν αμάν Amán amán Άγιε μου Ιωάννη Βαπτιστή Ô Saint-Jean Baptiste Πού 'χεις Θεό βαφτίσει Toi qui baptisas notre Seigneur Κατέβα στο ζευγάρι μας Viens au devant de notre couple Να ευχηθείς να ζήσει et souhaite-lui longue vie αμάν αμάν Amán amán ταξίμι οργανικό partie instrumentale improvisée Αμάν αμάν Amán amán l'île dès la première décennie du vingtième siècle. 69 Γαμπρέ εκτός το ταίρι σου Jeune marié, hormis ta moitié και άλλο λαχείο πιάνεις tu as gagné un autre lot Γιατί κουμπάρο διάλεξες Car pour témoin de ce mariage τον Κώστα για να κάνεις tu as fait le choix de Kóstas αμάν αμάν Amán amán ταξίμι οργανικό partie instrumentale improvisée Αμάν αμάν Amán amán Στο δρόμο που ερχόμουνα Alors que je prenais la route το συζητούσαν όλοι tous en discutaient Ότι τους (inaudible)ο γαμπρός Que le jeune époux (inaudible) του Ραφαήλ η κόρη la fille de Rafaíl αμάν αμάν Amán amán ταξίμι οργανικό partie instrumentale improvisée Αμάν αμάν Amán amán Τις συμπεθέρες και τις δυό Et seule une chose αυτό που τις αγχώνει angoisse les deux belles-mères ; Είναι πότε θα κάνετε Quand elles verront naître το πρώτο τους εγγόνι un premier petit-enfant αμάν αμάν Amán amán ταξίμι οργανικό partie instrumentale improvisée Αμάν αμάν Amán amán Μια ευχή εταίριαξα129 J'ai pu composer un voeu και θα την πω με μία que je dirai en une seule fois Μία κάλη τύχη να βρεθεί Qu'une bonne fortune trouve Μαρίνο και Μαρία tant Marínos que María αμάν αμάν Amán amán 129 L'expression consacrée pour la composition de distiques est « tairiázo », c'est-à-dire assembler au sens de coupler. 70 ταξίμι οργανικό και κλείσιμο partie instrumentale improvisée et fermeture Les jeunes mariés prennent congé après la fermeture du tsiftetéli et vont s'installer à leur table. Mais à quoi avons-nous assisté au juste lors de cette longue séquence de près d'une demiheure ? Selon le cadre théorique présenté en début de chapitre, cette séquence nous donne à voir une situation, entendue comme « environnement fait de possibilités mutuelles de contrôle, au sein duquel un individu se trouve partout accessible aux perceptions directes de tous ceux qui sont présents et lui sont similairement accessibles », particulièrement signifiante pour ceux qui y participent. Pendant plus de vingt minutes, la nýfi est le centre de l'attention et s'offre aux regards tous. Les parents et les invités sont tour à tour appelés à « la danser » (« na tin chorévoun »), c'est-àdire à l'honorer (« na tin timοún »), à célébrer son union et à manifester par le moyen de la musique et de gestes rythmés le rapport qui les unit à elle. Un processus intégratif est à l'oeuvre. Il ne s'agit pas simplement de s'asseoir à table et de commenter la beauté de Myrsíni ; les invités les plus proches contribuent activement à sa mise à l'honneur et ce, dans la mesure du possible, par l'exécution d'une bonne danse. 2.8. La bonne danse Certains sont manifestement mal à l'aise en dansant le syrtós avec la jeune mariée alors que tout le monde les regarde. Leurs pas sont hésitants, hors du rythme, et ne répondent en rien aux appuis et à la posture dégagée de Myrsíni. Ils semblent embarrassés par les regards et par leur corps qui ne suit pas le rythme « comme il faut »130. La danse se révèle alors moins belle. La mise à l'honneur de la mariée a bien lieu mais il lui manque une grâce, la chári d'une danse réussie. Ces accrocs ne suffisent cependant pas à gâcher l'atmosphère générale et on les oublie aussi vite qu'on les a vus. D'autres sont en revanche très à l'aise dans l'exercice car familiers de ce type de situations. Ils ont participé à de nombreux mariages, dansent aux panégyres et maîtrisent ces formes d'actions typifiées131. Dans son analyse du façonnement des corps et de création d'une nation israëlienne par la réinvention et la pratique de danses populaires (Rikoudei Am), Marie-Pierre Gibert utilise les termes d'homokinésie et d'homorythmie pour rendre compte de la danse à l'unisson qui, selon les 130 Un exemple caractéristique dans l'extrait 4 nous est fourni par la mère du gambrós à partir d'1'19''. 131 Rafaíl en est un représentant parfait. 71 chorégraphes qu'elle a interrogées, participe à l'émergence d'un sentiment d'appartenance fort chez les danseurs132. Je reprends ces termes à mon compte car, selon mes observations et les discours auxquels j'ai eu accès, l'exécution synchronisée des mêmes gestes ou, pour mieux dire, de gestes d'intensité comparable et se répondant, constitue la base d'une bonne danse pour les agents. Car même si cette définition est tautologique, il est important de dire que la bonne danse est avant tout celle qui est reconnue comme telle par ceux qui disposent des schèmes de perception et d'appréciation adaptés par un intéressement progressif du corps et par la pratique régulière de la danse133. Mais qu'il me soit permis d'aller plus loin. Chez les bons danseurs, l'homokinésie et l'homorythmie sont un donné ; ils jouent avec elles et les approfondissent. On les voit parler, ils esquissent des figures, marquent les appuis d'une manière insolite, s'affirment en tant qu'individus dansants. Pour reprendre les termes de Jean-Michel Guilcher : « le pas (est) constamment le même dans son principe (...) mais les meilleurs exécutants, en diversifiant la position des appuis, en économisant par moments, certains d'entre eux, en faisant succéder de façon imprévisible les élans et les retenues, en variant les accents, les frappés, les voltes et broderies de toute sorte, ne cessent d'en renouveler l'apparence. »134 L'extrait suivant nous permet de préciser ce qui est entendu par bonne danse. Il fournit par ailleurs un exemple assez représentatif de la situation du glénti tel qu'on l'observe sur l'île. La Ex. 11 coutume -de moins en moins respectée- veut qu'on honore par une danse toutes les femmes de sa table avant d'inviter les femmes d'autres tables 135. J'invite donc Ireíni Stoupáki, la femme de Timoléon, à danser. Ce dernier décide d'inviter une autre dame pour nous surveiller du coin de l'oeil. A cet instant, l'orchestre joue un morceau (kommáti) que les habitants classent parmi les compositions récentes, influencées par la musique des Cyclades des années 70-80. Certains danseurs exécutent la forme dansée syrtós en effectuant des tours de piste pas après pas (les enfants, le jeune couple et la soeur de Myrsíni en robe bleu électrique), comme c'est l'habitude dans le sud de l'île tandis que Giórgos Kassioudákis (au second plan, chemise bleu ciel, pantalon beige) danse à la manière des villages du Nord avec sa femme Stamatía136. 132 (Gibert 2014 : 208) 133 Les schèmes de perception, d'appréciation et d'action seront analysés au chapitre 4. Le travail d'intéressement du corps sera quant à lui abordé dans les cinquième et sixième chapitres. 134 (Guilcher 1971 : 11) 135 A l'inverse, ne pas danser avec les femmes de sa table était considéré comme une forme de dédain humiliant. La danse en couple n'a donc pas un caractère intrinsèquement érotique. Ce dernier ne s'instaure que lorsque les deux partis y sont autorisés par le célibat ou qu'ils sont mariés. Cette information figure dans plusieurs ouvrages folkloriques et m'a été confirmée par différentes personnes, notamment par Nikólaos Kontós, danseur de l'association « Fáros », lors d'une conversation entre deux répétions du groupe de danse. 136 Voir section dédiée aux différences stylistiques entre Nord et Sud de l'île dans le chapitre « Les danses de Chíos ». 72 On observe également d'importantes différences de familiarité des participants avec les danses traditionnelles de l'île. Cette absence de familiarité peut s'exprimer par des gestes considérés comme inappropriés (1'10'') comme lorsque la jeune femme en robe à fleurs, manifestement plus expérimentée que le danseur qui l'accompagne dans la chaîne de trois, initie elle-même les tours qu'elle effectue alors que cette responsabilité incombe normalement au cavalier, ou par le caractère « gauche » de la danse des plus jeunes (0'10'') dont les appuis sont saccadés et indiquent une maîtrise moindre que le couple Giórgos-Stamatía, reconnus par tous comme de très bons danseurs. Cette familiarité de Giórgos et Stamatía avec les codes se manifeste également dans la transition (gýrisma) vers la forme dansée bállos. A 1'17'', Karaolánis démarre son improvisation au violon et les danseurs se lâchent la main instantanément, reproduisent les appuis du syrtós mais se positionnent face-à-face (antikristá). La maîtrise des codes est parfaite. A la fermeture de la danse, les danseurs se congratulent, applaudissent leur partenaire et les musiciens, s'embrassent, s'honorent en somme une dernière fois et signifient le plaisir qu'ils ont eu à partager la danse. Cette convention s'effectue même entre membre très proches qui n'ont, a priori, aucune raison de se remercier137. A niveau formel, la bonne danse est donc celle où les danseurs, ayant bien intégré les principes de synchronisation des mouvements et de justesse rythmique des appuis, jouent avec ces paramètres et créent des variations dans le temps et l'espace. Mais comme on l'a vu, la situation est une mise en coprésence d'agents en un instant T ainsi placés en position de contrôle mutuel, la trame sur laquelle se tissent et se stabilisent des actions typifiées. Ceci implique que les danseurs ne dansent jamais uniquement pour eux-mêmes et qu'ils sont toujours soutenus dans leur action par le regard du public. De ce point de vue, la danse est réussie et significative lorsque ses exécutants communiquent non seulement entre eux mais sont également à même, par leur gestes, de communiquer leur état émotionnel aux autres en respectant le cadre instauré par une danse typifiée. C'est à ce moment que la grâce (chári) nait de l'interaction et fait poindre des sourires sur les visages ; ceux qui regardent avec les bons yeux se mettent à battre des mains en rythme et à acclamer les danseurs. Au terme de cette première approche des actions typifiées dansées et de la situation du glénti, qui nous a permis de mieux saisir en quoi peut consister une « bonne danse », on peut dégager un principe régissant la bonne interaction dansée que je nomme couplage et qui peut se représenter schématiquement comme suit : 137 En Epire, on dit par exemple : « Le merci, c'est pour les étrangers.» indiquant par là que le geste, la faveur, le service rendus sont naturels entre proches et ne nécessitent pas de reconnaissance en tant qu'événement particulier. 73 Fig. 3 : les trois couplages basiques dans la danse On compte trois couplages basiques nécessaires à la réussite d'une danse : un couplage entre les musiciens (situés en haut à droite du schéma) et les danseurs (situés au centre), qu'on observe lorsque les appuis marquent correctement la pulsion ; couplage entre les deux danseurs138, qu'on observe lorsque ces appuis sont synchronisés entre eux et qu'ils agissent les uns sur les autres jusqu'à une forme de fusion ou de symbiose des mouvements (homokinésie et homorythmie) ; et enfin couplage entre les deux danseurs et le public qui les entoure, qui se manifeste par les regards, les acclamations et les battements de mains notamment qui peuvent par retour agir sur les danseurs et contribuer à l'élaboration d'une émotion partagée, c'est-à-dire à une forme de sygkínisi139. Est-ce qu'un mariage sans cette situation intégrative impliquant une bonne danse est possible ? Certainement. Mais on ne caractériserait pas ce mariage de traditionnel (paradosiakós gámos). Par ailleurs, nous avons vu que cette séquence musicale où les invités sont conviés à faire danser la jeune mariée est composée des mélodies considérées comme les plus anciennes et traditionnelles (paradosiakoí). La suite se décompose en six syrtoí (polítikos, paralyménos, aziziés, toúrkikos, fereïs, silyvrianós) qui font partie des classiques des panégyres de Chíos bien que les agents leur attribuent des origines diverses140. Ainsi les habitants considèrent à ce jour que mettre à 138 Ce processus de couplage est particulièrement visible dans l'extrait 4 à 1'58'' lorsque Myrsíni, en marquant l'arrêt et en exprimant l'anticipation de la pulsion à venir par un regard appuyé ainsi qu'un maintien de tête particulier, invite son père Rafaíl à synchroniser ses pas sur les siens. 139 Ce terme grec signifiant émotion ou « fait d'être ému » contient par le préfixe syn- l'idée même d'empathie et de partage d'une émotion. Le partage d'une émotion par le chant sera abordé dans le chapitre 4. 140 Ces considérations valent également pour la mélodie de la déambulation nuptiale dont on a vu qu'on lui attribuait 74 l'honneur la nýfi en dansant un syrtós spécifique avec elle pour ensuite rémunérer les musiciens fait partie des marqueurs de traditionalité. 2.9. La traditionalité des mariages Il est difficile de porter un jugement définitif sur le caractère traditionnel ou non de ces séquences. Cette difficulté à statuer est imputable à deux facteurs principaux. Premièrement, les mariages différaient grandement d'un village à l'autre ce qui rend délicate toute entreprise comparative. Secondement, l'attention portée au répertoire musical - et plus précisément instrumental - des fêtes de mariage dans les sources écrites telles que les ouvrages folkloristes est relativement limitée ; on se trouve donc dans l'incapacité de déterminer par exemple s'il était autrefois habituel de commander un paralyménos syrtós avant d'entamer les painémata. En revanche un constat s'impose : la musique, même en ayant perdu de son importance, joue un rôle de premier ordre dans le séquençage du mariage141. Elle est d'abord commandée pour honorer la nýfi - et sa parentèle, par son intermédiaire - alors qu'elle se trouve encore dans la maison familiale. Comme on l'a vu, la danse exécutée à cette occasion matérialise certains rapports de parenté. La musique la précède ensuite dans son trajet et l'accompagne jusqu'à son futur époux tout en signalant l'évènement au village entier. Plus tard, elle ouvre le repas en commun et sanctionne par la danse son changement de statut. Elle est également le moyen par lequel les proches sont invités à réactualiser les liens qui les unissent à la mariée. La musique et la danse sont donc le liant et le support par lequel se construit le rite qui sanctionne la transformation statutaire de Myrsíni et il est intéressant de noter que ce sont des mélodies spécifiques, celles auxquelles on reconnaît un caractère local et ancien, qui sont principalement utilisées dans la construction de ce rite. D'autre part, la mise en perspective diachronique -même limitée- du rituel du mariage nous a permis de déceler des changements conséquents dans la manière dont il se déroule. De la robe de la mariée au slow avec effets pyrotechniques en passant par le traiteur et la foule d'intermédiaires qui fournissent services et produits, c'est un nouvel équilibre en accord avec les goûts et les habitudes des acteurs contemporains qui a été trouvé. J'ai formulé quelques hypothèses concernant les raisons une origine de l'île proche d'Oinoússes. Comme on le verra dans le chapitre consacré aux catégories de perception, d'appréciation et d'action, les habitants distinguent dans les mélodies traditionnelles, les mélodies locales des mélodies originaires d'ailleurs. Ce processus d'attribution d'origine, également perçue comme une forme de causalité, fonctionne tant dans la manière dont ils perçoivent leur musique que dans les relations qu'ils entretiennent entre eux. 141 Sur le rôle de la musique dans le séquençage et l'évolution temporelle du rite, voir Kratz (1994 : 242). 75 de ces changements ; il me semble justifié de les arrimer aux transformations socioéconomiques qui se sont produites dans le courant du vingtième siècle. Loin de remettre en question l'institution même du mariage, les transformations de la société chiotique ont cependant contribué à la disparition de certaines pratiques et des répertoires qui y étaient associés. Mais ces hypothèses ne constituent pas une explication : en les énonçant ainsi, on ne fait qu'établir une relation mécanique entre une somme de causes supposées et une somme d'effets observés. Qui plus est, ces changements si spectaculaires pour qui les a sous les yeux n'empêchent manifestement pas certains acteurs d'affirmer avec une apparente bonne foi qu'il s'agit bien d'un mariage traditionnel. Comment faire sens de ce paradoxe ? Il semble que l'attribution du caractère traditionnel ou non à une situation repose sur deux éléments essentiels : les marqueurs en traditionalité et la force de la forme. L'expérience particulière des acteurs (le víoma dont faisaient grand cas les professeurs de la danse dans la controverse) constitue quant à elle un liant permettant d'expliquer comment les formes contemporaines de l'institution du mariage s'articulent aux transformations des structures socioéconomiques de l'île. 2.9.1. Les marqueurs en traditionalité Il est évident que lorsque Rafaíl me promettait d'assister à un mariage traditionnel, il ne faisait pas référence aux effets pyrotechniques, au repas servi par un traiteur ou à la musique pop diffusée par la sonorisation. Il discriminait certaines séquences qui pour lui étaient sans rapport avec l'essence du mariage. Les séquences qu'il jugeait pertinentes étaient celle de la préparation de la toilette -stólisma tis nýfis comprenant la coiffure, l'ajustement de la robe et des bijoux-, celle de la première danse -comprenant un syrtós, un patitós et l'énonciation des painémata-, la brève déambulation nuptiale (patináda gámou), la cérémonie religieuse de Nénita -comprenant les voeux à la famille et le kérasma du sirop d'amandes aux invités-, ainsi que la danse de la jeune mariée suivie par un glénti traditionnel. Les séquences musicales et dansées sont elles-mêmes marquées, comme on l'a vu, par l'utilisation de mélodies spécifiques. Les painémata sont énoncés sur le motif mélodique sol hicaz typique du tsiftetéli de Chíos ; la patináda gámou est à la fois le nom de la mélodie et la déambulation des futurs mariés ; le syrtós polítikos ouvre toujours le glénti d'un mariage et il est attendu des musiciens que la suite des syrtoí comprennent des morceaux traditionnels. Ces marqueurs sont nécessaires, ils sont constitutifs de l'identité locale. Un mariage sans ces marqueurs est-il envisageable ? Oui, mais il ne s'agirait pas d'un mariage traditionnel car ce dernier prend sens par les manifestations -notamment musicales et dansées- de l'identité du groupe social qui l'organise. 76 2.9.2. La force de la forme Les séquences de ce mariage se déroulent selon un ordre chronologique établi. Même abrégées, comme ce fut le cas de la déambulation, elles sont réalisées. Leur caractère est stipulé. Certaines actions au sein de ces séquences considérées comme traditionnelles font l'objet de négociation ; ainsi de la mère et de la grand-mère qui répugnent à venir danser dans la maison familiale. Cependant, on peut affirmer que dans l'ensemble, les individus observent les règles ou pour mieux dire, incarnent un rôle et sont agis par l'objectivité qu'ils prêtent à l'institution du mariage142, poussés par la force de la forme143 qui s'impose comme extérieure aux individus en tant que somme des occurrences précédemment vécues par ces individus. J'aurais pu demander à Rafaíl pourquoi le syrtós polítikos est le premier syrtós joué lors de la fête du mariage mais il se serait contenté de me répondre « Étsi eínai i parádosí mas » (« C'est ainsi qu'est faite notre tradition »). Les raisons des actions typifiées qui sont actualisées à intervalles réguliers sont plus ou moins opaques ; leur arbitraire est le plus souvent vécu comme quelque chose de naturel et seules certaines personnes, en raison notamment de leur implication dans la préservation de la tradition, se posent ce genre de questions. C'est le propre de l'institution telle que définie par Berger et Luckmann : son historicité lui confère son objectivité et celle-ci est rarement interrogée. 2.9.3. L'expérience particulière des acteurs On aurait tort d'imaginer que le traditionalisme, en tant que choix délibéré d'agir selon des modèles d'actions anciens144, est une nouveauté ; la persistance des institutions dans le temps semble démontrer que c'est une façon d'agir plutôt habituelle et banale. Par ailleurs, ce choix ne s'exprime pas par une forme de fondamentalisme aspirant à la reproduction à la lettre des modèles d'actions antérieurs. Comme je l'évoquais précédemment, lorsque la préservation d'une caractéristique traditionnelle contrevient trop aux habitudes et aux sensibilités actuelles, celle-ci disparaît. Les amies proches de Myrsíni, par exemple, n'ont aucune expérience des chants disparus et aucune d'entre elles n'aurait l'idée de relire les pages d'un vieil ouvrage folklorique pour les faire revivre à l'occasion d'un véritable mariage. C'est ainsi qu'il faut selon moi percevoir la double-nature de l'ordre social, à la fois coercitif 142 On ne surestimera jamais assez la volonté de « bien faire » des agents. 143 Selon Bourdieu, la force symbolique de la forme réside précisément dans le fait que son caractère coercitif est méconnu comme tel et qu'il s'exerce tout en étant reconnu, approuvé et accepté en se présentant sous les apparences de l'universalité (Bourdieu 1986 : 43). 144 (Gosselin 1975 : 221) 77 et adaptatif. Le mariage auquel j'ai assisté n'est que la dernière occurrence en date d'une longue succession d'occurrences dans le temps. Chacun a à l'esprit et peut décrire la manière dont doit se dérouler un mariage traditionnel conforme. Or il est évident que cette manière conforme dépend de la position d'action et d'énonciation des acteurs et de leur expérience particulière au sein du champ de la tradition. Certains anciens se rappellent très bien de la manière dont se déroulaient les mariages de leur village. Ils peuvent encore entonner les mélodies que les jeunes femmes célibataires chantaient en faisant la toilette de la mariée. Ces chants ont survécu jusque dans les années soixante mais Rafaíl, lui, n'a pas vécu cette époque et ne fait pas d'eux des marqueurs pertinents. L'avis des anciens, qui peut être très valorisé d'un point de vue théorique, n'a aucun poids pratique dans le cas qui nous concerne. Leur expérience du mariage est trop différente de celle des acteurs qui disposent aujourd'hui du pouvoir d'actualiser l'institution. Rafaíl se souvient probablement des mariages des années 80 ; les séquences qu'il tenait à faire figurer dans le mariage de sa fille sont celles qu'il a vécues étant jeune homme et qui ont survécu aux périodes antérieures. Aujourd'hui, c'est lui qui dispose du pouvoir économique et c'est à lui qu'incombe la responsabilité d'organiser un mariage conforme. C'est donc son expérience du mariage fondée sur les occurrences précédentes auxquelles il a participées qui sont utilisées comme références en traditionalité. 78 Chapitre 3. Les panégyres et les syllogues de l'île 3.1. Une définition Les fêtes de village, que je nommerai dorénavant panégyres, constituent à Chios le lieu par excellence de la danse et de la musique. Ces panégyres font l'objet d'un important investissement temporel et financier de la part des habitants des communautés villageoises par le biais des associations et rythment véritablement le cours de l'été. Leur nombre même est un indicateur de leur importance : on en compte plus de 70 entre le mois de mai et de novembre 145. Ces panégyres sont des rassemblements à l'occasion de fêtes du calendrier religieux qui prennent place dans une localité donnée, à proximité d’un espace sacré et durant lesquels des individus réunis en principe selon des critères d'appartenance à une paroisse (enoría) socialisent en accomplissant certaines pratiques adoratives ainsi qu'en mangeant, buvant, dansant et chantant. Bien que l'on constate un certain chevauchement lexical entre panigýria et gléntia, les deux termes ne sont pas utilisés indifféremment. Le panégyre est associé à une fête du calendrier religieux qui prend place dans une localité donnée à proximité d'un espace sacré tandis que le glénti, vocable d'origine turque signifiant littéralement « la fête », est le versant profane des rassemblements à caractère religieux que constituent les panégyres et existe même indépendamment de ceux-ci. Ainsi on peut le définir comme un rassemblement en comité plus ou moins étendu et en divers lieux extérieurs ou intérieurs durant lequel des individus interagissent par le chant, la danse, la discussion, l'échange de railleries et de voeux et la consommation de boissons et de nourriture 146. Dans son article sur les fêtes de l'île de Lésvos, l'ethnomusicologue Pávlos Kávouras détermine ainsi que les deux caractéristiques fondamentales des gléntia sont l'unité « musique-danse » (mousikí-chorós) et l'unité « manger-boire en commun »(syllogikó fagopóti)147. Ainsi, la situation du glénti et, plus spécifiquement, le fait d'être attablé avec une compagnie (paréa) et/ou une parentèle implique pour les habitants de communiquer en homokinésie et en homorythmie par le langage formalisé de la danse et par le partage de nourriture dont Maurice Bloch relève qu'il est (toujours) « perçu comme le partage de ce qui provoquera, ou du moins maintiendra, une substance commune parmi ceux qui communient ensemble »148. 145 Voir Annexe 1 : Calendrier des panégyres de l'île de Chios pour l'année 2018 146 (Caraveli 1985) 147 (Kávouras in Chtoúris 2000 : 203) 148 (Bloch 2010 : 81) 79 3.2. La dimension religieuse du panégyre Les pratiques adoratives consistent quant à elles à la participation des villageois à deux rites : les vêpres panégyriques (panigyrikós esperinós) organisées la veille (paramoní) de la fête du saint et la divine liturgie (theía leitourgía) le matin du jour de la fête149. En principe, seuls les malades et les familles en deuil n'y participent pas 150. Cependant, j'ai observé que le versant religieux se désarticule peu à peu du glénti qui le suit. En effet, alors que certains interlocuteurs insistent sur le fait qu'il fut un temps où les panégyres locaux n'étaient fréquentés que par les habitants du village et d'un ou deux villages alentour, ce qui impliquait pour eux de participer à la liturgie, mes observations indiquent que ces fêtes sont aujourd'hui fréquentées par des individus provenant des quatre coins de l'île qui arrivent quand bon leur semble. Cette observation vaut pour les musiciens eux-mêmes. Pour avoir longuement côtoyé ceux qui sont engagés lors de ces fêtes, je peux affirmer qu'ils n'assistent jamais à la liturgie du panégyre auquel ils participent, à moins qu'ils jouent dans leur propre village. Mais on aurait tort d'y voir une remise en cause de la foi orthodoxe. Les données que j'ai pu récolter et produire témoignent qu'elle reste extrêmement dominante. Il semble en revanche que l'incitation non-contraignante à participer à la liturgie se cantonne à celle qui est organisée dans la communauté villageoise à laquelle appartiennent les individus. Ce lien entre individus, territoire et églises du village s'explique par la manière dont est organisée l'appartenance aux paroisses. La paroisse (enoría) lie des individus nés en un territoire géographique donné aux églises principales des villages (chorioekklisiés) qui sont placées sous son autorité. Cette entité est intégrée à la hiérarchie de l'Eglise nationale151 et est chargée de tenir des archives des baptêmes, mariages et obsèques des paroissiens. Les habitants sont fortement incités à participer aux grandes célébrations religieuses au sein de l'église principale de leur enoría, ainsi que de s'y marier et d'y baptiser leurs enfants. Cependant l'ensemble des églises situées sur le territoire de l'enoría ne lui appartient pas. En effet, Chios est parsemée de chapelles (parekklísia) d'importance secondaire et généralement de taille inférieure aux églises principales des villages. Ces petites églises situées hors du village, qu'on nomme également (e)xoklísia (littéralement « églises du dehors ») se comptent par centaines ; Chios les doit notamment aux marins qui les firent construire en remerciements de voyages en mer desquels ils rentrèrent sans encombre ou à des évergètes ayant fait fortune aux Etats-Unis et en Australie. Celles-ci peuvent dépendre d'une confrérie (adelfáto) composée d'individus se chargeant 149 Cette organisation temporelle des rites lors des fêtes patronales se retrouve dans d'autres îles (Kenna 1992 : 158). 150 (Kolliáros 2003 : 128) 151 Les popes qui officient dans l'enoría sont appointés par l'Etat et disposent du statut de fonctionnaires. 80 de son entretien ou peuvent être détenues par des particuliers. A titre d'exemple, le village de Dafnónas compte une église principale dédiée à Ágios Panteleïmon, une église secondaire et de taille inférieure dédiée à Ágios Geórgios, -toutes deux relevant de l'enoría- ainsi que douze parekklísia dont huit appartiennent à des particuliers. Certaines de ces « églises du dehors » sont investies à intervalles par les hommes du village, notamment par les repas pris en commun dans leur cour. Ces repas sont l'une des formes principales d'investissement des espaces cultuels de l'île. Une compagnie (paréa) composée d'amis proches ou de parents se réunit sous les yeux d'un Saint et sous la coupe du ciel, loin des rues étroites et peuplées du village pour « reciviliser » des espaces situés hors des territoires habités. 3.3. Les « églises du dehors », des lieux de culte et de sociabilité 06 Avril 2018. C'est Vendredi Saint et la Chrétienté est en deuil (pénthos). Hier, nous assistions en pleurs à la mise en croix du Christ dans l'église Zoodóchos Pigí Létsaina de la ville de Chíos, où mon cousin Giórgos Gianniódis est psalte. Mais au milieu de la liturgie, alors que l'église était noire de monde, le pope a décidé de marquer son mécontentement aux croyants en les admonestant de venir voir le Christ se faire mettre en croix « comme si on était au spectacle » pour ensuite resortir bruyamment. Je comprends les uns et les autres. Les liturgies durent plusieurs heures et la semaine est extrêmement éprouvante, même pour les croyants les plus patients. Ce soir, l'Epitáfios, un lourd socle en bois décoré de fleurs par des artisans spécialisés sur lequel est placée une icône représentant le Christ après qu'il ait été descendu de la croix et avant qu'il ne soit placé dans le sépulcre, sera porté aux quatre coins du village par les hommes du village152. Mais cet après-midi, une partie de ceux-ci se réunit au xoklísi d'Ágios Antónios, près du Monastère de Néa Moní pour partager un repas ensemble. Mon séjour durant l'été 2015 m'avait déjà permis de nouer des liens avec certains des hommes du village et ils m'invitaient régulièrement à partager leurs activités. Kóstas Chaviáras, un jeune soldat qui a l'habitude de fréquenter153 les hommes plus âgés et moi-même sommes les plus jeunes de la bande ; les autres ont plus de quarante ans. Giánnis Stoupákis, le Dafnoúsis propriétaire de la distillerie Stoupákis qui produit l'un des meilleurs oúzo de l'île aime beaucoup cet endroit. Il a demandé aux autorités ecclésiastiques le droit de réaménager le presbytère situé à côté du xoklísi. Il fabrique des tables et des bancs en bois de pin 152 Pour une analyse approfondie de la création par les communautés locales d'un « capital sacré » mêlant temporalité et espace propre par des gestes dévotionnels et la manipulation de ce capital sacré par la circulation et la rotation des icônes, voir Seraïdari (2005). 153 Fréquenter s'exprime par l'expression « káno paréa me... », littéralement « faire compagnie avec... ». 81 Fig. 1-4 et souhaite remettre la cheminée en état afin d'y passer ses jours de repos avec son fils. On pourrait se demander quel intérêt il trouve à dormir au pied d'une petite chapelle située à quelques kilomètres à peine de chez lui. Ces quelques kilomètres constituent en réalité une frontière nette entre l'espace habité de la communauté villageoise et l'espace inhabité de la campagne. Giánnis perçoit par ailleurs ce projet comme un devoir vis-à-vis du saint et du lieu qui lui est consacré et qui sans cette présence humaine regulière redeviendrait un lieu sauvage, une église désertée (erimoklísi), raison probable pour laquelle il continue semaine après semaine à baiser l'icône de Saint Antoine, à allumer des cierges et à placer de l'huile dans les veilleuses. En principe, le jeûne est strict à cette période, le repas pris ensemble (fagopóti) sera simple et dépourvu de graisse, de vin, d'oeufs et de laitages. Mais il y a solution à tout et les hommes Fig. s'accommodent des interdits alimentaires : la salade n'est pas assaisonnée, le oúzo et la bière 5&6 remplacent le vin, les oeufs de cabillauds et le poulpe remplacent le poisson. Οn parle de sport, de politique, de la situation du pays, de nos quotidiens respectifs, on y ajoute la religion et plus précisément l'avarice supposée des popes. Certains leur reprochent d'avoir le culot de demander une enveloppe pour des offices qu'il leur incombe d'exercer gratuitement. Stávros, qui est maire du village et également policier s'insurge. Tous les offices ne sont pas gratuits et celui qui veut se marier un jour précis à une heure précise doit payer. Les esprits s'échauffent, on injurie le métropolite dont on dit qu'il a récemment jeté un coussin à la tête d'un villageois lors d'une cérémonie officielle. D'autres le défendent, après tout c'est lui qui a déclaré à l'occasion de la fête nationale du 25 mars qu'il était du devoir des Chiotes de mettre le drapeau à leur fenêtre « afin de signaler aux visiteurs à qui appartiennent ces terres ». Vient le dossier de la Turquie, des violations de l'espace aérien récurrentes dans les îles frontalières, et de la chute de la lire. L'un des hommes s'enflamme, il ne veut rien avoir à faire avec les Turcs, c'est d'ailleurs un sujet de discorde entre lui et les autres villageois. On change de conversation et on s'apprête également à changer de lieu, comme pour conjurer les dissensions naissantes. Je ne sais pas si c'était prévu. Giánnis s'est occupé de l'organisation. Généralement, c'est lui qui s'occupe de la logistique et de la répartition des tâches. On divise les sommes dépensées par le nombre de participants et chacun paye sa part. Ils délibèrent à mon sujet lorsque je sors mon portefeuille. Giánnis veut m'inviter, j'insiste. Il insiste lui aussi. Je lui rappelle le billet à la main, que je fais partie de l'association du village et que je n'ai en réalité rien d'un invité. J'ajoute qu'il leur sera difficile de m'inviter pendant six mois. Les autres acquiescent et je paye ma part. En ce jour de deuil, on sonne le glas à intervalles réguliers et d'une manière 82 particulière pour signaler la mort du Christ. On sonne le glas une dernière fois et Giánnis nous charge, Kóstas et moi, d'aller chercher des canettes de bière au café du village. Arrivé au xoklísi d'Ágios Fanoúrios, je me signe, dépose un baiser sur l'icône du Saint et allume un cierge puis ressors, sans tourner le dos. C'est ainsi qu'on procède. Hormis le glas et le Fig. jeûne, rien ne signale ce jour de deuil. Il a plutôt des allures des périodes de transgressions comme 7-10 le Carnaval. Un villageois se fait attacher les cordes des cloches autour du cou et les fait sonner comme un pendu. A l'intérieur, Pantelís, Stávros et Psofónteilos 154 simulent une liturgie tandis que les autres rient derrière. Le maire prend le jeu très au sérieux et se signe avant de me regarder d'un air ivre et satisfait. Le pendu incarne le pope et bénit la plèbe par un kolodáchtylo155. Alors qu'on le traite de misérable et qu'on lui demande si les cordes des cloches sont la propriété de l'Etat, le maire monte sur un muret, sonne le glas selon la procédure et déclare d'un ton solennel que ceux qui arriveront saoûls comme des cochons à l'église avant la Résurrection seront bénis aux yeux du monde et aux yeux de Dieu. Il y a un monde entre venir seul en un tel lieu et l'investir avec sa paréa. Ceux qui habitent loin, touristes ou villageois ne se sentant pas attachés à ces lieux, ne font qu'y passer pour s'imprégner un peu de l'atmosphère reposante et faire quelques photographies. Mais la paréa agit tout autrement. Elle aménage le lieu, tire des chaises, cherche de l'eau à la source... Les voix résonnent sur les murs en pierres sèches et créent une atmosphère bruyante qui s'estompe cependant dès qu'on s'éloigne un peu pour prendre l'air. D'ailleurs, je suis le seul à prendre l'air. Passé un certain nombre, la paréa est elle-même une communauté à part entière. Celle d'amis qui ont grandi ensemble et ont fréquenté la même école primaire. Certains sont partis aux Etats-Unis avant de revenir, d'autres sont marins et font des voyages six mois dans l'année. Tous tiennent cependant à réinvestir ces lieux de cultes de manière périodique et communient ensemble en mettant en scène leur rapport très familier au sacré. C'est un glénti auquel il ne manque que la musique. Une part significative des panégyres et gléntia est par ailleurs organisée dans la cour des principaux xoklísia de l'île156. On peut ainsi opérer une première distinction entre ces panégyres 154 De son vrai nom Nteílis. Psofónteilos est son paratsoúkli, son surnom qui signifie littéralement « Nteílis crevé ». Les surnoms visent à distinguer les homonymes mais comportent souvent une dimension satirique relative au caractère ou à l'apparence physique des individus. Ces surnoms se transmettent de génération en génération. 155 Ce geste tourne en dérision le positionnement des doigts de la main lors du signe de croix en simulant une pénétration des parties génitales féminines. Le pouce, l'index et le majeur sont assemblés et symbolisent la trinité tandis que l'annulaire et l'auriculaire sont collés à la paume de la main et symbolisent la double nature du Christ. 156 Un glénti organisé au pied d'une « église du dehors » sera analysé dans le cinquième chapitre. 83 organisés hors de la zone d'habitation des communautés villageoise et ceux organisés au sein du village après une liturgie dans son église principale. 3.4. Les lieux de la fête au sein du village Au sein du village, la fête est généralement organisée en l'honneur du saint protecteur qui lui est associé et dont l'église principale porte le nom. Le village de Dafnónas organise son Fig. 11 principal panégyre le 27 juillet, à l'occasion de la fête d'Ágios Panteleïmon qui est son saint protecteur. Cependant, certaines fêtes religieuses particulièrement importantes sont fêtées dans un grand nombre de villages, comme c'est le cas de la fête de la Vierge le 15 août. Les festivités peuvent durer d'un soir à trois jours, bien que les fêtes de trois jours -nommés trikoúverta gléntiasoient de plus en plus rares. Les panégyres au sein des villages sont principalement organisés en deux lieux : sur la place du village (plateía ou livádi) ou dans la cour de récréation de l'école municipale. Etant donné que les places sont les lieux privilégiés où s'installent les cafés (kafeneía), lorsque le panégyre s'organise sur la place, c'est le kafeneío qui se charge de la mise en place des tables et des chaises, de l'approvisionnement en nourritures et en boissons, d'engager du personnel afin de servir les participants... Certains Dafnoúsoi m'ont relaté qu'à l'époque où la fête était uniquement fréquentée par les habitants des villages proches et que la place n'était pas encore goudronnée, il était nécessaire d'arroser régulièrement le sol afin que les danseurs ne soulèvent pas trop de poussière. On y mettait donc des pantalons et des chaussures dont on savait qu'ils ne dureraient plus longtemps. Aujourd'hui, le nombre de participants dépasse largement les capacités de la petite place de Dafnónas, raison pour laquelle le glénti est systématiquement organisé dans la cour de l'école municipale. Si le panégyre s'organise dans la cour de récréation de l'école primaire, c'est l'association du village (sýllogos) qui se charge des préparatifs. Ainsi, on peut également distinguer les panégyres au sein des villages en fonction de l'organisateur qui est également le principal bénéficiaire des recettes de la soirée ; associations de village ou tenanciers de cafés. Ici encore, il semble que les choses aient bien changé. Lorsqu'à l'occasion des nombreuses discussions informelles au café d'Avgoustís Menís, je mettais le sujet des panégyres et des gléntia sur la table, les habitants de Dafnónas (Dafnoúsoi) les Fig. 12 plus âgés étaient prompts à me conter qu'il fut un temps où il y avait de nombreux kafeneía sur la place et où les fêtes étaient animées par plusieurs orchestres jouant simultanément. On peut 84 expliquer cette transformation par trois facteurs. Le premier, qui n'est pas forcément le plus important, relève de la démographie ; selon les recensements, en 1961, période à laquelle correspond la présence de multiples orchestres dans le village, les résidents à l'année du village étaient environ 600 alors qu'ils sont aujourd'hui un peu moins de 400 157 pour deux cafés. Le deuxième a trait aux transformations de la société chiote évoquées au précédent chapitre ; bien que les jeunes actifs du village continuent à fréquenter le kafeneío, le désenclavement du territoire insulaire par l'amélioration du réseau routier et par la démocratisation des moyens de transport leur permet de se retrouver dans la ville portuaire nettement plus attractive par sa population importante, par le nombre de bars qu'elle comporte et par la mixité qui y est tolérée alors qu'il est très rare que les femmes se rendent au kafeneío du village. Le troisième facteur est en lien avec les transformations de l'instrumentarium158. Lors de mes entretiens avec les musiciens, j'ai entendu à plusieurs reprises que l'arrivée de la batterie et des premières formes d'amplification sonore dans l'orchestre empêchaient cette plurimusicalité dans la mesure où celle-ci créait une confusion empêchant les danseurs de focaliser leur attention sur la musique de l'orchestre jouant dans le kafeneío qu'ils fréquentaient. 3.5. Le repas Il arrive que les panégyres organisés au pied des xoklísia fonctionnent différemment de ceux qui sont organisés sur la place ou dans la cour de l'école des villages, et ce notamment au niveau de la commensalité. Je n'ai pas assisté cette année à un panégyre où le repas est cuisiné en commun cependant c'est une pratique très répandue dans d'autres îles de l'Egée et qui s'est préservée dans quelques villages de Chíos. Ainsi, certaines communautés villageoises telles que celle de Víki (Nord de l'île) cuisinent et mangent ensemble, qu'il s'agisse d'une soupe de pois chiches citronnée (revitháda) ou d'un plat de riz et de viande de chèvre (katsikopílafo). Lorsque l'approvisionnement en nourritures et en boissons est pris en charge par le syllogue, celui-ci établit un droit d'entrée afin de participer à la fête. Ce droit d'entrée pour les panégyres oscille généralement entre 15 et 25 euros par personne. Ce prix comprend une boisson et le repas servi. Les repas de la plupart des panégyres sont standardisés et les participants majeurs boivent principalement du oúzo, de la bière et du vin. Si l'approvisionnement est assuré par un tenancier de café, le choix des plats et des boissons peut être 157 Ces chiffres proviennent de l'Autorité statistique grecque (ELSTAT). Voir https://www.politischios.gr/koinonia/tosoi-zoyme-telika-sti-hio 158 Pour un complément d'informations, voir Annexe 4 : L'instrumentarium et ses transformations 85 plus étendu. S'il est assuré par un syllogue, il se compose principalement de brochettes de porcs ou d'agneau (souvlákia) accompagnées de frites et d'une salade dite « villageoise » composée de concombres, de tomates, d'oignons et de fromage (choriátiki saláta). Le panégyre de Dafnónas se distingue par la présence d'entrées telles que des croquettes au fromage (tyrokeftédes), boulettes de viandes (keftédes), feuilletés au fromage et aux épinard (tyrópites et spanakópites) ainsi que des feuilles de vignes (ntolmadákia) servies avant l'assiette de brochettes. Lors du dernier conseil d'administration de l'association, il avait été question de changer le prix d'entrée. Les années précédentes, les participants payaient 15 et disposaient d'un ticket pour une boisson. Cette année, le prix a été élevé à 25 euros mais la consommation de boisson est illimitée. Après avoir pesé le pour et le contre et avoir également déterminé d'autres prix notamment pour les mineurs et les anciens, le conseil a jugé que ce prix était le plus adapté, les participants étant principalement des jeunes actifs de l'île qui ont l'habitude de faire la fête dans la ville de Chóra ainsi que quelques Américains qui viennent passer l'été dans leur village d'origine et pour qui un repas à ce prix ne représente pas une grosse dépense. Dafnónas se distingue également par la participation massive des membres du syllogue dans l'organisation de la fête. S'il est courant dans les autres villages que le service soit par exemple assuré par des professionnels, les habitants mettent ici un point d'honneur à agir sans l'intervention d'intermédiaires. Cette organisation permet de dégager des marges substantielles qui sont ensuite réinvesties dans la réfection des équipements du village, l'organisation d'autres manifestations culturelles, l'organisation des cours -gratuits pour les villageois-, la confection de costumes utilisés lors des représentations dansées etc. Les budgets alloués à la fête sont présentés et validés lors des conseils d'administration du syllogue. Le budget total, rémunération de l'orchestre comprise, s'élevait à dix mille euros pour l'année 2018 tandis que le chiffre d'affaire approchait les trente mille euros. L'organisation d'une tombola (lacheío) constitue une autre source de revenus pour le syllogue lors des panégyres et gléntia. Les prix vont d'un animal d'élevage (principalement des chèvres) à un bon d'achat dans un magasin sponsorisant l'évènement en passant par des objets électroménagers. Les participants achètent des liasses de tickets pour soutenir financièrement l'évènement et lorsque l'annonce des gagnants est faite, certains perdants jettent ces liasses en l'air. A cet égard, l'achat de liasses auprès des serveurs est une démonstration de son pouvoir économique et contribue au prestige des participants. 86 3.6. Les préparatifs 27 juillet 2018. Hier, les femmes de l'Epitropí (un comité chargé d'aider le pope dans l'entretien de l'église) s'affairaient en riant devant l'église. Elles dépoussiéraient les tapis et nettoyaient la cour. Il est important pour les villageois que l'église resplendisse pour les vêpres du soir. Ce matin, les hommes du village ont rendez-vous pour le reste des préparatifs du panégyre. Des guirlandes de drapeaux triangulaires courent de balcon en balcon et signalent un jour de fête. On trouve sur ces guirlandes l'aigle noir bicéphal sur fond jaune, scrutant l'orient et l'occident, tenant en ses serres le glaive et l'orbe curcigère, le drapeau grec habituel, l'ancien drapeau terrestre composé d'une croix blanche sur fond bleu ainsi que d'autres symboles byzantins et orthodoxes. Dans la cour de l'école municipale, certains sont déjà arrivés et portent de gigantesques glacières près des murets. Les plus jeunes commencent à placer les tables et les chaises. Je m'affaire avec eux. Trois rangées de tables pouvant accueillir de quinze à trente personnes sont disposées tout autour de la piste. Dafnónas possède son propre matériel mais il n'est pas rare que les syllogues empruntent tables et chaises à d'autres syllogues. Etant donné le nombre de personnes attendues -entre mille et Fig. mille-deux-cents-, tout est rationnalisé afin de rendre le service efficace ; les assiettes et les verres 13-17 sont en plastique et on place des nappes jetables semblables à celles qu'on trouve dans tous les restaurants. Ainsi, lorsqu'une paréa quitte sa table, il suffit aux serveurs de replier cette nappe et de jeter le tout dans les grands sacs poubelle qu'ils traînent entre les tables en fin de soirée. Dans le sous-sol de l'école, les femmes et les enfants ont constitué une chaîne de préparation des boulettes de viande. Certaines assaisonnent la viande hachée, d'autres forment des boulettes tandis que les suivantes les roulent dans la farine. Dans la cuisine attenante, on prépare les salades et la soupe de légumes et de poulet (kotósoupa) qui sera servie le matin en fin de glénti. Les barbecues sont installés et les glacières sont remplies de bières. Il règne une atmosphère joviale et bruyante. 3.7. Le bar de la discorde Cette année, les jeunes du village ont proposé au syllogue d'installer un bar à cocktails à proximité de l'entrée. Les bars sont habituellement matérialisés par une simple table séparant les serveurs des clients mais ici, le concept est poussé plus loin : la hauteur du bar, le support mural à bouteilles, les accessoires tels que les shakers, les tapis égouttoirs, les fruits exotiques... C'est 87 l'esthétique des lieux de divertissement qui se trouve importée au coeur du panégyre sous une forme hybride tout à fait intéressante. Le bar est conçu à partir de palettes de bois et décoré de pots de basilic et de branches d'oliviers, comme si ce dernier se devait de conserver un aspect rustique. L'idée n'est pas approuvée par tous les villageois. On s'offusque d'une telle innovation, marque son indignation par la phrase « Pou kolláei ? »159 et me demande de statuer en qualité de chercheur en tradition. Je suis assez embarassé car ce bar me fait l'effet d'une exposition de Murakami au Chateau de Versailles. A la différence des assiettes en plastique et du prix d'entrée, le bar ne répond à aucune Fig. 18 nécessité pratique évidente. Il se contente d'importer un modèle de socialisation et de consommation de boissons alcoolisées qui ne correspond pas à l'esthétique du panégyre telle que la conçoivent ceux qui ont connu les fêtes des décennies précédentes. Ce modèle se réfère au monde de la nuit où les jeunes gens en chemise s'asseyent sur des chaises hautes et boivent des shots ou des cocktails aux noms américains. Il tient plus de la boîte de nuit que de la fête entre amis (glénti pareïstiko). La remarque d'un autre villageois est significative à cet égard : « Il ne manque plus qu'un dj! ». C'était précisément l'un des reproches que formulait Símos Karaolánis dans l'article du journal Polítis ; les habitants de l'île étaient en train de transformer leurs panégyres en boîtes de nuit d'été (theriná bouzouxídika). Ces bouzouxídika, qu'on nomme aussi péjorativement skyládika, constituent pour beaucoup l'antithèse du panégyre. A l'origine, il s'agit de lieux de divertissement des grands centres urbains où se produisent des chanteurs de laïká160. Le prix des tables oscille entre 150 et 200 euros pour quatre personnes. En pratique, ils sont aujourd'hui considérés par beaucoup -et spécialement par les spécialistes de la musique traditionnelle- comme des lieux de consommation effrénée où les gens se rendent pour se montrer, boire et jeter des plateaux d'oeillets aux pieds de chanteurs sans talent. Ce rejet des bouzouxídika par les acteurs de la musique traditionnelle, qu'il s'agisse de professeurs de danse, de musiciens professionnels ou de particuliers, dénote d'une conception particulière du rôle de la musique. Ils opposent le mode de consommation supposément plus individualiste de ces lieux à la dimension collective des gléntia et des panégyres et certains jugent par ailleurs que les laïká contemporains sont des musiques pauvres du point de vue mélodique et textuel. Ainsi, si tous les laïká ne sont pas condamnés, on observe cependant une tendance au dénigrement des nouvelles productions assortie d'une valorisation des chants auxquels on prête une plus grande ancienneté et 159 Cette expression peut librement se traduire par « Quel rapport ? » 160 La question des répertoires et des catégories musicales sera abordée dans le chapitre suivant. 88 cette ancienneté est également valorisée lorsqu'elle se réfère aux modes de socialisation et de consommation. Pour en revenir à notre bar, certains anciens ont manifestement le sentiment que l'institution du panégyre leur glisse entre les mains. J'ai eu l'occasion de discuter avec eux de ces sujets le soir au café. Depuis quelques années, certains n'y participent plus. Ils considèrent qu'il a trop changé et que l'esprit qui régnait dans leur jeunesse n'existe plus. Parmi les raisons invoquées figurent la baisse de la moyenne d'âge des participants161, le fait qu'il est impossible de danser avec aise au milieu d'une piste bondée comme elle l'est un 27 juillet, les changements dans le répertoire mais aussi la marchandisation (emporevmatopoíisi) de la fête. Elle aurait en somme perdu de son âme. Peut-être serait-il plus juste de dire qu'elle a perdu de leur âme au profit de celle des générations montantes. 3.8. Une actualisation du panégyre à l'image des jeunes actifs A cet égard, la situation du panégyre est comparable à celle du mariage à ceci près que la nostalgie des occurrences passées qui ne s'exprimait que chez les plus anciens, est ici exprimée par certains cinquantenaires tandis que d'autres s'accommodent parfaitement des goûts des actifs de vingt à trente ans. Car les jeunes marquent le panégyre du village de leur sceau. Sans eux, il serait impossible pour le syllogue d'accueillir plus de mille personnes le 27 juillet. Ce sont eux qui installent les tables et les chaises, placardent les affiches sur les routes et dans les villages Fig. 19 alentour162, assurent le service durant toute la soirée. Et cette participation active les amène naturellement à proposer des alternatives voire à tenter quelques innovations. Le bar est un cas exceptionnel ; la plupart du temps, leur rôle dans la transformation du panégyre se fait plutôt sentir du point de vue des morceaux qu'ils commandent aux musiciens et à la manière dont ils exécutent les danses. Cependant, le principe ici à l'oeuvre est le même que dans le cas du mariage de Myrsíni : ce sont les générations participant activement aux situations considérées comme traditionnelles -par des moyens pratiques ou économiques- qui disposent du pouvoir d'actualiser l'institution et de lui faire subir des transformations structurelles plus ou moins importantes. Or c'est précisément la 161 Certains panégyres sont connus pour être le rendez-vous des adolescents et sont notamment évités par les plus de trente ans. Ainsi du panégyre du village de Chalkeiós où je souhaitais me rendre et pour lequel j'ai eu extrêmement de mal à trouver une paréa prête à faire le déplacement. A l'inverse, les panégyres de certains villages du Nord de l'île sont connus pour la moyenne d'âge élevée des participants ce qui influe sur le répertoire commandé et joué par l'orchestre. 162 La publicité passe à présent également par les réseaux sociaux. Dans ce cas, l'affiche au format numérique est publiée sur la page du syllogue et sur les « murs Facebook » de ses membres. 89 génération active précédente qui a, selon moi, le plus contribué aux transformations de la tradition musicochoreutique de l'île et ce par la fondation des syllogues, ces associations de village qui sont peu à peu devenues des institutions centrales de la structuration de l'expérience de vie communautaire mais également de l'expérience musicale et dansée. 3.9. Le syllogue de Dafnónas 3.9.1. Une forme juridique pour une aspiration L'association culturelle du village de Dafnónas nommée « Morfotikós ekpolitistikós sýllogos 'I dáfni' » (« Association culturelle et éducative 'Le laurier' ») fut fondée en 1983 par des jeunes de vingt à trente ans toujours actifs en son sein à l'heure actuelle. La plupart des associations culturelles créées à Chíos comme dans le reste de la Grèce furent fondées durant la période coïncidant avec la fin de la dictature des colonels (1967-1974) et la restauration de la démocratie que l'on nomme Metapolítefsi. A partir de la moitié des années 70 163, le modèle de l'association culturelle s'impose progressivement comme forme juridique au sein des villages de l'île au point de constituer un véritable organe d'action politique et culturelle principalement auto-financé et indépendant des autorités étatiques. La densité du réseau associatif de l'île en témoigne ; on compte aujourd'hui plus de 70 syllogues à Chíos pour 66 villages habités 164. Cette forme juridique correspond aux « associations loi de 1901 » françaises ou aux A.S.B.L (associations sans but lucratif) belges ; elle se compose de membres payant une cotisation annuelle de 5 euros et d'un conseil d'administration (dioikitikó symvoúlio) constitué par un président, un vice-président, un secrétaire et un trésorier. Le syllogue organise des réunions publiques à intervalle régulier où chacun est libre d'exprimer ses desiderata, vote des budgets et organise la plupart des événements culturels ou non liés à la vie communautaire. Les objectifs cités dans ses statuts sont « la conservation (diatírisi) et la continuation (synéchisi) des traditions et des us et coutumes (íthi kai éthima) de Dafnónas » ainsi que la « production d'oeuvre culturelle (politistikó érgo), l'éducation des jeunes et la réalisation d'oeuvres d'intérêt général ». Ces objectifs se retrouvent dans les statuts de la plupart des syllogues de l'île. 163 Voir colonne des créations de syllogues sur l'île dans l'annexe 2. 164 Le nombre supérieur de syllogues s'explique notamment par le fait que plusieurs associations sont localisées dans la ville portuaire de Chíos. On trouve par exemple un syllogue des Crétois de l'île, des descendants de réfugiés d'Asie Mineure, des descendants de réfugiés du Pont-Euxin etc. Pour une liste presqu'exhaustive, voir http://www.grparadosi.com/συλλογοι-νησων-αιγαιου/χιοσ.html 90 Parmi les oeuvres d'intérêt général, le syllogue de Dafnónas a notamment permis par le travail et le financement de ses membres de réparer la source-lavoir à l'entrée du village, d'installer l'éclairage à des endroits-clés, de planter des arbres et arbustes ou de placer des bancs afin d'enjoliver le village. Les activités éducatives et culturelles à sa fondation comprenaient des cours d'informatique et d'anglais ainsi que l'organisation de cours de danse sous la direction de Kóstas Sitarás dont il a déjà été question. Kóstas Sitarás m'a d'ailleurs expliqué que c'est lui qui a poussé le syllogue à faire des recherches concernant le costume traditionnel du village. Les habitants ne disposant d'aucune tenue féminine complète, il a pris l'initiative de recréer un prototype sur base de photographies d'archives et de recoupements avec les villages environnants 165. Lors de mon séjour, les cours de danse étaient répartis entre deux chorodidáskaloi ; Anna Mimídi pour le groupe des adultes (tmíma enilíkon) et des adolescents (tmíma efívon) et Stéfanos dont j'ignore le nom de famille pour les enfants (tmíma paidión). Anna Mimídi qui, comme la plupart des professeurs de danse de l'île, a suivi des cours auprès de Símos Karaolánis, est également la fondatrice du syllogue « Chíoi en choró » (« Les Chiótes dansent ») basé dans la ville portuaire de Chíos. Elle dirige les cours de danse tandis que les cours de chants traditionnels que j'ai eu l'occasion de filmer sont dispensés par le joueur de láouto et de santoúri Pétros Karvoúnis dont il a déjà été question 166. Le syllogue participe à des festivals organisés dans la péninsule d'Erythrée (Tsesmé et Smyrne) et organise annuellement le « Festival de danses traditionnelles sur l'île du Mastic » fondé sur la participation de syllogues d'autres régions de Grèce -parmi lesquels on compte des antennes locales du Lýkeio ton Ellinídon- à des représentations dansées organisées en différents lieux de l'île. Etant donné la structuration du champ de la tradition et le fait que Sarántos Kostídis sature quelque peu l'espace par le festival de danse qu'il organise à Chalkeiós et par l'« Antámoma » (« La rencontre ») qui réunit de nombreux syllogues de l'île au cours d'une représentation thématique à l'« Homerion » (centre culturel de la ville portuaire), Anna a opté pour une offre différente et résolument tournée vers le tourisme culturel 167. Les syllogues participant sont conviés à des visites de lieux de l'île jugés particulièrement dignes d'intérêt tels que le monastère de Néa Moní, le village d'Anávatos, le musée du mastic situé à proximité de Pyrgí, les collections d'oeuvres et d'ouvrages de la bibliothèque Adamántios Koraïs, ce qui fait dire aux 165 Kóstas Sitáras porte un réel intérêt aux tenues traditionnelles. Le syllogue « Fáros » où il enseigne actuellement dispose par ailleurs de la plus grande collection de costumes authentiques et de copies de l'île. Il a utilisé le même procédé à Oinoússes où il dispense ses cours. Selon ses propres termes : « Où que j'aille, j'essaye de reconstruire l'identité du lieu ». 166 Pétros Karvoúnis, en plus des cours d'instruments, est responsable de la chorale de Lagkáda et de celle de Kardámyla. Il est régulièrement engagé à jouer dans les manifestations culturelles organisées par les syllogues. 167 https://www.youtube.com/watch?v=zC2N_hPDw60 91 mauvaises langues que son syllogue, sans ancrage territorial ni identité claire, a essentiellement pour but de générer du tourisme sous le prétexte de la danse 168. Son lien particulier à Dafnónas fait que le groupe de danse des éphèbes du village participe activement au festival qu'elle organise. 3.9.2. Les activités des membres Pour en revenir aux activités du syllogue « I dáfni », à ces cours de danse s'ajoutent des cours de gymnastique, de broderie, d'italien, des cours de psaltique byzantine dirigés par le psalte du village Vaggélis Máschas et des répétitions de la troupe théâtrale qui fait la fierté des habitants 169. Hormis les préparatifs du panégyre et des autres gléntia du village, j'ai participé aux cours de danse du groupe des adultes et à la représentation dansée du 23 juin ainsi qu'aux cours de psaltique byzantine. Tous les cours sont organisés au sein de la salle polyvalente (kéntro pollaplón chríseon)170 située juste avant le lavoir, à l'entrée du village. Cette salle polyvalente est composée d'un bureau où se réunit le conseil d'administration et où ont lieu les cours de langue et de psaltique ainsi que d'une salle principale comportant une scène légèrement surélevée face à un large espace où sont disposées des chaises lors des réunions publiques ou des manifestations du syllogue. Les murs de la grande salle sont décorés de photographies immortalisant les performances du groupe de danse ainsi que des coupes gagnées par l'équipe de football du village. La préservation des us et coutumes prend la forme de réunions lors d'événements traditionnels en lien avec le calendrier liturgique 171. Pour ne citer que quelques exemples : au Nouvel An, le syllogue organise le partage d'un équivalent de la galette des rois (kopí tis vasilópitas) ainsi que la récitation des calendes par les enfants (kálanta)172 ; au lendemain du Vendredi Saint commémorant la crucifixion du Christ, les jeunes du village accompagnés par les trentenaires vont ramasser du gros bois dans les espaces inhabités et font un feu de joie en brûlant 168 La création d'affiches en langue turque a particulièrement exaspéré certains habitants. Sans qu'il soit possible d'établir une relation de cause à effet, son entreprise fut désavouée durant l'été 2018 si l'on en croit les participants car le Théâtre Kastrominá où avait lieu la principale représentation dansée était inhabituellement vide. 169 L'activité théâtrale est un autre trait d'union entre syllogues et folkloristes. En 2017, la troupe de Dafnónas interprétait sur la scène de l'« Homerion » la pièce « Ta pantrologímata » écrite par le folkloriste Kyriákos Proákis du village de Thymianá. De la même manière, le folkloriste Giánnis Kolliáros écrit et met en scène des pièces jouées par la troupe du syllogue de son village Kallimasiá dans le dialecte des villages du sud et comportant des parties dansées, sur base des recherches qu'il a faites auprès des anciens. 170 J'ai observé le même type de configuration dans la plupart des autres syllogues que j'ai fréquentés notamment ceux des villages d'Agios Giórgis Sykoúsis, de Chalkeiós, de Lagkáda et de la ville portuaire de l'île d'Oinoússes. 171 Les enjeux de la préservation des coutumes par les associations de village et notamment, les enjeux de pouvoir et d'inscription dans la modernité par une appropriation sélective de ces coutumes a déjà été analysée. A ce sujet voir Cowan (1988) et Seraïdari (2010). 172 Dans certains quartiers de la ville portuaire, ces calendes s'accompagnent de déambulations d'enfants et d'adolescents avec des reproductions miniatures de navires marchands et militaires. A ce sujet voir (Tsiropiná 2010) 92 Fig. 20-29 l'effigie de Judas ; en juin, à la veille de la fête de Jean le Baptiste ou Jean Prodrome (Agios Ioánnis o Vaptistís et Ioánnis o Pródromos), le syllogue organise une représentation des groupes de danse du village, une mise en scène de la coutume de Klídonas supervisée par une enseignante du village à la retraite et installe un feu dans la cour de l'école où l'on jette les couronnes de fleurs de mai réalisées par les femmes du village et installées jusqu'en juin sur le seuil des maisons, au-dessus des portes... 3.9.3. « Intégrer des éléments de notre passé dans le présent » Une autre activité assez remarquable et inhabituelle pour qu'elle soit mentionnée est la publication du périodique « Dáfni » de 1999 à 2014, édité par le syllogue et essentiellement rédigé par l'historien-folkloriste amateur Vaggélis Roufákis qui a vécu une partie de sa vie aux Etats-Unis avant de revenir à Dafnónas. Lors de l'un de nos entretiens et alors qu'il me présentait avec une certaine fierté les documents les plus rares de sa bibliothèque, Vaggélis Roufákis m'avait avoué qu'il n'avait jamais eu le courage d'entamer la rédaction d'un ouvrage laographique sur son village et qu'il se sentait aujourd'hui trop âgé pour l'entreprendre. Son amour de l'histoire et des lieux desquels il avait été séparé durant un temps, il l'avait manifesté durant toute sa vie en faisant la promotion des activités du syllogue et en réunissant des documents historiques et des photographies, des récits de vie, des poèmes et des courte biographies de villageois qu'il mettait patiemment en page et publiait pour un public déjà acquis à sa cause173. A la fin du mois d'avril, le syllogue avait décidé d'organiser une manifestation culturelle (politistikí ekdílosi) en son honneur, intitulée « Les recoins du Dafnónas d'autrefois » et durant laquelle il pourrait, accompagné au kanun par Lambriní Káboura 174, déclamer les poèmes qu'il aimait, commenter les anciennes photographies des lieux et des villageois et voir poindre sur les visages des anciens et des plus jeunes un sourire à l'évocation du nom d'un cousin, d'un ami ou d'un grand-parent175. L'allocution de Vaggélis Roufákis était précédée d'un avant-propos de Liána Vafeiádou-Nikoláou, vice-présidente du syllogue, que je reproduis ici intégralement car elle met particulièrement en relief la manière dont se manifestent les objectifs présents dans les statuts de l'association au cours des manifestations culturelles : 173 Les 31 numéros sont mis en ligne sur le site du périodique géré par ses soins. http://www.dafninet.gr/node/99 174 Lambriní, qui est originaire du village voisin de Ververáto est connue à Dafnónas pour avoir longtemps participé aux cours de danse du village. Aujourd'hui musicienne après des études de musique traditionnelle à l'Ecole des Beaux-Arts d'Epire, celle-ci est souvent sollicitée pour participer aux manifestations du syllogue. 175 Le village d'Agios Giórgis Sykoúsis fut également le théâtre de telles manifestations culturelles, 2018 étant l'année de commémoration des 500 ans de la fondation du village. Il en sera question dans le sixième chapitre. 93 Fig. 30-32 « C'est avec respect pour les traditions de notre lieu, c'est-à-dire envers tout ce qui nous a été donné en héritage par les générations qui nous ont précédées, que nous programmons nos manifestations en tant qu'association culturelle. Notre principale démarche est de permettre à des éléments de notre passé d'intégrer le présent (na ensomatothoún) afin qu'ils poursuivent leur trajectoire dans le futur et que les prochaines générations en tirent profit (na epofelithoún oi epómenes geniés). Les associations culturelles sont la pierre angulaire de la tradition grecque car, au-delà de toute finalité, notre héritage culturel demeure pour nous un professeur et un guide, une force intérieure, un moyen de nous connaître (aftognosía) et notre plus grande fierté. Elle constitue une source de savoirs, de principes et de valeurs nécessaires au bon cheminement vers le futur (sostí poreía sto méllon). Ce soir donc, par ses riches et précieuses archives, Vaggélis Roufákis nous fera voyager dans le temps et ravivera les mémoires de notre village. Nous te remercions, Vaggélis. » Puis Vaggélis Roufákis déclama un poème accompagné par une improvisation au kanun avant que Liána Vafeiádou-Nikoláou ne lise une description du village publiée dans le périodique : « Ce beau village pittoresque qui, perché à flanc de colline, saisit du regard les villages de la plaine (ta kampóchora), la mer et les côtes d'Ionie ! Au-dessus de lui, la « Kakiá Skála » (« méchante montée »), grise et inaccessible, et à son sommet, le Prophète Elie et le Christ qui le recouvrent et le protègent176. Entre les deux, la « Panoklisiá » (« l'église du haut ») abandonnée et inconnue du grand nombre, qui porte le nom de la Vierge Mère... Dafnónas, le village qui prit son nom des lauriers (...), du monastère de Néa Moni et des Kefalovoúnoi jusqu'à Kastéli, de la méchante montée à Mesóvouno et au Korakáris, chaque décombre et chaque ruine, chaque mur effondré et chaque débri ; sous chaque pierre une histoire ! La tradition veut que le village provienne des habitations de Petraná, de Kanavoutsatá ou, selon d'autres de Lavrína. Certains disent qu'il fut déplacé à sa position actuelle à la fin du dixième siècle. Geórgos Zolótas, dans son « Histoire de Chíos », rapporte, entre autres choses, l'existence d'un lieu de culte antique nommé Dafnónas... »177 Après cela, Vaggélis Roufákis reprit définitivement la main. Il fit défiler les premières photographies en en racontant l'histoire oubliée et en évoquant ses souvenirs d'enfance, l'époque où le cours d'eau n'était pas encore recouvert par la route et que des petits ponts reliaient les maisons au 176 Ce passage fait allusion aux deux parekklísia situés aux sommets des deux collines surplombant le village ; celle du prophète Ilías et celle de la « Metamórfosi tou Sotíros » (« Transfiguration du Sauveur ») 177 Ce texte en langue grecque est en ligne à l'adresse http://www.dafninet.gr/sites/default/files/dafnonas.pdf 94 Fig. 33&34 sentier battu178, l'impression que lui faisait le pope, l'excitation que lui et les autres enfants ressentaient le jour du panégyre lorsqu'en quittant l'église, ils pouvaient enfin toucher des yeux les jouets et les friandises vendues par les marchands ambulants 179... Cette manière de présenter l'histoire du village et qui a toujours prévalu dans le périodique diffère sensiblement de l'approche systématique des autres folkloristes de l'île qui, en décrivant les institutions principales (fiançailles, mariage, baptême, enterrement etc) telles qu'elles s'actualisaient idéalement dans leur village, ont tendance à adopter un point de vue surplombant qui aplatit les différences en taisant les cas particuliers. Pour reprendre les termes de Michèle Baussant, dans son analyse de la constitution d'une mémoire collective au sein d'une association de Juifs d'Egypte, Vaggélis Roufákis favorisait ici une évocation complexe, faite de bribes d'histoire et de rappels disjoints de faits passés où les lieux et les événements faisaient office d'aide-mémoire180. 3.9.4. La constitution d'une mémoire partagée Mais, comme le laisse entendre la description déclamée par la vice-présidente, il n'est pas uniquement question ici de souvenirs personnels ; les habitants y entendent aussi que leur appartenance au lieu par l'occupation de l'espace, le nom et le sang remonte au moins à l'époque de Byzance et au mieux à l'époque antique. Cette politistikí ekdílosi nous donne à voir que l'héritage n'est pas un donné mais qu'il se construit lentement, par l'écriture et la constitution d'archives, puis par l'installation d'un cadre situationnel permettant la transmission des traces du passé par les uns et leur appropriation ou non par les autres. Et, comme le relève Baussant, ce processus d'intégration implique de connaître les valeurs, représentations et inférences convoyées par les images, les paroles mais également par la musique, ces éléments fonctionnant en tant que signes d'un entresoi181. A cet égard, Lambriní m'a longuement parlé des répétitions interminables voulues par Vaggélis Roufákis afin de paufiner ses transitions et de choisir les mélodies qui auraient le plus grand pouvoir d'évocation sur les habitants182. 178 Ce cours d'eau a donné son nom au café du village situé en face de l'église : « O potamós », « Le fleuve ». 179 Il évoqua ainsi le cas du marchand de glace, Barba-Giánnis, qui avait décidé « d'étendre ses activités » et faisait également cuire des grillades et qui leur disait : « Pleurez, les enfants, pleurez ! » afin que les parents s'apitoyent et achètent la paix contre quelques drachmes. 180 (Baussant 2016 : 8) 181 Ibid., p. 8 182 A titre d'exemple : lorsque Vaggélis Roufákis parlait de la source du village, Lambriní jouait la version instrumentale du syrtós « Aggelos » (« Ange ») dont les paroles comprennent : « A la source où je m'abreuvais, aujourd'hui d'autres s'abreuvent ». De la même manière, la manifestation s'est clotûrée sur le chant des Cyclades « Ithela ná 'mai sto chorió » (« Je voudrais être au village ») où l'on trouve les vers « Je voudrais être au village, dans le froid et la neige, dans la maison familiale que je n'ai pas vue depuis tant d'années ». Pour une version de l'île d'Andros, voir https://www.youtube.com/watch?v=MuJd3Opvnvg 95 Cette conférence aux allures de représentation théâtrale qui dura près de deux heures fut un franc succès. Les applaudissements ne cessèrent qu'après de longues minutes et Vaggélis Roufákis fut très heureux de partager son amour des lieux avec ses sygchorianoí183. Ce qui me paraît intéressant ici est que le cadre de cette évocation et l'objectif supérieur explicitement formulé par la vice-présidente, à savoir l'intégration d'éléments de « notre passé » dans le présent -la tradition constituant un « guide et une voie d'auto-connaissance nécessaire à un cheminement vers le futur »-, ce cadre donc est fourni clé en main par le syllogue et les manifestations qu'il organise. Et c'est notamment à travers cecadre de la manifestation culturelle, à travers cette nouvelle situation 184 que se construit une mémoire partagée et que s'actualise l'appartenance des habitants à « leur lieu », par le nom qu'ils portent, par les rues qu'ils traversent chaque jour et par les visages de leurs ancêtres imprimés sur papier glacé et précieusement conservé dans les archives de Vaggélis Roufákis. Un double processus est ici à l'oeuvre : il s'agit de passer d'une mémoire vivante et personnelle, en l'occurrence celle de Vaggélis Roufákis et des personnes les plus âgées présentes lors de la conférence, à une mémoire partagée et commune au groupe embrassant son passé et « rendant hommage aux ancêtres tout en passant aux plus jeunes les traces qui construisent le lieu »185. Celle-ci s'échafaude par la situation dont le caractère solennel est travaillé, par le discours, les photographies et la musique. Mais il faut ensuite que les personnes présentes, par leur expérience personnelle -le fameux víoma, cfr chapitre 1- et par leur connaissance même fragmentaire des codes de ce passé commun, se les réapproprient individuellement afin qu'émerge une image collective de la communauté villageoise. Selon moi, ce second processus va de soi car ce type spécifique d'actualisation de l'appartenance au lieu n'est qu'une occurrence parmi les dizaines d'autres situations précédemment évoquées (panégyre, rites carnavalesques, théâtre, cours de danse...) qui contribuent de manière régulière à fonder et refonder cette appartenance. Qui plus est, ce qui permet selon moi à cette construction d'une mémoire collective de perdurer et ce qui assure la viabilité de ces modes d'actions typifiées est que l'émergence de la forme juridique des associations culturelles, par la reconfiguration sociale et politique de la communauté villageoise qu'elle a produite à partir des années 70, a mis en branle un réseau d'acteurs stable où chacun trouve son compte. Il ne s'agit pas de sous-estimer les lignes de tension entre villageois. La notion de champ nous prémunit au contraire contre toute forme d'aplatissement 183 Littéralement « covillageois ». 184 Pour rappel, celle-ci est entendue comme mise en coprésence d'agents en un instant T et comme trame sur laquelle se tissent et se stabilisent des actions typifiées. 185 (Baussant 2011 : 54) 96 des avis divergents et fait toute sa place au jeu des positionnements et de pouvoir, notamment dans l'actualisation des situations traditionnelles telles que le panégyre et le mariage (cfr le bar de la discorde et le cas de l'expérience de Rafaíl). De la même manière, des membres de syllogues différents m'ont expliqué à plusieurs reprises comment les fractures politiques (ce que les habitants nomment pudiquement « ta kommatiká », les logiques de partis) s'importent dans l'organigramme, et comment certains membres votent uniquement selon des logiques clientélistes élaborées dans un contexte politico-culturel local186 afin que les places au sein d'un conseil d'administration circulent au sein de leur parentèle et que leurs intérêts politiques soient toujours représentés au sein de ce conseil d'administration187. Sarántos Kostídis, dans l'article publié dans le journal Polítis relève pour sa part que « l'ADN du Grec est responsable puisque tout le monde ici rêve d'être président » et qu'avec « 600 euros et 25 signatures, n'importe qui crée son syllogue », ce qui conduit à des cas tels que ceux du village de Lagkáda où la communauté villageoise se polarise littéralement autour de deux syllogues organisant des événements le même jour où créant les mêmes activités afin de se faire concurrence. Mais il semble que la greffe de la forme juridique du syllogue sur la société insulaire ait bien pris puisque les habitants ne se détournent pas des associations mais les utilisent au contraire comme leviers d'expression et de résolution de ces tensions, notamment par le vote clientéliste et la scission du groupe par la création d'une autre entité. Pour en revenir à la redistribution des cartes opérées par l'émergence du syllogue dans les années 70, l'analyse des données produites durant mon séjour permet d'affirmer qu'il s'est formé depuis une quarantaine d'années un véritable écosystème où tout agent peut trouver sa place en fonction de son implication, de ses relations aux autres et de ses compétences. On compte ainsi des membres décisionnaires du conseil d'administration et membres des syllogues qui réalisent un grand nombre d'activités, des érudits et professeurs à la retraite prêts à « injecter de leur passé dans le présent », des villageois souhaitant seulement participer en assistant aux manifestations culturelles (politistikés ekdilóseis), des professeurs de danse et de musique responsables des représentations lors de ces manifestations, des entreprises privées finançant les événements contre des espaces publicitaires dans les programmes distribués au public, des journalistes-cameramen rémunérés pour faire la promotion filmique des événements organisés ainsi que des responsables politiques en 186 La manière dont la tradition en tant qu'entité réifiée peut être utilisée comme ressource dans l'augmentation du prestige de factions politiques ou dans des luttes entre locaux et immigrés de la diaspora au sein d'un village a déjà été analysée. Voir Cowan (1988) et Panopoulos (2005). 187 Un habitant de Chalkeiós, pour me faire comprendre ces enjeux, m'a ainsi déclaré : « On te dira, Dimítri, inscris-toi sinon l'autre qui vote Néa Dimokratía (parti de droite) prendra la place ». 97 campagne qui font figure d'invités de marque et peuvent faire des discours introductifs interminables188 et enfin des musiciens professionnels engagés lors de ces mêmes représentations. C'est notamment sur l'orchestre qu'ils composent que portera la fin du chapitre car ceci nous permettra de mieux comprendre les dynamiques à l'oeuvre lors des panégyres. 3.10. Les musiciens professionnels Le nombre important de syllogues à Chíos et leur dynamisme dans l'organisation de manifestations culturelles et de fêtes en plus du marché des baptêmes et des mariages conduit à une forte demande de musiciens professionnels ; on compte plus de dix orchestres (orchístres ou kompaníes) sur l'île, ce qui est un nombre considérable compte tenu de la population de l'île. Cette situation n'empêche cependant pas que la concurrence soit rude, les jeunes adultes arrivant au terme de leurs études de musique étant toujours plus nombreux alors que la plupart des musiciens cinquantenaires continuent d'exercer. Durant mon séjour de mars à septembre 2018, j'ai fait le choix de croiser des observations générales lors de ma participation aux panégyres et des entretiens approfondis avec des musiciens expérimentés189 à un suivi plus poussé de musiciens de moins de trente ans qui avaient pris l'initiative de former un orchestre l'année précédente190. Celui-ci est composé de Lambriní Káboura (kanun), Dimítris Kontós (laoúto), Ággelos Mathioulákis (chant), Ignátios Anagnóstou (percussion), Pantelís Konstantás (bouzoúki) et Argýris Tzíkas (clarinette). Suite à une brouille survenue durant l'été, ce dernier fut remplacé par Giórgos Politákis 191. Ceci m'a conduit à les suivre lors de leurs répétitions et de leurs déplacements aux quatre coins de l'île ce qui m'a permis d'observer leur trajectoire sur une durée assez longue et d'appréhender plus justement leur relation au public et aux organisateurs des fêtes. Les nombreuses heures passées ensemble en voiture, à installer le matériel et à attendre le début des panégyres ont par ailleurs été l'occasion pour moi de 188 Ils sont généralement installés sur des sièges réservés au premier rang à proximité des autorités ecclésiastiques conviées à l'événement. Plusieurs personnes m'ont affirmé que malgré les déclarations des membres du conseil départemental et de la région prétendant vouloir financer certaines manifestations culturelles à hauteur de plusieurs milliers d'euros, les syllogues voient rarement la couleur de subventions publiques et s'appuyent principalement sur le bénévolat de leurs membres et sur les revenus d'espaces publicitaires. 189 Des entretiens ont été menés avec Sákis Pipídis (clarinette), Giánnis Voúkounas (percussion), Louloúdi Fakíri (voix), Pétros Karvoúnis (santoúri), Vassílis Kármantzis (clarinette) et Stamátis Syriódis (laoúto). 190 Des entretiens approfondis avec d'autres musiciens de l'île ont été réalisés par la mission musicologique « Kivotós tou Aigaíou » et sont accessibles en langue grecque à l'adresse suivante : http://musicarchive.aegean.gr/musicians.php?lng=Z3JlZWs=&isle=zqfOr86/z4I= 191 Dans l'ordre, ceux-ci sont originaires de : Ververáto, Mestá, Crète, Chóra, Thymianá, Chóra et Tholopotámi. Aggelos qui est originaire de Crète est le seul étranger de l'orchestre et a été amené à habiter à Chíos suite à une mutation. Il est aujourd'hui stationné à Lésvos mais revient régulièrement sur l'île pour chanter lors de gléntia. 98 Fig. 35&36 me familiariser avec leurs codes et leur vocabulaire, leurs sujets de conversation et leurs goûts en musique, de mieux comprendre comment ils perçoivent leurs pratiques et leur rôle dans le déroulement des fêtes ainsi que de poser de nombreuses questions au sujet du répertoire et des catégories musicales. Le droit de les suivre était sans réelle contrepartie, j'ai seulement joué le rôle de photographe amateur pour plusieurs d'entre eux et ai participé à l'enregistrement d'un « potpourri » promotionnel192. Les orchestres prennent le nom des musiciens principaux et sont généralement composés de cinq à six instruments ; une clarinette qui est l'instrument soliste par excellence 193 ou un violon, une voix, un ou deux instruments à cordes (laoúto et bouzoúki), une batterie et un synthétiseur194. Ils ne sont pas formés une fois pour toutes et il est fréquent qu'un musicien, chanteur ou instrumentiste, collabore avec plusieurs noyaux de musiciens sans pour autant appartenir à l'orchestre. Exception faite d'Aggelos qui n'est pas originaire de l'île et de Lambriní qui joue d'un instrument rare sur l'île, les musiciens sont le plus souvent formés par des musiciens insulaires plus expérimentés ; Dimítris a pris des cours avec Manólis Avgoustídis, le laoutiéris de l'orchestre « Ta Avgoustídia » qu'il a formé avec son frère et un ami, Pantelís poursuit ses cours auprès de Vaggélis Maschas, joueur de bouzoúki et professeur de psaltique byzantine 195, Argýris s'est formé auprès du clarinettiste Markéllos Moschoúris, Ignátios est membre de l'orchestre philharmonique de Chíos. Giórgos Politákis a quant à lui appris la clarinette auprès du musicien Alékos Skoufáras de Tholopotámi. Les musiciens vivent essentiellement de leurs prestations lors de panégyres, de mariages, de baptêmes, de gléntia privés et lors des manifestations culturelles ; ces prestations font office de cartes de visite où les bonnes relations avec les participants et les organisateurs, l'endurance, le choix du répertoire, la capacité à répondre dans l'ordre aux sollicitations sont autant d'arguments en faveur d'un engagement ultérieur. Tous les orchestres ne se produisent cependant pas lors des manifestations culturelles ; les syllogues et les professeurs de danse ont leur préférence et engagent des musiciens avec lesquels ils ont développé une relation professionnelle teintée d'amitié au fil des représentations. A titre d'exemple, Sarántos Kostídis engage régulièrement les frères Poúpaloi, la chanteuse Louloúdi Fakíri, le clarinettiste Sákis Pipídis et Lambriní et Dimítris Kontós lors des 192 Voir https://youtu.be/UFe-vo2i5vw 193 Le nom du clarinettiste figure la plupart du temps dans le nom de l'orchestre, en italique dans la liste qui suit : Stroumbákis-Lignós, Varkáris-Pipídis, Moschoúris-Makrokánis etc. Dans cette logique, la batterie et le synthétiseur sont considérés comme des instruments d'accompagnement et donc secondaires. 194 Voir Annexe 4 195 Vaggélis est considéré comme un excellent joueur de bouzouki mais certains membres du groupe se demandent pourquoi Pantelís, malgré son niveau, continue à prendre des cours. Il déclare pour sa part que ça lui permet de travailler de manière régulière et de se sentir plus confiant lors des prestations du groupe. 99 manifestations qui sont sous sa direction tandis que Kóstas Sitáras, lorsqu'il le peut, engage systématiquement le joueur de kanun Mános Koutsaggelídis qui est spécialisé dans la musique d'Asie Mineure. De la même manière, la relation entre syllogues ou tenanciers de café et orchestre est marquée par une forme de stabilité au point qu'il est juste d'affirmer que les villages « ont leur orchestre » et que certains panégyres sont la « chasse-gardée » de ces orchestres. Certains musiciens sont à cet égard passés maîtres dans l'art de cultiver des bonnes relations avec les villageois et vont jusqu'à se proposer comme parrains des enfants des parentèles influentes afin de s'assurer un dense réseau de contacts pour conserver le précieux privilège d'un engagement. Les musiciens enseignent parfois au conservatoire de l'île, dans l'orchestre philharmonique, dispensent des cours collectifs au sein de syllogues ou des cours privés à domicile. Il est rare qu'ils enregistrent des cd et ceux qui l'ont fait occasionnellement n'en tirent aucun revenu196. Durant la saison creuse allant de novembre à avril, certaines tavernes de l'île dont la majorité sont situées dans la ville portuaire197 rémunèrent des musiciens pour jouer le soir. On appelle ces tavernes des stékia, littéralement « des lieux où l'on se tient ». L'attention à la musique y est variable et oscille entre l'inattention la plus totale, les musiciens ne jouant qu'un rôle de distraction et d'ambiance, et l'écoute attentive accompagnée d'un silence parfait. Etre musicien professionnel n'implique cependant pas de vivre uniquement de la musique et ils sont nombreux à exercer une autre activité. Dans le cas présent, Dimítris est mécanicien, Pantelís travaille au magasin de grillades (souvlatzídiko) de son père et est rémunéré par l'église lorsqu'il exerce en tant que psalte tandis qu'Aggelos est soldat. Seule Lambriní vit pour l'instant exclusivement de la musique par les cours de kanonáki qu'elle dispense aux enfants. 3.11. Le déroulement de la fête198 L'organisation générale des panégyres varie peu d'un village à l'autre. Les soirées débutent entre vingt-et-une heures et minuit et s'achèvent entre l'aube et la fin de matinée 199. Dans cet intervalle, les musiciens peuvent s'arrêter de jouer à tour de rôle mais la musique ne cesse jamais plus de quelques minutes. Ils arrivent habituellement deux heures avant afin de décharger les 196 A l'exception notable des frères Poúpaloi qui ont longtemps collaboré avec Pantelís Thalassinós, un chanteur originaire de Chíos qui a fait carrière au niveau national. 197 Les principaux stékia de l'île sont : Odýsseia, Porta Maggiore, Seváh, Rebetádiko, Pansélinos et Agkyra. 198 Pour un point de vue des participants étrangers au village qui organise le panégyre, voir Annexe 5. 199 Etant donné que les fêtes ont principalement lieu à ciel ouvert, les musiciens s'arrêtent lorsque la chaleur devient insupportable pour eux comme pour les danseurs. 100 véhicules et installer les instruments ainsi que le matériel d'amplification et de mixage 200. Il est d'usage que l'organisateur garnisse une table afin que les musiciens mangent avant de jouer 201. L'heure du commencement de la soirée fait parfois l'objet de négociations entre organisateurs et orchestres ; les premiers souhaitent que les musiciens commencent à jouer afin de signaler aux villageois que la fête commence tandis que ceux-ci considèrent qu'il est dégradant de jouer sans public. Dans son analyse des panégyres épirotes, Hélène Delaporte distingue quatre phases principales dans son déroulement. Celles-ci correspondent approximativement aux phases que j'ai pu observer à Chíos202. La première voit coïncider l'arrivée des premiers participants qui viennent s'attabler et le commencement de la musique. Puisqu'il faut bien que la fête démarre, les musiciens jouent avant tout afin de ne pas laisser la place dans le silence et pour signaler que la fête commence. Mais pour l'avoir souvent vécu avec plus ou moins d'anxiété, ceux-ci savent pertinemment que les participants déjà sur place ne se lèveront pas pour danser203. L'ambiance est des plus détendues ; ceux-ci écoutent, mangent et observent mais ne dansent pas ou presque. Durant cette première phase, les musiciens jouent des suites (enótites) répétées au préalable et sont à l'initiative du répertoire. Le basculement de la première à la deuxième phase dépend beaucoup de la soirée et des parées déjà présentes. Elle commence lorsque les premiers verres et le repas mettent les habitants en train et voit la piste se remplir progressivement au fil des suites jouées. Contrairement à ce que Delaporte observe en Epire, il n'y a pas de préséance réelle dans l'occupation de la piste ; les notables et les organisateurs ne disposent pas de privilège particulier. Mais ce qui caractérise cette deuxième phase est que les musiciens commencent à jouer sur commande. Le répertoire voit s'alterner les formes dansées syrtoí, bálloi et tsiftetélia dont une analyse complète sera faite dans le cinquième chapitre. Il est à noter que dans la plupart des villages de Chíos, le fait qu'un participant commande une mélodie n'implique pas que sa paréa soit la seule à danser. Il n'est donc pas nécessaire de rémunérer les musiciens chaque fois qu'on danse et, durant cette deuxième phase, la piste peut compter plusieurs centaines de danseurs204. 200 Une description complète des paramétrages du système d'amplification dépasse le cadre ce travail mais on peut noter que ceux-ci sont assez proches de ceux des lautari de Roumanie décrits danns (Stoichita 2013) 201 Lorsque la fête termine avant l'aube, il arrive que les musiciens mangent après la prestation. 202 (Delaporte 2013) 203 Lors de nos enregistrements dans le village de Karyés, le clarinettiste Vasílis Kármantzis et le luthiste Stamátis Syriódis me disaient à ce sujet qu'ils avaient parfois vécu cette absence d'entrain de la part des participants comme un affront. Après avoir déployé des trésors d'imagination pour les faire danser, en tentant toutes sortes de mélodies appréciées par les habitants, ils avaient fini par se résigner. Puis, sans qu'ils sachent trop pourquoi, les danseurs s'étaient levés et ne cessèrent ensuite de danser. La fête fut une réussite complète. 204 On se rappellera que le nombre important de participants était un facteur de mécontentement des hommes du 101 La troisième phase commence lorsque les musiciens acceptent les commandes de la forme dansée zeïbékiko. Cette forme est principalement commandée par les hommes pour exprimer et induire chez eux le kéfi, l'heureuse disposition qui sera également analysée dans le cinquième chapitre. Il est difficile d'établir un horaire précis dans la succession des phases cependant les zeïbékika font généralement leur apparition à l'aube, lorsque les premiers participants quittent les lieux et que la piste commence à se dégager, phénomène accentué par la commande des zeïbékika que ne dansent simultanément que quelques parées. Les musiciens continuent à jouer des syrtoí et des tsiftetélia mais distinguent à l'oeil nu ceux à qui ils ne doivent pas refuser de zeïbékiko. A l'aube, l'argent brûle les doigts des fêtards (glentzédes) ayant consommé beaucoup d'alcool et les billets de 50 euros pleuvent. La quatrième phase a l'allure d'une fin de fête. Les musiciens jouent principalement pour les fêtards et il arrive que le chanteur dédie des distiques de voeux et de louages à une paréa sur commande, sur le modèle des painémata analysés dans le cas du mariage de Myrsíni205. C'est également durant cette phase qu'on peut observer les « raretés » qui sont les signes d'individus et de parées pleinements satisfaits de la fête et qui feront l'objet de commentaires les jours suivants ; hommes dansant avec un verre sur la tête, danseurs debout sur les chaises ou multipliant au contraire les contacts avec le sol, painémata personnalisés particulièrement mémorables etc. village de Dafnónas. Pour en avoir fait l'expérience, la chaleur et la promiscuité produites par ce grand nombre gâche le plaisir de danser. Pour reprendre les termes du tenancier de café Avgoustís Menís : « Patás pódia, se spróchnoun, de choréveis san ánthropos », « Tu marches sur des pieds, on te bouscule, tu ne peux danser comme un être humain ! » 205 Une telle performance est analysée dans la sous-section du chapitre 5 relative au tsiftetéli. 102 Fig. 37-39 Fig. 40 : les quatre phases habituelles du panégyre Phases Relation mus.-danseurs Répertoire206 1ère phase musiciens à l'initiative du répertoire, peu de danse laïká, syrtotsiftetélia musiciens jouent sur commandes, habitants dansent syrtotsiftetélia musiciens acceptent les commandes de zeïbékika zeïbékika, syrtotsiftetélia 2ème phase 3ème phase 4ème phase piste dégagée, musiciens jouent pour les fêtards et personnalisent les tsiftetélia en chantant zeïbékika, painémata, syrtotsiftetélia 3.12. Le fonctionnement de la commande J'évoquais dans l'introduction le fait que la plupart des acteurs de la tradition admettent que celle-ci se transforme et que de façon générale, ils perçoivent ces altérations (alloióseis) d'une manière négative. Dans la controverse des professeurs de danse, Sarántos Kostídis et Símos Karaolánis s'entendaient à cet égard sur le fait que le répertoire des panégyres subissait actuellement une transformation qualitative. Les deux dernières sections de ce chapitre sont consacrées à la commande et aux transformations du répertoire des panégyres durant les dernières décennies. En plus de compléter l'image que l'on peut se faire de la fête et de nous informer sur le type de relation qu'entretiennent les musiciens et les danseurs, la commande permet de comprendre comment les goûts des participants influent sur les pratiques musicales et dansées observables sur l'île et donc sur la manière dont ces pratiques se transforment. Selon moi, le goût intervient ici de deux manières : le participant exprime son goût en commandant une mélodie spécifique tandis que la répétition d'une mélodie de manière régulière lors des fêtes, par un processus de familiarisation (exoikeíosi) qui sera analysé durant les prochains chapitres, agit sur les dispositions des autres participants et contribue au façonnement de leur goût. 206 Les différents termes relatifs au répertoire seront définis dans les sections suivantes et dans le chapitre 4. 103 Il faut ici imaginer que d'une part, chaque occurrence d'une mélodie jouée suite à une commande et sélectionnée parmi un ensemble de possibles, de mélodies « commandables », influe de manière directe sur l'idée qu'on peut se faire du répertoire de l'île effectivement joué par rapport au répertoire de l'île idéalisé des spécialistes de la tradition et que d'autre part, plus une mélodie est entendue et plus elle a de chances d'être commandée par la suite et donc d'apparaître comme représentative de la tradition musicale d'un lieu donné, même si elle est dans un premier temps considérée par certains comme une altération de cette tradition, compte tenu du façonnement préalable de leur propre goût. L'une des différences fréquemment relevées par les musiciens entre le fonctionnement des panégyres dans le nord et le sud de l'île a trait à leur rémunération. Les villages du nord ont pour réputation d'être de meilleurs payeurs en raison notamment du système différent qui y a cours. Les termes utilisés pour qualifier la rémunération dans les panégyres sont nombreux ; on parle de chartoúra (litt. « la paperasse »), du stalós, terme dont j'ignore l'origine, ou des kollitiká (« billets qu'on colle »)207. Dans le sud de l'île, lorsque les musiciens sont sollicités pour une prestation 208, ceux-ci trouvent un accord (symfonía) avec les organisateurs. Cet accord peut porter sur un montant fixe ou sur un pourcentage -généralement de 20%- des entrées 209. Certains musiciens expérimentés reprochent d'ailleurs aux plus jeunes de mal négocier leurs contrats avec les syllogues ou les tenanciers de café (magazátores) en cassant les prix, ce qui « ruine le marché »210. Etant donné que le droit d'entrée des panégyres est calculé en fonction de cet accord, la plupart des participants ne se sent pas tenue de payer les musiciens pour danser, ce qui fait dire à ces derniers que les gens du sud sont des mauvais payeurs et même que les interactions entre musiciens et danseurs s'en trouvent impactées211. C'est probablement ce qu'entendent les anciens du village de Dafnónas lorsqu'ils parlent de « marchandisation » (emporevmatopoíisi) de la fête, les tenanciers de cafés et les syllogues gonflant les prix afin d'assurer la rémunération des musiciens tout en tentant de dégager des marges. 207 Sur l'île d'Oínousses, on utilise le terme « kollitíkia » qui est un équivalent. 208 L'expression utilisée est « kleíno mia douleiá » ; « s'assurer un travail », le verbe kleíno signifiant « fermer » mais étant également utilisé pour exprimer un accord trouvé. 209 La plupart des informations qui suivent proviennent de recoupements entre les entretiens que j'ai menés avec des musiciens et les informations contenues dans le mémoire du laoutiéris Manólis Avgoustídis. (Avgoustídis 2009 :47) 210 Un musicien me disait à ce propos : « Mas chaláne tin piátsa », littéralement « Ils nous gâchent la place ». J'ai également assisté à une dispute à ce sujet, le plus âgé reprochant au plus jeune de ne pas avoir établi d'accord avec le syllogue de son village d'origine en espérant être bien rémunéré par les habitants. Le musicien quarantenaire considérait cette absence d'accord comme un dangereux précédent qui pourrait par la suite être invoqué par les villageois pour ne pas établir d'accord par la suite. 211 Sákis Pipídis déclare à cet égard que dans le nord « tu prends plus de plaisir parce que tu vois la participation (symmetochí) des gens avec toi ». Il m'a par ailleurs dit : « je préfère parfois qu'un type me prenne dans ses bras parce qu'il a aimé ce que j'ai joué plutôt qu'il dépose un billet sur la table et s'en aille sans me regarder. » 104 Dans les villages du nord, les musiciens ne concluent pas d'accord et fonctionnent avec les « tycherá »212 c'est-à-dire sans savoir à l'avance quelle somme ils emporteront au terme de la prestation mais en étant directement rémunérés par les danseurs. Les musiciens avancent deux explications principales concernant le mode de payement des villages du nord à laquelle il est possible d'ajouter une troisième : la première est que dans certains panégyres du nord, les participants cuisinent eux-mêmes leur plat ce qui réduit considérablement le coût de leur participation et leur permet de laisser de plus grosses sommes aux musiciens ; la deuxième est que les fêtes étant plus rares dans le nord, les habitants ont à coeur de profiter pleinement de leur panégyre annuel ; la troisième qui est en partie liée à la précédente est que la moyenne d'âge y est plus élevée et qu'il est probable que les anciens reproduisent des modes de participation aux fêtes auxquels ils sont habitués et où rémunérer l'orchestre fait partie de l'honneur du danseur 213. Ces observations laissent à penser que les participants des panégyres du sud ne pratiquent pas la commande (paraggelía) cependant les extraits vidéo suivants montrent que les choses sont moins tranchées que ne le laissent entendre les musiciens. Le premier extrait est tiré d'une fête à l'« église du dehors » (xoklísi) dédiée à Agios Geórgios au lieu-dit Flóri, dans le nord de l'île. Alors que Sákis Pipídis joue un tsiftetéli, Dimítris Ex. 1 Kontós -en polo noir et jean foncé- qui souhaite danser avec sa compagnie se dirige vers les musiciens et s'adresse directement à Stamátis Syriódis, joueur de oúti, pour lui demander d'exécuer la commande. La circulation de l'argent entre musiciens fonctionne comme un principe de solidarité professionnelle214 ; étant donné leur connaissance du monde des panégyres et des gléntia, ceux-ci s'assurent toujours de laisser de l'argent aux musiciens qui animent la soirée à laquelle ils participent. Dimítris demande à Stamátis un « panochoroúsiko tsiftetéli » (« tsiftetéli des villages du nord ») avant de déposer un billet de 20 euros dans le broc en plastic. Le xoklísi de Flóri est connu pour être le lieu de fête des éleveurs et donne lieu à des ventes aux enchères de bêtes. Sákis fait l'intermédiaire pour la vente (1'00'') puis, après qu'elle soit adjugée au prix de 60 euros, Stamátis commence le tsiftetéli commandé (2'09''). Dimítris et Giórgios 212 « Týchera » signifie littéralement « chanceux » 213 Manólis Avgoustídis relève également que dans certains villages du nord, la demande d'un accord est perçu comme un affront et marquerait un manque de confiance des musiciens envers les villageois quant à la juste rétribution de leur travail. 214 Ce phénomène est comparable à la culture du pourboire entre les serveurs de Corse qui fréquentent mutuellement leur lieu de travail et qui laissent systématiquement une somme plus importante que la moyenne pour signaler cette solidarité. 105 Politákis -en polo bleu marine et chaussures blanches- ainsi qu'un de leurs amis communs dont j'ignore le nom attendent que Stamátis ait terminé l'improvisation (taxími) puis se lèvent en prenant leur temps et rejoignent la piste (2'41''), précédés en cela par deux danseurs et suivis ensuite par les membres d'autres parées. On observe ainsi que les participants peuvent danser sans avoir payé et que l'exigence de celui qui effectue la commande va jusqu'au choix du musicien qu'il veut entendre. L'extrait présente également l'une des manifestations pratiques de la solidarité professionnelle entre musiciens déjà évoquée et la manière dont le goût d'un connaisseur peut transformer l'allure d'une soirée et participer au façonnement du goût des autres participants à commencer par les enfants à l'avant-plan qui entendent la musique, observent et commentent la danse215. L'extrait suivant est tiré du glénti animé par l'orchestre Moschoúris-Makrokánis et organisé dans le quartier Kofinás de la ville portuaire, où je me suis rendu en compagnie du musicien Ex. 2 Dimítris Kontós et de sa parentèle. Il nous permet d'observer comment un orchestre composé de musiciens expérimentés gère les commandes (paraggelíes) successives qui lui sont adressées. Le chanteur Chrístos Makrokánis centralise les demandes des participants alors que Kóstas Klouvákis chante et joue au bouzoúki un morceau de rebétiko216 qui fonctionne en tant qu'interlude permettant à l'orchestre de reprendre son souffle. A 0'06'', un homme se dirige vers la table centrale et lui commande une mélodie. A 0'10'', il lui indique clairement qu'il souhaite que ce soit le clarinettiste Markéllos Moschoúris qui la joue. Chrístos lui signifie par les gestes « Oui très bien, mais viens que je te dise » puis lui indique par un geste de la main qu'il y aura de l'attente. Un homme plus jeune vient (0'18'') lui commander une autre mélodie et après discussion, sort un billet de sa poche que Chrístos met ensuite dans la malette située à sa droite217. Un troisième homme passe commande (0'38'') et se voit informer par les mêmes gestes que plusieurs personnes ont leur tour avant lui (0'40''), ce qui fait rire le clarinettiste et fait l'objet de commentaires du pianiste au synthétiseur. Cet extrait est l'exemple de la bonne organisation des musiciens nécessaire afin de ne pas froisser les participants, dont les commandes sont principalement exécutées par ordre chronologique. On observe aussi que la commande ne fait pas automatiquement l'objet d'une ostentation qui viserait à montrer la puissance économique des participants mais fonctionne à proprement parler en tant que service fourni par les musiciens contre rémunération. 215 Cet extrait sera également analysé du point de vue de la danse dans le cinquième chapitre. 216 « Egó mágkas fainómouna na gíno apo mikráki » (« Depuis petit, je ressemblais aux braves »), composé en 1936. 217 Il n'est pas rare que les musiciens rendent la monnaie sur un billet. Le danseur commande la chanson puis dit au musicien combien il souhaite la payer. Les kollitiká vont de 5 euros -ce qui est un minimum et qui témoigne d'une certaine pingrerie (tsigkouniá, terme dérivé du turc çingene signifiant littéralement tsigane)- à plusieurs milliers d'euros ou de dollars. 106 Le montage suivant présente un cas où l'ostentation ne s'exprime pas par l'acte même de rémunérer le musicien mais par le fait de se faire dédier une chanson avec une forme d'exclusivité, Ex. 3 ce qui participe à la renommée et la réputation du danseur à qui on en vient à associer une danse particulière au fil des occurrences218. Le vieil homme installant sa chaise à côté de l'orchestre, probablement le père du danseur de la paréa qui était attablée à notre gauche, m'avait demandé de filmer ce qui se produirait. A 0'12'', Chrístos annonce : « Dédié à Giórgis Vaïanós, exclusivement! ». Kóstas Klouvákis joue les premières mesures caractéristiques du zeïbékikos « Molyviá » (« Crayon ») très populaire en Grèce219 et le père du danseur donne un billet de 50 euros au chanteur (0'30''). La paréa s'installe en cercle autour du danseur et l'honore en se mettant à genoux et en frappant des mains. Cette dédicace et la danse qui en découle attire les regards des spectateurs attablés. On observe cependant que cette exclusivité n'empêche pas d'autres parées de danser. A partir d'1'02'', le danseur de la deuxième paréa appelle les musiciens par sa posture et son regard insistant et commande le zeïbékikos « Pérgamos » (« Pergame »)220. A 1'13'', alors que plusieurs minutes se sont écoulées depuis le commencement de la danse de Giórgis, le joueur de bouzoúki effectue la transition et passe à la mélodie de Pergame, ce qui produit des manifestations de contentements des participants (cris et sifflements) tandis que Giórgis cesse immédiatement de danser et rémunère le groupe une seconde fois avant d'aller se rasseoir. La vidéo suivante présente un autre cas intéressant de transition très fluide entre un morceau joué et une commande passée et témoigne du talent et de l'expérience du clarinettiste Markéllos Ex. 4 Moschoúris. A 0'04'', celui-ci entame le bállos ce qui conduit les danseurs à se lâcher la main, puis Markéllos effectue la transition et improvise un tsiftetéli (0'29''). A 0'57'', la dame en rouge s'approche de Chrístos et lui commande le tsiftetéli Sourmát221 tandis que Markéllos, tout en improvisant, suit la conversation du regard en se tenant prêt. A 1'01'', Chrístos demande à la dame si elle veut qu'il soit joué immédiatement ou plus tard. Elle répond qu'elle le voudrait immédiatement et à 1'13'', alors que Markéllos dispose de deux mesures pour reprendre son souffle, Chrístos lui donne le nom du morceau qu'il se met instantanément à jouer. 218 Sarántos Kostídis me disait avec fierté au sujet du syrtós « Argyroúla » : « Tu sais quelles sommes j'ai lâchées pour cette chanson ? », exprimant par là qu'il la commandait souvent en l'honneur d'une ancienne bien-aimée au point que, dans les panégyres de Chíos, ce morceau était quelque part le sien. 219 Le morceau fut composé en 1988 et interprété pour la première fois par la légende tsigane du répertoire laïká Manólis Aggelópoulos. 220 On considère qu'il s'agit d'un morceau traditionnel de réfugiés d'Asie Mineure, probablement composé dans les années 20 suite aux déplacements de population. Il sera évoqué plus en détail dans le chapitre suivant. 221 Sourmát est une composition des années 2000 du groupe turc Laço Tayfa, très apprécié par certains musiciens de Chíos. Son motif mélodique distinctif s'entend à 0'46'', voir : https://www.youtube.com/watch?v=yYydTylsw1I 107 Ainsi, cet extrait permet également d'observer que les commandes ne sont pas uniquement jouées par ordre chronologique mais que lorsque l'occasion se présente, elles peuvent l'être en fonction de critères musicaux qui font partie des compétences et techniques propres aux musiciens professionnels et qui contribuent à la réputation de ces derniers ; si des mélodies « correspondent » (tairiázoun) d'un point de vue modal, elles peuvent être assemblées en une suite, comme on a également pu le voir lors de la danse de la mariée du deuxième chapitre. Mais il n'est pas nécessaire que deux mélodies soient dans un même mode pour être jouées à la suite ; comme l'exemple 3 en témoigne, le zeïbékikos « Molyviá » qui est joué en mode fa ussak et le zeïbékikos « Pérgamos » qui est joué en makam karcigar peuvent être joués à la suite, l'effet de contraste produit étant également apprécié par les participants. Ces extraits mettent par ailleurs en évidence que le répertoire des panégyres n'est pas uniquement constitué de mélodies très anciennes mais que des mélodies récentes (1988, 2000) et dont on connaît les auteurs cohabitent avec des mélodies plus anciennes (1936) voire centenaires. Dans cette dernière section, je propose de m'intéresser à ces modifications du répertoire des panégyres. 3.13. Les transformations du répertoire des panégyres 3.13.1. La constance des formes dansées et la dimension générationnelle On se rappelle que Símos Karaolánis affirmait que la musique vulgaire (« ta skylotrágouda » ou « skylonisiótika ») avait remplacé la musique traditionnelle de qualité (« poiotikí paradosiakí mousikí ») dans les panégyres tandis que Sarántos Kostídis atténuait la responsabilité des musiciens qui interprètent de la musique vulgaire parce qu'ils répondent aux commandes du public. Le témoignage des professeurs de danse et de certains musiciens permet d'éclairer ces deux catégories et, ici encore, la différenciation entre nord et sud est mise en avant par les intéressés. L'élément qui apparaît assez nettement à la fois dans les entretiens que j'ai pu mener et les conversations que j'ai eues avec eux ainsi qu'en recoupant ces informations avec mes observations lors des panégyres et la lecture des entretiens menés dans le cadre de la mission « Kivotós tou Aigaíou » est que les acteurs de la tradition considèrent que les panégyres du nord de l'île sont plus traditionnels que ceux des villages du sud, notamment en raison du répertoire qui y est joué. Panagiótis Stroubákis, le joueur de bouzoúki et de oúti qui anime chaque année le panégyre de Dafnónas, déclare au sujet des panégyres du nord que les morceaux qui y sont en faveur sont 108 « amán giála bintagiála222, des anciens syrtoí, le polítikos, le pasvántikos223, le paralyménos, le silyvrianós, le trípatos (...), Potamós, Aggelos, Stin Agia Markélla, To louloudáki tou vounoú, Aman amán myloná, Tis Orias to kástro... Bref, des morceaux anciens et traditionnels. Ils n'aiment pas trop le nouveau (to kainoúrio), la musique contemporaine. Tu joues aussi du Kazantzídis 224, des zeïbékika. Plutôt le matin... Et tu joues très lentement. »225. Markéllos Moschoúris déclare quant à lui que « le répertoire traditionnel d'ici (tou tópou), c'est le polítikos, le paralyménos, l'aziziés, le fereïs, Alexándreia, le Katifés. (...) Ils nous les demandent encore mais c'est plus rare, imagine-toi qu'avant ils ne dansaient que cela ! J'ai entendu des cassettes où en une soirée, ils ne jouaient que cinq syrtá et des tsiftetélia improvisés. »226. Ici, Markéllos Moschoúris fond en une seule et même entité deux choses qu'il convient de distinguer : les morceaux traditionnels qui sont joués et appréciés en un lieu et les morceaux traditionnels dont on dit qu'ils proviennent du lieu (tou tópou). A cet égard, le polítikos, le silyvrianós ou Katifés ne sont jamais évoqués comme des morceaux originaires de l'île car les musiciens, les professeurs de danse et les folkloristes savent qu'ils proviennent d'Asie Mineure 227. Après une tentative de recension exhaustive menée avec l'aide des musiciens que j'ai pu enregistrer durant mon séjour durant des séances d'enregistrement et au cours de fêtes, il apparaît que les morceaux dont on dit qu'ils sont « du lieu » (tou tópou), qui sont rares ou inexistants ailleurs et qui sont toujours joués lors des fêtes sont plus ou moins une vingtaine. Une liste complète figure dans l'annexe 3 relative au répertoire de l'île. La plupart de ces morceaux a été mise en ligne et est écoutable sur les archives du CREM228. Par opposition à ce répertoire dit traditionnel, Panagiótis Stroubákis déclare à propos des fêtes du village du sud qu'on y joue « beaucoup de nouveaux morceaux (kainoúria)... Ici, c'est un autre style, c'est la nouvelle discographie. (...) Tu joues des anciens morceaux (paliá), certains vieux 222 Ce tsiftetéli est très populaire à Chíos et à Oinoússes. Il n'est pas rare que certaines strophes de chansons communes avec la Turquie soient encore interprétées en turc par les chanteurs les plus âgés à Chíos. 223 Le pasvántikos est également nommé spággos dans plusieurs villages. 224 Stélios Kazantzídis est considéré comme une légende du répertoire laïka. Il est décédé en 2001. 225 L'entretien est consultable à l'adresse suivante : http://music-archive.aegean.gr/musicians_analytical.php? unq=YTAwNTg=&lng=Z3JlZWs=&ct=dGhpcmQ=&sp=20 226 (Avgoustídis 2009 : 38) 227 Ces morceaux sont qualifiés de mikrasiátika ou parfois de prosfygiká (« des réfugiés »). Un musicien me disait : « Quand tu entends vaï, vaï, vaï ou lalala, tu sais qu'il s'agit d'un chant d'Asie Mineure ». Les communautés grecques hellénophones des alentours de Smyrne ayant fui durant les échanges de populations et les massacres des premières décennies du vingtième siècle sont connues pour leurs chants a cappella uniquement accompagnés de percussions telles que la darbouka, des cuillères ou des petits verres frappés lorsque placés sur le pouce et l'index. Ce chant a cappella comprenait la vocalisation des passages joués par des instruments, d'où le lalala. La catégorisation géographique utilisée en musique sera analysée dans le chapitre suivant. 228 https://archives.crem-cnrs.fr/archives/collections/CNRSMH_I_2018_029/ 109 (géroi) te demanderont un polítikos, un trípatos. Certains anciens, oui. Pour que tu comprennes, sur six heures de travail, pendant quatre heures tu ne joues que du nouveau. Ou tu joues des gyftotsiftetélia. C'est-à-dire la discographie des années 70 à 80, lorsque le dimotikogýftiko était à son apogée (sta apáno tou). C'est comme si tu étais sur une autre île. » Je reviendrai sur les termes gyftotsiftetélia et dimotikogýftiko ainsi que sur celui de skylonisiótika plus loin mais il me paraît important de mettre en évidence plusieurs informations contenues dans ces discours afin de comprendre les transformations du répertoire. Premièrement, Markéllos Moschoúris relève qu'auparavant, les habitants se contentaient de quelques syrtá et de tsiftetélia improvisés. Cette information est confirmée par plusieurs musiciens qui disent par ailleurs que cette situation perdure dans certains villages du nord. Alékos Skoufáras, clarinettiste de Tholopotámi ayant commencé à jouer durant les années 30 rapporte à propos du répertoire de l'époque : "Lorsque j'ai joué pour la première fois à une fête, le répertoire était limité. Toute la nuit je jouais des syrtá et des tsiftetélia. Le polítikos, l'aziziés, le fereïs, le silyvrianós229, on jouait aussi le Meméti, Elenára et Charikláki, ceux-là... Les gens s'amusaient, ils étaient contents avec quelques chansons."230. Dans le même ordre d'idées, les morceaux cités par Moschoúris et Stroubákis Aman myloná ou Alexándreia sont des morceaux qui ont intégré le répertoire des panégyres durant la décennie où ils ont été composés. Il s'agissait de « nouveautés », d'airs à la mode, dans les années 30 et qui, à force d'être joués et d'être entendus par plusieurs générations, ont fini par être considérés comme des airs traditionnels. Il n'y a donc rien d'étonnant à ce qu'après les rebétika, les laïká des années 50 et les dimotiká des décennies 70-80-90 utilisant les rythmes des formes dansées des panégyres de l'île (syrtós, tsiftetéli, zeïbékikos) aient intégré le répertoire de l'île Mais une autre information retient l'attention dans le discours de Stroubákis. Celui-ci affirme que les participants des panégyres du nord « n'aiment pas trop le nouveau (to kainoúrio) » et que les gens les plus âgés, même dans le sud, demandent les morceaux les plus anciens, c'est-à-dire ceux qu'ils associent aux panégyres d'autrefois, de leur jeunesse, la musique à laquelle ils sont habitués et qui correspond à leur goût. Ce qui nous ramène aux observations faites quant au « bar de la discorde » durant les préparatifs du panégyre de Dafnónas mais également quant à la traditionalité du mariage organisé par Rafaíl. Selon moi, la commande agit elle aussi en tant que facteur transformatif de la tradition musicale et 229 On notera que la liste des mélodies traditionnelles citée comporte systématiquement les syrtoí joués lors du mariage de Myrsíni. 230 L'entretien est consultable à l'adresse suivante :http://music-archive.aegean.gr/musicians_analytical.php? unq=YTAwNTk=&lng=Z3JlZWs=&ct=dGhpcmQ=&sp=10 110 dansée car elle place dans les mains des actifs disposant de moyens économiques suffisants le pouvoir d'actualiser le répertoire joué lors des fêtes. La référence en traditionalité du répertoire, fondée sur les occurrences de morceaux au fil des panégyres, change de génération en génération. Et il y a fort à parier que si l'institution du panégyre perdure un siècle encore, les nouveautés d'aujourd'hui, abhorrées par certains spécialistes de la tradition qui rêvent « d'éduquer l'oreille du public et de lui faire sentir la valeur des anciennes chansons et des anciennes formes de divertissement » (voir chap. 1) et dédaignées par les anciens qui ne s'y reconnaissent pas, seront les airs traditionnels de demain, adaptés et transformés par l'instrumentarium particulier de Chíos et le style de jeu qui y est en faveur. La traditionalité des panégyres, au-delà de ce qu'en disent les acteurs, est donc plutôt à chercher dans l'institution même, c'est-à-dire dans les modes d'actions typifiés du panégyre, qu'il s'agisse de la rémunération ou des formes dansées utilisées tandis que le caractère traditionnel du répertoire est, pour une part non-négligeable, une question de génération. 3.13.2. Gyftoklarína et skylonisiótika : le soi et l'autre... Le pur et l'impur ? Pour en revenir aux termes gyftotsiftetélia et dimotikogýftiko, auxquels on peut ajouter le terme gyftoklarína, ce sont des mots composés du suffixe gyftó- qui fait référence aux musiciens roms et que l'on peut traduire dans l'ordre par « tsiftetélia de gitans », « musique populaire gitanisée » et « clarinettes de gitans ». Dans son mémoire, Manólis Avgoustídis se limite à dire que ces termes désignent la discographie des décennies 70 à 90 essentiellement interprétée par des musiciens roms en Grèce231. Cependant, comme Delaporte le relève en Epire, gýftos et tsiggános sont des termes péjoratifs utilisés comme insulte dans la langue courante et leur influence sur la musique est perçue comme essentiellement négative ; on leur reproche de dénaturer la musique traditionnelle232. Ici, Panagiótis Stroubákis utilise ces termes sans connotation péjorative mais, bien qu'il n'y ait pas à ma connaissance de musiciens roms à Chíos, le gitan est généralement utilisé comme figure repoussoir à laquelle on associe des caractéristiques musicales spécifiques telles qu'un jeu ou une technique vocale excessivement mélismatiques par opposition à l'idéal du chant pur sans ornementations (stolísmata) superflues233, un accompagnement au laoúto au groove234 trop moderne ou une utilisation exagérée des effets tels que le « reverb », le « delay » ou le « wahwah ». Pour ne citer qu'un exemple, alors que j'enregistrais l'extrait promotionnel en compagnie de 231 (Avgoustídis 2009 : 38) 232 (Delaporte 2006 : 2) 233 Ce même idéal est valorisé en danse. L'excès de figures (tsalímia, figoúres) est considéré comme le signe d'un danseur n'ayant rien de vrai à exprimer et donc, d'un manque de sincérité (eilikríneia). 234 On dit du style d'accompagnement en faveur dans le nord qu'il est plus « staccato et lent », par opposition au « groove » du sud, plus « lié et plus plein (gemáto) ». 111 l'orchestre, Lambriní me disait exaspérée à propos de Dimítris qui est connu dans le groupe pour son goût des gyftoklarína et qui venait de s'offrir une pédale d'effets : « On vient pour enregistrer des morceaux et on perd du temps à cause de lui. Ce n'est pas que cela, tu sais. J'essaye de faire en sorte que l'orchestre garde un style (ýfos) traditionnel et lui s'achète une pédale pour faire des trucs de gitans (gýftika prámata) ! ». Dans un même ordre d'idées, les termes skylotrágouda et skylonisiótika utilisés par les professeurs de danse dans la controverse analysée lors du premier chapitre méritent qu'on les interroge. Les skylotrágouda et les skylonisiótika désignent les « chansons vulgaires » et les « musiques insulaires vulgaires », le suffixe skylo- provenant du champ sémantique du chien (skýlos). Les spécialistes de la tradition l'utilisent pour faire référence notamment à la discographie ayant émergé à partir des années 80, composée par une génération de musiciens des Cyclades qui reprit des motifs mélodiques traditionnels tout en en modifiant le jeu et en les accompagnant de leurs paroles. Ceux-ci s'appuyaient sur la génération de musiciens précédente qui avait contribué à la popularisation en Grèce des mélodies traditionnelles d'îles comme Náxos et Páros 235. Cette vague du nisiótiko perdure jusqu'à aujourd'hui et certains acteurs de la tradition considèrent avec beaucoup de dédain ce répertoire en faveur chez les habitants qui, selon eux, a fait beaucoup de tort à la musique traditionnelle des îles en éclipsant le répertoire local au profit d'une musique insulaire, certes, mais avant tout considérée comme étant moderne dans le style de jeu et pauvre du point de vue textuel236. Dans son article explorant la thématique des frontières à travers les usages de la catégorie « chien » en grec moderne, María Couroúcli relève : « L’adjectif skilisios, propre au chien, signifie « impudent, insolent », mais aussi « dépravé, vaurien ». D’autre part, le terme skiladhiko (litt. "maison de chiens ») désigne une boîte de nuit mal fréquentée, qui propose à sa clientèle de la musique et des filles. Ce sens de débauche et d’impudence se retrouve dans les termes skilokavghas, « bagarre entre chiens », et skilofaghoma (litt. se « manger entre chiens »), qui qualifient des bagarres entre canailles, justement. (...) C’est au sein de ce contexte sémantique que se situe l’insulte skilos, au masculin, skila, au féminin, ou encore skili, au neutre, invective à la fois grave, rare et vulgaire. L’emploi métaphorique des termes skilos, skila, skili, dans les chansons populaires grecques souligne surtout la marginalité, l’exclusion de la vie sociale qui attend celui qui viole les lois morales. »237 235 L'une des familles les plus connues sont les Konitópoulos. Voir https://www.youtube.com/watch?v=dxaP_aFotl8 236 J'ai également procédé à une recension de ce répertoire mais elle ne saurait être exhaustive tant ces morceaux sont nombreux. On juge que Giórgos Konitópoulos a enregistré à lui seul près de 500 morceaux. 237 (Couroucli 2005 : 240) 112 Dans le cas qui nous concerne, le suffixe skylo- est utilisé pour mettre l'emphase sur le caractère vulgaire, non-civilisé, de l'objet désigné et fonctionne comme marqueur excluant le répertoire en question du champ de la musique traditionnelle, conçue en tant que musique communautaire, civilisée, « du lieu ». Or, bien que l'association ne soit jamais explicite, on observe un certain recouvrement de sens par l'utilisation presqu'indifférenciée chez les spécialistes de la tradition entre les suffixes skylo- et gyfto- auxquels sont également associés les termes « kainoúrio » (nouveau) et « montérno » (moderne). Bien qu'il soit difficile de formuler des conclusions claires à ce sujet sans aplatir les divergences de points de vue des acteurs, on pourrait à tout le moins émettre l'hypothèse selon laquelle existe pour certains une association entre ces termes marquant, pour paraphraser Maria Couroucli, une limite symbolique posée entre le soi et l'autre, le licite et l'illicite, le pur et l'impur238. 238 Ibid., p. 246. 113 Chapitre 4. Les schèmes de perception, d'appréciation et d'action 4.1. Les catégories musicales : « situer » les hommes et leur musique Le fait de renvoyer les individus à leur groupe social et donc à une identité culturelle collective en fonction de critères géographiques est un processus couramment utilisé afin de situer les individus en Grèce. Ce fait est indéniablement lié à l'histoire de la constitution de l'Etat grec qui, du dix-neuvième siècle à la première moitié du vingtième siècle, fut marquée par l'annexion et la perte de territoires accompagnées d'importants déplacements de populations suite au démantèlement de l'empire ottoman, mais aussi par les migrations rurales au sein même du territoire grec dans la seconde moitié du vingtième siècle. Ainsi, la question des origines arrive généralement assez rapidement dans la conversation entre deux personnes grecques qui se rencontrent pour la première fois. S'il arrive à l'une d'elle de connaître la région d'où l'autre provient, il est fort possible qu'une seconde question vise à préciser cette origine. De la même manière, le nom de famille (epítheto239 ou epónymo) constitue souvent un indicateur identitaire permettant de « situer » au sens propre les individus. Le lieu d'origine peut constituer en lui-même le nom de famille : on déduira qu'un individu se nommant Aïvaliótis a des origines plus ou moins lointaines de la région d'Aïvalí 240, ou qu'un individu se nommant Polítis est originaire de Constantinople241. On peut également inférer des noms de famille se terminant par -ídis que leurs porteurs proviennent du pourtour de la Mer Noire alors que les noms de famille se terminant par -ákis sont généralement portés par des individus d'origine crétoise. A l'échelle de l'île, nombreux sont les Chiótes qui peuvent déterminer que les noms de famille Chaviáras ou Gianniódis sont portés par des individus originaires du village de Dafnónas situé dans la région centrale de Kampochóri. Mais le renvoi des individus à leur origine villageoise opère à un niveau plus profond que la simple identification-localisation ; cette catégorie agit en tant que profilage, et l'origine des individus est censée informer leurs dispositions. A cet égard, Kóstas Sitarás, un professeur de danse ayant enseigné dans de nombreux villages de l'île m'a déclaré lors de notre premier entretien que « chaque village (sic) a sa façon de penser (nootropía) » au point qu'on peut dire de certains d'entre 239 Le substantif epítheto utilisé pour désigner le nom de famille contient en lui-même la notion de « qualificatif ». 240 Actuelle Ayvalik, ville côtière située en face de l'île de Lésvos, dans la province de Balikesir en Turquie. 241 Actuelle Istanbul en Turquie. 114 eux qu'ils sont «de race (fylí) différente ». Cet « esprit de clocher » qui place l'ailleurs à la limite de la communauté villageoise existe en de nombreuses régions du monde mais c'est son articulation aux pratiques musicales et dansées qui le rend pertinent dans cette recherche. A cet égard, Kóstas Sitarás est un cas intéressant : marié à une descendante de réfugiés d'Asie Mineure, lui-même de double ascendance, autochtone (ntópios) par son père et originaire d'un village de la péninsule d'Erythrée par sa mère, il oeuvre au quotidien pour la préservation des danses et des musiques de cette région et reprend à son compte le dicton de sa grand-mère : « Le sang coule durant sept générations »242, ce qui pour lui implique à la fois que « le sang parle » pour sept générations mais également qu'il est du devoir des habitants d'écouter leur sang. Dans les ouvrages laographiques dédiés à l'histoire et aux us et coutumes d'un village spécifique 243, on trouve très couramment un chapitre consacré à la fondation du village, à l'étymologie des noms des lieux-dits et aux épisodes marquants de son histoire. Parfois, un chapitre entier est dédié au recensement des noms de famille des membres du village et il arrive que l'ouvrage laographique s'attèle à résoudre les légendes (thrýloi) qui circulent concernant l'origine ethnique des communautés établies sur l'île. 4.1.1. L'unité villageoise et la pensée aitiologique Par exemple, on dit des habitants du village de Kardámyla (nord-est de l'île) que leur caractère difficile provient de leur origine péloponnésienne244. J'ai également entendu ailleurs que Fig. 1 ces derniers mettent un point d'honneur à se distinguer des autres habitants et qu'ils se sentent moins Chiótes que Kardamylítes. Ces derniers relaient volontiers ces histoires et se positionnent différemment par rapport à elles en fonction des personnes présentes. Dans les faits, l'isolement relatif du village, dont Hubert Pernot relate que l'état du réseau routier en 1898 rendait son accès impossible durant l'hiver245, a eu pour effet manifeste de permettre le développement d'habitudes quelque peu différentes de celles du reste de l'île. Cependant le seul lien établi entre le Péloponnèse et ce village est purement philologique : il est fait mention dans les écrits d'Homère d'un village laconien246 nommé Kardamýli dans les environs immédiats de la cité de Sparte. Et le contreargument avancé pour mettre en doute l'histoire est des plus intéressants : la Kardamýli de Chíos, si elle n'est pas citée chez Homère -dont on dit par ailleurs qu'il est lui-même originaire de Chíos-, est 242 « To aíma réei eftá geniés » 243 Voir colonne des publications d'ouvrages laographiques présentée dans l'Annexe 2. 244 Kóstas Sitarás déclare quant à lui que le village de Kardámyla a subi de fortes influences du village de Karápourna (actuelle Karaburun) de la péninsule d'Erythrée. 245 (Pernot 1903 :86) 246 Ce n'est pas la première fois qu'on me parle en Grèce du mauvais caractère des Péloponnésiens. On dit d'eux en plaisantant à moitié que s'ils sont mauvais et taiseux, en un mot « laconiques », c'est parce qu'ils manquent d'eau et que leurs terres sont mal irriguées. 115 citée quelques siècles plus tard par l'historien Thucydide. Ainsi, ce n'est pas le lien même qui est mis en doute et dont on dit qu'il est impossible de l'établir factuellement mais plutôt l'antériorité de la fondation des deux villages qui est jaugée à partir des textes. On trouve des histoires comparables concernant la fondation du village de Pyrgí : la première veut que les habitants soient des descendants d'une colonie dorienne, minoritaires au sein de la population de Chíos dont on juge qu'elle est de « race ionienne » (ionikís fylís). La seconde postule que Pyrgí fut fondé par des soldats byzantins « d'origine étrangère » (xénis katagogís) auxquelles des terres furent offertes par un empereur. Ce qui nous paraît intéressant est que cette justification aitiologique (par le registre des origines) sert d'explication face une différence observée et agit donc en tant que cause de cette différence. On juge ainsi que si les Pyrgoúsoi ont des moeurs et parlent un dialecte (ntopiolaliá) si différents, ou que les Kardamylítes désirent tant se distinguer du reste des habitants de Chíos, c'est qu'ils doivent être d'une autre fylí. Ce mode de pensée associant nom/lieu, philologie/phylétique et la sollicitation des textes byzantins et antiques pour faire sens des origines est typique du champ de la tradition en Grèce et a beaucoup de points commun avec l'historiographie antique analysée par l'helléniste Paul Veyne, dans son ouvrage « Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? ». L'auteur, narrant le périple de Pausanias le Périégète qui parcourut la Méditerranée à l'époque romaine en s'interrogeant sur la validité historique des écrits de ses prédécesseurs dans son entreprise de recueil des légendes et généalogies locales des différentes contrées de Grèce, note que la production écrite reconnue alors comme de l'historiographie relève en réalité de l'aitiologie et se borne à raconter des aitía, c'est-àdire des origines qui semblent agir en tant que causes. Il dit : « Tout se ramène à raconter d'où un homme, une coutume ou une cité tirent leur existence. Une fois née, la cité n'aura plus qu'à vivre son existence historique, qui n'appartient plus à l'aitiologie. L'aitiologie, qu'un Polybe trouvera puérile, se contentait donc d'expliquer une chose par son commencement : une cité, par son fondateur ; un rite, par un incident qui a servi de précédent, car on l'a répété ; un peuple, par un individu premier, né de la terre, ou premier roi. Entre ce fait premier et notre époque historique (...) s'étend la succession des générations mythiques ; le mythographe reconstitue ou plutôt fabule une généalogie royale sans lacune, qui s'étend à travers tout l'âge mythique et, quand il l'a inventée, il éprouve la satisfaction d'un savoir complet. D'où tire-t-il tous les noms propres qu'il accroche à tous les étages de sa généalogie ? De son imagination, parfois de l'allégorie et, plus souvent, des noms de lieux : (...) la trace humaine sans âge que sont les toponymes a pour origine l'onomastique humaine des temps mythiques. Quand le nom d'un fleuve dérive d'un nom d'homme, cela nous fait remonter 116 à la présence humaine originaire depuis laquelle la région est devenue un terroir d'hommes. Mais à la suite de quel événement le nom de tel roi de jadis est-il passé ou a-t-il été donné à ce fleuve ? Voilà ce que le généalogiste ne se demande même pas : l'analogie des mots lui suffit et son mode d'explication favori est archétypal (...). »247. Ainsi, tout comme l'historiographie antique décrit les origines du monde -terminé, constitué, complet et en déclin248- selon un régime de vérité différent de celui de Pausanias qui cherche vainement des bases logiques aux « affabulations » de ses prédécesseurs, les laographes locaux décrivent l'origine de leur village en sollicitant les légendes et récits antiques en s'affranchissant du devoir des historiens professionnels de reconstituer la chaîne complète des événements afin de justifier leur entreprise. Mais on aurait tort d'y chercher une quelconque malice de leur part. Ces informations sont si répandues parmi les habitants249 qu'il est difficile de déterminer si elles leur ont été transmises par un lettré du village et relèvent d'un « effet de théorie » ou si les érudits locaux se sont contentés de consigner une légende de la tradition orale en tentant de la justifier par les textes a posteriori et, s'il est souvent arrivé que certaines périodes de l'histoire soient volontairement occultées pour des raisons idéologiques250, il est tout à fait possible de partir du principe que les habitants qui parlent de ces légendes sont de bonne foi 251. Par ailleurs cette catégorisation par origine agissant en tant que catégorie pratique n'est pas rigide et souffre volontiers la contradiction, chacun s'accordant à dire en d'autres circonstances que le caractère de l'homme « dépend avant tout de l'homme » (« eínai ston ánthropo »). Pour en revenir à la catégorisation musicale, le système d'identification par le lieu d'origine est transposable à la catégorie nommée paradosiaká (traditionnels) regroupant un ensemble de formes musicales et dansées dont il sera question dans ce chapitre. L'origine géographique d'un morceau peut être directement indiquée dans son titre ; on peut ainsi déterminer que l'aïvaliótikos 247 (Veyne 2013 : 36-37) 248 L'idée d'une parádosi et, par extension, d'un monde en déclin est également très prégnant dans les discours aujourd'hui. Nous aurons l'occasion de revenir sur cette idée plus tard. Veyne, op. cit., p. 147 249 Comme on l'a vu dans le chapitre précédent, elles sont souvent sollicitées dans le contexte des manifestations culturelles qui impliquent une certaine mise en scène de l'identité collective mais on les entend également au détour d'une envolée lyrique au café lorsqu'il est question du passé glorieux des habitants. 250 Cowan décrit à cet égard la manière dont le laographe Ekaterinídis omet volontairement de recenser les termes turcs ou les éléments modernes des costumes dans son analyse d'un rite carnavalesque de Macédoine (Cowan 1988 : 249). 251 Cette posture est également celle que Michael Herzfeld adopte dans son analyse de la laographie et de son rôle dans la constitution d'une identité grecque. Dans la conclusion de l'ouvrage, il dit en substance qu'il est de bon ton parmi les anthropologues et autres chercheurs de considérer la production laographique avec dédain et d'y voir une vulgaire contrefaçon d'histoire animée par un opportunisme politique alors qu'il est bien plus intéressant d'y lire l'une des dynamiques essentielles de la définition-connaissance de soi dans la production culturelle en Grèce (Herzfeld 1986). 117 zeïbékikos est une mélodie (skopós) provenant de la région d'Aïvali et exécutée sur la forme rythmique de la danse zeïbekikos ou que le syrtós polítikos est une mélodie provenant de Constantinople exécutée sur la forme rythmique de la danse syrtós. Dans notre cas, les habitants de Chíos reconnaissent que les danses pyrgoúsikos, trípatos nenitoúsikos, soústa Volissoú appartiennent respectivement aux villages de Pyrgí, de Nénita et de Volissós sans pour autant qu'elles soient exclusivement dansées dans ces villages. Si l'origine géographique n'est pas clairement indiquée dans le titre, il est possible d'inférer sa provenance en fonction de son nom, qui est souvent un adjectif qualificatif. Ainsi le detós (signifiant littéralement « le lié » en raison de la prise entre danseurs), une danse carnavalesque pratiquée à Chíos et dans les régions avoisinantes, porte des noms différents en fonction des villages ; on l'appelle diplós (« le double ») à Pyrgí, kolosyrtós (« le traînant ») à Kalamotí, siganós (« le lent », « le doux ») à Agios Giórgis Sykoúsis, apidinós (« le sautillant ») à Lagkáda, tragouditós (« le chanté ») à Kardámyla, chacun de ces épithètes mettant l'emphase sur une dimension particulière de la danse252. L'attribution d'une mélodie (skopós) à un village n'est cependant pas systématiquement inférable par son nom. Pour prendre un exemple concret, lorsque je demandais à la chanteuse octagénaire Mariánthi Almyroúdi originaire du village de Mestá (sud de l'île) de me chanter les detoí qu'elle connaissait, elle précisait leur origine géographique par des phrases telles que : « Ce skopós est celui du village de Patriká. On ne le chantait (disait) pas à Mestá. »253. C'est là une des différences majeures entre les chants et morceaux auxquels on reconnaît une origine rurale et ceux auxquels on reconnait une origine urbaine254. Pour ces derniers, l'attribution à un auteur-compositeur agit comme critère d'origine suffisant et ce indépendamment de l'origine de son auteur alors qu'il n'existe à ma connaissance aucune mélodie traditionnelle à laquelle n'est associé aucun lieu précis. Tout se passe comme si l'entité pertinente dans le cadre de la création des paradosiaká n'était pas l'individu mais le lieu, entendu comme localité fondée par un groupe villageois. Seule exception notable, les mélodies associées aux villes d'Asie Mineure telles que Constantinople et Smyrne255 qui, jusqu'aux échanges de populations accompagnés de 252 Samuel Baud-Bovy le relève sur l'île de Ródos sous le nom de getós tandis que certains villages grecs de la péninsule d'Erythrées située en face de Chíos le nommaient argós (« le lent »). Voir Baud-Bovy (1936). 253 « Avtós o skopós eínai ap'ta Patriká. Den ton légane edó sta Mestá. » 254 A cet égard, les premiers rebétika enregistrés se situent dans un entre-deux, en empruntant rythmes, formes dansées et instrumentarium aux zones rurales avant de s'en émanciper progressivement jusqu'à être définis comme répertoire urbain. 255 J'ai fait le choix de conserver les traductions françaises des termes encore actuellement en usage sur l'île et par la majorité des Grecs. Ceux-ci utilisent les noms de Konstantinoúpoli et de Smýrni tout comme ils utilisent les noms 118 massacres et d'expropriations violentes au début du vingtième siècle entre les Etats grec et turc, étaient peuplées de communautés chrétiennes hellénophones. On trouve ainsi des mélodies associées à ces villes et même à des quartiers précis de ces villes 256 alors qu'il n'existe aucune mélodie « thessalonienne » ou « athénienne ». Cette exception est liée au fait que les formes musicochoreutiques usitées par les communautés hellénophones d'Asie Mineure étaient ellesmêmes considérées comme d'origine rurale et donc traditionnelles. 4.1.2. Les paradosiaká ou l'opposition ruralité-urbanité A un premier niveau d'analyse, l'adjectif qualificatif paradosiakó (« traditionnel ») est utilisé par les spécialistes du champ de la tradition pour établir une frontière entre l'ensemble des formes musicales et dansées en question et d'autres formes grecques telles que les rebétika, les laïká, les elafrá ou les éntechna qui ont notamment pour spécificité leur origine urbaine. L'adjectif qualificatif dimotikó est généralement considéré comme un équivalent du terme paradosiakó, bien qu'on l'associe plus spécifiquement à la musique traditionnelle de la Grèce continentale et non pas à la musique insulaire. Il se traduit littéralement par « populaire » mais a trait à la musique des communautés villageoises rurales, tandis que le terme laïká (littéralement « tou laoú » ; « du peuple »), qui se traduit également par « populaire », a trait quant à lui à la musique d'origine urbaine. Ceci ne signifie pas que zones rurales et urbaines soient deux entités hermétiques d'un point de vue musicochoreutique257. Au contraire, le musicologue chypriote Néarchos Georgiádis spécialisé dans l'étude des chants laïká, définit le rebétiko comme : « le genre (eídos)258 de chanson grecque qui, utilisant des formes traditionnelles de versification, d'instrumentation et d'interprétation, exprime la vie, les intérêts et l'âme des classes populaires urbaines »259. Ici, le rebétiko est envisagé comme une continuité de la musique traditionnelle établie dans les centres urbains, raison pour laquelle l'auteur considère qu'une définition concise du rebétiko consisterait en « musique populaire urbaine » (astikó laïkó tragoúdi). L'auteur voit plutôt une spécificité dans les nouvelles conditions de grecs des villages d'Asie Mineure (Mikrasía) dont il sera question plus loin. 256 Pour ne citer que deux exemples, on trouve un tatavlianós syrtós, c'est-à-dire une mélodie du quartier Tatávla (actuel Kurtulus) de Constantinople exécutée sur la forme rythmique de la danse syrtós et un bállos bournovaliós, c'est-à-dire une mélodie du lieu-dit Bornova distant de quelques kilomètres de Smyrne, exécutée sur la forme rythmique de la danse bállos. 257 Comme on l'a vu dans le chapitre précédent, de nombreux morceaux considérés comme étant d'origine urbaine, qu'il s'agisse de laïká ou de rebétika ont intégré le répertoire des panégyres de l'île. 258 Eídos peut également se traduire par le terme « type » cependant les musicologues grecs l'utilisent clairement comme synonyme de genre. 259 (Georgiádis 2006 : 14) 119 production du rebétiko et notamment dans la spécialisation progressive des musiciens et chanteurs qui conduit à leur rémunération, notamment dans les lieux de divertissement des centres urbains. Reste que ce genre, né à Smyrne durant la deuxième moitié du dix-neuvième siècle et considérablement influencé par la musique ottomane 260, s'est souvent vu associé à la culture non pas populaire -c'est-à-dire, toujours selon Georgiádis, en faveur parmi les classes pauvres par opposition aux classes moyennes et aisées- mais plus spécifiquement marginale des centres urbains de Grèce, tant d'un point de vue des thématiques traitées dans ses chansons261 que de son instrumentarium. Et cette distinction fait sens si l'on pense que dans l'entre-deux-guerres, alors qu'il est très populaire parmi les classes les plus pauvres262 qui se reconnaissent dans ses chants et parmi lesquelles on compte une importante proportion de réfugiés des communautés grecques d'Asie Mineure, les classes moyennes et aisées se divertissent quant à elles principalement à l'écoute du genre elafró (« musique légère »), plus directement influencé par les musiques européennes263 et américaines auxquelles il emprunte formes, types d'interprétation, rythmes et instruments (Belcanto, chanson française, valse, tango argentin, mambo, foxtrot pour ne citer que quelques exemples). Pour rappel, des chorodidáskaloi (professeurs de danse) comme Charálambos Sakellaríou enseignaient ces danses aux jeunes bourgeois d'Athènes afin qu'ils puissent les danser durant les bals (choroesperídes) organisés dans les salons. Les laïká tragoúdia (« chansons populaires ») font quant à eux leur apparition après la Seconde Guerre Mondiale, au moment où le rebétiko a déjà acquis des formes stables. Les laïká, dont l'instrumentarium voit s'imposer le bouzoúki comme instrument soliste, naissent lorsque certains compositeurs du rebétiko adoptent des techniques de compositions propres à leur attirer les sympathies d'un public plus large. Les thématiques abordées y sont plus légères que dans le rebétiko, on n'y trouve par exemple aucune référence à la consommation de drogue, à la prison ou à la contrebande. Enfin, les éntechna apparaissent vers la fin des années 50, c'est-à-dire à la période 260(Zerouali 2004) 261Une part significative du répertoire du rebétiko des premières décennies du vingtième siècle a trait à l'univers carcéral, à la consommation de drogues, à la contrebande, au meurtre et comporte au niveau lexical de nombreux emprunts au turc associés notamment au langage des ntaïdes (voyous d'honneur), ces hors-la-loi parfois appointés par les autorités turques pour faire régner un semblant de loi dans les quartiers (machaládes) des villes d'Asie Mineure. Les ntaídes importèrent par la suite leur code d'honneur et leurs pratiques à Athènes et au port du Pirée et donnèrent naissance au héros des rebétika, le « mágkas » respecté par le monde de la nuit, qui vit au jour le jour et multiplie les conquêtes amoureuses (Georgiádis 1999) 262L'image du public des rebétika des premières décennies peut être résumée par l'expression « ánthropos tou merokámatou », c'est-à-dire « l'homme du salaire journalier » qui vend sa force de travail quotidiennement pour un salaire de misère et qui le soir, se rend dans les lieux de divertissement afin de jouer aux cartes, boire, chanter et danser. 263On qualifie le genre elafró de dytikótropo (« à la manière occidentale »). A Chíos, les valses et tangos qui sont encore parfois commandés lors des panégyres par les plus âgés sont qualifiés d'evropaïká (« européens »). 120 où Dóra Strátou fonde le Théatro, sous l'impulsion de compositeurs tels que Mános Chatzidákis, qui fut pour elle un ami proche, et Míkis Theodorákis et représentent à l'origine une tentative de synthèse entre les formes de la musique savante occidentale et de la musique populaire grecque, notamment par la mise en musique de textes de poètes tels que Georges Seféris, Odysséas Elýtis, Níkos Gkátsos. A un premier niveau donc, la musique traditionnelle (paradosiakí ou dimotikí)264 est envisagée par les spécialistes (laographes, musicologues, choréologues) comme musique principalement produite en milieu rural, aux formes stables et anciennes, et moins perméable aux modes européennes que les musiques de divertissement qui naissent dans les centres urbains et qui se caractérisent quant à elles par une division du travail accrue conduisant progressivement à la spécialisation des musiciens. Cette non-spécialisation du musicien villageois, facteur de son instrument et unique intermédiaire entre sa communauté et sa tradition musicale, est un topos de la littérature musicologique grecque265. Là encore, la période de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle est évoquée comme un moment charnière, où la professionnalisation des musiciens conduit à une augmentation de la demande d'instruments notamment d'instruments à cordes tels que le laoúto, le oúti ou le tabourás (équivalent du saz turc) et où cette demande conduit elle-même à une standardisation des modèles266. L'analyse de cas démontre que les choses sont en réalité beaucoup plus complexes que cela ; si certains musiciens fabriquent parfois encore leur instrument, comme c'est le cas pour les joueurs de cornemuse (tsaboúnα) -instrument dont on considère par ailleurs qu'il est un instrument archaïque, antérieur à tous les autres et presque « chthonien »267-, la transition vers une spécialisation des musiciens engagés dans les panégyres est presque entièrement consommée et le répertoire interprété durant les fêtes a depuis longtemps, si ce n'est depuis toujours, intégré certains morceaux que l'on qualifie de rebétika, de laïká voire d'elafrá. 264 Le terme dimotikó est en usage au moins depuis le début du vingtième siècle. Il figure par exemple dans l'anthologie publiée par le laographe Nikólaos Polítis en 1914, tant dans le titre que dans l'introduction rédigée par le poète Konstantínos Kaváfis. Voir Polítis (2005 : 7). Le terme de « paradosiakó » figure également sur les pochettes des premiers enregistrements de rebétika lorsque la musique ou les paroles ne sont attribuables à aucun compositeur. Il sera par la suite souvent sollicité dans la discographie des paradosiaká émergeant dans les années 60 sous l'impulsion de Símon Karás et de Dómna Samíou, comme on le verra plus loin. 265 (Liávas 2014) 266 (Anogeianákis 1979) 267 Sur l'association entre cornemuse et identité pastorale en contexte balkanique, voir Prévôt (2007 : 697). 121 4.1.3. La catégorisation par aire culturelle Les exemples du Théatro et du Lýkeio ton Ellinídon nous ont montré que l'établissement Fig. 2 d'une géographie des pratiques traditionnelles fut l'un des deux objectifs majeurs des musicologues et laographes du vingtième siècle. A un deuxième niveau d'analyse, un ensemble d'adjectifs qualificatifs est aujourd'hui encore utilisé par ceux-ci afin de distinguer les différentes traditions régionales rurales. Ainsi, pour les musiques insulaires, on parlera de nisiótika, par opposition aux musiques de la Grèce continentale (ipeirótika pour la région d'Epire, thrakiótika pour la région de Thrace...). On précisera ensuite à quel groupe insulaire appartient le répertoire (kykladítiko pour les Cyclades, kritikó pour la Crète, dodekanisiakó pour le Dodécanèse...). On constate aisément que ces catégories géographiques généralisantes aplatissent les spécificités locales et font peu de cas des points de rencontres et des frontières troubles. Comme le relève Réna Loutzáki268, qui a notamment travaillé dans la région de Macédoine où se sont installées des communautés hellénophones du pourtour de la Mer Noire et de Roumélie Orientale (Thrace du Nord, actuelle Bulgarie), la classification par aire culturelle manque de finesse et échoue à rendre compte des spécificités locales que seule l'étude de cas permet de rétablir. Cependant, à une échelle macro, leur pouvoir heuristique est démontré et de la même manière que les laïká ne se confondent pas avec les rebétika, il est facile pour l'oreille et l'oeil entraînés de distinguer un chant ou une danse des Cyclades de son équivalent en Crète. C'est d'ailleurs un type de catégorisation qui a été massivement utilisé aussi bien dans l'édition de cd et d'ouvrages consacrés aux paradosiaká que dans les émissions télévisées retransmises sur les chaînes nationales, comme les « Mousiká oidoporiká » de Dómna Samíou, l'émission « O tópos kai to tragoúdi tou » de Giórgis Melíkis, ou l'émission « To aláti tis gís » de Lámbros Liávas. 4.1.4. Chíos et le Nord-Est Egéen Dans cette classification par aire culturelle, la littérature musicologique place Chíos dans Fig. 3-7 l'aire du Nord-Est Egéen (Voreioanatolikó Aigaío) comprenant également les îles de Psará, Oinoússes, Lésvos, Límnos, Ímvros269, Ténedos270, Samothráki, Sámos, Ikaría et Foúrnoi. On considère par là que ces îles, dont le répertoire relève des nisiótika (musiques insulaires) partagent des similitudes au niveau du mode de versification, des mélodies (skopoí) et des chants (tragoúdia), 268 (Loutzáki 2015) 269 Actuelle Gökceada en Turquie. 270 Actuelle Bozcaada en Turquie située à proximité immédiate du détroit des Dardanelles. 122 des danses (choroí) ainsi que de l'instrumentarium271. Ces caractéristiques seront passées en revue ci-après mais il me paraît important, à ce stade, de mettre en évidence une autre manifestation de l'imbrication entre linguistique/phylétique et catégorisation musicale par aire culturelle. En effet, bien que les îles de Lésvos272 et Chíos soient très proches d'un point de vue géographique, des musicologues tels que Símon Karás ont tenté de rendre compte de leurs différences musicales en sollicitant ces notions. On lit ainsi sur le commentaire de la couverture d'un 33 tours édité en 1974 273 que les deux peuples « appartiennent à des catégories phylétiques et linguistiques différentes. Les Mytiléniens Fig. 8 sont Eoliens, les Chiotes sont Ioniens. » Des phrases attestant de différences dialectales entre les deux îles sont ensuite sollicitées afin de démontrer cette différence phylétique avant que ne s'opère un glissement entre différences linguistiques et différences musicochoreutiques. Selon Karás, les « syrtoí, bálloi, les detoí, les kasápika, le trípatos (...) sont le trait principal de la production musicale chiotique répondant au caractère doux (malakós) et agréable (ípios) des Chiotes » tandis que « les danses lourdes (vareioí) zeïmpékika et karsilamádes -sans que ne manquent pour autant les kasápika, les syrtoí et les bálloi- représentent la tradition musicochoreutique de Mytilíni, répondant en cela au caractère brave (levéntikos) et rebelle (atíthasos) des Mytiléniens ». Une fois encore, on retrouve le motif de la pensée aitiologique qui se contente d'établir l'origine des peuplements -informant sur le caractère des habitants- à partir de données empruntées aux textes antiques 274 sans reconstituer la chaîne complète des événements historiques ayant altéré cette composition démographique. L'analyse musicologique275, par une inversion logique, devient alors le moyen d'élargir le faisceau d'indices concordants dans l'établissement d'une géographie des peuplements de Grèce, les différences linguistiques et musicales venant étayer ce genre d'aitía alors que c'est en réalité l'aitía qui sert à justifier les différences observées entre deux zones géographiques. Cette catégorisation ethnoculturelle persiste dans la littérature musicologique plus récente dans la mesure où l'accent est à présent porté sur l'appartenance des îles de l'Est Egéen à deux aires culturelles plus larges englobant les territoires d'Asie Mineure autrefois peuplés par des 271 Voir Annexe 4. 272 Egalement nommée Mytilíni 273 (Karás 1974) 274 Quelques dix ans auparavant, Michel Sakellariou, qui a collaboré à plusieurs reprises avec le Centre d'Etudes d'Asie Mineure (KMS), publiait une thèse sérieusement étayée, de l'avis de nombreux hellénistes, portant sur la migration grecque en Ionie. 275 Notons qu'à la même époque, le musicologue helléniste Samuel Baud-Bovy, considéré comme une figure tutélaire de cette discipline en Grèce, rédige des articles sur les chansons populaires de la Grèce antique (approche assez novatrice puisqu'elle mêle un registre d'étude contemporain à l'intérêt très ancien pour la musique antique) et leur rapports avec la musique populaire grecque moderne. 123 communautés chrétiennes hellénophones. Ainsi, dans le livret du cd « Lésvos Aiolís »276 édité par les Presses Universitaires de Crète sous la direction de Níkos Dionysópoulos, musicologue ayant joué un rôle moteur dans les missions « Kivotós tou Aigaíou » précédemment évoquées, on peut lire : « Lésvos ou Mytilíni, comme la plupart des îles de l'Est Egéen constitua durant des siècles un espace Fig. 9 géopolitique, historique et culturel distinct, indissolublement lié aux côtes de l'Asie Mineure. Elle en fut séparée après la Catastrophe Micrasiatique qui eut pour conséquence de briser violemment l'unité de cet espace. C'est seulement à partir de cet événement que l'on peut dire que Lésvos « devient insulaire » et se réoriente vers la Grèce. Cette ancienne unité laissa cependant des traces profondes de son ancienne gloire dans la tradition musicochoreutique de l'Est Egéen. » Cette mémoire géographique et ce lien charnel entre les îles et les « patries perdues » (chaménes patrídes) ou « patries inoubliables » (alismónites patrídes) se retrouvent par ailleurs Ex. dans les distiques chantés par les réfugiés d'Asie Mineure et les habitants des îles. Certains distiques du zeïmpékikos « Pérgamos »277, véritable hymne de l'île de Lésvos et souvent commandé et dansé lors des panégyres et gléntia de Chíos, nous en fournissent l'exemple278 : 276 (Dionysópoulos 2004) 277 Actuelle Bergama, chef-lieu de district de la province d'Izmir en Turquie 278 On remarquera que les distiques associent Aïvali, Pergame et Dikelí, situés dans le territoire éolien tandis que des distiques distincts font référence à Chíos, Smyrne, Vourlá, Phocée et Kousántasi, situés en Ionie. Précisons également que Sámos appartient à l'Ionie selon la catégorisation des agents. 124 1&2 Ωχ αμάν αμάν Πέργαμε Oh amán amán Pergame ωχ αμάν αμάν Πέργαμε, amán amán Pergame Πέργαμε όλο για σένα λέγαμε Nous ne parlions que de toi λέγαμε πίναμε και κλαίγαμε. Nous buvions et pleurions Αμάν αμάν αμάν Αϊβαλί αμάν αμάν αμάν Αϊβαλί, Αϊβαλί Πέργαμε και Δικελί Αϊβαλί η καρδιά μου σε πονεί Amán amán amán Aïvalí amán amán amán Aïvalí Aïvalí, Pergame et Dikelí279 Aïvalí, mon coeur te pleure Αμάν αμάν Χιώτισσα αμάν αμάν Χιώτισσα, Amán amán, fille de Chíos βρε Χιώτισσα μ’ έκανες κι αρρώστησα, amán amán, fille de Chíos αρρώστησα αμάν αμάν Χιώτισσα. Tu m'as rendu malade Je suis souffrant, fille de Chíos Αμάν αμάν Σμύρνη και Βουρλά αμάν αμάν Σμύρνη και Βουρλά, Amán amán Smyrne et Vourlá και Βουρλά βγάζεις άντρες λεβεντιά. amán amán Smyrne et Vourlá Vourlá, tu n'enfantes que des braves Αμάν αμάν Φωκιανή αμάν αμάν Φωκιανή, Amán amán, fille de Phocée280 Φωκιανή Φωκιανή Κουσαντιανή amán amán, fille de Phocée Φωκιανή η καρδιά μου σε πονεί. Fille de Phocée et de Kousántasi281, Mon coeur te pleure toi aussi 4.1.5. « Nous sommes Ioniens » Là encore, étant donné le fait que cette catégorie à la fois ethnique, culturelle et géographique est partagée par nombre d'habitants, il est difficile de déterminer si elle est uniquement le fait des lettrés oui si elle a véritablement fait l'objet d'une transmission orale. Ce qui est certain, c'est que les pratiques musicales et dansées des deux aires diffèrent sensiblement et que les habitants de Lésvos entretenaient une relation particulière avec des lieux tels qu'Aïvali, Dikelí et 279 Actuelle Dikili en Turquie, située en face du port de Mytilíni. 280 Actuelle Foça en Turquie, située au nord-est de Chíos 281 Actuelle Kusadasi en Turquie, située au nord-est de l'île de Sámos 125 la ville de Pérgamos tandis que les Chiótes étaient nettement plus implantés dans la péninsule d'Erythrée (qui comporte les villages de Káto Panagiá, Tsesmé 282, Lythrí etc) et à Smyrne. Aujourd'hui, bien que la confiance soit largement rompue entre Turcs et Grecs, le lien avec ces terres anciennement peuplées de communautés hellénophones n'a pas disparu. Tandis qu'il faut une nuit de voyage en bateau pour rejoindre le port du Pirée ou le port de Kavála, il suffit de quelques heures pour atteindre le port de Tsesmé. De nombreux Chiotes se rendent « en face » (apénanti), comme ils disent, pour participer à des cérémonies religieuses 283, faire des achats284 ou passer des vacances de quelques jours à moindre coût. Nombreux sont ceux qui, pour s'y être rendus plusieurs fois, peuvent identifier les villages de Káto Panagiá, Lythrí et Méli en regardant les côtes turques qui sont visibles en permanence par beau temps depuis la côte orientale de Chíos. Mais ces échanges sont bien peu de choses face à ce que la relation entre Chíos et Smyrne fut à une époque. Néarchos Giorgiádis relève ainsi que lorsque Chíos fut perdue pour les Génois et passa sous contrôle des Ottomans en 1566, la péninsule d'Erythrée fut placée dans le sandjak 285 de Chíos tant leurs liens étaient étroits, Tsesmé et son port constituant dès cette époque le point de passage principal (Peraía ou Pérama) entre Chíos et la ville de Smyrne. On apprend également dans son ouvrage qu'au dix-huitième siècle, les Chioto-Smyrnioí comme on les appellait alors, constituaient l'essentiel de la grande bourgeoisie de la ville de Smyrne. Certains quartiers de Smyrne portaient par ailleurs des noms faisant explicitement référence à la communauté chiote qui contribua largement à la fondation du premier hôpital grec de la ville ainsi que des institutions éducatives telles que l'École Évangelique et le Gymnase Philologique286. De la même manière, ce lien se manifesta à plusieurs reprises par des formes de solidarité lors des moments d'adversité tels que le massacre de 1822 et le séisme de 1881287 qui conduisirent de nombreux Chiotes à se réfugier à Smyrne, notamment dans le quartier (machalás) nommé « Chiótika ». 4.1.6. La versification égéenne Au-delà de leurs différences, ce que partagent essentiellement les communautés insulaires -et d'Asie Mineure- dont la production musicale entre dans la catégorie des nisiótika est un mode de 282 Egalement nommé Kríni par les Grecs 283 Depuis 2016, les Théophanies célébrant le baptême du Christ dans les eaux du Jourdain sont à nouveau célébrées par des Grecs à Smyrne et attirent des croyants de Chíos. 284 Pour ne citer qu'un exemple, il est courant d'acheter à Smyrne les étoffes nécessaires à la confection d'une robe de mariée. 285 Unité administrative de l'empire ottoman 286 (Georgiádis 1999 : 106-108) 287 Voir annexe consacrée aux chants du massacre et du séisme. 126 versification. En effet, les chants des îles de l'Egée sont, dans la majorité des cas, composés en distiques décapentasyllabiques rimés288. À la différence des chant populaires de la Grèce continentale, les chants des îles se caractérisent par l'utilisation de la rime, importée de la péninsule italique en Grèce et attestée dans l'espace helladique depuis le seizième siècle où elle fut notamment utilisée pour la rédaction du roman crétois « Erotókritos »289. On reconnait à l'importation de la rime d'avoir contribué à l'union de deux vers décapentasyllabiques en distiques composant une unité de sens. Ces distiques, composés par les stichoplókoi ou rimadóroi et compilés jusqu'à aujourd'hui dans de nombreuses anthologies portent différents noms selon les îles ; mantinádes en Crète et à Kárpathos290, kotsákia à Náxos, rímes ou tsiattistá à Chypre. A Chíos on les nomme dísticha ou, avec une pointe de familiarité imprégnée d'affection, stichákia c'est-à-dire « les petits vers ». Le vers de quinze syllabes porte le nom de « vers politique » (politikós stíchos)291 et est typique de la production populaire byzantine. Il se compose de deux hémistiches séparés par une césure, le premier en octosyllabe et le second en heptasyllabe. Il est attesté depuis le dixième siècle et fut notamment utilisé dans la rédaction d'épopées telle que celle de « Digène l'Akrite »292. Son nom lui vient probablement de son origine populaire et de son caractère prosaïque, politikós signifiant civil, urbain. L'historien de l'époque byzantine Louis Bréhier affirme que, tout comme le dodécasyllabe293 qu'il a progressivement remplacé, le vers politique se base sur une métrique d'accent et non plus sur une métrique de quantité, comme c'était le cas durant l'Antiquité 294. Cependant, bien que des musicologues tels que Símon Karás insistent sur le fait que le vers décapentasyllabique utilisé dans les chants des îles est iambique 295 en ce que l'accent serait généralement placé sur la seconde syllabe du pied, les exceptions à cette règle sont si nombreuses que cette dernière caractéristique ne peut être retenue comme critère pertinent dans l'analyse formelle, comme en atteste l'exemple suivant où l'accentuation du pied est subordonné au sens établi en fonction des mots utilisés. 288 (Salpadímou & Matzoúris 2013 : 80) 289 (Pernot 1915) 290 Bien que les chants de l'aube ou « aubades » soient attestés dans des documents byzantins antérieurs à la domination vénitienne sur les îles, le terme mantinada provient manifestement de l'italien mattinata. 291 L'homographie des termes polítikos et politikós prête à confusion cependant leur accent tonique les différencie. Le premier signifie originaire de la Ville, c'est-à-dire de Constantinople ; il est utilisé comme marqueur territorial comme dans le cas du syrtós polítikos. Le second signifie littéralement prosaïque, urbain. Il s'agit d'une forme de versification byzantine et non pas d'une catégorie musicale. 292 (Odorico et al. 2002 : 68) 293 On trouve sur l'île de Chíos un certain nombre de chants dansés lors des panégyres composés en dodécasyllabes et en hendécasyllabes. Il est intéressant de noter que ces chants sont considérés comme les plus anciens (paliá) et les plus locaux (topiká). 294 (Bréhier 1970 : 318) 295 (Salpadimou & Matzoúris 2013 : 81) 127 Il s'agit du chant « Aggelos » (« Ange ») qui s'interprète dans la plupart des panégyres de l'île ici enregistré lors d'un panégyre du village de Mestá, interprété par Lambriní Káboura, Ex. 3 chanteuse et joueuse de kanun. Les distiques, présentés ici sous la forme de quatre hémistiches, répondent à la logique précédemment citée ; les premiers hémistiches des deux distiques comptent huit syllabes tandis que les seconds en comptent sept. Comme on le constate dans la traduction en français, le distique composé de quatre hémistiches constitue une unité de sens, ce qui n'implique pas pour autant que les distiques ne puissent être assemblés 296 afin de constituer une unité de sens plus large. Le tiret bas et l'apostrophe dans la retranscription en grec visent respectivement à marquer le phénomène de métaplasme par synalèphe (prononciation en une syllabe de deux voyelles en hiatus, ex : hémistiches 1, 6, 7, 8 ) ou par aphérèse ou apocope (suppression du premier ou du dernier phonème d'un mot, ex : hémistiche 2, 3) . Έναν καιρό_ήμουν άγγελος, 1+1 1+ 1 +1 1+1+1 τώρ' αγγελίζουν άλλοι 1 1 +1+1+1 1+1 Στη βρύση πού 'πινα νερό, 1 1+1 1 1+1+1 τώρα το πίνουν άλλοι 1+1 1 1+1 1+1 Άγγελος είσαι μάτια μου 1+1+1 1+1 1+1 1 κι_αγγελικά χορεύεις 1 +1+1+1 1+1+1 Aγγελικά πατείς τη γη 1 +1+1+1 1+1 1 1 κ' εμένα με μαγεύεις 1+1+1 1 1+1+1 Jadis j'étais un ange, =8 aujourd'hui d'autres chantent tes louanges =7 A la fontaine où je m'abreuvais, =8 aujourd'hui d'autres s'abreuvent =7 Tu es un ange, ô mes yeux =8 et danses de manière angélique =7 D'un pas léger, tu effleures la terre =8 Et m'ensorcèle =7 4.1.7. La mélodie (skopós) et les paroles (lógia) Les chants (tragoúdia) peuvent se décomposer en deux entités ; une mélodie (skopós) et des paroles (lógia) elles-mêmes composées de distiques (dísticha). Mon analyse de la discographie des îles du Nord-Est Egéen et d'Asie Mineure ainsi que des corpus présents dans les ouvrages laographiques de Chíos montre que les mélodies et distiques, assemblés ou non en texte formant 296 Le verbe en grec utilisé par les agents est « tairiázo », qui signifie coupler, assortir. Ainsi, pour signifier qu'ils assemblent des distiques pour former un chant, les agents disent : « Tairiázo stichákia », c'est-à-dire « J'assemble des petits vers ». 128 une unité de sens, circulent d'île en île et de village en village. Il est par ailleurs courant qu'une mélodie soit utilisée pour plusieurs textes ou qu'un texte répandu en plusieurs lieux se dise avec plusieurs mélodies. Un exemple parmi des dizaines nous est fourni par le chant « Aggelos » analysé plus haut ; sa mélodie est également utilisée pour le chant d'Asie Mineure « Meláchroinó mou prósopo » Ex. (« Mon visage hâlé ») figurant sur le cd du clarinettiste chiote Sákis Pipídis. Un autre exemple de 4&5 mélodie utilisée pour plusieurs textes est celle du detós (chant responsorial carnavalesque) du village de Mestá (ex. 8) ; lors de nos séances d'enregistrement, Mariánthi Almyroúdi dont il a déjà été question, l'a utilisé à plusieurs reprises, notamment pour le chant « Pramateftís katévaine » (« Le marchand ambulant descendait »)297. De la même manière, l'exemple du chant « Ena mikró Tourkópoulo » démontre qu'un même texte peut être chanté avec plusieurs mélodies, celles-ci étant associées à un village spécifique 298. Ce Ex. 6&7 chant, dont les versions varient d'un village à l'autre, a pour thème la trahison du Saint analysé par Guy Saunier299. La fille chrétienne propose à Saint-Georges de lui construire une église décorée d'or et d'argent si elle le cache. Le Saint la cache sous les marbres puis arrive le Turc qui promet de se convertir et de se faire appeler Constantin si le Saint dévoile la fille. Le Saint la dévoile et celle-ci est trainée par les cheveux. Un dernier distique vient généralement présenter le paradoxe scandaleux : « A-t-on jamais vu un Saint trahir ainsi une chrétienne et la livrer aux mains du Turc ? ». Le renoncement de sa foi du Turc est à lier à d'autres chants ayant pour thématique l'apostasie par amour (Soúsa, Káto sti Ródo, Tis Evraiopoúlas). Ce chant est généralement classé dans la catégorie des chants du cycle acritique300, c'est-à-dire liés thématiquement à l'histoire de Digène l'Acrite, héros de l'épopée du même nom « issu de deux races » dont la mère est d'ascendance noble byzantine et dont le père est émir arabe, et à son combat contre Charon (personnage psychopompe et personnification de la mort)301. 297 Voir annexe : « Le marchand ambulant descendait ». Ce chant existant dans plusieurs régions de Grèce a pour thème central le fratricide entre individus par ignorance de leur identité mutuelle. Le thème plus général de méconnaissance entre membres de la même famille ayant des conséquences tragiques ou donnant lieu à une reconnaissance in extremis est très courante dans les chants et contes en Grèce. La version enregistrée à Chíos par Dómna Samíou (mission de 1965 ou 1976) l'est sur une autre mélodie. 298 Voir annexe 10 : Les chants du trípatos « le petit Turc » ou « la trahison du saint ». 299 (Saunier 1989) 300 Les chants appartenant au cycle dit « acritique » sont considérés comme les plus anciens encore chantés en Grèce. Ils sont associés aux acrites, les gardiens des frontières orientales de l'empire byzantin. 301 Pour une analyse approfondie de l'univers symbolique entourant le personnage de Saint Georges et l'articulation entre cet univers symbolique et les espaces sacrés partagés entre musulmans et chrétiens, voir Couroucli (2009) 129 4.1.8. La catégorisation fonctionnelle A un deuxième niveau d'analyse, les paradosiaká, dont on a vu qu'ils étaient clairement distingués des musiques d'origine urbaine, sont compris en eux-mêmes comme un ensemble de répertoires associés à certaines situations prenant essentiellement place dans la Grèce rurale. Ainsi les laographes et musicologues contemporains dégagent quatre grandes catégories s'appliquant à l'ensemble des communautés villageoises hellénophones dont l'existence est marquée par le même calendrier : 1) les chants et mélodies « des panégyres » (tragoúdia kai skopoí ton panigyrión) ; 2) les chants et mélodies « de compagnie » (tragoúdia kai skopoí tis paréas) ; 3) les chants et mélodies « du cycle de la vie » (tragoúdia kai skopoí tou kýklou tis zoís) ; 4) les chants et mélodies « du cycle du temps » (tragoúdia kai skopoí tou kýklou tou chrónou). La troisième catégorie comprend notamment les berceuses (nanourísmata), les chants de mariage (tragoúdia ou painémata tou gámou), les lamentations funèbres (moirológia), les « chants de l'exil » (tragoúdia tis xenitiás)302 tandis que la quatrième comprend des chants tels que les calendes (kálanta), les chants carnavalesques (apokriátika), etc303. Notons que l'utilisation des termes tragoúdia kai skopoí vise à marquer le fait que les chants et l'accompagnement instrumental sont dissociables. Ainsi, il est courant lors d'un panégyre d'entendre la version instrumentale (organikó) d'une musique de danse ordinairement chantée comme il n'est pas rare lors d'un glénti en petit comité d'entendre la version a cappella d'une musique de danse comprenant habituellement un accompagnement instrumental. L'utilisation de ces catégories fonctionnelles, qui se manifestaient déjà dans l'anthologie du laographe Nikólaos Polítis publiée en 1914 bien qu'elles étaient moins précises et se mêlaient à des catégories mettant l'emphase sur la datation des chants et l'appartenance de ces derniers à des périodes historiques différentes304, signale un tournant dans la manière d'envisager la musique traditionnelle et marque à la fois une volonté d'envisager conjointement les dimensions musicales, chantées et dansées mais également un intérêt plus prononcé pour les contextes de performance. Ces catégories figurent de manière plus évidente à partir des années 60 dans la discographie qui se 302 Ces catégories sont représentées dans la littérature musicologique et philologique par des collections dédiées. A titre d'exemple, on trouve un ouvrage consacré aux chants d'exil classés et analysés par Guy Saunier (Saunier 2004). 303 Les quatre grandes catégories relèvent d'un intérêt pour la classification à un niveau d'abstraction partagé uniquement par les spécialistes. Toutes les sous-catégories sont cependant connues et utilisées par les musiciens et chanteurs amateurs : les distiques de mariage, berceuses, chants carnavalesques, lamentations funèbres sont clairement identifiés comme tels et nommés. 304 Kaváfis relève que les quatorze parties (méri) de cette anthologie sont : les chants historiques (istoriká), klephtiques (kléftika), les « paralogés », les chants d'amour (tis agápis), de mariage (nyfiátika), les berceuses (nanarísmata), les calendes (kálanda), les chants d'exil (tis xeniteiás), les lamentations funèbres (moirológia) et chants du « Monde d'en-bas et de Cháros », les chants-dictons (gnomiká), les « chants de travail et des Vlaches » (ergatiká kai vláchika), les chants satiriques (perigelastiká) et les « epímetra » qui comprennent notamment des chants du Moyen-Age et des chants en dialecte grec d'Italie du Sud (italiótika). Voir Polítis, op. cit., p. 7 130 développe sous l'impulsion de Símon Karás et sont utilisées, dans les décennies suivantes, par Dómna Samíou en tant que « thématiques » dans l'édition de cd305. Cette taxinomie est par ailleurs présentée comme outil d'analyse pertinent par l'ethnomusicologue Lámbros Liávas, proche collaborateur de Dómna Samíou, qui la présente notamment dans son cycle de conférences à la Bibliothèque Nationale de Grèce « Lílian Voudoúri »306. Elle fut également utilisée lors du programme de recherche Kyvotós tou Aigaíou financé par l'Université d'Egée, qui fit notamment un recensement exhaustif de ces répertoires sur l'île de Lésvos307. Ce même programme, qui organisa également plusieurs missions de recensement à Chios (1997, 2006), qualifie les performances des chants des fêtes calendaires de « drómena »308 dont la traduction imparfaite serait « actes mis en scène » ou « spectacles rituels ». Etymologiquement, ce terme qui apparaît probablement en même temps qu'émergent les syllogues309, est lié au verbe de grec ancien « dró » signifiant agir, ce qui justifie selon moi de le traduire par « acte » qui comprend en lui-même le double sens d'agissement et de séquence théâtrale. La plupart des définitions des drómena, font par ailleurs état de leur dimension magicoreligieuse, ceux-ci étant accomplis et interprétés par les participants dans un registre différent de celui des interactions quotidiennes310. Ces mêmes classifications se retrouvent de manière inversée dans les ouvrages laographiques rédigés par des érudits locaux, c'est-à-dire que les chants figurent en tant qu'éléments subsumés à l'intérêt premier qui est la description des us et coutumes des habitants. On y trouve immanquablement plusieurs chapitres consacrés aux événements du « cycle de la vie » et du « cycle du temps » vécus par les membres de la communauté villageoise, avec une description des us et coutumes (íthi kai éthima) présentés par ordre chronologique et accompagnés des textes des chants habituellement proférés à chacune de ces occasions. 4.1.9. Temporalités collective et individuelle de la parádosi Les deux dimensions fondamentales de l'espace et du temps évoquées précédemment se lisent en creux ici encore. L'idée sous-jacente à cette classification est que la vie traditionnelle est marquée par deux temporalités qui s'interpénètrent. D'une part, il existe un cycle de l'année 305 Voir, par exemple, Samíou (1994). 306 (Liávas 2014) 307 Ces catégories figurent telles quelles sur la page présentant un échantillon des enregistrements effectués à Lésvos. Voir http://www1.aegean.gr/culturelab/songs_gr.htm 308 Voir http://music-archive.aegean.gr/testforvideos.php?lng=Z3JlZWs=&isle=zqfOr86/z4I= 309 Danforth relève qu'il était déjà utilisé en 1963 par Katerina Kakouri pour qualifier les rites carnavalesques de communautés villageoise de Thrace (Danforth 1984 : 2). 310 Pour une analyse approfondie, voir Spiliákos (1994 : 2). 131 récurrent qui dispose, d'un point de vue musical, de sa temporalité propre ; calendes en hiver, chants et danses de Carnaval au printemps, silence avant la Pâques en raison du deuil (pénthos) que portent les habitants avant la Résurrection, puis saison estivale et son cortège de fêtes patronales jusqu'à l'automne... D'autre part, la temporalité du cycle de la vie fait que le membre d'une communauté villageoise déterminée -dont on sait maintenant comment les laographes et les habitants conçoivent l'histoire-, est enveloppé de sa naissance à sa mort par les pratiques musicochoreutiques de son groupe et est accompagné par celles-ci dans chacune des transformations de statut social qui constituent les passages obligés de l'existence. L'existence traditionnelle des villageois est ainsi rythmée par des paroles, des mélodies et des gestes qui leur sont directement adressées par leurs contemporains, leur préexistent, leur survivront et participent directement, par leur réactualisation régulière, à la construction d'une identité différant d'un village à l'autre. Pour reprendre l'exemple des drómena, ces actes rituels perçus comme différant sensiblement de la vie quotidienne, l'enfant de Mestá qu'on a préparé durant plusieurs semaines au Ex. sein du groupe de danse de village et que ses parents ont habillé de la tenue traditionnelle, est fortement incité à comprendre que le jour où on l'a placé sous le regard scrutateur des anciens afin de lui faire danser le detós sur la place du village est un jour hors du commun. De la même manière, l'enfant de Thymianá, par les histoires qu'on lui raconte durant les jours qui précèdent, est invité à saisir qu'il y a quelque chose d'étrange à jouer à la flûte des mélodies particulières tout en défilant dans le cimetière du village avant de rejouer, armé d'une épée, la scène d'un combat ayant pris place entre ses ancêtres (prógonoi) et des pirates311. Cette incitation est d'ailleurs parfois formulée explicitement lors des manifestations culturelles sous la forme du slogan « Pour que les anciens se souviennent et que les jeunes apprennent »312 dont nous reparlerons plus tard. L'individu est donc constamment confronté et traversé par institutions possédant une histoire qui anti-date sa naissance et ne sont pas accessibles à sa mémoire biographique. Il s'insère dans un ordre social qui lui préexiste et exerce sur lui un pouvoir de coercition dans la mesure où il est progressivement amené à intérioriser cet ordre qui lui est opaque. Ainsi, les drómena peuvent aussi bien s'analyser comme des rituels que comme des institutions aux formes typiques d'actions et aux rôles scriptés, transformés, ajustés, par les occurrences passées dans lesquels les agents se fondent progressivement. 311 Contrairement à la situation dans certains villages de Sicile, à Chíos, tous les processus d'apprentissage réalisés par les enfants, ces versions diachroniques du soi pour reprendre l'heureuse expression de Bernard Lortat-Jacob, le sont au vu et au su de tous. De plus, les actes dansés et chantés participent à la réactualisation de l'esprit de communauté et ne sont jamais sollicités comme moyen de distinction pour des individus. Cfr Borneuf (1999). 312 « Gia na thymoúntai oi palioí kai na mathaínoun oi neóteroi » 132 8&9 4.1.10. L'habitus de la parádosi Mais le rapport entre agents et institutions demeure obscur si l'on ignore le fait que ces dernières, pour opaques qu'elles sont, font l'objet d'une internalisation et d'une externalisation par l'agent qui, occurrence après occurrence, construit activement la réalité sociale. La théorie dispositionnelle de l'action proposée par Pierre Bourdieu et mise à l'épreuve par Loïc Wacquant dans le contexte de l'apprentissage de la boxe fait le pont. Cette théorie pose que les agents 313 ne sont pas uniquement agis -assujettis- par des structures qui les dépassent mais qu'ils contribuent activement à la construction de la réalité sociale par le biais des schèmes de perception, d'appréciation et d'action qu'ils reproduisent et modifient par le simple fait d'interagir avec leur environnement314. Cet ensemble de schèmes constitue des habitus définis comme « systèmes de dispositions durables et transposables, structures structurées prédisposées à fonctionner comme structures structurantes, c'est-à-dire en tant que principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations » qui peuvent être objectivement adaptées à leur but sans supposer la visée consciente de fins315 et être « régulières » sans être en rien le produit de l'obéissance à des règles 316, ni le produit de l'action organisatrice d'un chef d'orchestre.317 Les habitus se présentent donc comme des matrices génératives de comportements fondées sur les expériences passées intégrées par les individus de manière corporelle et rendues actives sous la forme de schèmes de perception, d'appréciation et d'action qui garantissent une certaine conformité des pratiques à travers le temps. Wacquant relève quatre propriétés du concept d'habitus qui rendent son utilisation pertinente dans l'analyse des processus d'acquisition d'une compétence sociale incorporée : l'habitus est un ensemble de dispositions acquises ; la maîtrise pratique peut fonctionner en-deçà de la conscience et du discours ; les ensembles de dispositions varient en fonction des agents, de leur position et de leur trajectoire sociales ; les schémas socialement constitués sont malléables et transmis par le biais de pratiques d'inculcation318. 313 Le terme d'agent lui-même vise à signifier que les humains ne sont ni acteurs ni à proprement parler des sujets mais les deux à la fois, c'est-à-dire qu'ils sont agis par des structures qu'ils ont intégré et qu'ils agissent à la reproduction de ces structures. 314 (Wacquant 2010 : 112) 315 Les réponses de l'habitus peuvent tout à fait s'accompagner d'un calcul stratégique conscient mais Bourdieu défend l'idée qu'elle se définissent premièrement en dehors de tout calcul par rapport à des potentialités objectives immédiatement inscrites dans le présent. 316 Le concept d'habitus a spécifiquement été développé pour échapper à l'opposition entre individu et société et à l'enfermement dans l'alternative de la règle et de l'exception. 317 (Bourdieu 2018 : 88) 318 (Wacquant 2010 : 115) 133 L'introduction de la notion de champ nous a permis de mettre en évidence qu'il existe des positions d'énonciation qui impliquent un rapport distinct aux faits dits traditionnels et que les spécialistes, qui en font l'expérience singulière en fonction de leur spécialité (laographie, musicologie, enseignement de la danse) l'envisagent différemment des agents moins spécialisés. A cet égard, les catégorisations les plus abstraites et théoriques sont le produit d'un habitus médiatisé par l'activité intellectuelle se matérialisant par la manipulation de matériaux (enregistrement, retranscription) à des fins d'analyse, de comparaison et éventuellement avec des visées didactiques (enregistrement, retranscription, mise en série de textes, analyse musicale, standardisation des mouvements, etc). J'ai également montré que la parádosi impliquait des conceptions particulières du temps individuel et collectif (cycle de vie, cycle du temps), de l'espace et du groupe (village, région, aire culturelle, urbanité/ruralité) et sur lesquelles sont fondées ces catégorisations plus abstraites mais également des jugements de valeur (bon/mauvais, ancien/moderne, production/consommation passive) sur les performances musicales et dansées. Selon moi, il est peu rentable d'un point de vue anthropologique de traiter certaines institutions -qu'on les nomme manifestations culturelles, remises en fonction d'anciennes coutumes ou actes rituels- comme des formes de patrimonialisation et de « préservation des cultures ». Bien qu'on puisse leur reconnaître une certaine « nouveauté » dans la mesure où elles impliquent une certaine distance des agents par rapport aux intentions prêtées à leurs prédécesseurs dans l'accomplissement de ces actes, je crois justifié de considérer au contraire qu'il n'y a pas de différence de nature entre les drómena contemporains et ceux qui prenaient place dans un « avant » (« paliá ») idéalisé par les agents. Il ne suffit pas à mon sens de dire que ces pratiques musicales et dansées sont sollicitées par les agents comme des ressources dans l'affirmation d'une identité mais bien plus précisément que ces pratiques sont cette identité dans la mesure où elles constituent des mises en formes et en actes de leurs schèmes de perception, d'appréciation et d'action et fonctionnent donc comme un habitus, entendu comme matrice générative de comportements, structurée par les occurences précédentes de ces pratiques et structurant les pratiques au présent et au futur. Ceci n'empêche nullement que ces pratiques se transforment319 alors que les agents insistent sur leur grande profondeur historique et les idéalisent. Cette contradiction se résout d'elle-même lorsqu'on accepte justement d'envisager ces pratiques comme des mises en formes et en gestes de 319 Les transformations étudiées dans les chapitres suivants seront celles relatives aux modifications de l'instrumentarium, du répertoire des panégyres et du déroulement général d'un mariage. 134 schémas qui eux se modifient partiellement en fonction des circonstances historiques et parmi lesquels on compte le « passé idéalisé » agissant comme principe structurant des pratiques 320. Il est difficile de statuer sur ce que font la musique et la danse, en quoi consistent leurs effets et quelle pourrait bien être leur fonction. En revanche, on peut dire, selon moi, ce que font les agents lorsqu'ils pratiquent la musique et la danse ; ils contribuent à la reproduction de ces schémas et réactualisent à intervalles réguliers, avec distance ou non, des institutions dont la structure de plausibilité repose sur ces schémas. 4.2. Le chant comme mode d'action 4.2.1. Le chant, la propriété et le lieu Si les avis des spécialistes divergent, dans un souci de cohérence logique propre à l'entreprise de classification, quant à la définition exacte des catégories précitées, il est juste d'affirmer que la plupart des habitants de Chíos les utilisent également sans qu'il leur soit jamais nécessaire d'expliciter leurs différences. Ceux-ci répondent spontanément et sans hésitation par oui ou par non lorsqu'on leur demande si tel skopós (mélodie) est traditionnel (paradosiakós) ou s'il relève des autres grandes catégories (elafrá, rebétika, etc) et nombreux sont ceux qui statuent sans hésiter sur son caractère local (topikós) ou non. Malgré mes nombreuses questions à ce sujet, il ne m'a jamais été fait état de dispute entre habitants sur l'appartenance d'une mélodie à un lieu (tópos)321, fait cohérent étant donné que cette appartenance conçue sur le mode de la « propriété collective » n'implique aucune close d'exclusivité ; tout comme pour les danses, les skopoí sont librement interprétés par qui le souhaite. De la même manière, comme nous l'avons vu dans le troisième chapitre, un skopós peut être reconnu comme la création d'un musicien particulier 322 ce qui n'empêche pas que chacun se l'approprie étant donné que ce musicien appartient par définition à un village et à une région. Pour reprendre les termes de Filippo Bonini Baraldi qui analyse en Transylvanie la recherche par les musiciens tsiganes professionnels d'un effet de « résonance » entre musique et états d'âme des convives à satisfaire durant les fêtes, « cette propriété n'est ni matérielle, ni historique, ni rigide et immuable : un air « appartient » à ceux sur qui il produit un effet, d'autant 320 On trouve ce principe à l'action lorsqu'un habitant déclare « Les anciens étaient de vrais glentzédes (fêtards), on ne leur arrive pas à la cheville » ou qu'un professeur de danse informe ses élèves que « le vrai zeïbékikos de Chíos se dansait à deux et n'était pas dansé par les femmes ». 321 Le lieu étant entendu comme la communauté villageoise établie en un point géographique identifiable. 322 C'est le cas notamment pour le syrtós « Ta choriá tis Chíou » dont Fragkoúlis Stakiás, originaire du village de Chalkeiós revendique la paternité ou le tsiftetéli « O Manólis échei kéfia », inspiré des techniques de jeu favorites du clarinettiste Manólis Foteinós 135 plus si cet effet est d'ordre émotionnel. »323. La précision et la richesse de l'information augmente proportionnellement à l'intérêt porté et au temps consacré par les agents aux questions de parádosi ; les plus familiers de ces répertoires -qu'ils soient laographes, musiciens ou chanteurs- peuvent localiser précisément certaines mélodies et détaillent, à grand renfort de souvenirs et d'anecdotes, dans quels villages elles étaient particulièrement appréciées, qui sont les derniers auprès desquels ils les ont entendues, l'impression que certaines interprétations ont produite sur eux... La catégorie générale des paradosiaká, prise comme ensemble recouvrant des catégories plus fines relatives aux formes musicochoreutiques et aux situations dans lesquelles elles sont actualisées, agit en tant que catégorie de perception à laquelle se mêle irrémédiablement des appréciations relevant du goût personnel des agents. Mais il n'est pas inopportun de réaffirmer ici que ce goût personnel est toujours socialement constitué ; année après année, les agents entendent ces mêmes mélodies au cours de gléntia (fêtes de compagnie), de panégyres (fêtes patronales) ou de fêtes calendaires, comparent les différentes interprétations, les associent à des épisodes de leur propre histoire... Les catégorisations s'estompent alors et les chants de Carnaval, de l'exil, des panégyres deviennent des chants de table remémorés lors de fêtes en petit comité (glénti pareïstiko) ou des chants tout court que l'on interprète dans ses moments de solitude (monaxiá). 4.2.2. L'exoikeíosis (habituation) : une sélection par affinité Pour reprendre une question formulée en un contexte assez différent : pourquoi chanter une seconde fois quelque chose qui l'a déjà été dans la solitude c'est-à-dire le lieu à la fois physique et mental qui apparaît dans « les interstices de la vie sociale » ? Katell Morand propose d'envisager les chants solitaires des Goğğamés comme des citations chantées convoquant d'anciennes situations de performances avec leurs interactions, leur contexte et leurs significations. Ces « chants privés » agiraient donc en tant qu'échos d'une situation de communication antérieure où le chanteur s'adresserait à la fois à lui-même dans une forme de dialogue intérieur plus ou moins privé en prenant son soi passé à témoin, et à des interlocuteurs imaginés en mêlant au présent un passé revu et réinterprété324. Dans le cas qui nous concerne, il est possible d'associer chant pour soi et chant en paréa afin 323 (Baraldi 2010 :87) 324 (Morand 2007) 136 de les présenter à la fois comme une forme de citation d'occurrences passées mais également en tant que moyen technique et ludique de mettre en pratique ces schèmes de perception, et d'appréciation intégrés au fil des occurrences en les actualisant par le mode d'action que constitue la vocalisation. Le chant serait dans ce cas utilisé comme « échafaudage » permettant au chanteur et à son audience de progresser vers des états émotionnels difficilement atteignables avec autant d'intensité par le moyen du simple souvenir325. Le chant, par sa structure, la cyclicité de son rythme, la mélodie utilisée, sa versification, fournit un ancrage non pas matériel326 mais perceptuel à cet échafaudage, qu'on l'envisage du point de vue de la production ou de l'écoute. Or, dans la pratique, l'aspect ludique n'est ni négligeable ni négligé : les agents prennent plaisir à se réhabituer à un chant, à se le réapproprier et à réemprunter ses chemins, à y ajouter une ornementation ou à le commencer à une autre hauteur, en somme à « sculpter leurs circuits neuronaux » afin de faire sonner leur chant avec art et expressivité327. Le terme d'exoikeíosis que je propose vise à rendre compte de ce procédé par lequel on se rend ludiquement familier d'une pratique par son actualisation régulière, procédé qui est donc au coeur de toute forme d'acquisition. Elle est inspirée du concept d'habituation emprunté à la psychologie sociale et aux neurosciences. Cependant celui-ci est généralement utilisé pour définir la diminution -à court ou long-terme- d'une réponse comportementale produite par une stimulation répétée328. En sociologie de la connaissance, comme on l'a vu, il a principalement été utilisé de manière anecdotique afin de rendre compte du fait que toute activité humaine, lorsqu'elle est répétée fréquemment, tend à se fondre dans un modèle qui permet sa reproduction avec un moindre effort en permettant un rétrécissement des choix 329. Mais l'habituation a également été envisagée comme un double processus, impliquant des effets à la fois décrémentiel (habituation) et incrémentiel (autrefois sensitization, aujourd'hui potentation), ce dernier rendant compte de l'augmentation d'une réponse comportementale produite par une stimulation répétée330. Sa traduction littérale en grec, par effet de rupture, vise à associer ces deux effets et à conceptualiser a minima un fait que les données produites démontrent amplement : la pratique intensive du chant et de la danse331 agit comme travail 325 (Stoichita 2017 : 6) 326 L'idée selon laquelle les humains utilisent les affordances (possibilités d'action ou d'interaction) de leur environnement matériel pour effectuer des tâches cognitives complexes a été développée par Hutchins. Je pense que le raisonnement est extensible au chant (Hutchins 2005). 327 (Stoichita, Grimaud, et Jones, 2011 : 3) 328 (Rankin et al. 2009) 329 (Berger et Luckmann 2010 : 110) 330 (Groves et Thompson 1970) 331 A cet égard, la documentation filmique des cours de danse dont il sera question plus loin fournit un moyen privilégié d'évaluer ce processus d'exoikeíosis. 137 « d'intéressement du corps et de l'esprit »332 qui inculque de manière pratique les schèmes pertinents et constitue petit à petit, par la répétition régulière de gestes donnés, un oeil et une oreille du danseur ou du musicien qui offrent à ces derniers une compréhension plus profonde des gestes qu'ils accomplissent et qu'ils voient s'accomplir333. Les agents qui chantent basent bien leurs variations sur les occurrences précédentes -notamment sur les interprétations qui les ont marquées- mais, à la différence du cas des Goğğamés, la nature des chants paradosiaká, qui appartiennent à tous sans être la propriété d'aucun, fait qu'ils peuvent être complètement désolidarisés du contexte communicationnel et interactionnel des occurences précédentes. Ceux-ci fonctionnent en tant qu'actualisation générique d'une idée morale ou d'un sentiment communs (conception du temps, de la vie, de la mort, de l'amour) parce que fondés sur des codes et des registres symboliques partagés 334. En témoigne par exemple le fait que les agents, quel que soit leur sexe, chantent indifféremment des chants adressés à une femme ou à un homme. Les agents peuvent tout à fait les investir d'un sens très personnel dans lequel chaque distique évoquerait effectivement une personne qu'ils aiment, ils ne manquent d'ailleurs pas de le faire mais cette association n'a rien d'obligatoire ce qui rend plus aléatoire la réactualisation régulière de certains chants plutôt que d'autres. Comme évoqué précédemment, la tradition musicale telle qu'on la découvre en un instant T est comparable à un épais sédiment d'objets hétérogènes charriés par le temps en un même lieu. Ces objets sont charriés par flux et reflux et que leur survie en un endroit plutôt qu'un autre doit beaucoup au hasard et aux volontés décoordonnées d'hommes et de femmes qui les ont aimés parce qu'ils signifiaient quelque chose à leurs yeux. 4.2.3. L'échafaudage d'une émotion par le chant Ainsi de la relation entre Mariánthi Almyroúdi, qui apprit ses lettres étant adolescente pour pouvoir écrire les chants qu'elle aimait, et le chant « Mia synnefiasméni méra » (« Un jour lourd d'orage »)335. Mariánthi est, de l'avis de tous, un personnage important de la chanson sur l'île. C'est sa voix entonnant un chant de travail que les visiteurs entendent lorsqu'ils entrent dans le musée dédié à la culture du mastic. Lors de nos premiers enregistrements, Sákis Pipídis, qui grandit avec elle et la considère comme une seconde mère336, essaya par plusieurs moyens de le lui faire chanter 332 (Wacquant 2002 : 71) 333 Ibid., p. 116 334 C'est la raison pour laquelle il est particulièrement pertinent d'étudier les schèmes de perception, d'appréciation et d'action qui structurent leur interprétation. 335 Ce chant existe aussi bien en Epire qu'en Thrace Orientale et dans le Dodécanèse. 336 Ils sont tous les deux du village de Mestá. 138 Fig. 10 mais Mariánthi, flairant le piège, utilisait systématiquement sa technique favorite ; elle détournait notre attention en nous submergeant sous d'autres chants tous plus rares et exceptionnels les uns que les autres. Elle accepta enfin de le chanter et dit : Μια συννεφιασμένη μέρα Un jour lourd d'orage και μια σκοτεινή βραδιά et une soirée obscurcie βάρκα γύρισε άνω κάτω Une barque s'est renversée και πνίγηκαν δυο παιδιά et deux enfants se sont noyés Ένας ήτανε ο Νίκος L'un s'appelait Níkos του Χαντι πάτερ' ο γιος Fils du pope Chantí Κι άλλος ήταν αρμενάκι L'autre était barreur de voilier στην Ελλάδα ξακουστός connu dans la Grèce entière Να η μάνα του του Νίκου Et voilà que la mère de Níkos τάζει λίρες εκατό promet une centaine de lires για να βγάλουν το παιδί της Pour qu'on tire son enfant μεσά αφ'τ'αλμυρό νερό de l'eau amère Η κοπέλα του του Νίκου Et la femme de Níkos τάζει λίρες και φλουριά promet cent lires et florins για να βγάλουν τον καλό της Pour qu'on tire son bien-aimé μεσά αφ'τ'αλμυρά νερά des eaux amères Η θάλασσα δεν τρώει λίρες La mer n'avale pas de lires Η θάλασσα δεν τρώει φλουριά La mer n'avale pas de florins Μόνον τρώει παλλικάρια Elle n'engloutit que les braves και λεβέντικα παιδιά et les enfants gracieux Μόνον τρώει παλλικάρια Elle n'engloutit que les braves και τα ζηλευτά παιδιά et les enfants enviés Sákis pleurait discrètement. Il savait qu'elle avait perdu deux frères lors de la guerre et que l'un d'eux fut noyé dans des conditions semblables à l'histoire de Níkos et du barreur de voilier. Sa 139 Ex. 10 motivation était double au moins ; il considérait comme une nécessité absolue de préserver la parádosi et ma présence était l'occasion pour Mariánthi d'enregistrer ce chant 337 mais je pense qu'il désirait également ressentir à nouveau la tristesse qu'il avait éprouvée en entendant ce chant en d'autres occasions. Ainsi la sollicitation de ce chant pour l'effet qu'il induit fonctionne sur le même principe que la commande effectuée auprès des musiciens lors des panégyres. Sa demande n'était pas ressentie par Mariánthi comme une demande intrusive, seulement comme une demande « qui en coûte » car le chant ravivait manifestement des souvenirs douloureux. J'ai fait écouter cet enregistrement à Chrístos Michaliós un autre jour alors que nous étions assis le soir à sa terrasse. Chrístos est capitaine de navire marchand de profession et spécialiste du folklore de la région de Kardámyla. On m'a très tôt recommandé de m'adresser à lui car, comme on dit ici, « il s'occupe de la tradition » (« ascholeítai me tin parádosi »). Il est notamment l'auteur d'un ouvrage sur les chants et l'histoire des habitants de Kardámyla et a participé avec le syllogue de son village à l'élaboration du disque compact « Mousikés mnímes ton Kardamýlon » (« Mémoires musicales du village de Kardámyla ») réunissant des chants qu'il a collectés auprès des anciens de la région 338. Lui qui connaissait nombre d'histoires de marins noyés et de moirológia maudissant la mer « faiseuse de veuves » pleura aussi. Hélène Delaporte rapporte qu'en Epire, les lamentations funèbres sont chantées discrètement par les femmes qui se cachent des hommes car « il leur est reproché d'attirer la mort et de perdre le contrôle d'elles-mêmes »339. Sans vouloir mettre en doute le rôle que peut jouer la superstition dans la retenue de certains chants340, mes entretiens révèlent que des agents les évitent principalement afin de ne pas tomber dans l'état émotionnel qu'ils impliquent et induisent. Chrístos me rapportait par exemple qu'il n'aimait pas entendre les moirológia bien qu'ils constituent à ses yeux les plus grands chefs-d'oeuvre de la poésie des Kardamylítes. Les lamentations qu'il avait entendues lors d'enterrements à Kardámyla étaient si tristes qu'il n'avait pas le coeur de les enregistrer mais se contentait, par devoir, de les consigner en les mémorisant. Mais, comme le démontre le cas de l'enregistrement avec Sákis et Mariánthi, il arrive que l'écoute et la production d'un chant triste soit expressément sollicitée afin d'éprouver une émotion d'un tel ordre. Selon mes données, « Le jour lourd d'orage » appartient à cette catégorie de chants qu'on écoute avec un type particulier de 337 En réalité, il existait déjà une trace de ce chant car Mariánthi fut enregistrée en 1978 par Wolf Dietrich. 338 Le conseil d'administration du syllogue « Filopróodos Ómilos Kardamýlon » m'a aimablement autorisé à déposer une copie de ce disque compact dans les archives du Centre de Recherche en Ethnomusicologie. Voir https://archives.crem-cnrs.fr/archives/collections/CNRSMH_E_2018_010_001/ 339 (Delaporte 2001 : 3) 340 Lámbros Liávas évoque lui aussi le cas d'une femme qui refusait de lui chanter le chant de Saint-Georges à une autre période que la date de la fête patronale du Saint car elle risquait, selon ses dires « d'attraper des poux au pubis » (« tha piásei psíres to práma mou »). 140 tristesse (lýpi) et qui instaurent, comparablement aux kilamê ser des Yézidis d'Arménie analysés par Estelle Amy de la Brétèque, les « conditions propices à une rêverie collective autour de la peine et de la souffrance »341. Tristesse que la coprésence de proches en paréa rend supportable voire agréable car la coprésence permet de lire et d'entendre par les postures corporelles, par les expressions du visage, par les soupirs qu'elle est partagée342. Je soutiens que l'on peut placer « to tragoúdi ton seismón » (« Le chant des séismes ») dans la même catégorie343 des chants qu'on aime entendre malgré leur tristesse, bien qu'il s'en distingue d'un certain point de vue. En effet, la manière dont le chant « Un jour lourd d'orage » acquiert un caractère personnel pour Mariánthi n'a rien d'exceptionnel mais il implique une modification importante de perspective de la part du producteur du chant et de ceux qui l'écoutent s'ils ont connaissance de cette relation particulière. En effet, Mariánthi n'infère ni les intentions de l'auteur du chant (ou de l'énonciateur imaginaire) ni des personnages de la mère et de la femme de Níkos ; sa mémoire biographique suffit amplement à peupler le temps du chant d'éléments personnels. L'intentionnalité principale qui s'exprime est la sienne. Selon moi, le processus d'identification fonctionne différemment dans le « Chant des séismes ». Celui-ci m'a été déclamé344 lors d'une séance d'enregistrement réalisée au village de Kardámyla en présence de Chrístos Michaliós dont il a déjà été fait mention, de sa femme Anna, Ex. 11 d'Evaggelía Máppa, pharmacienne et secrétaire générale de l'association du village de Kardámyla, des parents de cette dernière qui sont membres fondateurs de l'association ainsi que de mon cousin Giórgos Gianniódis, psalte de métier. La mère d'Evaggelía coupe court à la conversation en cours et demande à Chrístos de déclamer ce chant. Anna demande en riant si on veut réellement l'entendre maintenant car il est très long, le père d'Evaggelía renchérit et dit que le texte nous trouvera là encore le matin. Evaggelía, s'adressant à moi, insiste sur le fait que ce chant est parmi les plus « émouvants » et qu'il « donne la chair de poule ». Pendant ce temps, Chrístos se concentre et fouille les recoins de sa mémoire, probablement pour se rappeler de l'enchaînement des premiers distiques. Lorsqu'il prend enfin la parole, il coupe court aux babillages et un silence d'église se fait 341 (Bretèque 2017 : 118) 342 Pour une analyse de l'empathie et du rôle des neurones miroir dans la transmission d'une émotion par l'action et par les stimulis auditifs, voir Becker (2010 : 46) et Halloy (2016 : 20). 343 Du point de vue laographique et de la taxinomie de Nikólaos Polítis, il serait classé parmi les chants à caractère historique. A Chíos, ces chants retraçant l'histoire de l'île sont nombreux. En plus des chants du cycle acritique dont on a déjà parlé et de ceux relatifs à la « perte de la Ville » (Alosi tis Póléos) tels que « Treis kalogéroi kritikoí », on trouve des chants liés au combat des habitants face aux pirates durant la période de domination génoise à partir du XIVe siècle (« Oso kafchiómoun k' élega », « Dódeka chronó korítsi »...) 344 Les paroles (lógia) des chants peuvent faire l'objet d'une déclamation (apaggelía) ou d'une mélodisation. Dans le second cas, on parle alors de tragoúdi. 141 parmi les personnes présentes pour entendre ce chant long et émouvant345 . (Με τι καρδγκιά με τι ψυχήν (De quelle âme et quel coeur τα χείλλη μου ν'αννοίξω ouvrirai-je les lèvres της Χίου την καταστροφήν Pour écrire au calame να καλαμογραφήσω.) la catastrophe de Chíos ?) Στα χίλια οχτακόσια En l'an mille-huit-cents- έτος ογδονταένα quatre-vingt-un πήρα στο χέριν το χαρτίμ J'ai pris le papier με τη θλιμμένην πένα. et la plume affligée Τρεμουλιαστά την εβαστώ, Je la tiens en tremblant τη συφφοράν να γράψω, pour écrire ce malheur τον άδικον του χαλασμόν Et pleurer amèrement απέ καρδγκιάς να κλιάψω. cet injuste anéantissement. Ήτον ημέρα Κυργκιακή C'est le dimanche στις κοσιδγκυό Μαρτίου vingt-deux Mars που για τις αμαρτίες μας Que la colère de Dieu s'abattit ήρτεν οργκή Κυρίου. sur nous par nos péchés. Θάτον η ώρα δώδεκα Il devait être aux alentours de midi μετά τημ μεσηβρίαν Après le point du jour κι αρχίζζει η Χίος να σείεται Lorsque Chíos s'est mise à trembler μ' όλλα της τα χωριά, avec tous ses villages μαζζί Τσεσμές κι Αλάτσατα avec eux Tsesmés, Alatsáta και Κάτω Παναγιά et Káto Panagiá (ακούν τηγ γην ν' αγκομαχά (Entendent la terre suppliciée και ππέφτουν τα ντουβάρια, et les murs effondrés πλακόννουν νειούς και κοπελλιές, Couvrant hommes et femmes, 345 Le texte a été intégralement retranscrit par Chrístos dans son ouvrage. J'ai respecté la graphie de sa retranscription. Les passages entre parenthèses sont ceux qui font partie du texte mais n'ont pas été récités par Chrístos lors de l'enregistrement. Certains distiques ont été récités dans un ordre différent sans que cela n'altère le sens général, j'ai donc respecté l'ordre du texte tel qu'il est présenté dans l'ouvrage. 142 πλακόννουν παλληκάργκια.) couvrant aussi les braves.) Μικροί μεγάλοι ετρέχανε Petits et grands courent στους δρόμους να γλιτώσουν dans les rues pour sauver leur vie ; κ' οι τοίχοι όλλοι εππέφτασιν et tous les murs s'écroulent να τους καταπλακώσουν. et les ensevelissent. Όλλοι φτωχοί και πλούσιοι Tous, pauvres, riches, και καλομαθημένοι, gens de bonne famille μέσα στ' αγιάζζι ξενυχτούν Veillent dans le gel, γυμνοί κι ανεζζωσμένοι. nus et transis de froid. (Όλλοι όσοι γλυτώσανε (Tous ces survivants, τους θώρες λυπημένους tu les voyais, affligés, Εκλαίγαν και θρυνούσανε Pleurant et se lamentant τους σεισμοσκοτωμένους.) sur leurs morts ensevelis.) Τηλέγραφος εχτύπησε Un télégramme fut envoyé σ' όλλην την οικουμένη, à tout l'écoumène ; σώσετ' αδέρφκια χριστιανοί, « Sauvez, frères Chrétiens, τηχ Χίον την καμένη. notre pauvre Chíos ! » Ευτύς τηλεγραφήσανε Turquie et Russie Τουρκίαν και Ρωσσία, répondirent aussitôt Γαλλίαν και Αμερικήν, France et Amérique, Προυσσίαν και Αγγλίαν, Prusse, Angleterre και η Αυστρία τόμαθεν, L'Autriche l'apprit aussi, Αθήνα κ' Ιταλία, Athènes et l'Italie κι όλλοι εβοηθήσανε Et tous aidèrent τηχ Χίον την αθλία. notre Chío dévastée. Οι σκαπανείς οι Έλληνες Des sauveteurs hellènes 143 ήρταν κι εβοηθήσα vinrent nous prêter aide και με καρδκιάν και με ψυχήν Et tous nous soutinrent όλλους υπερασπίσα. le coeur et l'âme vaillante Καθώς στείλαν και γιατρούς On envoya δώδεκ' αφτήν Αθήναν douze médecins d'Athènes και δωρεάν τα γιατρικά Qui distribuèrent εις τολ λαόν τα δίνα. des médicaments au peuple (Οι ναύτες τα χαλάσματα (Les marins fouillent ψάχνουν και γυροφέρνου les décombres et déterrent τωλ λαβομένων τα κορμιά Les corps ensevelis για να τα μεταφέρου, pour les transporter στη Σμύρνη με τα πλοία τους A Smyrne sur leurs bateaux να τα γιατροπορέψου.) afin de les soigner) Σε άλλοχ χέργκια κόβγκανε L'un perd ses mains, σε άλλον τα ποδάργκια, l'autre ses jambes μα εκείνα τα μικρόπαιδα, Mais les nourrissons, άχου τα καυμένα, ah les pauvres εβγκάλλαν τα κορμάκια On extirpait leurs petits corps των και ήτανε λιωμένα. qui étaient désarticulés Όλα βιράνιγ γίνηκαν, Tout n'est que ruines, ταρσιά και μαχαλάδες hameaux et quartiers entiers κι ανθρώποι εσκοτώθησαν Et le nombre de morts πεντέμιση χιλιάδες. s'élève à plus de cinq mille Δεν ήσαστε να βλέπετε Que n'êtes-vous là μεσ' τα νεκροταφεία pour voir ces cimetières που βάζζαδ δέκα σώματα Où l'ont met en terre αντάμα σ' ένα μνήμα. dix corps sous une seule pierre 144 (Αθρώποι γενναιόκαρδοι (Des hommes au coeur noble τα μνήματα εσκάβγκα, creusaient des tombes χωρίς ξεφτέργκια και παπά Et sans pope, sans cérémonie, πηγαίνναν και τους θάβγκαν. Ainsi ils les enterraient. Ω Χίος μου περίφημη Ô Chíos tant vantée, που ήσου ζζηλεμμένη autrefois tant enviée και τώρα εκαντάτησες Te voilà aujourd'hui μαύρη και μαραμμένη.) noire et flétrie.) Που έμειναν τα άνθη σου, Où sont tes fleurs, που πα η ομορφγκιά σου, où s'en est allée ta beauté, που πήγαν οι ανθρώποι σου Où sont tes hommes και τα υπάρκοντά σου; et leurs demeures ? Καρδάμυλλα κι άλλα χωργκιά Kardámyla et d'autres villages, ξεχωριστά ο Κάμπος mis à part le Kámpos μαζζί κ' η χώρα χάλασεν La Ville aussi est détruite και όλλος ο Βροντάδος. aussi bien que Vrontádos Ω Χίος μου περίφημη Ô Chíos tant célébrée, Ανατολής το άστρον astre de l'Orient Εχάλασ' η καθέδρα σου Ton trône même s'effondre, το παλαιόσ σου Κάστρο. ton Château est détruit (Θέ μου μεγαλοδύναμε (Mon Dieu Tout-Puissant, και πάψε την οργκήσ σου, modère donc ta colère απέ τοφ φοβερόσ σεισμόν Après ce terrible séisme, και δώκε την ευφκήσ σου.) donne-nous bénédiction) Θέ μου μεγαλοδύναμε Mon Dieu Tout-Puissant, και πάψε τοθ θυμόσ σου mets terme à ton courroux κι απέ τοφ φοβερόσ σεισμό Et de ce terrible séisme, 145 γλύτωσε τολ λαοσ σου protège donc ton peuple. Deux éléments principaux méritent d'être évoqués au terme de cette déclamation. Premièrement, le silence d'église lorsque Chrístos commence à déclamer est assez représentatif du crédit qu'on lui prête en tant qu'expert de ces chants. J'ai eu l'occasion de l'enregistrer à plusieurs reprises, en petit comité ou devant plusieurs dizaines de personnes et ai souvent entendu des commentaires élogieux sur sa mémoire exceptionnelle ; lui prétend qu'il l'a beaucoup travaillée étant donné que certains habitants refusaient d'être enregistrés par « la machine du diable » que constituait son enregistreur et qu'il devait donc mémoriser les paroles afin de les réécrire. C'est ici qu'entre en jeu l'exoikeíosis et l'affinité que peut ressentir un agent pour certains chants. A force de les entendre au sein des parées qu'il fréquentait étant jeune, à force d'imprégnation, de répétitions et « d'intéressement du corps et de l'esprit », Chrístos en vient à déclamer ces vers comme s'ils les avaient écrits lui-même. Il les a fait siens au point que l'on peut parler d'intégration (donc d'exoikeíosis) quasi-parfaite de la parádosi et que les habitants de Kardámyla savent que des pans entiers de la mémoire collective repose sur son savoir et ses pratiques. 4.2.4. Le chant et ses intentionnalités multiples Secondement, la remarque d'Evaggelía sur le caractère émouvant du chant me paraît tout à fait significative de la manière dont s'échafaude un état émotionnel partagé au sein d'une paréa. On a vu que l'échafaudage pouvait s'accomplir au moins de deux manières. Tout d'abord entre agents et un chant ; à cet égard la trame narrative est un moyen d'échafauder l'émotion par l'utilisation d'image au pouvoir d'évocation fort car, bien que la chose ne soit pas particulièrement visible dans l'extrait, le passage relatif aux nourrissons aux corps désarticulés est une image dont j'ai observé qu'elle pouvait déclencher des pleurs. Ensuite entre agents qui, en se regardant et en s'écoutant, en chantant ensemble des chants qu'ils ont choisis, échafaudent un état émotionnel commun. Or il s'agirait de savoir pourquoi les habitants sont émus et déclarent qu'un chant « donne la chair de poule ». Ma proposition se rapproche de la perspective d'Alfred Gell selon laquelle l'efficacité de l'art en général provient de l'opération cognitive qu'il suscite auprès des agents, ces derniers procédant à une « abduction d'agentivité», c'est-à-dire une inférence quant aux intentionnalités de l'auteur346. Dans le cas des deux chants présentés, plusieurs intentionnalités se 346 (Gell 2010) 146 dégagent et participent à la construction d'un état émotionnel partagé. Premièrement, celle du récepteur qui peut solliciter explicitement l'énonciation d'un chant pour des raisons diverses mais notamment dans le but que le chant induise en lui un sentiment qu'il recherche comme dans le cas de Sákis. Deuxièment, celle de l'émetteur ; Mariánthi dont l'histoire personnelle rend l'interprétation particulièrement touchante et conduit à une réponse émotionnelle de Sákis et Chrístos dont la déclamation sans passer par le chant donne un caractère neutre qui pousse les récepteurs à se concentrer sur le contenu du message. Troisièmement, celle de l'auteur-créateur qui peut être identifié, imaginaire ou anonyme et associé à la communauté entière. Or le « Chant des séismes » devient émouvant et efficace par l'inférence que font les agents sur l'intentionnalité de l'auteur, sur ce qu'il a vécu, sur son víoma. Ecouter un chant encapsulant un pan de l'histoire de la communauté347 devient un acte permettant d'entrer en résonance avec ce víoma et chanter, un moyen technique de le rendre présent, sensible. Dans cette perspective, le fait que les agents soient mûs et émus par certains chants nous permet de formuler la proposition à peine métaphorique selon laquelle ce ne sont pas les mélodies qui appartiennent à des communautés mais des communautés qui leur appartiennent en ce qu'elles se définissent notamment à travers elles. 347 Qu'il s'agisse de la mort par noyade dans une île comptant de tous temps un nombre important de marins ou des catastrophes qu'elle a subies. 147 Chapitre 5. Les danses de Chíos et leurs enjeux Le présent chapitre, consacré aux pratiques dansées, s'appuye essentiellement sur des données récoltées et produites lors de panégyres et de gléntia dont l'organisation et le déroulement ont été décrits dans le troisième chapitre. Les descriptions de danse proposées ici visent principalement à mettre en perspective la perception qu'ont les différents acteurs -spécialistes de la tradition tels que les laographes, chorodidáskaloi et simples particuliers- de leurs pratiques en tant qu'actualisation de formes dansées qui leur préexistent ainsi qu'à rendre compte de la manière dont ceux-ci se les approprient et contribuent à leur préservation ou à leur transformation au fil des décennies et ce par différents moyens. J'ai tenté de démontrer dans le précédent chapitre que certains chants sont efficaces et émouvants par l'inférence que font les agents sur l'intentionnalité de l'auteur ou du producteur de ce chant. Nous verrons ici que la pratique choreutique obéit en partie au même principe et que la bonne danse est perçue et/ou vécue comme une occasion d'exprimer certaines dispositions avec sincérité mais également que la danse, et notamment la danse en cercle, est un moyen de s'appuyer sur la compagnie (paréa) en présence afin de créer une émotion partagée. On a également vu ce que peut être un « marqueur en traditionalité » dans le cas du mariage. Mon hypothèse est que les schèmes de perception et d'appréciation dégagés précédemment - dont la catégorisation géographique et le renvoi des individus à une identité villageoise - se manifestent par le geste dansé et que, lors de danses auxquelles on reconnaît un caractère improvisé, la réalisation de figures (figoúres ou tsalímia) et la sélection de certaines combinaisons de gestes dans un répertoire gestuel déterminé par une forme dansée agissent également en tant que marqueurs et ce à plusieurs niveaux. Ils agissent à la fois en tant que « signature personnelle » qui donne une « identité choreutique » aux individus qui se distinguent ainsi des autres danseurs mais également en tant que « marqueur identitaire » dans la mesure où certaines de ces signatures sont partagées au sein des communautés villageoises ou des différentes régions de l'île, sans qu'il soit pour autant nécessaire que les danseurs mobilisent ces marqueurs de manière consciente. A cet égard, les communautés semblent également se définir par certaines caractéristiques choreutiques tout comme elles se définissent notamment à travers certaines mélodies. Une attention particulière sera donc portée aux trois danses principales exécutées lors des panégyres et des gléntia, à savoir le syrtós (et la séquence liminale du bállos), le tsiftetéli ou patitós et le zeïbékikos auxquelles on reconnaît justement un caractère improvisé. 148 5.1. Distinguer et classer les danses On peut dire que si des Grecs vivaient encore à Smyrne et dans la péninsule d'Erythrée, ceux-ci ne seraient nullement dépaysés en prenant le bateau pour participer à un glénti ou un panégyre de Chíos, tout comme ne sont pas dépaysés les habitants de Sámos, de Lésvos ou d'Oinoússes lorsqu'ils sont de passage sur l'île. Ainsi, comme on le lit dans l'ouvrage consacré aux chants du village de Reïs-Nteré, les danses de la péninsule d'Erythrée possèdent tous les traits choréologiques des danses que l'on trouve à Chíos ; on y trouve une danse carnavalesque en tous points comparable au detós, les danses chasapíkos, kalamatianós, karsilamás ainsi que les trois danses principalement exécutées lors des panégyres à Chíos c'est-à-dire le syrtós, le tsiftetéli (nommé localement patitós) et le zeïbekikos348. J'ai exclu la danse karsilamás (une danse en face-àface en 9/8) de mes recherches car elle est extrêmement rare et, de l'avis de plusieurs professeurs de danse, on peut dire qu'elle n'est plus dansée à Chíos, alors qu'elle est encore très appréciée à Lésvos ou Oinoússes. J'ai également choisi de ne pas faire figurer dans ces descriptions les danses pyrgoúsikos et trípatos nenitoúsikos car une étude approfondie de leurs conditions d'exécution dans les villages de Pyrgí et de Nénita serait nécessaire. L'une des classifications possibles, qui est celle choisie par Stefanía Boulámanti 349 dans son mémoire consacré aux danses de Chíos, distingue les danses exécutées en cercle (alisidotés fórmes, omoiogeneís), celles-ci ayant une unité motrice et donc des pas en grande partie déterminés pour l'ensemble des danseurs -exception faite du premier danseur qui dispose d'une certaine liberté comme on le verra plus loin-, et celles dont l'unité motrice bien que définie, laisse une plus grande place à l'improvisation (fórmes aftoschediasmoú)350. Les descriptions un peu moins spécialisées distinguent ces formes selon qu'elles sont dansées en cercle (kyklikoí) ou en couple (zevgarotoí). Cependant le patitós, le zeïbékikos et le syrtós, comme nous allons le voir, ne sont pas systématiquement dansés en couple. On peut qualifier les formes patitós et zeïbékikos de danses en face à face (antikristoí choroí) bien ce dernier se danse de plus en plus souvent seul tandis que le syrtós se danse en grande partie côte-à-côte et non pas face à face. Un autre paramètre figurant parmi les descriptions distingue la danse mixte (meiktós chorós) de la danse uniquement exécutée 348 (Soulakéllis 2002 : 26) 349 Stefanía Boulámanti est diplômée de l'Ecole des Sciences d'Education Physique et d'Athlétisme de l'Université d'Athènes. Elle a produit la seule étude portant exclusivement sur les danses de l'île telles qu'elles sont pratiquées dans le quartier du Château de la ville portuaire de Chíos. 350 Cette classification est inspirée de celle de Vasilikí Tyrovolá, choréologue enseignante dans le cursus d'éducation physique délivrant les diplômes de « professeurs de danses traditionnelles ». Celle-ci est citée à de nombreuses reprises dans le mémoire (Boulámanti 2014 : 86). 149 par les hommes (andrikós) ou par les femmes (gynaikeíos). La plupart du temps, le rythme figure également dans les descriptions de danse (exception faite des descriptions dans les ouvrages laographiques). En pratique, les habitants qui participent activement aux fêtes reconnaissent les danses en fonction de trois critères principaux. Premièrement, c'est la situation générale, panégyre en été, glénti entre amis ou drómena du Carnaval, qui détermine quelles danses seront potentiellement dansées. Typiquement, le detós n'est plus aujourd'hui exécuté que lors du Carnaval alors que les autres peuvent être dansées en toute autre occasion. Deuxièmement, le rythme indique sans équivoque quelle forme lui est associée. Il est immédiatement reconnu et implique une unité motrice particulière, un ensemble d'appuis et de pas (vímata) déterminés. C'est cette dernière expression qui est le plus utilisée par les habitants. Le troisième critère de reconnaissance est celui de la mélodie (skopós), intrinsèquement lié au rythme. Lorsqu'ils s'adressent aux musiciens afin de passer commande, ils commandent généralement en donnant le nom d'un chant (tragoúdi) ou d'une mélodie (skopós) dont la forme dansée va sans dire à leurs yeux. Mais ces paramètres s'intègrent difficilement dans un tableau synoptique et le gain en intelligibilité est négligeable, raison pour laquelle j'ai fait le choix de reproduire la catégorisation choisie par Stefaní Boulámanti. Fig. 1 : Tableau synoptique des danses locales de Chíos Catégories En cercle, figures imposées Formes improvisées Danses Rythme Unité motrice detós 2/4 4 appuis chasápikos 2/4 4 appuis kalamatianós 7/8 2 x 6 appuis syrtós 2/4 2 x 3 appuis patitós 4/8 2 x 3 appuis zeïbékikos 9/8 4 x 2 + 3 x 1 appui Notons que le caractère local (topikós) des danses figurant dans ce tableau est reconnu par les habitants mais que l'analyse révèle que ce caractère fonctionne à des échelles et à des degrés divers. Comme nous le verrons, une danse peut : posséder un nom générique au niveau de l'île tout en ayant des noms locaux différents (cas du détos) ; être exécutée sur des mélodies différentes en fonction des localités (cas du chasápikos kalomoíra et armégos) ; être considérée comme locale bien qu'on lui reconnaisse une origine étrangère (cas du kalamatianós dont l'aitía le relie à la Grèce 150 continentale) ; être exécutée selon des modalités locales sur une mélodie reconnue comme étant étrangère (cas du syrtós « Fotiés ») ; être exécutée différemment d'une micro-région à l'autre (cas du syrtós du nord et du sud de l'île). 5.2. Le detós Il a déjà été fait mention du detós (« le lié ») qui est le chorós (danse) le plus pratiqué lors des festivités des Apókries (Carnaval)351 mais dont on sait qu'il était dansé en d'autres occasions. Selon le laographe Giánnis Kolliáros, les panégyres des villages du sud de l'île s'ouvraient couramment sur un detós et celui-ci était également souvent dansé par des groupes d'amis (parées) lors de visites au sein des maisons ou dans les cours 352. On peut ajouter à notre panel de situations impliquant des pratiques choreutiques qu'il est aujourd'hui enseigné lors des cours de danse et exécuté lors de représentations scéniques (parastáseis) des manifestations culturelles. C'est une danse mixte en cercle ouvert progressant en sens antihoraire353 fondée sur un rythme en 2/4 et son unité motrice est basée sur quatre appuis comprenant deux levées de jambes. Il correspond à la danse panhellénique nommée « syrtós sta tría » (« syrtós en trois »)354, probablement parce que les deux levées de jambes se font à partir du troisième appui. Selon Símos Ex. 1 Karaolánis, le detós est la « danse matricielle » (protógonos chorós) de l'île, répondant en cela à une idée fort répandue selon laquelle le syrtós sta tría est le chorós le plus archaïque en Grèce. La prise (laví ou piásimo) entre danseurs diffère d'un village à l'autre ; elle peut être en croix (stavrotá) comme c'est le cas dans l'extrait présenté ou par les épaules. Dans la plupart des villages, il est exécuté et chanté sans accompagnement instrumental et sans percussion, comme en témoigne l'extrait 8 du précédent chapitre. Les distiques rimés sont le Ex. 2 plus souvent énoncés sous la forme de chant responsorial ; le chanteur énonce un premier distique qui est ensuite répété par le reste du cercle. Autrefois ce rôle était principalement tenu par le premier danseur (protochoreftís) et les places s'échangeaient. Aujourd'hui le chanteur est parfois extérieur au cercle. L'extrait choisi présente le siganós (nom local du detós signifiant « le doux, le lent ») du 351 (Kanellákis 1890 : 194) ; (Argenti, 1949 : 357) 352 A ma connaissance, ces danses autour notamment de la table de la salle à manger lors de visites (veggéres) ont disparu depuis plusieurs décennies. Cfr Kolliáros (2003 : 93) 353 A part quelques rares exceptions, c'est le cas de toutes les danses en cercle de Grèce. 354 Le premier extrait est une vidéo éducative créée par une équipe d'enseignants travaillant dans le domaine de la communication et des sciences d'éducation physique de l'Université d'Athènes. Bien que celle-ci soit plus élaborée et comporte notamment une représentation graphique des pas, les vidéos présentant les pas de danses de différentes régions de Grèce sont très nombreuses sur YouTube. 151 village d'Agios Giórgis Sykoúsis qui est chanté par Sarántos Kostídis et accompagné par la tsaboúna (cornemuse) et le toubí (percussion). La cornemuse est sur un quasi-unisson avec le chant de Sarántos ce qui produit une forme d'hétérophonie tolérée bien que l'intention musicale soit celle d'une homophonie. On constate qu'il est dansé par un grand nombre de personnes au point que le cercle est « doublé » à partir d'01'21'' ; cette configuration a donné son nom au detós de Pyrgí qui s'appelle diplós (« le double »). Dans la péninsule d'Erythrée, on le connaissait sous le nom d'argós (« le lent »)355. Il existe un décalage entre le mètre musicale (mesure à quatre croches) et l'unité motrice se déroulant sur six croches, les pas et le mètre coïncidant toutes les trois mesures. 5.3. Le chasápikos Le chasápikos ou kasápiko se compose aussi d'une mélodie en 2/4 et se danse également sous la forme d'un syrtós sta tría en cercle ouvert mais de manière plus enlevée, avec des pas Ex. 3 sautillés, et à un tempo généralement plus rapide que le detós. Il fait partie du répertoire canonique des danses de l'île et est encore dansé durant les festivités de Carnaval ainsi que, plus rarement, dans certains panégyres. Dans le premier extrait vidéo, il est exécuté par les danseurs du syllogue de Ex. 4 Chalkeiós durant la manifestation culturelle organisée annuellement en août par Sarántos Kostídis, protagoniste de la controverse entre professeurs de danse analysée dans le premier chapitre. A la différence du detós qui se danse de la même manière du début à la fin, les danseurs exécutent ici certaines variantes de pas, ces dernières étant préalablement définies lors des répétitions précédant la représentation dansée (parástasi). Ce chasápikos est dansé sur la mélodie instrumentale « Kalomoíra » (« Bien fortunée ») également attestée dans la péninsule d'Erythrée 356. Hubert Pernot a réalisé un enregistrement du chasápikos lors de sa mission mais la retranscription de l'enregistrement ne correspond à aucune mélodie connue aujourd'hui sur l'île357. Le second extrait vidéo correspond à une version instrumentale du chasápikos nommé armeós ou armegós tel qu'il est dansé dans le village d'Agios Giórgis Sykoúsis durant le Carnaval. Ex. 5 On lui donne également le nom du chant qui l'accompagne : « Kléftes bíkan sto mantrí » (« Des voleurs sont entrés dans l'enclos »). Le chasápikos est ici exécuté par différents groupes de parenté et d'amis qui forment des cercles distincts. A 00'56'', on observe qu'à l'initiative du premier danseur, Ex. 6 355 Pour une retranscription des textes de certains detoí, voir annexe. Pour écouter ceux des villages de Mestá, Nénita, Patriká, Tholopotámi, Lagkáda, Volissós et celui de l'île d'Oinoússes, voir https://archives.cremcnrs.fr/archives/collections/CNRSMH_I_2018_029/ ; entrée detós. 356 (Kéntro Aigaiakón... 2002 : piste 14) 357 (Pernot et Le Flem 2006 : 17) 152 le groupe des adolescents s'empare de la piste ce qui reconfigure cette dernière et pousse les autres cercles à occuper l'espace de manière différente.On observe par ailleurs que les danseurs entament la danse à des moments différents ce qui implique que pour eux, les appuis et levés ne sont pas coordonnés avec les temps forts ou faibles et l'articulation rythmique de la mélodie. Les distiques qui lui sont associés sont généralement énoncés durant le Tyrinó Sávvato, c'est-à-dire le dernier samedi du Carnaval précédant la Katharí Deftéra, le Lundi Pur marquant le premier jour du Grand Carême. Le chant satirique a trait au vol d'un « agneau à la toison d'or » et à la peur ressentie par le berger face aux voleurs. 5.4. Le syrtós kalamatianós Le syrtós (« o syrtós » ou « to syrtó ») est l'une des principales danses exécutées lors des gléntia de l'île de Chíos. Il existe deux explications concernant le nom du syrtós, épithète dérivé du verbe sýro ou sérno signifiant « traîner ». La première est que cet épithète qualifiant le chorós (la danse) provient de la traction qu'exerce le premier danseur (protochorevtís) sur ses suivants. Ainsi, le premier distique d'un chant de Propontide en Asie Mineure fait l'éloge du protochoreute qui « emmène » la danse : Αυτός που σέρνει το χορό Celui qui emmène la danse σέρνει και το καγκέλι Entraîne toute la suite358 Σέρνει και καταπόδι του Il traîne derrière lui κορίτσια σαν αγγέλοι des filles belles comme des anges La seconde veut que le syrtós soit exécuté en traînant le pied au sol359 et sans saut ou mouvement spectaculaire, par opposition à d'autres danses comme la soústa dont l'exécution est plus enlevée. Cette hypothèse est confirmée par un distique chanté lors de l'exécution du siganós dans le village d'Ágios Giórgis Sykoúsis déjà présenté dans l'extrait 7 : Σύρετε τα κουζουλά σας, Faites donc traîner vos pieds τα κουζουλοπόδαρά σας Vos pieds tout tordus et déréglés Σύρετε τα να κορδίσουν, Traînez-les qu'ils s'accordent 358 Kagkéli signifie « tour », « virage ». Métaphoriquement, il pourrait représenter également le cercle composé des suivants du protochoreute. 359 C'est la version retenue par le professeur de danse Stélios Melékos dans le livret du cd (Oikonomídis 2012) 153 το χορό να νοστιμίσουν Et donnent saveur à notre danse Le terme peut être donc entendu de deux manières : dans un cas, il s'agit d'un qualificatif relatif à la traction qu'exerce le premier danseur sur ses suivants tandis que dans l'autre, ce sont les Ex. 7 appuis qui sont qualifiés de « traînants ». Les choréologues et professeurs de danse classent le syrtós kalamatianós dans la catégorie « syrtós sta dýo ». Si on exclut le detós et le chasápikos qui sont classés parmi les syrtoí sta tría par les professeurs de danse et les choréologues sans pour autant qu'ils soient jamais nommés de la sorte par les habitants qui les dansent (ils utilisent le nom local ou celui du morceau qui lui est associé), il existe deux syrtoí principaux à Chíos ; le syrtós kalamatianós auquel on reconnaît une origine continentale et celui qu'on nomme syrtós tout court, reconnu comme le véritable syrtós de Chíos. Ceux-ci diffèrent sous plusieurs rapports. D'un point de vue rythmique tout d'abord, alors que le syrtós du continent se danse principalement en 7/8, le syrtós du Nord-Est Egéen se Ex. 8 caractérise par son rythme en 2/4 ou 4/4360. Dans l'extrait vidéo réalisé à la bibliothèque de l'association des réfugiés d'Asie Mineure « O Fáros », Pétros Karvoúnis, musicien et professeur de santoúri et de laoúto joue les accords spécifiques des deux formes dansées au laoúto, l'instrument d'accompagnement par excellence sur l'île. Les figures 2 et 3 présentent les rythmes respectivement associés à chacune des formes (les notes situées sous l'unique ligne de la portée correspondent au dum, celles au-dessus au tek). Fig. 2 : le rythme du kalamatianós Fig. 3 : le rythme du syrtós 360 (Boulámanti 2014 : 101) 154 Du point de vue du dispositif ensuite, le syrtós en 7/8 dansé sur le continent s'exécute en tant que danse en chaîne (kyklikós chorós)361 composé d'un nombre illimité d'individus tandis que le syrtós de Chíos est systématiquement qualifié par les chorodidáskaloi de danse en couple (zevgarotós chorós) se pratiquant entre individus de sexe opposé. Ces derniers insistent sur le caractère particulier (idiómorfos charaktíras) du syrtós de l'île. Bien qu'il soit également dansé en chaîne par une parentèle ou un groupe d'amis (la paréa), ce fait n'est pas expressément mentionné dans les descriptions de danse produites par les professeurs de danse qui insistent plus volontiers sur ce qui distingue la tradition choreutique de l'île de celles des autres régions. Le syrtós est tant associé à son exécution en couple qu'on en finit par considérer qu'il est erroné de parler uniquement de syrtós pour se référer à la danse en chaîne fondée sur un rythme en 7/8. On préfère nommer cette dernière kalamatianós. L'appellation laisse à penser que la danse provient de la ville de Kalamáta en Messénie mais elle dérive en réalité des premiers vers d'un syrtós continental en 7/8 particulièrement populaire faisant référence aux mouchoirs de soie de la ville en question. On trouve des références aux mouchoirs de Kalamáta en tant que cadeaux entre fiancés dans la littérature grecque et comme nous allons le voir, le mouchoir occupe une place particulière dans l'univers symbolique des chants populaires en Grèce. Bien qu'on reconnaisse au syrtós kalamatianós une origine continentale362, il est pratiqué sur l'île non seulement dans le cadre des représentations scéniques mettant à l'honneur d'autres régions Ex. 9 de Grèce mais également en tant que danse locale. Chrístos Michaliós dit dans son ouvrage que le paliós kalamatianós (le « vieux kalamatianós ») tel qu'il se dansait dans le village de Kardámyla ne ressemblait pas à celui qui est dansé dans le reste de la Grèce mais qu'il avait l'allure « enlevée et Ex. 10 bienheureuse » (« petachtós kai évthymos ») de celui de Rhodes363. On recense par ailleurs plusieurs kalamatianoí tant dans le répertoire de cornemuse, ainsi de la chanson « nosokóma » probablement originaire du continent, que dans le répertoire des chants de compagnie, comme c'est le cas du chant « Milítsa poú 'sai sto gkremó » (« Petit pommier au bord du ravin »)364. L'extrait vidéo suivant est un exemple de syrtós kalamatianós tel qu'il se danse à Chíos. Il a été enregistré en fin de glénti dans le village de Kampiá durant le mois de juin 2018. Il s'agit de l'un Ex. 11 361 La terminologie grecque utilisée est celle de « danses en cercle » 362 Cfr nos considérations sur la pensée aitiologique dans le chapitre précédent. 363 (Michaliós 2010 : 172) 364 J'ai enregistré celle-ci sous forme de kalamatianós auprès de Mariánthi Almyroúdi, voir https://archives.cremcnrs.fr/archives/items/CNRSMH_I_2018_029_018_03/ ; mais la version du village de Kardámyla enregistrée par le laographe Chrístos Michaliós ne partage pas les caractéristiques rythmiques du kalamatianós. Voir https://archives.crem-cnrs.fr/archives/items/CNRSMH_E_2018_010_001_23/ 155 des kalamatianoí les plus connus du Péloponnèse : « Mou paríggeile t'aïdóni »365 (« Le rossignol m'a commandé ») qui existe également sous forme de syrtós en 2/4 en Asie Mineure et à Chíos sous le titre « Argyroúla mou »366. Dans l'extrait sélectionné, le syrtós démarre et se maintient en un cercle ouvert pendant plusieurs minutes mais le protochoreute finit par « emmener » ses suivants (« sérnei to choró ») et modifie le parcours à son gré. Fig. 4 : Relation entre rythme et appuis dans le kalamatianós La figure 3 présente la relation entre rythme et appuis (d pour le pied droit, g pour le pied gauche). L'unité motrice du kalamatianós est constituée de douze appuis367 se décomposant euxmêmes en deux sous-unités de six appuis. Cette unité motrice est qualifiée de « phrase dansée » (chorevtikí frási) par les choréologues tandis que les appuis sont simplement nommés « pas » (vímata) par les habitants. Cette phrase dansée s'accomplit en quatre mesures. Chaque appui est précédé de deux légères flexions des genoux produisant un effet de rebond. L'emphase au niveau du quatrième appui accentue l'impression générale de léger contretemps des appuis par rapport à la pulsation. Les professeurs de danse n'utilisent pas de terme particulier pour nommer ces légères flexions cependant tout le monde leur reconnaît le caractère de marqueur conférant son style (ýfos) au kalamatianós. Ils se contentent en général de corriger les danseurs qui ne les effectuent pas correctement en précisant que les pas du kalamatianós se doivent d'être « sautés » (pidichtá). Par marqueur (ou signature, dans le cas de la danse), j'entends toute caractéristique singularisant une pratique, un geste ou une série de gestes, saillante et reconnue comme pertinente pour les agents ayant développé les catégories de perception adéquates par un travail d'exoikeíosis, ce dernier terme étant entendu comme double processus de familiarisation 365 https://www.youtube.com/watch?v=CIRp8J4AKjM 366 Voir https://archives.crem-cnrs.fr/archives/items/CNRSMH_E_2018_008_001_11/ . Les premières mesures de la version d'« Argyroúla mou » telle que l'interprète Sákis Pipídis sont celles du syrtós Paralyménos mais la ligne mélodique chantée et la prosodie est celle du syrtós du Péloponnèse. Pour une version du syrtós Paralyménos, voir : https://archives.crem-cnrs.fr/archives/items/CNRSMH_I_2018_029_001_06/ 367 Le chorós consiste en la réitération de ces douze appuis le temps que dure le morceau joué. Par ailleurs, si on demande à un danseur d'exécuter un kalamatianós, celui-ci exécutera les douze appuis et ne le décomposera pas en deux séquences de six appuis. 156 ayant à la fois un effet décrémentiel (habituation) et incrémentiel (potentation) des réponses comportementales produites par une stimulation répétée. 5.5. Le partage d'une émotion par la danse 5.5.1. Le rôle du protochoreute On observe dans l'extrait 11 le rôle moteur qu'exerce le conducteur de la chaîne. Le kalamatianós était l'occasion pour Vassílis Bizánis, danseur que j'ai eu souvent l'occasion de voir lors des panégyres et qui fréquentait comme moi les cours de danse organisés par Sarántos, de faire la démonstration de son talent et d'affirmer ses qualités de glentzés368. Immédiatement suivi de sa femme dans la chaîne, celui-ci tantôt réalise un tour simple et élégant (0'19''), tantôt saute et frappe sa main du pied (0'30''). La première place lui donne un statut particulier, au point que le sociologue et choréologue Álkis Ráftis va jusqu'à affirmer que c'est le protochoreute qui danse réellement tandis que les suivants de la paréa ne font que l'accompagner (« ton synodévoun »)369. Delaporte rejoint cette position et relève qu'en contexte épirote, c'est à lui que revient le droit de choisir les morceaux joués et qu'il dirige les musiciens dans la construction d'une suite de danses (enótita) semblable en cela à un « véritable chef d'orchestre »370. Ce rôle est moins évident à Chíos ; il se peut que le premier danseur ait effectivement commandé le morceau mais cela n'a rien d'obligatoire et il est extrêmement rare qu'il ordonne quoi que ce soit aux musiciens une fois la commande en cours d'exécution. En revanche, les figures (figoúres ou tsalímia) qu'il exécute sont censées, selon les discours locaux, exprimer son état émotionnel (meráki et/ou kéfi) et concourir à l'émergence de celui-ci. Ainsi on dira du danseur qu'avec la boisson et la danse qu'il partage avec son groupe d'amis (paréa), celui-ci « meraklónei » (« est en joie ») et qu'il arrive au kéfi (« érchetai sta kéfia »), ce registre lexical étant associé à des états émotionnels bien spécifiques. 5.5.2. D'heureuses dispositions à partager : kéfi et meráki Dans son étude de l'énonciation de distiques rimés sur l'île de Kálymnos, l'ethnomusicologue Panayotis League définit le meráki comme « le désir et l'enthousiasme d'un individu interagissant 368 Le glentzés (au féminin ; glentzoú) est le fêtard, fin connaisseur des conventions du glénti et amateur de danse, reconnu comme tel par ses pairs. 369 (Ráftis 1985) 370 (Delaporte 2013 : 4) 157 avec quelque chose de signifiant pour lui »371 et le possesseur de ce meráki (meraklís, au féminin ; merakloú), celui qui « se dévoue passionnément et méticuleusement à ce qu'il entreprend et en tire une grande fierté »372. Cette définition du meraklís est complétée par la description qu'en fait Anna Caraveli dans son analyse des chants des fêtes du village d'Olympos de l'île de Kárpathos. Celle-ci considère que le statut de véritable meraklís implique non seulement « des compétences en chant et en composition poétique mais aussi une fine connaissance des règles du glénti et des règles sociales de l'univers villageois », ce qui confère au meraklís une position honorable au sein de la société, celle-ci pouvant se transmettre d'une génération à l'autre373. Caraveli définit également le kéfi qui, selon ce qu'elle a pu observer, relève d'un état émotionnel paroxystique bien que contrôlé, ambivalent car se manifestant tant par la joie que par les pleurs374, difficilement accessible, fragile dans son maintien et « systématiquement atteint par la consommation d'alcool, l'évocation d'affaires intimes dans les chants ainsi que l'expression grandissante des sentiments et des liens unissants les personnes présentes »375. Cependant cette définition très située du kéfi est sans doute à relier à l'expérience particulière du village d'Olympos, particulièrement inaccessible et isolé, une île sur l'île de Kárpathos376. A mon sens, la définition du kéfi proposée par Caraveli brasse des états émotionnels différents. Ce terme dérivé du turc lui-même l'empruntant à l'arabe se traduit plus justement, selon moi, par « l'heureuse disposition » désirant être partagée. Demeter Tsounis évoque quant à lui le kéfi des musiciens de rebétiko marqué par leur concentration et leur conviction dans l'exécution des improvisations instrumentales (taxímia) ou vocales (amanédes)377, et reconnu par le public qui lit dans ces signes une forme d'honnêteté dans l'expression des sentiments378. Ces remarques sont transposables au cas qui nous concerne. Le kéfi et le meráki tels qu'ils se manifestent par la danse relèvent d'un mode de présence au monde particulier, marqué par une certaine théâtralité et où le désir du danseur de partager un état émotionnel ressenti avec l'assemblée s'exprime par un répertoire gestuel partiellement partagé et déterminé par les formes dansées considérées comme traditionnelles. 371 Bien que le terme soit très couramment utilisé en contexte musical, il n'est pas restreint au domaine du glénti. Voir League (2017 : 18) 372 (League 2016 : 3) 373 (Caraveli 1985 : 264) 374 Ainsi, Caraveli relève la remarque d'un Olympítis déclarant que la réussite d'un glénti se mesure aux pleurs (« To kaló glénti metriétai apó to kláma ») 375 (Caraveli 1985 :263) 376 Les habitants d'Olympos furent en un temps l'équivalent des Dogons pour les musicologues et anthropologues de Grèce. Símon Karás déclarait lui-même que le Dodécanèse, sous domination italienne jusqu'en 1947, était un musée vivant de la Grèce car on y trouvait des pratiques abandonnées ailleurs. Généralement, les territoires dits « acritiques », c'est-à-dire les territoires frontaliers, éloignés, isolés sont considérés comme des lieux de préservation des traits les plus anciens de la parádosi. Chypre en est un exemple type. 377 L'amanés ou manés est une forme chantée qui sera analysée plus loin. 378 (Tsounis 1995 : 94) 158 En témoigne la vidéo suivante, extraite d'un glénti entre amis organisé dans la cour d'une chapelle (exokklísi) à Giósonas, près du village de Kardámyla. Chrístos m'avait convié à ce glénti, qui est organisé chaque année par la paréa dont une partie des amis était attablée lors du chant du séisme analysé lors du précédent chapitre. Ce glénti est un moment attendu. Son caractère intimiste -il est rare que les participants excèdent les trente personnes et chacun apporte et partage son repas avec le reste des convives- permet aux gens qui y dansent et qui se connaissent depuis longtemps d'exprimer leur meráki et leur kéfi en toute tranquillité, loin des pistes bondées des panégyres auxquels sont fait une grande publicité. Chaque année, c'est l'orchestre des frères Avgoustídides qui vient animer la soirée car ils ont la réputation de connaître sur le bout des doigts les morceaux les plus traditionnels qui sont particulièrement appréciés par les connaisseurs de la région. La mélodie instrumentale qu'ils interprètent dans l'extrait s'appelle « Fotiés » (« les feux ») et suit Ex. 12 immédiatement une mélodie nommée « Ta xýla » (« les bois »), dont on trouve des variantes sous différents noms dont celui de « kioúrtiko » (« kurde »)379. Elles sont toutes deux associées à la tradition musicale de l'île de Lésvos et ne sont donc pas perçues comme des mélodies locales. L'unité motrice de ce syrtós en 2/4 est composée de deux-sous unités de trois appuis, la première exécutée en commençant par le pied droit 380 et la seconde en commençant par le pied gauche. Comme l'indique la figure 5, phrasé dansé et phrasé musical correspondent ; les temps forts sont marqués par le premier appui de chaque sous-unité. La différence stylistique avec le kalamatianós est assez frappante. Si le maintien du corps (kormostasiá) et la position des mains est comparable, la flexion des genoux est quant à elle un marqueur permettant d'identifier les danses d'Asie Mineure et du Nord-Est Egéen. Fig. 5 : Relation entre rythme et appuis dans le syrtós Ici, la protochoreute Anna Michalioú, complice des musiciens, est maîtresse du temps. Après avoir convié sa paréa à la danse381, elle entraîne la chaîne de danseurs et lui imprime son rythme et Ex. 13 379 (Chtoúris 2000) 380 Commencer par le pied droit et compter les pas d'une danse en commençant par un appui du pied droit est une convention partagée par l'écrasante majorité des professeurs qui enseignent les danses traditionnelles de Grèce. 381 La paréa est composée des jeunes nièces de Chrístos, d'Evaggelía, de moi-même et de mon amie Andriána Bakóla ainsi que de dames dont j'ignore le nom. 159 Fig. 6 son style propre. Inspirée par la mélodie au violon, celle-ci agite un mouchoir imaginaire (0'10''), geste qui n'est pas sans rappeler les gravures des femmes de l'Empire Ottoman égrenées dans les ouvrages de voyageurs européens du dix-huitième siècle, puis initie les pas du syrtós de couple tel qu'il se danse traditionnellement à Chíos avec Evaggelía Máppa, sa suivante immédiate (0'30'') avant de recouvrer sa position initiale par un tour (strofí) quelques vingt secondes plus tard. Anna construit sa danse en jouant de l'espace et du temps 382. La piste lui fournit l'environnement où peut se déployer son parcours. Elle fait serpenter la chaîne, l'enroule en spirale puis la retourne dos au centre et nous la suivons dans l'espace qu'elle délimite sur cette dalle étroite, entre les musiciens et les pins. Cette construction de la danse par la coprésence des autres danseurs et par la navigation au sein d'un environnement est à rapprocher ce que Gibson nomme « affordances », à savoir les possibilités d'action, les prises qu'offre un objet par sa pure matérialité et qui varient en fonction de l'agent qui interagit avec lui. Cette substantivisation du verbe to afford vise avant tout à rendre compte de la relation de complémentarité existant par exemple entre les humains et leur environnement et ce que cette relation implique en terme d'agentivité 383 . Nous sommes ici à la fois le moyen pour Anna d'exprimer son kéfi et la fin, dans la mesure où son kéfi grandit à mesure que nous partageons le sien. Le violoniste Giórgos Avgoustídis tantôt nous suit du regard, tantôt se plonge dans une concentration virtuose et il s'établit un dialogue entre nous tous. Nous sommes alors plusieurs à ressentir cette présence au monde particulière marquée par une forme de suspension du temps notamment produite par le mouvement musical qui s'imprime en nous à travers nos pas384. Evaggelía en accentue son balancement par imitation du geste esquissé par Anna (0'18'') ; Anna et moi nous saluons (0'57'') ; tous les membres de la chaîne ajustent leurs gestes afin de préserver la forme du cercle initié par Anna (1'32''). Alors que nous serpentons, nous nous regardons mutuellement, nous sourions, répondons aux gestes de ceux qui nous précèdent ou nous font face et participons ainsi à ce jeu de résonance émotionnelle recherchée dans la « bonne danse ». Cette résonance émotionnelle passe selon moi par ce qu'Arnaud Halloy nomme des affordances sociales, ces dernières consistant en « des expressions faciales, des comportements et des attitudes qui, en s'appuyant sur des réponses émotionnelles spécifiques, servent de point d'ancrage à la 382 Elle connait l'espace, les danseurs, les musiciens, la mélodie et les pas. Ces savoirs incorporés sont ici sollicités en même temps. 383 Gibson (2014 : 119). 384 Judith Becker citant Eric Clarke, défend l'idée sous forme de question que l'expression « mouvement musical » peut s'entendre autrement comme une métaphore. Dans le cas présent, la synchronicité de la mélodie jouée et des pas exécutés implique nécessairement une association forte entre les deux techniques (Becker 2010) 160 définition d'un modèle de relation »385. Ainsi, comme l'évoquaient certains musiciens dans le troisième chapitre, le type de glénti, le nombre de participants et leur degré de familiarité ainsi que la relation qu'ils entretiennent à l'orchestre a une incidence directe sur le type d'interactions qui ont lieu. La bonne danse commence lorsque les trois couplages basiques sont réalisés 386 et c'est lorsque les danseurs de la paréa ont eu le temps d'installer l'homorythmie et l'homokinésie qu'ils peuvent partager une forme de synkinésie (émotion partagée). L'exemple précédent nous donnait à voir la manière dont interagissent les danseurs lors d'une danse en cercle. La suite du chapitre est consacrée aux danses appartenant à la catégorie des formes essentiellement improvisées. Je commencerai par décrire les caractéristiques qui sont systématiquement mises en évidence par les spécialistes de la tradition et évoquerai la manière dont les habitants de l'île s'approprient ces formes et développent, au fil des performances, un style par la sélection de certaines combinaisons de gestes qui peuvent selon moi être envisagés selon les cas comme des « signatures personnelles » ou des « marqueurs identitaires ». 5.6. Les caractéristiques du syrtós traditionnel de Chíos Dans le premier chapitre, j'évoquais le fait qu'on mesure l'expertise d'un chorodidáskalos (professeur de danse) à la taille et la qualité de la base de données composée de traces objectivées (enregistrements sonores et filmiques de terrain, cd, ouvrages, photographies, etc) qu'il possède et qui agissent en tant que complément et substitut au víoma, c'est-à-dire à l'expérience directe des pratiques musicales et dansées en situation traditionnelle. Les descriptions des danses font partie de ce capital culturel objectivé possédé par les spécialistes et dont la détention participe à leur prestige. Pour les plus investis d'entre eux, il existe une véritable course à l'information ; il faut en savoir le plus possible, ne manquer aucune description, avoir du « matériau » (ylikó). Mais cette course à l'information contraste singulièrement avec la relative pauvreté des descriptions disponibles dans la littérature spécialisée qui semblent se citer les unes les autres. Avec un peu d'entraînement, on peut retracer leur généalogie et il saute alors aux yeux qu'à la manière de copistes, leur auteur ne font que compiler des informations en y injectant leurs catégories de perception et d'appréciation, ce qui les rend souvent plus normatives que descriptives. Gardons à l'esprit la remarque de Réna Loutzáki : à leur retour du terrain, les chorodidáskaloi établissaient des règles concernant les postures et positions à adopter, codifiant ainsi formellement ce qui relevait de l'habitus, du víoma et donc des 385 (Halloy 2016 : 19). 386 Couplage entre musiciens et danseurs, entre danseurs et entre danseurs et public. A ce sujet, voir chapitre 2. 161 schèmes de perception, d'appréciation et d'action incorporés. Comme nous allons le découvrir, la disjonction entre pratiques et descriptions nous informe moins sur les gestes que les agents effectuent que sur la manière dont les spécialistes les perçoivent à travers ces schèmes incorporés. 5.6.1. « Une danse en couple » Les professeurs de danse sont prompts à affirmer que le syrtós de Chíos est une danse en couple et ce fait constitue à leurs yeux une propriété (idiómorfos charaktíras) la distinguant des traditions choreutiques environnantes387. Certains, comme Símos Karaolánis et Chrístos Theológos soutiennent par ailleurs que le syrtós en couple est une forme dérivée des syrtoí dansés en cercle qui leur est chronologiquement postérieure388. Aucune étude concernant la datation de cette transformation n'a été faite à ma connaissance mais une hypothèse quant à son apparition est parfois formulée : elle serait née de l'improvisation du protochoreute faisant danser sa suivante durant l'exécution d'un syrtós en cercle. L'exemple d'Ánna Michalioú esquissant les pas du syrtós en couple lors de l'exécution d'un syrtós en 2/4 sur la mélodie « Fotiés » (Ex. 13) serait en quelque sorte une actualisation de la manière dont fut inventé le syrtós en couple (zevgarotós). Il est en tout cas certain que le syrtós était déjà dansé sous l'une ou l'autre forme à Chíos lorsque le linguiste Hubert Pernot y effectua une première mission en 1898, comme en témoignent les nombreuses mélodies retranscrites par Paul le Flem à partir des cylindres gravés lors de celle-ci389. Le fait de danser le syrtós en couple est en réalité un trait distinctif partagé par un nombre important des îles de la mer Egée. On peut l'observer sur l'île proche d'Oinoússes -ce qui n'a rien d'étonnant compte tenu de l'importante influence qu'a toujours exercée Chíos dans les pratiques musicochoreutiques de l'île, notamment par le biais des musiciens Chiotes engagés lors des fêtes-, à Lésvos, à Ikaría, à Sámos mais aussi dans des îles des Cyclades comme Páros, Náxos 390 ou Kýthnos391. 5.6.2. La biographie culturelle du mouchoir Parmi les autres propriétés du syrtós traditionnel de Chíos référencées de manière systématique figure la médiation du mouchoir (mantíli) dans la prise (laví) entre homme et femme 387 (Melíkis 2008) 388 (Karaolánis 2009) ; (Theológos 2016 : 04'08''). 389 (Pernot et Le Flem 2006 : pp. 23-27-30-37) 390 https://youtu.be/MFXsS1KVc60?t=5m6s 391 https://www.youtube.com/watch?v=RfY4Gccpqa0 162 durant la danse. On se rappelle à cet égard que dans le mariage de Myrsíni, celui-ci participait à la construction d'un mariage traditionnel en tant que marqueur en traditionalité. Dans son article « The cultural biography of things : commoditization as process », Igor Kopytoff défend la perspective selon laquelle établir la biographie des objets d'une société permet de déterminer quelles sont les possibilités biographiques de ces objets et la manière dont elles se réalisent, ce qui nous informe à la fois sur le « statut culturel » que les agents leur confèrent et sur les dynamiques à l'oeuvre au sein de la société en question392. Or, l'analyse des pérégrination du mouchoir au fil des générations à Chíos me paraît particulièrement intéressante car les modifications de son utilisation semblent corrélées aux modifications de la structure du champ de la tradition et aux transformations de la structure socio-économique de l'île durant les dernières décennies. Par ailleurs, le mantíli occupe une place particulière dans la constellation des signifiants peuplant le ciel des chants populaires en Grèce. Il est tant associé à la pratique de la danse qu'il a donné son nom au chorós mantilátos de Thrace. A un niveau pratique, c'est un accessoire mobilisé à plusieurs fins ; dans les îles, on l'attache en triangle autour de la nuque pour protéger cette dernière du soleil brûlant de l'été mais il est également utilisé à des fins cosmétiques. Ces deux usages se retrouvent dans deux distiques du chant « Mantíli kalamatianó » (« Mouchoir de Kalamáta ») qui a donné son nom à la danse kalamatianós : Μαντήλι καλαματιανό, Tu portes autour de ta nuque blanche φορείς στον άσπρο σου λαιμό. un mouchoir de Kalamáta Να σε χαρεί, να σε χαρεί, Que celui qui te fréquente εκείνος που σε λαχταρεί. connaissance sa chance Σαν πας στην Καλαμάτα Si tu vas à Kalamáta και `ρθεις με το καλό et en reviens, par bonne fortune φέρε μου ένα μαντήλι Ramène-moi un mouchoir να δέσω στο λαιμό soyeux, amán αμάν, καλέ μεταξωτό. que je le noue à mon cou Il est également utilisé en tant que contenant pour conserver des objets précieux. Ainsi dans le chant en hendécasyllabes « échasa mantíli » (« J'ai perdu mon mouchoir ») répandu aussi bien dans le Nord-Est Egéen (Lésvos, péninsule d'Erythrée) qu'en Epire : 392 (Kopytoff in Appadurai 1988 : 66) 163 Από την Αθήνα κι ως τον Πειραιά D'Athènes au Pirée έχασα μαντήλι, μ' εκατό φλουριά J'ai perdu mon mouchoir et cent florins μού 'παν πως το βρήκε μια νοικοκυρά, On me dit qu'une dame l'a trouvé έμορφη κυρία, κόρη του παπά. Une belle dame, fille du pope Δως μου το μαντήλι, κράτα τα φλουριά. Rends le mouchoir et garde les florins έμορφη κυρία, κόρη του παπά Belle dame, fille du pope έμορφη κυρία, Αθηνιώτισσα Belle dame athénienne Ici, le mouchoir est également un objet auquel on renonce lorsqu'en tant que médiateur entre les sexes, il permet l'accomplissement du fatum amoureux. Nous reviendrons sur cette notion de médiateur. Accessoire très personnalisé, les broderies qui l'ornementent peuvent être perçues comme l'indice d'une relation entre sa créatrice393 et son possesseur qui est profondément affecté par sa perte, comme en témoignent ces distiques du detós du village de Volissós à Chíos : Έχασα το μαντήλι μου J'ai perdu mon mouchoir Καυμό πώχει τ'αχείλη μου Quelle brûlure portent mes lèvres Το χρυσοκεντημένο Mon mouchoir brodé d'or Πίκρα πού'χε το καύμενο L'amertume et la brûlure Όπου μου το κεντούσανε Mouchoir que brodaient Τρία έμμορφα κορίτσια, Trois belles jeunes filles Υψηλά σαν κυπαρίσσια Grandes comme les cyprès Le mouchoir, en tant qu'objet exprimant des relations, lie également son possesseur à un lieu. Dans la chanson d'Epire « Giánni mou ton mantíli sou » (« Mon Giánnis, ton mouchoir »), le mouchoir immaculé est le symbole de l'être à sa juste place, vivant parmi les siens par opposition à l'exilé (« xeniteménos ») vivant à l'étranger (« sti xenitiá », « sta xéna »), synonyme de « malheureux, de victime innocente de l'injustice et du mal »394. La souillure du mouchoir est l'indice d'un víoma affecté par l'exil, assimilé à la mort (thánatos) sociale et biologique, à la solitude et au célibat ou, autre malheur, au mariage avec une étrangère (xéni), exil qu'aucun fleuve ni aucune 393 Nous verrons dans la section relative au mariage que le travail de broderie, activité exclusivement féminine, participait à la constitution de la trousse de la future mariée. 394 (Saunier 2004 : 8) 164 mer ne saurait purifier395. Γιάννη μου το μαντήλι σου Mon Giánni, pourquoi τι τό ‘χεις λερωμένο; ton mouchoir est si souillé ? βρε Γιάννη, Γιαννάκη μου ô Giánni, mon petit Giánni βρε παλικαράκι μου. mon petit pallicare Tο λέρωσε η ξενιτιά, C'est l'exil qui l'a souillé, τα έρημα τα ξένα les terres étrangères et stériles, βρε μανούλα μου ô ma chère mère, κάψαν την καρδούλα μου. ont brûlé mon coeur Πέντε ποτάμια τό ‘πλυναν Cinq fleuves l'ont nettoyé κι έβαψαν και τα πέντε et les cinq en furent souillés βρε Γιάννο, Γιαννάκη μου ô Giánno, mon petit Giánni βρε παλικαράκι μου. mon petit pallicare Kι έβαψαν και τη θάλασσα Et les fleuves ont souillé la mer με όλα τα καράβια et tous ses bâteaux βρε Γιάννο, Γιαννάκη μου ô Giánno, mon petit Giánni βρε παλικαράκι μου. mon petit pallicare 5.6.2.1. Du médiateur entre les sexes... Comme l'exemple du chant « échasa mantíli » nous l'a montré, le mouchoir en tant qu'objet personnel peut agir comme médiateur entre les sexes. C'était son rôle principal dans les pratiques choreutiques à Chíos. Ainsi, le laographe Giánnis Kolliáros rapporte que dans les villages du Sud de l'île, les danseurs (kavalliéroi ou kavallióroi) utilisaient leur mouchoir pour inviter et « tirer » les jeunes femmes à la danse (« travoúsan tis dámes sto choró »)396. Cette manière de procéder est également attestée dans le Nord de l'île, notamment dans le village de Kardámyla 397 et on peut supposer qu'elle était commune à l'ensemble des communautés villageoises de l'île. La bienséance 395 https://www.youtube.com/watch?v=oWRoD8XR6A8 396 (Kolliáros 2003 : 128) 397 (Papazí 2009 : 115) 165 voulait que les dámes résistent quelque peu avant de concéder une danse. On dit du mouchoir que celui-ci était utilisé afin d'éviter tout contact physique entre danseurs de sexe opposé mais cette interdiction, comme on peut l'imaginer, était contournée par les jeunes célibataires. Ainsi, la professeure de danse du syllogue Léon Allátios Markélla Ziglí m'a montré comment les célibataires cachaient, selon elle, leurs doigts sous le mouchoir afin de se tenir la main. L'utilisation du mantíli est aujourd'hui devenue l'exception plutôt que la règle. Durant ces six mois de terrain, j'ai eu l'occasion de l'observer à trois reprises au cours de gléntia : dans une vidéo réalisée par mon ami Matthaíos Thlivítis lors du panégyre du village de Kalamotí ; lors du mariage de Myrsíni Koíli dans le village d'Ágios Giórgis Sykoúsis analysé dans le deuxième chapitre; enfin durant le glénti entre amis organisé dans la cour du ksokklísi proche du village de Kardámyla. Je suis d'avis que ces trois occurrences de l'utilisation du mouchoir sont significatives mais pour des raisons différentes. Matthaíos Thlivítis, qui s'intéressait de près à mon étude et tenait à m'aider dans ma tâche, me présentait cette vidéo afin de me montrer le style particulier des habitants de Kalamotí dans l'exécution du syrtós mais lorsque je l'interrogeai au sujet du mouchoir, il me fit observer que le vieil homme qui l'utilisait avait probablement connu l'époque où le mantíli était un encore accessoire commun. Cet ancien, dont on peut supposer qu'il est né dans les années 40, est issu d'une génération qui fait office de témoin et dont je disais en introduction qu'elle constitue aujourd'hui le « sceau de l'authenticité apposé sur les recherches locales ». Une analyse succincte du matériau photographique à disposition des chercheurs tend par ailleurs à démontrer que l'utilisation du mouchoir était chose fort commune dans les années 60. Elle correspond à l'époque-charnière où se sont opérées les grandes transformations socio-économiques qui ont, selon les habitants, profondément altéré les us et coutumes des communautés villageoises398. Cela ne signifie pas que le mouchoir ait brusquement disparu. D'autres photographies témoignent du fait qu'il était encore utilisé durant les années 80 mais il paraît juste d'affirmer que son utilisation est progressivement tombée en désuétude à partir de la décennie 60. A cette époque encore, le panégyre était le lieu de rencontre par excellence des célibataires et les jeunes femmes étaient par conséquent l'objet d'une attention particulière de la part des hommes de la famille. Il était inconcevable qu'une jeune femme se rende au panégyre sans être accompagnée d'un père, d'un frère ou d'un cousin et toute demande de danse de la part d'un fiancé potentiel devait être approuvée au 398 Cet avis m'a notamment été exprimé par l'écrivain Evgenía Kalagkiá-Mouratídou et par le laographe Giánnis Kolliáros lors d'entretiens réalisés dans les villages de Lagkáda (Nord de l'île) et Kallimasiá (Sud de l'île). A cette époque correspond notamment les migrations les plus importantes vers les Etats-Unis, des transformations importantes quant aux modes de consommation, l'arrivée du courant dans la plupart des villages ainsi que la pénétration progressive des télévisions et des radios dans les foyers, la disparition des dialectes locaux etc. 166 Fig. 7 préalable par ces derniers. Les frères étaient par ailleurs dans l'obligation de faire danser toutes les célibataires de leur famille avant d'inviter une jeune femme d'une autre parentèle à danser, obligation qui n'est pas sans rappeler la règle elle aussi tombée en désuétude selon laquelle un frère ne pouvait se marier qu'après le mariage de toutes ses soeurs. Si aucun membre masculin de la famille n'était présent, les jeunes femmes ne dansaient pas du tout. Ajoutons que le glénti était - et continue d'être dans une certaine mesure - conçu comme une institution masculine requérant certes la participation occasionnelle des femmes mais dans des limites étroites établies par la vision dominante de la division sexuelle. Celle-ci se matérialisait notamment par une division de l'espace occupé par les individus des deux sexes. Ainsi on relate que lors des panégyres du début du siècle dernier dans les villages du Sud, les hommes étaient installés aux tables tandis que les jeunes femmes se tenaient assises derrière les parées sur des petits bancs, des murets voire se tenaient debout399. On peut supposer que cette divison de l'espace marquée par le retrait des jeunes femmes est liée au fait que l'espace public que constitue la place du village ou la terrasse d'un café était considéré comme un lieu d'hommes, par opposition aux lieux privés comme les cours et l'espace intérieur des maisons où se réunissaient les femmes. Cette occupation différenciée de l'espace s'accompagnait par ailleurs d'une organisation du temps sexuellement différenciée400 ; les hommes dansaient seuls jusqu'à l'arrivée des femmes et continuaient de danser après leur départ. A cette division sexuelle de l'espace et du temps s'ajoutait également la prééminence masculine dans des pratiques telles que la commande auprès des musiciens ainsi que leur rémunération, l'invitation à la danse et la pratique de la sérénade. Cette dernière, nommée patináda ou patounáda, se déroulait après la dernière danse sur la place. Les jeunes hommes célibataires se promenaient alors dans le village accompagnés des musiciens, et faisaient jouer ces derniers sous les fenêtres des jeunes femmes qu'ils convoitaient. Le mantíli utilisé dans la danse était donc un accessoire masculin, médiateur dans les rapports entre hommes et femmes tout comme l'orchestre et la musique interprétée lors des sérénades. Cet accessoire s'inscrivait dans un ensemble de pratiques caractérisées par de multiples formes de domination masculine et sa disparition intervient au moment où cette division socialement construite entre les sexes cesse de paraître naturelle et inéluctable et est mise en question par l'appréhension d'autres modes de vie introduits notamment par la télévision mais 399 (Kolliáros 2003 : 128) 400 Dans son analyse structurale des couples assymétriques d'oppositions dans la société kabyle, Bourdieu relève ainsi que l'opposition masculin/féminin répond à d'autres couples organisant notamment l'espace et le temps (haut/bas, champs/maison, jour/nuit, lumineux/obscur, sec/humide etc). Voir Bourdieu (1990 : 6). 167 également et surtout par l'influence des habitudes athéniennes plus libérales et par le retour ponctuel d'émigrés Chiotes des Etats-Unis. Le vieil homme du village de Kalamotí, quant à lui, danse probablement comme il l'a toujours fait. Inutile de postuler qu'il est nostalgique de l'époque où tous dansaient avec un mouchoir pour imaginer qu'il maintienne les habitudes de sa jeunesse, qu'il s'agisse des mélodies qu'il commande aux musiciens ou de la manière dont il les danse avec sa femme. 5.6.2.2. ... au marqueur de traditionalité L'utilisation du mouchoir dans le cas du glénti à Kardámyla et dans le cas du mariage de Myrsíni Koilí dans le village d'Ágios Giórgis Sykoúsis ne nous dit pas la même chose : le père de Fig. 8 Myrsíni m'avait promis d'assister à un authentique mariage traditionnel. Comme on l'a vu dans la description du mariage, le fait qu'il invite sa fille à danser le syrtós avec un mouchoir participait à la constitution de ce qu'il considérait être un authentique mariage traditionnel ; le mouchoir agissant en tant que marqueur entendu comme caractéristique singularisante, saillante et reconnue comme pertinente par les agents dans la construction de la parádosi. Le cas du glénti entre amis organisé dans la cour du ksokklísi à Kardámyla peut se lire d'une manière comparable. Que Chrístos utilise ce mantíli pour danser ou qu'il le porte autour du cou, son statut de pionnier dans la préservation et la valorisation de la tradition locale fait de son mouchoir un accessoire pertinent, en accord avec son habitus. Le mantíli, dépouillé de son agentivité d'antan et mort une première fois, ce qui le « libère » en quelque sorte du réseau de significations auquel il appartenait, renaît alors sous la forme d'un marqueur distinctif par sa saillance. C'est précisément parce qu'il est rare et qu'il contrevient aux habitudes et aux sensibilités actuelles qu'il est outil de distinction et c'est parce qu'il appartient à un réseau de significations reconnu comme étant à la foisancien et local qu'il peut agir en tant que marqueur de traditionalité. Le fait qu'il soit utilisé dans l'exécution des danses de Chíos dans le cadre de représentations scéniques et ce sous l'impulsion de professeurs ayant à coeur de préserver la tradition, tend à démontrer qu'il s'agit bel et bien d'un tel marqueur. 5.6.3. Les figures : une prérogative du cavalier J'évoquais précédemment le fait que l'invitation à la danse, prérogative autrefois exclusivement masculine, s'effectuait par le biais du mantíli, accessoire masculin médiateur dans les 168 Fig. 9 rapports entre hommes et femmes. On peut ajouter qu'il exerce une fonction comparable dans le syrtós lui-même, en tant que médiateur entre partenaires danseurs. Les descriptions du syrtós font systématiquement référence à son caractère improvisé (avtoschediastikós chorós) où « s'exerce l'imagination du Chiote », le cavalier (kavalliéros) étant systématiquement à l'initiative des figures (figoúres ou tsalímia401) et exerçant une traction sur la dáma402. Elles indiquent également que la prise entre partenaires est permanente, les mains se situant à hauteur des épaules, et que l'homme se trouve toujours à droite, « position indiquant la puissance et la domination masculine »403. Chrístos Theológos évoque quant à lui le fait que les appuis du syrtós s'effectuent avec la plante du pied 404, information largement contredite par mes observations. L'extrait suivant présente un syrtós chiótikos dansé en couple par Chrístos et son épouse Anna, protochoreute de l'extrait précédent. Ceux-ci discutent debout avec une paréa attablée à Ex. 14 proximité immédiate de la piste. A la fin de l'improvisation (taxími) au violon de Giórgos Avgoustídis, Chrístos, entendant la première mesure du syrtós polítikos dont le nom indique qu'il est originaire de Constantinople, tend son mouchoir405 à Anna de la main gauche. Ils sont déjà positionnés pour la danse ; ils n'ont qu'à faire un pas et poser le premier appui à la mesure suivante. Rappel de la fig. 5 L'unité motrice du syrtós en couple est la même que celle du syrtós en chaîne ; elle se compose de deux-sous unités de trois appuis où phrasé dansé et phrasé musical correspondent. A 0'13'', Chrístos entame une phrase dansée (chorevtikí frasí) de quatre unités motrices composées de trois appuis. La première unité motrice se déroule comme suit : le pied gauche ( g ) est posé en avant à droite ( g' ) , le pied droit ( d ) est ramené à hauteur du pied gauche ( d' ), puis il bascule le poids de son corps sur le pied gauche ( arc de cercle ). La seconde unité motrice est symétrique à la 401 Du turc çalim (« feinte », « parade »). Il existe un large répertoire lexical pour définir les attitudes -dansées ou non-, où les emprunts aux langues étrangères sont nombreux. Ainsi de la grâce attendrissante ( názi ; du turc et persan naz), des manières savoureusement provocantes (tsachpiniá, dérivé du turc) ou de l'attitude complice (skértso, substantif dérivé du verbe italien scherzare, blaguer) 402 (Karaolánis 2009) 403 (Oikonomídis 2012) 404 (Theológos 2016) 405 Le rôle du mouchoir sera explicité dans les sections suivantes. 169 première. Le pied droit ( d' ) est posé en arrière à gauche ( d ), le pied gauche ( g' ) est ramené à hauteur du pied droit ( g ) puis il bascule le poids de son corps sur le pied droit ( arc de cercle ). Ces pas sont donc réalisés sur un segment de droite à 45° par rapport au buste du danseur et le traverse de part en part. On dira ainsi qu'il danse « de côté » (« sto pláï »). Fig. 10 : signature choreutique de Chrístos Michaliós Notons que si la plupart de ses appuis du pied gauche s'effectuent sur la plante du pied, certains de ses appuis du pied droit, notamment les appuis « intermédiaires » lors de rotations, s'effectuent en demi-pointe. A 1'40'', on observe qu'Ánna effectue quant à elle certains appuis sur le talon. Ces appuis ajoutés à ceux de Chrístos en demi-pointe nous invitent à relativiser la remarque de Theológos concernant l'utilisation unique de la plante du pied 406. Cette phrase choreutique lui est propre, et c'est parce qu'Ánna se laisse guider par lui qu'elle effectue les mêmes pas. Cette phrase choreutique est d'ailleurs la base de son syrtós, une « signature » qu'il appose tout au long de sa danse par de nombreuses répétitions. 5.6.4. Signature et danse improvisée, produits de l'exoikeíosis Pour rappel, la signature est ici entendue comme caractéristique singularisant un geste ou une série de gestes, saillante et reconnue comme pertinente pour les agents ayant développé les catégories de perception adéquates, « l'oeil » ou « le sens du jeu » propre à une pratique. Cet oeil et ce sens s'élaborent par un travail d'exoikeíosis, c'est-à-dire d'intéressement du corps par familiarisation progressive. Ainsi, le danseur a tendance à suivre des routines et opère 406 Ces appuis en demi-pointe et sur les talons sont typiques de l'exécution du syrtós sur les îles de Lésvos et Oínoússes. Sans pouvoir l'affirmer de façon formelle, je soupçonne que cette manière de dansée à Chíos est plus courante dans le Nord de l'île et qu'il s'agit peut-être d'une influence de la péninsule d'Erythrée. Pour une description plus approfondie du syrtós de Lésvos et d'Oinoússes, voir Annexe 6. 170 -consciemment ou non- un rétrécissement des choix en utilisant, parmi les larges possibilités qu'offrent les danses improvisées, un répertoire gestuel qui lui est familier (oikeío)et qui définit son style407. Cette familiarité avec un répertoire gestuel limité permet également de préciser ce qu'on entend ici par danse improvisée car celle-ci ne saurait être entendue comme processus se déroulant sur une tabula rasa. Le bon danseur porte en lui son expérience passée, son víoma composé de dizaines de performances, et construit l'acte dansé à l'instinct, saisissant au vol les signes que lui envoie son partenaire dans un dialogue corporel procédant par réduction des possibilités ; du premier pas où tout est possible408 à celui qui clôt le chorós, les danseurs parcourent le temps ensemble en ancrant leurs réponses dans leurs agissements mutuels. La bonne danse se reconnaît à sa trame quasi-narrative faite d'enchaînements élégants et de dialogues fluides. Elle est appréciée lorsque les mouvements qui se déploient dans l'espace et le temps informent celui qui l'observe des intentionalités de son auteur. Entre ces répétitions, Chrístos insère différents types de tours (strofés). A 0'18'', par exemple, il procède à une première rotation de 180° dans le sens horaire en exerçant une traction sur le mouchoir et en effectuant des appuis en sur place, puis il procède à une seconde rotation de 360° dans le sens antihoraire. Ánna, qui connait son époux, le suit. Cette phrase choreutique de deux rotations est complétée à 0'25'' par un tour (strofí) caractéristique du syrtós de Chíos, effectué par la dame devant le cavalier et sous l'impulsion de ce dernier. Suite à ce tour, Chrístos danse non plus à la droite d'Ánna mais face à elle (antikristá) et reproduit à 0'29'' sa « signature » de quatre fois trois appuis dont il a déjà été question (voir fig. 6). La majeure partie de leur syrtós se déroulera d'ailleurs en face à face. A 0'35'', il effectue une très courte phrase dansée de deux fois trois appuis en arrière. C'est la seconde chorevtikí frasí qu'il effectue de façon récurrente. Il l'effectue notamment à 1''03, 2'05'', 2'13'', 2'57'', 3'04''... Si sa « signature » est quelque peu inhabituelle dans la mesure où de nombreux danseurs réalisent ces unités motrices d'avant en arrière et d'arrière en avant et non pas sur un axe de 45° « sto plái », cette phrase-ci m'a quant à elle toujours été présentée comme étant caractéristique du Nord de l'île. J'ai pu l'observer à plusieurs reprises 407 Ici, ce qui est oikeío (familier) rejoint le « sens du jeu » de Bourdieu et la pleine maîtrise des « affordances » (possibilités d'action) de Gibson, qu'elles soient sensorimotrices ou sociales. Selon la définition qu'en donne Plutarque, l'oikeío est « la sensation (aísthisis) et la saisie (antílipsis) de ce qui est propre à soi-même ». Selon les Stoïciens, l'animal est naturellement « approprié à lui-même » (« oikeiósai pros eaftó ») et est porté à accepter ce qui lui est approprié (ta oikeía). L'enjeu est de comprendre que nos perceptions nous portent biologiquement -et culturellement dans le cas des schèmes de perception et d'appréciation- à agir d'une manière définie face à un environnement donné (Murgier 2013) 408 Pour reprendre l'expression tautologique mais éclairante du clarinettiste épirote Petroloúkas Chalkiás, « en musique, tout est permis sauf ce qui est interdit » 171 durant les gléntia organisés dans cette région. Cette phrase choreutique, en tant que pratique incorporée, est par ailleurs « emportée » par les habitants du Nord dans les gléntia du Sud. Fig. 11 : signature choreutique du Nord de l'île 5.6.5. Syrtós du Nord et du Sud Ainsi de la vidéo suivante extraite d'un glénti dans le village d'Ágios Giórgīs Sykoúsis (Sud), durant laquelle Athiná Vafiá, originaire d'Ágios Giórgis, danse avec l'époux de sa soeur, Ex. 15 Giórgos Kassoudákis, originaire du village de Kampiá (Nord). Le style de Giórgos est sobre (semnó ou sygkratiméno), ses flexions des genoux sont moins marquées que chez la plupart des danseurs insulaires. Cette sobriété est accentuée par la tension qu'il maintient au niveau de ses épaules et par le maintien de ses bras ; il marque le temps en claquant des doigts et ce en ne bougeant que les poignets. On peut également attribuer une partie de cette sobriété au style du Nord. Ainsi, devant un tel extrait, un danseur expérimenté dira que c'est de cette manière que se danse le syrtós dans « les villages du Nord » (« étsi chorévetai sta Voreióchora »), ou qu'il s'agit là d'un syrtós des « villages du Haut » (« avtós eínai o panochoroúsikos syrtós »). Comme on l'observe, cette phrase Fig. 12 choreutique peut être répétée à plusieurs reprises. Dans le cas qui nous concerne, ces pas ajoutés à la prise par la paume avec sa partenaire constitue la « signature » de Giórgos Kassoudákis qui la danse de manière récurrente et ce avec toutes ses partenaires. Et, exception faite de la prise pariculière par la paume, il partage cette signature avec d'autres danseurs du village de Kampiá et du Nord de l'île où elle est interprétée comme un marqueur identitaire. 172 Pour mieux dire, ce marqueur en traditionalité, puisqu'il est associé à la manière de danser des anciens Voreiochoroúsoi dont on dit qu'ils dansent de manière plus appuyée (patitá), avec « des mouvements plus lents et plus lourds » (« me argés kai variés kiníseis ») devient un marqueur identitaire lorsqu'il est mis en contraste avec le style des villages du Centre (Kentróchora ou Kampóchora) et du Sud (Katóchora, Notióchora ou Μastichochória), aux pas plus enlevés (soustaristá) et avec des mouvements plus nombreux et plus rapides 409. La signature, selon la logique de caractérisation géographique et aitiologique, inscrit ainsi l'agent dans un territoire et est perçue comme l'indice d'une appartenance villageoise. Le style d'une région peut quant à lui s'envisager comme une représentation abstraite composée des gestes les plus utilisés statistiquement au fil des occurrences. Une autre caractéristique distinctive du syrtós du Nord et du Sud de l'île est l'espace utilisé pour exécuter la danse. Tandis que dans le Nord, les danseurs occupent volontairement un espace Ex. 15 réduit (cfr ex. 13 où Anna maintient délibérément la chaîne de danseurs dans la surface exigue de la piste), les danseurs du Sud, en certaines circonstances, effectuent des tours complets de la piste. L'extrait suivant, tiré lui aussi de la fête de la Soúma dans le village d'Agios Giórgis Sykoúsis, exemplifie cette déambulation particulière. Les pas de ce syrtós accompagné à la tsaboúna et au toubí diffèrent quelque peu du syrtós présenté précédemment mais c'est dû à la tradition distincte des villages de mastic (Sud). Giórgos Vaféas et Sarántos interprète les chants « Klóssa ta pouliá » (« Couveuse, les poussins »)410 et « Egó 'mai 'nós psará paidí » (« Je suis le fils d'un pêcheur »)411. J'ai eu l'occasion d'observer ces tours de piste à Dafnónas, à Chalkeiós et à Ververáto. Cette habitude fait même l'objet de plaisanteries parmi les gens n'habitant pas les villages concernés. On dit ainsi que danser à Pyrgí réclame une attention de tous les instants et qu'il est dangereux de s'arrêter car on risque d'y mourir piétiné412. 5.7. Le gýrisma, une séquence liminale La danse syrtós peut se clore de trois manières différentes ; dans le premier cas, elle n'est 409 C'est un avis qui m'a été formulé par plusieurs musiciens et qui confirmé par Sákis Pipídis, clarinettiste et Giánnis Voúkounas, percussionniste, dans le mémoire du violoniste Manólis Avgoustídis. Voir Avgoustídis (2009 : 46) 410 https://archives.crem-cnrs.fr/archives/items/CNRSMH_E_2018_007_001_03/ 411 https://www.youtube.com/watch?v=QO01fX5vz40 412 Les danseurs du Nord et certains musiciens disent également que les danseurs du Sud sont beaucoup moins sensibles au caractère dialogique du panégyre. Panagiótis Stroumpákis déclare à cet égard que dans le Sud, « tu leur joues n'importe quoi et ils sautent comme des chèvres ». Je n'ai pas eu l'occasion de me rendre à un panégyre de Pyrgí mais plusieurs personnes m'ont rapporté que les musiciens sont situés au centre tandis que les danseurs tournent autour d'eux. 173 suivie d'aucune autre pièce. Dans le deuxième cas, le syrtós est suivi d'une improvisation instrumentale (taxími)413 impliquant que le kavalliéros et la dáma lâchent prise et danse en face à face (antikristá). Dans le troisième cas, elle est suivie d'une courte improvisation où les partenaires lâchent également prise et danse en face-à-face jusqu'à ce que démarre le tsiftetéli (également nommé patitós). Le tsiftetéli qui suit le syrtós lui est tant associé que les musiciens qualifient les suites (enótites) comprenant ces deux danses de syrtotsiftetélia414. Fig. 8 : les trois clôtures possibles d'un syrtós 1) Syrtós 2) Syrtós -> bállos 3) Syrtós -> bállos -> tsiftetéli Pour en revenir à la danse de Chrístos et Ánna (voir ex. 14), on observe qu'à 3'24'', le jour de laoúto Manólis Avgoustídis jette un coup d'oeil à son frère Giórgos. A 3'31'', ce dernier lui rend un regard et trois secondes plus tard, il « tourne » le syrtós («gyrízei to syrtó »). Dans ce cas-ci, cette transition est marquée par un la-si-do dont la dernière note est répétée à plusieurs reprises et maintenue afin d'indiquer que le violoniste entame une improvisation. Ce motif mélodique peut être légèrement plus développé, comme c'est le cas à 5'01'' dans l'enregistrement du syrtós fereïs interprété par les mêmes musiciens mais dans d'autres cas, la transition peut également être Ex 17&18 simplement signifiée par une note continue, comme c'est le cas à 3'19'' dans l'enregistrement du syrtós safét interprété par Sákis Pipídis. Quelques quatre secondes après l'énonciation de la transition, Chrístos et Ánna lâchent prise et c'est Ánna qui gardera le mouchoir le temps de la danse en face à face. Celle-ci le tient par deux extrémités les bras tendus, à des hauteurs variables et en décrivant des cercles. Cette manière pour les femmes d'utiliser le mouchoir des hommes en danse était commune à nombre de choroí antikristoí (face-à-face) comme le tsiftetéli de l'île de Chíos qui sera évoqué plus loin. Ánna l'utilise cependant d'une façon assez libre en comparaison avec la manière chiotique traditionnelle telle que l'envisagent les professeurs de danse. Ainsi, il m'a été relaté que les 413 Le terme est d'origine turque. Dans la musique classique ottomane, le taksim est une forme d'improvisation précédent certaines pièces telles que les peşrev, réalisée par le musicien dans le but d'introduire le makam (mode) utilisé lors du fasıl (suite composée de différentes pièces). Pour une introduction à l'esthétique de l'improvisation ottomane, voir Signell (1974 : 46) 414 Cette appellation est utilisée par tous les musiciens avec lesquels j'ai mené des entretiens. On la trouve également textuellement dans Avgoustídis (2009 : 30). 174 femmes chiotes d'antan maintenaient strictement ce mouchoir plus bas que les épaules, plus précisément à hauteur du tablier (« sto ýpsos tis podiás ») constitutif de leur tenue traditionnelle, le maintien des bras à hauteur des épaules étant une forme d'expression exclusivement réservée aux hommes. Kóstas Sitarás, professeur de danse et responsable du groupe de danse du syllogue « Fáros » m'a également affirmé que seules les femmes de la bonne société de Smyrne et des alentours, en raison de leur éducation plus libérale, avaient l'habitude de maintenir le mantíli à hauteur des épaules. Il est difficile d'évaluer la véracité de ce fait cependant sa simple énonciation montre que la manière d'utiliser le mantíli est elle-même significative et renvoie à des valeurs différenciées selon l'origine sociale des danseurs. On constate dans l'extrait que l'unité motrice de base de la danse en face-à-face est en tout point comparable à celle du syrtós qui le précède. La seule différence notable est l'absence de prise (laví) qui libère les mains des partenaires danseurs et leur permet d'occuper un plus grand espace sur la piste. Chrístos utilise sa phrase choreutique habituelle de quatre fois trois appuis et effectue quelques tours en esquissant des gestes des avant-bras. Ánna profite quant à elle de ce relâchement de prise pour danser de manière plus libre, déambuler et effectuer des tours plus nombreux. Tous deux exécutent cependant ces pas autour d'un « centre de gravité » situé à mi-chemin entre eux et qui semble les pousser à se faire face à intervalles réguliers. Ce chorós antikristós se rencontre sous une forme comparable dans la plupart des îles de la Mer Egée, du Dodécanèse 415 aux Cyclades416 en passant par la Thrace Orientale417 et les côtes d'Asie Mineure. On le rencontre dans la plupart des régions sous le nom de bállos bien que ce nom ne soit jamais utilisé par les habitants à Chíos pour qualifier cette phase liminale dansée face-à-face. Seuls les professeurs de danse, musicologues et musiciens418 concèdent que si on devait donner un nom à cette séquence, le bállos est le nom qui lui conviendrait419. 5.8. Le patitós inaltéré de Chíos Le tsiftetéli, également nommé patitós sur l'île, peut être commandé et exécuté en tant que danse indépendante. Les tsiftetélia chantés sont puisés dans le répertoire des mélodies d'Asie 415Ainsi de la danse « Giavrí » de l'île de Léros, voir https://www.youtube.com/watch?v=wy8rdrs_2lY 416 Pour un exemple du bállos kykladítikos, aux pas plus enlevés et au tempo plus rapide, voir https://www.youtube.com/watch?v=4LCL9XS4iac 417 (Tsalíkis 2010) 418 Símos Karaolánis, Sarántos Kostídis, Kóstas Sitarás et Pétros Karvoúnis souscrivent à cette idée. Par ailleurs, ce nom figure dans l'ouvrage d'Hubert Pernot, dans celui de Philip Argenti mais également dans le rapport de mission de 1962 du musicologue Karakásis. 419 Pour de plus amples informations sur la question du bállos, voir Annexe 7 : A la recherche du bállos de Chíos. 175 Mineure (mikrasiátika) qui firent l'objet de nombreux enregistrements de 1900 à 1930 420 mais également dans les répertoires plus récents des laïka et des dimotiká déjà évoqués dans le troisième chapitre421. Les principaux tsiftetélia auxquels on reconnaît une origine chiotique sont quant à eux instrumentaux. Parmi ceux-ci on compte des compositions de certains clarinettistes (tsiftetéli de Polychrónis, tsiftetéli de Foteinós...) et l'Arápi Soústa422 ou Soústa Volissoú, dont le nom semble indiquer qu'il provient du village de Volissós. Il s'agit probablement d'une composition élaborée et construite autour d'un motif mélodique issu de la chanson « Armenáki »423 non-datée et considérée comme traditionnelle bien qu'enregistrée pour la première fois en 1926 par Maríka Papagkíka. Mais il est également très courant, comme on l'a vu, qu'il cloture les suites commençant par un syrtós. Le musicien, après avoir « tourné » la mélodie en bállos, joue quelques mesures improvisées et un motif mélodique caractéristique indiquant le commencement du tsiftetéli. Les danseurs reconnaissent ce motif de manière instantanée et adaptent leur pas sans hésiter. Le nom de tsiftetéli provient selon toute vraisemblance du qualificatif çiftetelli qui signifie « double corde » en turc, en raison de la technique de jeu autrefois associée à ce genre, les deux cordes les plus aiguës du violon étant accordées à la même hauteur ou à l'octave 424. C'est une danse répandue dans la Grèce entière, popularisée notamment dans les centres urbains dans les années 30 et 40 lorsque le rebétiko était à son apogée. Mais les professeurs de danse de l'île aiment à rappeler que le tsiftetéli ou patitós de Chíos n'a que peu en commun avec la danse du même nom pratiquée encore aujourd'hui dans le reste du pays. Ainsi, Símos Karaolánis, dans l'émission de Giórgis Melíkis consacrée aux danses de l'île425 déclare : « Feu Símon Karás, dans ses collectes réalisées entre 1967 et 1971, collectes de la tradition musicochoreutique de Chíos, relève que le tsiftetéli, le tsiftetéli traditionnel de Chíos, connu sous le nom d'axapolytós426 n'a aucun rapport avec les mouvements 420 Ces enregistrements étaient réalisés par les grandes compagnies étrangères (Columbia, Odéon, Polydor, Victor, ...) qui se partageaient alors le marché naissant de l'industrie de la musique dans l'empire ottoman puis ensuite en Grèce et en Turquie. 421 Voir Annexe 3 : Le répertoire des panégyres de Chíos en 2018 422 Concernant le qualificatif Arápi, plusieurs personnes m'ont déclaré qu'en plus de signifier « Arabe », il est également utilisé comme surnom (paratsoúkli) pour les Grecs au teint basané et aux cheveux noirs. Selon la légende chiotique, relayée par des professeurs de danse, l'Arápi soústa était un patitós qu'un danseur aux cheveux noirs de Volissós dansait particulièrement bien et auquel il donna son surnom (paratsoúkli). 423 Là encore, Armenáki peut signifier « petit Arménien » ou qualifier un mousse travaillant sur les bateaux. 424 Pour un exemple de ce type de jeu, voir https://www.youtube.com/watch?v=hFCDWj-4lO4 425 (Melíkis 2008) 426 Selon Sákis Pipídis et Mariánthi Almyroúdi, axapolytós n'est pas lié au terme xypólitos signifiant pauvre, défroqué ou va-nu-pieds. Pour me faire comprendre sa signification, Sákis me disait : « Oui, comme tu dirais Xapóla me, paráta me, lâche-moi ! ». Ce nom, tombé en désuétude et connu uniquement par les anciens et les musiciens qui doivent répondre à leurs commandes, provient donc probablement de la manière dont il est dansé, sans prise entre 176 Ex 19&20 actuels des citadins427. Cette danse s'exécute avec des pas secs (koftá vímata) sur la plante du pied et n'implique pas de mouvement du bassin. Il insiste sur ce fait car, comme vous le savez, aujourd'hui les choses ont dégénéré (« to pragma échei xeftísei »). Il s'agit simplement d'une danse en face-àface (antikristós) qui se danse avec majesté (megaloprépeia) et sérieux (sovarótita). » Cette réflexion est reprise à leur compte par la majorité des professeurs de danse qui s'opposent à l'association entre tsiftetéli et danse du ventre (chorós tis koiliás), courante dans les descriptions du tsiftetéli428. Le premier se caractérise selon eux par un caractère seigneurial (archontiá), emprunt de majesté et de retenue par contraste avec la danse du ventre dont on considère qu'elle a un caractère érotique, provoquant et indécent429. Le tsiftetéli tel qu'il est dansé à Chíos correspond à la manière dont il était dansé à Smyrne et dans la péninsule d'Erythrée et diffère donc de la manière dont il est actuellement dansé dans le reste de la Grèce. Son rythme correspond à un 4/8 et la danse est basée sur une unité motrice de trois appuis même si les danseurs peuvent élaborer un phrasé dansé plus long en deux ou trois fois trois appuis. Fig. 13 : Relation entre rythme et appuis dans le patitós La performance suivante, déjà présentée dans le troisième chapitre pour son intérêt du point de vue de la commande, réunit tous les types de configurations possible de l'exécution du tsiftetéli. Ex. 21 On y observe plusieurs parées en train de danser : au premier plan, trois femmes le dansent en un cercle ouvert et progressent en sens antihoraire ; à gauche un homme et une femme le dansent en couple ; à droite, deux hommes dont l'un porte une canette de bière sur la tête le dansent ensemble. Puis, une fois la commande de Dimítris passée et la vente aux enchères de la chèvre effectuée, trois parées de trois personnes le dansent simultanément. La paréa de Dímitris -en polo noir et jean bleunous donne à voir l'une des manières de danser le patitós, par des phrases dansées (chorevtikés fráseis) de 2x3 appuis où le passage du troisième au premier appui est utilisé pour le déplacement les danseurs, par contraste avec le syrtós qui le précède. 427 L'opposition entre ruralité et urbanité apparaît ici de manière explicite. 428 Voir http://dance-pandect.gr/ ; entrée « τσιφτετέλι » 429 On l'associe entre autre aux skyládika et aux bouzouxídika dont il a été question dans le troisième chapitre. 177 en sens antihoraire. Dimítris danse essentiellement en demi-pointe tandis que Giórgos Politákis -en polo bleu et chaussures blanches-, lors de ses troisièmes appuis (3'33''), frappe le sol des pieds d'une manière caractéristique qui vaut son nom au patitós (« appuyé », « frappé »). On peut observer dans les trois parées une tendance à effectuer une légère flexion des genoux avant le premier appui suivi d'une tension des muscles lorsque le pied touche le sol, produisant un effet de rebond considéré comme caractéristique du bon patitós. Par ailleurs, la paréa située à gauche permet de constater la différence majeure entre patitós du nord et du sud de l'île430 ; la transition du premier appui du pied droit au deuxième appui est accompagné d'une levée du pied plus accentuée que chez Dimítris et Giórgos tandis que la transition du premier appui effectué du pied gauche au deuxième appui donne systématiquement lieu à une levée de la région crurale (entre le genou et la cheville) vers l'arrière et qui m'a toujours été présentée comme caractéristique du patitós des villages du nord431. Une autre caractéristique souvent mise en avant lorsqu'il est question du tsiftetéli chiótiko est qu'il peut être précédé par un amanés au rythme libre ou qu'il peut se danser accompagné de Ex. 22 distiques improvisés sur le modèle des painémata analysés dans le deuxième chapitre. L'extrait suivant présente un patitós caractéristique comprenant l'énonciation de painémata sur un motif mélodique en mode sol hicaz et qui sous cette forme, sont nommés manés. Cette performance est issue de la fin d'un glénti organisé par la taverne Améthystos dans le village d'Olýmpoi. La paréa, arrivée aux alentours de 3h du matin, était composée d'amis de l'orchestre. L'un d'entre eux souhaitait mettre sa paréa à l'honneur en payant Pantelís Konstantás, qui en plus d'être instrumentiste est diplômé de psaltique byzantine, afin qu'il lui chante des distiques d'éloges et de voeux. Les 50 premières secondes montrent ce qui se produit lorsque les commandes ne sont pas correctement centralisées par l'orchestre et que chacun accepte les commandes des danseurs. En fin de soirée, les musiciens avaient perdu le compte et ignoraient qui devait être le suivant. La brouille fut évitée mais il m'a été rapporté que plusieurs instrumentistes, pour ne pas avoir répondu assez vite aux commandes s'étaient fait casser leur instrument sur la tête en des occasions similaires. C'est sans doute l'insistance de Níkos qui est resté debout sur la piste pendant toute la scène (0'49'') ainsi que son lien particulier aux musiciens qui lui ont permis de voir sa commande honorée en premier. A 1'00'', Aggelos Mathioulákis entérine la décision collective en prononçant le mot « epithymía » (« désir ») qui désigne que les musiciens sont sur le point d'honorer une commande et Argýris 430 Pour rappel, Dimítris Kontós est originaire de Mestá et Giórgos Politákis de Tholopotámi, tous deux situés dans le sud de l'île. 431 Kóstas Sitarás me disait à cet égard que tous les danseurs du village d'Afrodísia l'exécutaient de la sorte. 178 Tzíkas commence à improviser à la clarinette alors que la paréa se tient prête. A 1'54'', il se lève et rejoint la paréa en train de danser pour jouer auprès d'elle. A 2'17'', il joue une note continue dont les danseurs disent qu'elle déclenche le kéfi, ce qui provoque des sifflements dans l'assemblée. 2'27 Pantelís tente de se procurer le micro et manque de rentrer son entrée Αμάν αμάν Amán amán Αργύρι παίξε μας καλά Argýris, joue-nous ça bien και ήρθα στα μεράκια car j'en viens au meráki γιατί ήρθα στα μεράκια car j'arrive au meráki Αφού χορεύει ο Λαγός μαζί με φιλαράκια Níkos s'approche et dépose 20 euros sur l'instrument de Lambriní Puisque Lagós danse ici avec ces amis μεντέτ αμάν mentét amán ταξίμι οργανικό partie instrumentale improvisée 3'47'' Αμάν αμάν Amán amán Απόψε στον Αμέθυστο Ce soir à Amethysto φτιάξαν πανυγηράκι ils ont fait une petite fête φτιάξαν πανυγηράκι Κι εδώ χορεύει ο Νικολής ils ont fait une petite fête Pantelís hésite et se rattrape et ici danse Nikolís un danseur sort un billet de 20 μαζί με ξαδερφάκι μεντέτ αμάν ταξίμι οργανικό euros de sa poche Aggelos se satisfait avec Lambríni en compagnie de son cousin mentét amán partie instrumentale improvisée de la somme récoltée Αμάν αμάν 4'42'' Amán amán Ένα στιχάκι θα σου πω Je vais te dire un petit vers Νίκο θά 'ναι δικό σου Il sera pour toi, Níkos Νίκο θά 'ναι δικό σου il sera pour toi, Níkos Να χαίρεσαι τους φίλους σου Profite-bien des amis που έχεις στο πλευρό σου 179 Le danseur au pantalon blanc jette qui sont à tes côtés dix euros à côté de Pantelís μεντέτ αμάν mentét amán 5'22'' Nikoz demande un distique sur la ταξίμι οργανικό fin du service militaire de son ami partie instrumentale improvisée 5'47 le danseur place correctement le billet qu'il avait jetté 5'55'' Argýris fait signe à Pantelís qui lui dit « Plus tard » 6'10'' Pantelís fait signe de poursuivre car il n'a pas de distique en tête 6'40'' Αμάν αμάν αμάν Amán amán amán Μια πατινάδα να σου πω Παριφανοί οι δικοί σου Je vais te dire une aubade Lambriní fait signe que Pantelís risque l'extinction de voix παριφανοί οι δικοί σου Απ'το στρατό απολύεσαι θα κάνεις τη ζωή σου γιαρέϊ αμάν αμάν Que les tiens soient fiers de toi qu'ils soient fiers de toi le danseur au pantalon blanc jette à nouveau 10 euros que Níkos ramasse et pose sur l'instrument de Tu termines ton service militaire et peux enfin vivre ta vie giaréï amán amán Lambriní accélération du tempo ταξίμι οργανικό puis gýrisma vers un autre tsiftetéli partie instrumentale improvisée 5.9. Un zeïbékikos transformé par les codes urbains Comme relevé dans la figure 1 en début de chapitre, le zeïbékikos est considéré comme une forme improvisée en 9/8. Ce caractère improvisé permet au danseur de coordonner ses appuis à la pulsation comme il le souhaite, raison pour laquelle la figure suivante permet une visualisation du rythme mais n'indique pas sa relation aux appuis. Fig. 14: Relation entre rythme et appuis dans le zeïbékikos (indicatif) 180 Bien que la mission d'Hubert Pernot réalisée en 1898 révèle que le zeïbékikos était déjà dansé à la fin du dix-neuvième siècle432, il n'existe aucun zeïbékikos considéré comme originaire de Ex 23 Chíos et cette forme ne figure généralement pas dans la discographie dédiée aux répertoires de l'île. & 24 Les deux mélodies traditionnelles principalement en faveur chez les habitants sont l'« Aïvaliótikos » et « Pérgamos » dont les titres indiquent qu'elles proviennent des petites cités d'Aïvali et de Pergame situées en Turquie en face de l'île de Lésvos. Selon les témoignages que j'ai pu rassembler, le zeïbékikos de Chíos était autrefois dansé par les hommes face à face (antikristá), tout comme le patitós et d'autres danses classées dans la catégorie des karsilamádes433. C'est d'ailleurs ainsi que Símos Karaolánis a décidé de le mettre en scène avec le groupe de danse du syllogue Léon Allátios lors de l'émission dédiée aux danses de l'île organisée par Giórgis Ex. 25 Melíkis. Une autre émission de ce dernier, consacrée au village de Mesótopos sur l'île de Lésvos, & 26 met en relief de manière assez subtile le fait que le zeïbékikos est progressivement passé d'une danse à deux à une danse solitaire. Le montage met ainsi en contraste la performance contemporaine du danseur au kafeneío avec celle des danseurs du syllogue vêtus de la vráka traditionnelle et dansant en face à face. De fait, si les deux configurations coexistent encore à Chíos, d'après l'expérience que j'en ai, le zeïbékikos tend de plus en plus à être exécuté par un danseur unique, soutenu et honoré par sa paréa qui s'accroupit devant lui et frappe des mains en le regardant improviser. Ainsi de la vidéo suivante, déjà présentée dans l'analyse de la commande, où le danseur exécute des figures improvisées en exprimant sa bravoure (leventiá) et son kéfi et où l'on observe Ex. 27 par ailleurs une tendance à entretenir un contact avec le sol -et, sans doute plus spécifiquement, avec la terre- (1'58''), attitude qui apparaît de manière nettement plus explicite dans l'exécution stylisée du zeybek434 en Turquie435. Une autre modification, plus récente, est l'exécution de cette danse par les femmes et les enfants alors qu'elle était auparavant strictement réservée aux hommes. Sans rentrer dans les détails 432(Pernot et Le Flem 2006 : 28) 433 Le terme karsilamás provient du turc et signifie « face à face . A Chíos, les anciens utilisent le terme « karsí » comme adverbe signifiant « devant » ou « contre » et disent encore « Giatí pas karsí mou ; » pour signifier « Pourquoi t'opposes-tu à moi ? ». 434 L'extrait présente un zeybek exécuté sur la mélodie Kerimoglou. Ce dernier était un chef de tribu Yörük admiré pour son amour de la liberté. Dans son ouvrage « Memed le Mince », Yachar Kemal décrit longuement la splendeur de la tente de Kerimoglou et loue son bon caractère et sa vertu. https://www.youtube.com/watch?v=mfrxBUTXlbI 435 Une analyse comparative du zeïbékikos grec et du zeybek turc dépasse largement le cadre de ce travail. Notons seulement que le zeybek pratiqué aujourd'hui et tel qu'il s'observe dans l'extrait est une danse chorégraphiée et dépouillée de son caractère improvisationnel sous l'impulsion de Had Selim Sirri Tarcan qui s'inspira des chorégraphies de danses populaires suédoises. A ce sujet voir Ozturkmen (2001 ; 2012). 181 des transformations socio-économiques qui ont par ailleurs déjà été évoquées, il semble que la modification de la configuration de la danse vers une exécution plus individualiste ainsi que sa « libéralisation » par son ouverture aux femmes et aux enfants soit corrélée à une modification du répertoire utilisé afin de danser le zeïbékikos. En effet, les habitants désirant danser un zeïbekikos sont nombreux à commander des morceaux interprétés par des grandes vedettes du répertoire « laïká » telles qu'Aggelópoulos ou Kazantzídis qui ont marqué la musique grecque de la seconde moitié du vingtième siècle. Cette corrélation entre transformation de la danse et transformation du répertoire est selon moi à rapprocher d'une autre transformation le plus souvent passée sous silence par les professeurs de danse de l'île : après les échanges de populations du début du vingtième siècle et la catastrophe d'Asie Mineure, les musiciens nés dans l'empire ottoman rejoignirent les îles et les centres urbains ce qui produisit une sorte de basculement du centre de gravité de la production musicale grecque qui passa des villes de Smyrne et de Constantinople à Athènes. Si les spécialistes de la tradition sont prompts à dire que le tsiftetéli de Chíos n'a pas été altéré par la manière dont il s'exécute dans les autres régions de Grèce, il semble que le zeïbékikos urbain ait quant à lui considérablement transformé celui de Chíos. Ainsi, une rapide comparaison entre le tsiftetéli et le zeïbékikos tels qu'ils sont dansés à Chíos permet d'entrevoir que ce basculement du centre de gravité peut s'assortir ou non d'une modification des pratiques choreutiques à deux niveaux qu'il convient de distinguer. Dans le premier cas, le style (ýfos) du tsiftetéli en tant que forme dansée n'a pas été influencé par la manière dont les citadins de la capitale se le sont appropriés malgré que le fait que des tsiftetélia plus récents (laïká et dimotiká) aient intégré le répertoire des panégyres436 ; dans le second, le zeïbékikos a été partiellement transformé tant du point de vue musical, par l'intégration notamment de morceaux laïká, que du point de vue choreutique, par le glissement vers des codes considérés par les spécialistes comme relevant de l'urbanité et de la modernité. Or, comme nous allons le voir dans le sixième et dernier chapitre, ces codes urbains et modernes sont écartés lorsqu'il est question de l'apprentissage des danses traditionnelles par les professeurs de danse qui leur préfèrent systématiquement des mélodies, des configurations et un style en accord avec l'image qu'ils se font de l'authentique parádosi de Chíos et des autres régions de Grèce. 436 Une transformation comparable s'est opérée pour le syrtós qui a gardé ses caractéristiques choreutiques tout en étant exécuté sur des mélodies beaucoup plus récentes dont font partie les fameux « skylonisiótika » (voir chapitre 3). 182 Chapitre 6. Une nouvelle situation de la parádosi Ce chapitre conclusif porte sur la nouvelle situation de la parádosi que constituent les cours de danse organisés par les syllogues, dont on a vu dans le premier chapitre qu'ils avaient été importés des centres urbains notamment sous l'impulsion des premiers professeurs de danse amateurs Símos Karaolánis et Giánnis Argyrákis. Le chapitre est fondé sur des entretiens réalisés auprès d'eux ainsi qu'auprès de ceux qui ont suivi leurs cours avant d'exercer eux-même la fonction de professeurs de danse437. Ces entretiens ont été croisés avec des observations réalisées lors des cours de danse des syllogues des villages de Dafnónas, Chalkeiós, Agios Giórgis Sykoúsis, Lagkáda, de la ville portuaire d'Aignoúsa sur l'île voisine d'Oinoússes, ainsi que lors de cours de danse de syllogues situés dans la ville portuaire, notamment le syllogue Fáros fondé par des descendants de réfugiés d'Asie Mineure et spécialisé dans les danses de cette région, le syllogue des descendants de réfugiés des pourtours de la Mer Noire et le syllogue Léon Allátios438. Ces observations ont soit été réalisées en tant qu'observateur extérieur, soit en tant que danseur régulièrement inscrit dans les syllogues où enseignait Sarántos Kostídis. J'ai pris le parti, comme tout au long de mon séjour, de filmer en long plan-séquence fixe l'intégralité des cours et des représentations dansées auxquels j'ai participés, ce qui me permettait de dédoubler mon regard tout en ayant la possibilité de prolonger le travail d'analyse ultérieurement sur base de traces objectivées. On y verra comment s'organisent et fonctionnent ces cours ainsi que la manière dont ils s'articulent aux représentations dansées. Ce sera l'occasion d'expliciter des choix de méthodes et de présenter plus en détail l'intérêt de l'habitus et de la notion d'exoikeíosis dans l'analyse de la pratique choreutique mais également de rappeler que cette nouvelle situation, par les interactions auxquelles elle donne lieu, ne diffère pas radicalement de la situation du glénti. 6.1. L'organisation des cours de danse Les cours de danse durent généralement une heure. Les professeurs de danse (chorodidáskaloi) établissent des groupes (tmímata) d'âge et de niveaux ; les groupes d'âge séparent généralement les enfants de 6 à 12 ans (tmíma ton paidión), des adolescents de 13 à 18 ans (tmíma ton efívon, litt. « groupe des éphèbes ») et des adultes (tmíma ton enilíkon) tandis que les adultes, 437 Ces entretiens ont été réalisés avec Kóstas Sitarás, Ioulía Lignou, Markélla Ziglí et Sarántos Kostídis. 438 Kóstas Sitarás enseigne actuellement au syllogue Fáros et à Oinoússes. Ioulía Lignoú enseigne à Vrontádos et Thymianá. Markélla Ziglí enseigne à Chóra au syllogue Léon Allátios ainsi qu'à l'école d'enseignement spécialisé pour les enfants souffrant de handicap mental ou physique. Sarántos enseigne à Chóra aux syllogues du quartier de Fragkomachalás, d'Armonía et au centre culturel Omíreio, ainsi que dans les villages de Lagkáda, Chalkeiós, Ag. Giórgis Sykoúsis et Zyfiás. 183 s'ils sont en nombre suffisant, sont divisés entre débutants (archárioi) et avancés (prochoriménoi). Certains syllogues prennent en charge les cours de danse qui sont donc gratuits pour les membres 439 mais la plupart du temps, ceux-ci payent une cotisation. A titre d'exemple, la participation aux cours de danse du syllogue Armonía coûte 60 euros pour l'année à raison d'une séance d'une heure par semaine. Ce prix dépend évidemment du nombre de danseurs présents mais les professeurs de danse touchent en moyenne entre 15 et 25 euros de l'heure, ce prix dépendant également de la distance qu'ils ont à parcourir pour rejoindre le lieu du cours. Les personnes participant à ces cours ont des profils différents selon les syllogues cependant j'ai constaté que les femmes étaient très largement majoritaires et ce indépendamment de l'association. Cette tendance est moins perceptible dans les nouvelles générations mais les hommes de trente à cinquante ans sont peu nombreux au point que les professeurs de danse, lorsqu'ils préparent une représentation dans un village, ont coutume de solliciter les hommes danseurs d'autres syllogues qui sont sous leur responsabilité afin d'assurer une certaine parité sur scène. Pour ne citer qu'un exemple, les danseurs du syllogue d'Armonía dont je faisais partie ont été sollicités pour accompagner les femmes des groupes de Chalkeiós et de Lagkáda lors de plusieurs représentations. Dans les villages, les cours s'adressent uniquement aux membres de la communauté villageoise et il est très rare qu'un habitant d'un village donné fréquente ceux d'un village distant tandis qu'on observe une plus grande diversité de profils dans certains syllogues de la ville. On pourrait penser par exemple que les cours de danse organisés par le syllogues des descendants de réfugiés du pourtour de la Mer noire sont essentiellement fréquentés par des gens originaires de cette région alors qu'ils sont en réalité minoritaires. Les gens participent par ailleurs à ces cours pour des raisons différentes ; certains sont réellement passionnés par la danse traditionnelle et sont aussi impliqués dans l'organisation de manifestations culturelles en rapport avec la tradition tandis que d'autres voient dans ces cours le moyen de pratiquer une activité physique et alternent entre danses traditionnelles, gymnastique et tango. Il arrive aussi que des gens qui ont récemment emménagé à Chíos pour des raisons professionnelles, notamment des enseignants mutés sur l'île, les fréquentent pour s'insérer dans un réseau et se faire des amis. Généralement, le professeur de danse organise un programme de manière à ce que l'intensité augmente au fil de la leçon mais également en fonction de critères géographiques ; étant donné que ces cours comprennent l'apprentissage de danses de la Grèce entière, il est courant que plusieurs 439 C'est le cas notamment dans le syllogue du village de Dafnónas dans lequel j'ai résidé durant mon séjour. 184 danses représentatives d'une région soient dansées à la suite ce qui est censé favoriser leur mémorisation. Il prend également soin d'utiliser les mêmes morceaux au fil des leçons, choisis dans sa large base de données sur des critères en traditionalité tels que les techniques de jeu, de chant et l'instrumentarium. Cette sélection en fonction de critères géographiques est également celle qui prévaut dans la programmation des représentations dansées : si le groupe est amené à exécuter cinq danses pour une durée de vingt minutes, ces danses seront choisies parmi le répertoire d'une région afin d'assurer une cohérence du programme. 6.2. Les représentations ou la mise sur scène de la tradition Le calendrier des cours de danse correspond au calendrier de l'année scolaire. Les cours commencent en septembre et s'achèvent dans le courant du mois de mai cependant les membres des syllogues n'arrêtent pas pour autant de danser puisque c'est précisément pendant l'été qu'a lieu la majorité des manifestations culturelles (politistikés ekdilóseis) où leur présence est requise pour des représentations dansées (parastáseis). Les professeurs de danse organisent des répétitions (próves) jusqu'à plusieurs mois avant ces représentations en plus des cours habituels. L'été marque par ailleurs le début du « mercato » entre professeurs et syllogues car il n'est pas rare que les premiers cessent d'enseigner auprès d'un groupe de danse440 pour aller ailleurs. Ce fait m'est apparu alors que Sarántos passait un « entretien d'embauche » devant le conseil d'administration du syllogue de Kardámyla dont les cours de danse étaient jusqu'alors sous la responsabilité de Kóstas Sitarás. Après un conflit entre ce dernier et le conseil au sujet des modalités d'organisation d'une représentation, celui-ci avait mis par écrit les raisons qui le poussait à renoncer à ces heures d'enseignement et le conseil s'était mis à la recherche d'un nouveau chorodidáskalos. Durant cet entretien, ce sont l'expérience et les qualités humaines 441 du professeur de danse ainsi que sa capacité à proposer des améliorations dans l'organisation des représentations qui sont évaluées. Chaque professeur a donc ses chances en fonction de ses points forts : pour ne citer que deux exemples, on reconnaît à Kóstas et à Ioulía une expertise dans les costumes traditionnels, un élément important de mise en évidence de la parádosi lors des représentations, tandis que Sarántos est connu pour le professionnalisme des mises en scène qu'il propose lors de ses parastáseis Ex. 1-3 440 Une forme abrégée de l'expression « groupe de danse » est le chorevtikó. 441 En ceci compris son carnet d'adresse. 185 notamment par l'éclairage, les effets visuels mais aussi les spots publicitaires qui les accompagnent. Ces derniers donnent par ailleurs une idée assez juste de l'atmosphère qui règne lors des préparatifs qui créent des liens forts entre les participants442. Car la responsabilité du professeur de danse ne se limite pas à l'enseignement lors des cours mais englobe la préparation des représentations avec tout ce que cela implique au niveau logistique, du montage de la scène a la mise en place de l'éclairage, en passant par la location des costumes 443 et l'engagement des musiciens correspondant aux besoin des représentations. Kóstas Sitáras déclare à cet égard que l'élaboration (to stísimo, litt. le montage) d'une représentation demande plusieurs mois, puisqu'il lui préparer un « programme » de cinq à six danses à travailler lors des cours et assurer une forme de direction artistique (epiméleia) pour que la région soit correctement représentée tant au niveau choreutique, par le choix des danses exécutées, qu'au niveau musical, par le choix des mélodies et des musiciens. Pour rappel, les représentations comportent des danses d'autres régions de Grèce et, si autrefois la plupart des syllogues se contentaient d'une représentation effectuée avec un enregistrement sur cassette ou sur cd, il est aujourd'hui primordial étant donné l'élévation des standards que les musiciens engagés utilisent des instruments adaptés et connaissent le style de jeu des régions concernées. Ainsi les considérations de Símos Karaolánis selon lesquelles les manifestations culturelles n'ont que peu en commun avec la tradition et ne sauraient être définies autrement que comme forme de théâtre (« theatrikó eídos ») comprenant des éléments traditionnels (« paradosiaká stoicheía ») constituent une réalité tout à fait acceptée par certains professeurs de danse qui ont justement fait le choix de mettre en valeur cette théâtralité sans pour autant renoncer aux marqueurs en traditionalité qu'ils jugent pertinents à savoir la conformité des tenues traditionnelles et l'usage, par exemple, du mouchoir lors de danse en couple, des techniques de jeu et des instruments adaptés mais également des figures et des pas respectant le style (ýfos) des régions représentées si bien que plutôt que de parler de mise en scène de la tradition, il serait plus juste de dire que celle-ci est mise sur scène. 442 L'expression consacrée à Chíos est que la danse - et tout ce qui l'entoure - lie les gens : « O chorós enónei tous anthrópous. ». 443 Les hommes qui sont également des amis de Sarántos participent au montage de la scène et au transport du matériel tandis que ce sont les femmes qui sont généralement chargées d'habiller les enfants et d'assurer la mise en place des nombreux accessoires des costumes féminins. La location d'un costume pour une représentation est de 20 euros. 186 6.3. Le fonctionnement du cours de danse 6.3.1. L'habitus comme objet et méthode L'hypothèse centrale de ce mémoire est que la tradition (parádosi) peut s'envisager comme ensemble de schèmes de perception, d'appréciation et d'action activé durant certaines situations spécifiques. Cette hypothèse a l'avantage d'expliquer au moins partiellement le paradoxe selon lequel les habitants ont d'une part le sentiment que la tradition se transforme alors qu'ils ont à coeur de la préserver et d'autre part qu'ils contribuent sans cesse par leurs agissements à la transformer, frappés en quelque sorte par une forme de cécité. Qu'il me soit permis d'emprunter une métaphore à la philosophie chinoise : il semble que la transformation de la tradition est le plus souvent invisible pour les individus engagés corporellement dans ces situations, tout comme les cils de leurs yeux. On a pu observer ces transformations dans le cas du mariage, dans le cas des préparatifs du panégyre mais aussi dans les transformations du répertoire des fêtes par le biais de la commande. A cet égard, j'ai tenté de montrer que ce processus imperceptible sur le court terme mais ayant des effets importants sur plusieurs décennies s'explique précisément par ce que les habitants nomment eux-mêmes leur « vécu » (víoma) et que je rapproche de l'habitus, c'est-à-dire d'une matrice générative de comportements structurée par les expériences passées et dont les schèmes sont en grande partie partagés par les individus qui interagissent. A cet égard, les spécialistes de la tradition, par les sources qu'ils utilisent et par la réflexivité qu'implique la transmission de compétences musicales ou choreutiques, développent des savoirs et une sensibilité particulière ce qui fait qu'ils saisissent certaines choses avec plus d'acuité et qu'on leur prête une expertise supérieure quant aux question de tradition. Or, si l'on accepte de considérer la tradition comme un ensemble de schèmes de perception, d'appréciation et d'action activé dans des situations spécifiques, il n'est plus pertinent à mon sens de considérer que le cours de danse et les représentations dansées ne participent pas à l'élaboration de la tradition. Ces situations fournissent au contraire un lieu privilégié pour analyser les ressorts de l'acquisition de la compétence sociale incorporée que constitue la bonne danse traditionnelle. Et c'est précisément le caractère didactique du cours de danse qui permet d'analyser ce processus d'acquisition qui serait nettement plus difficile à discerner si on se limitait à des observations faites lors de panégyres. La situation du cours de danse rend par exemple l'essai-erreur et la copie observables et tolérables alors qu'il serait malvenu lors d'un glénti de subitement arrêter l'exécution d'une danse parce qu'on a perdu le fil ou qu'on désire copier un mouvement observé chez un 187 danseur voisin. Ici l'habitus a donc constitué pour moi à la fois un objet de recherche et le moyen d'accéder à cet objet444, puisque c'est par la pratique de la danse que ceux qui participent aux cours et aux représentations (parastáseis) développent les dispositions corporelles et mentales que je tentais d'analyser. L'extrait suivant tiré de l'ouvrage de Wacquant portant sur l'apprentissage de la boxe résume à merveille ce que met en jeu la pratique de la danse lors des cours et des représentations scéniques organisés par les syllogues : Il faudrait, pour décrire adéquatement le processus presque insensible qui mène à se prendre au jeu et à s'y investir (plus même qu'on ne le souhaiterait parfois), qui conduit de l'horreur ou de l'indifférence initiales, mêlées de honte de son corps et d'embarras, à la curiosité puis à l'intérêt pugilistique, voire au plaisir charnel de boxer et à l'envie d'en découdre sur le ring, de pouvoir citer in extenso les notes prises après chaque séance d'entraînement au fil des mois. Leur redondance même permettrait de faire saisir concrètement le lent glissement qui s'effectue d'une semaine sur l'autre dans la maîtrise des mouvements, la compréhension -le plus souvent rétrospective et purement gestuelle- de la technique pugilistique, et la modification qui intervient dans le rapport à son corps et dans sa perception de la salle et des activités dont elle est le support. L'assimilation du pugilisme est le fruit d'un travail d'intéressement du corps et de l'esprit qui, produit par la répétition à l'infini des mêmes gestes, procède par une série discontinue de déplacements infimes, difficilement repérables individuellement, mais dont le cumul dans la durée produit des progrès sensibles, sans que l'on puisse jamais ni les séparer, ni les dater, ni les mesurer précisément.445 6.3.2. L'exoikeíosis en situation d'apprentissage J'ai tenté au fil des chapitres d'analyser ce « processus presque insensible » d'intéressement du corps en introduisant la notion d'exoikeíosis, inspirée du concept d'habituation qui a jusqu'ici été utilisé tant en sociologie de la connaissance, pour rendre compte du fait que les actions fréquemment répétées tendent à se fondre dans un modèle qui permet leur reproduction avec un moindre effort446 , qu'en neurosciences ; premièrement pour définir la diminution -à court ou long-terme- d'une réponse comportementale produite par une stimulation répétée 447 puis dans un 444 (Wacquant 2010 : 109) 445 (Wacquant 2002 : 71) 446 (Berger et Luckmann 2010 : 110) 447 (Rankin et al. 2009) 188 second temps pour mettre en évidence un double processus, impliquant des effets à la fois décrémentiel (habituation) et incrémentiel (potentation), la potentation étant définie comme l'augmentation d'une réponse comportementale produite par une stimulation répétée448. La traduction littérale en grec du terme habituation vise, par effet de rupture, à fondre en une seule et même notion l'habituation et la potentation afin de me fournir un concept pour rendre compte du procédé par lequel les agents se rendent familiers de pratiques spécifiques et les font leurs. Ces pratiques peuvent être de nature variée ; dans ce mémoire, il a principalement été question de la technique vocale du chant traditionnel et de techniques gestuelles impliquant un couplage avec une forme rythmique et dansée ainsi qu'avec un ou plusieurs partenaires de danse mais on pourrait ajouter que les situations et les institutions c'est-à-dire les types de rapport qu'elles impliquent et instaurent (commande, invitation à la danse etc) font elles aussi l'objet d'une forme familiarisation. Mais si l'exoikeíosis est particulièrement perceptible pour le chercheur qui se doit de se rendre familier des choses qu'il entend étudier dans un temps relativement court, le processus de familiarisation passe selon moi également par une actualisation régulière de la pratique. On pourrait me rétorquer que la danse est comme le vélo et qu'elle ne s'oublie pas ce à quoi je répondrais que la danse, tout comme le vélo, est une pratique corporelle qui s'entretient et une compétence qu'on développe au fil du temps jusqu'à intégrer pleinement un « sens du jeu » propre à cette pratique, qui fluidifie et rend naturelles les formes d'actions typifiées analysées au point qu'un observateur extérieur identifie une forme d'aisance constitutive de ce sens du jeu. Le rapport à l'habitus mérite ici d'être explicité. Selon moi, le processus de familiarisation que l'on observe dans la pratique et l'apprentissage de la danse ne se limite pas à l'acquisition d'un répertoire de gestes codifiés mais s'étend également aux valeurs et aux jugements de goûts qu'ils charrient et impliquent. Car je soutiens, à la suite de Bourdieu, que nous sommes guidés dans nos conduites ordinaires par des schèmes pratiques, des schèmes informationnels qui sont des principes de classement, de hiérarchisation et de division. Ces principes de division sont aussi des principes de vision qui nous permettent de distinguer les choses que d'autres confondent et d'opérer une diacrisis, un jugement qui sépare449. Le quatrième chapitre constituait une tentative de dégager certains de ces principes classificatoires450, ces principes constituant « l'oeil » et « l'oreille » du 448 (Groves et Thompson 1970) 449 (Bourdieu 1986 : 41) 450 Il a été question de la catégorisation géographique, de la pensée aitiologique, 189 danseur et qui offrent à ce dernier une compréhension plus profonde des actions qu'il accomplit et qu'il voit s'accomplir451. Au cours d'une conversation ordinaire au sujet d'une fête, il est extrêmement rare que des jugements précis soient formulés concernant une performance ; les gens se contentent de statuer si untel ou untel danse bien, diront éventuellement qu'il a une aisance, un « air » (aéras) agréable, qu'il danse avec bravoure (leventiá) ou qu'il s'agit d'un vrai meraklís. J'ai rarement entendu de jugements sur la danse des femmes excepté le fait qu'une bonne danseuse se doit d'être légère comme le vent et suivre avec art le cavalier qui initie des figures. Mais la situation est un peu différente dans le cadre des cours et l'attention portée aux gestes des personnes présentes y est accrue. Il n'est pas nécessaire que la chose à exprimer ait un signifiant spécifique puisqu'elle peut s'exprimer par le geste et j'ai souvent reçu des conseils sur la manière dont doit se poser le pied, sur un rebond à exécuter ou sur une certaine tension musculaire à maintenir en différentes parties du corps. Pour ne citer qu'un exemple, je me rappelle ainsi de Katholikí, une dame originaire de Rhodes résidant sur l'île depuis quelques années, qui m'avait dit au sujet du léger rebond caractéristique des danses insulaires tout en me le montrant par les gestes : « Lorsque tu lèves le pied comme ça, fais un 'tsak' de rebond en plus et tu gagnes les coeurs ! ». L'extrait suivant est un exemple typique de la manière dont se déroulent les cours : le professeur de danse, en l'occurrence Sarántos, termine de répondre à une question concernant les Ex. 4 pas d'une soústa et précise la manière dont ceux-ci varient d'une île à l'autre. Puis il nous indique que l'on passe à la danse suivante et dit « on y va, kalamatianós d'Apéranthos452, les mains en haut » tout en indiquant la prise (laví ou piásimo), improvise quelques mesures chantées en exécutant les pas (vímata) - ce qui donne l'occasion à certains participants de tenter une rapide imitation - et donne le titre de la chanson, « kotsátos tis tsaboúnas » (« Le distique de la cornemuse ») puis lance la musique sur son bafle portable. Pendant l'introduction à la cornemuse, les danseurs se mettent en position en faisant des petits pas de côtés pour ajuster leur prise à leur voisin et attendent le coup d'envoi de Sarántos qui indique quand commencer par un « Opa ! ». Les danses des Cyclades ne présentent généralement pas de difficulté particulière pour les habitants de Chíos car le style (ýfos) d'exécution, par le maintien du corps, le type d'appui et la flexion des genoux, a des points communs avec le style des îles du Nord-Est Egéen. Il est en 451 (Wacquant 2002 : 116) 452 Un village montagneux de l'île de Náxos. 190 revanche plus difficile pour les insulaires de reproduire le style des danses épirotes, généralement plus lentes et aux appuis marqués avec lourdeur, comme les danseurs épirotes ont des difficultés à reproduire le style insulaire. De la même manière, les danses de la Mer Noire (pontiaká) requièrent une acquisition progressive de codes gestuels différant sensiblement des danses du Nord-Est Egéen, par leurs Ex. 5 appuis souples majoritairement sur la plante du pied et le type de flexions des genoux qui leur est propre (0'25'') ainsi que par la manière plus « ramassée » (mazeménos) dont elles s'exécutent, le buste détendu et les muscles des bras relâchés (0'53'')453. Le rôle du chorodidáskalos est ici primordial puisque c'est sa connaissance des différents styles qui lui permettra de présenter correctement les danses et de corriger les postures inadéquates. C'est ce dont parlait Símos dans le premier chapitre lorsqu'il mentionnait le risque de l'isopédosi, c'est-à-dire de l'aplatissement des différences du point de vue du style (ýfos), lorsque les professeurs enseignent certaines danses sans connaissances préalables. Mais le professeur n'est pas le seul à jouer un rôle dans le processus d'exoikeíosis et on peut trouver un parallèle entre ce qui se produit lors de l'exécution d'une danse en cercle et ce que Wacquant relève à propos du gym. Il y observe que ceux qui participent à l'entraînement se fournissent mutuellement un ensemble de modèles dont chaque participant peut s'inspirer par mimétisme et contre-mimétisme, par l'observation et la copie plus ou moins consciente des gestes des autres454. Et je pense qu'il est juste d'affirmer à sa suite que c'est par la pratique que se développe « l'oeil du danseur » qui permet en retour de rendre cette pratique signifiante et compréhensive car j'ai pu expérimenter le fait que c'est lorsque l'habitus du danseur sait « reconnaître » les stimuli qui s'offre à lui que l'acquisition opère pleinement. Car la pratique enseigne les mouvements mais contribue surtout à l'acquisition des schèmes pertinents qui permettent de saisir, différencier, évaluer et reproduire les propriétés spécifiques des gestes et des postures du corps455 propres à chaque région et qui demeurent invisibles à ceux qui n'ont pas les catégories de perception et d'appréciation adaptées. Ainsi la présence d'autres agents dans la danse en cercle fournit un support dans l'acquisition des postures et des gestes adaptés. 453 Le premier extrait du montage est une danse nommée « Kalón korits' » (« La bonne jeune fille ») et est originaire de la région de Matsoúka, au sud de Trapezoúnta (actuelle Trabzon). Le second est une danse nommée « Omál oútsaï » ou « Outs altí » et provient de Nikópolis. 454 Ibid., 115 455 Ibid., 116 191 Pour en revenir aux danses insulaires, cette espèce « d 'air de famille » qu'ils partagent rend la pratique de danses telles que le pidichtós de Rhodes456 (ou rodítikos) particulièrement agréable Ex. 6 pour les habitants de Chíos. Vasílis Bizánis - en blouse orange - exprime son meráki par la réalisation d'un tour (0'03'') dès qu'il entend la mélodie en question mais cède rapidement la place de protochoreute à Katholikí qui est la plus expérimentée concernant les affaires de son île. Ici, Sarántos présente plus les pas pour la forme et pour indiquer sur quel temps commencer que pour apprendre à quiconque comment se danse le pidichtós. Passé le stress de certaines représentations, le chorodidáskalos n'est que le premier parmi ses pairs et se contente de jouer le chef d'orchestre en sélectionnant les danses exécutées et les mélodies qui conviennent le mieux 457 tout comme il lui arrive de céder aux desiderata des danseurs en prenant leurs « commandes ». 6.3.3. Le plaisir de l'imitation J'évoquais dans le quatrième chapitre que dans la pratique du chant, l'aspect ludique n'est ni négligeable ni négligé et cette observation s'étend évidemment à la danse : les danseurs prennent plaisir à se réhabituer à des pas, à se les réapproprier et à jouer de l'expressivité qu'ils permettent tout en établissant un dialogue avec leur voisin et les autres membres du cercle, ce qui produit une forme d'émulation par observation mutuelle. Un bel exemple de ce double couplage 458 au sein d'une danse en cercle nous est fourni par Katholikí qui commence par des appuis et des sauts assez marqués (0'12'') avant d'adopter une posture plus contenue (0'40'') tout en imposant cette contenance à Vasílis qui observe ces appuis et lit les intentions qu'ils indiquent. Elle insiste même en posant sa main libre sur la main par laquelle elle tient Vasílis (0'55'') en lui intimant de la suivre et on observe que pour marquer la pulsation, celle-ci n'exerce pas une pression mais une traction sur la main de Vasílis, mettant l'emphase non pas sur l'appui mais sur le rebond caractéristique du pidichtós. A 1'12'', elle lui cède la place ce qui constitue un échange des rôles et s'adapte à ses intentions en lui laissant le champ libre dans la réalisation de figures. Deux choses méritent ici d'être relevées. La première est qu'il se dégage dans la manière même donc Katholikí offre à Vasílis la place de protochoreute (1'30''), en exécutant une variation des pas qui consiste à réaliser l'unité motrice à reculons en limitant les mouvements amples, une 456 L'une des principales îles du Dodécanèse. 457 Dans le cas du pidichtós, le morceau sélectionné est une version interprétée par Giánnis Kladákis, considéré comme l'un des meilleurs chanteurs et joueurs de vièle (lýra) de Rhodes. 458 Pour rappel, dans le chapitre 2, trois couplages étaient dégagés. Celui entre le danseur et le rythme, celui entre deux danseurs et celui entre danseurs et public. 192 aisance qui témoigne de son expérience du pidichtós459. L'occurrence que j'ai pu filmer est la dernière d'une longue série d'occurrences durant lesquelles elle a eu l'occasion d'observer d'autres danseurs, d'imiter les gestes qui lui plaisaient, de tenter des variations notamment permises par la variété des coups d'archets (doxariés) des joueurs de vièle ; son víoma et le sens du jeu qu'elle a développé transparaissent dans sa danse. La seconde est que le couplage qui s'établit entre les deux danseurs relève véritablement d'une forme de dialogue gestuel qui s'appuye sur des affordances sociales qu'Halloy définit comme « des expressions faciales, des comportements et des attitudes qui [en s'appuyant sur des réponses émotionnelles spécifiques] servent de point d'ancrage à la définition d'un modèle de relation »460. La manière dont ils dialoguent par l'homokinésie et l'homorythmie, aidés en cela par le toucher mutuel, la perception visuelle et l'ouïe, est ce mode de présence au monde particulier évoqué au chapitre précédent. Le couplage, selon l'expérience que j'en ai, ne relève pas simplement de l'imitation des gestes perçus mais également des actes inférés, c'est-à-dire des intentions potentielles qu'expriment autant qu'induisent une posture contenue, des sauts plus marqués que de coutume, un sourire ou un regard insistant porté sur les appuis d'un autre danseur. Et c'est ici que les schèmes de perception, d'appréciation et d'action trouvent leur lieu d'expression par excellence ; toute l'expérience accumulée au fil des occurrences, l'occasion de s'actualiser au cours d'une danse de plus ; le kéfi et le méraki, un moyen de s'exprimer avec sincérité au sein d'une paréa fréquentée semaines après semaines. En cela, le cours de danse ne semble pas être d'une nature radicalement différente d'un glénti. 459 Par opposition à cette aisance, Wacquant relève le fait qu'on « reconnaît immédiatement (...) les novices à leurs gestes mécaniques et apprêtés, à leurs combinaisons 'téléguidées' et ralenties dont la rigidité et l'académisme trahissent l'intervention de la réflexion consciente dans la coordination des gestes et des déplacements » (2002 : 97) 460 (Halloy 2016 : 19) 193 Conclusion Ce mémoire se voulait une tentative d'analyse de la notion de tradition échappant aux approches folkloriques, nostalgiques ou normatives. Il était tout à fait possible par l'ethnographie des syllogues et des panégyres que j'ai réalisée à Chíos d'envisager la tradition à la suite de Bloch comme une « entité essentialisée » par les habitants, conçue comme provenant d'un passé lointain et dont la déférence est fondée sur la difficulté des acteurs à détecter l'origine d'actions spécifiques, de leur intentionalité première461. Il était également possible de s'en tenir aux considérations de Pouillon reprises par Lenclud selon lesquelles la tradition est une forme de filiation inversée et de rétroprojection du passé au présent, informant et normant ce dernier462. Mais malgré leur originalité et leur intérêt évidents, ces deux définitions ont selon moi le désavantage de ne pas statuer de manière satisfaisante sur l'ontologie de la tradition. Concernant la première, on imagine qu'en tant qu' « entité essentialisée », la tradition s'apparente à une forme de représentation mentale associée aux gestes rituels accomplis au présent et constituant des citations de précédentes occurrences. Ainsi la question de la tradition, dont Bloch fait l'équivalent d'autres « quasi-personnes » telles que « les ancêtres en tant que groupe » ou « Dieu » est subordonnée à son intérêt premier qui est de donner une définition satisfaisante du rituel qui, elle, est fondé sur la remémoration. Mais il est possible d'épouser l'idée qu'une essentialisation a bien lieu chez les acteurs tout en tentant d'aller plus loin ; à cet égard, la définition de l'institution proposée par Berger et Luckmann nous prémunit contre la tentation qui consiste à suivre les acteurs dans leur objectivation de la tradition. On se rappelle en effet que selon les deux auteurs, c'est par le processus de transmission au fil des générations qu'une institution est vécue comme détentrice d'une réalité propre et indépendante des individus qui l'actualisent 463. Or il n'est aucunement nécessaire de postuler que cette objectivation produite par les acteurs donne réellement un caractère objectif et essentialise effectivement la tradition. Dans le même ordre d'idées, la notion de « rétroprojection du passé au présent » pose problème dans la mesure où il reste à déterminer comment peut bien se matérialiser une filiation inversée. La réponse la plus rentable d'un point de vue conceptuel semble être celle de Boyer qui considère qu'une analyse de la tradition doit passer par l'analyse d'objets culturels considérés 461 (Boyer 1987 : 65) 462 (Lenclud 1987 : 8) 463 (Berger et Luckmann 2012 : 113) 194 comme traditionnels tels que des événements, des gestes ou des énoncés considérés comme particulièrement saillants et pertinents par les acteurs, et estime que la tradition se place ontologiquement autant du côté de l'action répétée que de l'événement remémoré464. En sollicitant la perspective constructiviste de Peter Berger et Thomas Luckmann ainsi que la théorie du champ et de l'habitus de Pierre Bourdieu, j'ai tenté d'analyser certains de ces événements et de ces gestes que les habitants de Chíos qualifient de traditionnels. Mon objectif était de montrer que ces pratiques procèdent à la fois du traditionalisme, c'est-à-dire du choix conscient opéré en faveur des valeurs anciennes puisque les habitants se font un point d'honneur à « injecter de leur passé dans le présent », et de la tradition inventée ou plutôt sans cesse réinventée, par glissements successifs, occurrence après occurrence, sans que les innovations qui s'insèrent subrepticement dans ces pratiques soient toujours perçues comme telles. Ce traditionalisme s'exprimait notamment dans la controverse analysée dans le premier chapitre ; j'y voyais l'expression de position et de prises de position par des spécialistes des questions de tradition au sein d'un champ en voie d'autonomisation. Mais les deuxième et troisièmes chapitres étaient l'occasion de montrer que la traditionalité d'une institution n'a rien d'objectif et dépend avant tout de la position d'action et d'énonciation des acteurs. La mise en contraste des discours de spécialistes et des pratiques effectives dans les situations du mariage et du panégyre visait à démontrer que cette traditionalité repose essentiellement sur l'expérience individuelle des acteurs qui jugent certains éléments particulièrement saillants et pertinents et que j'ai pris le parti de nommer « marqueurs en traditionnalité ». Le quatrième chapitre était dédié à la démonstration que cette expérience individuelle de la tradition est à rapprocher de l'habitus entendu comme matrice générative de comportements structurée par les expériences antérieures des acteurs et reposant sur ensemble de schèmes de perception, d'appréciation et d'action activés lors de situations spécifiques. J'y décrivais ce que je considère comme étant l'essentiel des principes classificatoires en jeu dans l'activation de ces schèmes, notamment la catégorisation géographique et la pensée aitiologique, la première assignant une origine aux individus et aux mélodies en les ancrant en un lieu (tópos) et la deuxième faisant de cette origine une cause des spécificités locales. La description des danses fournissait quant à elle le moyen de démontrer que ces schèmes se manifestent dans la pratique de la danse et que certains 464 (Boyer 1987 : 65) 195 gestes agissent également en tant que « marqueur en traditionalité ». En résumé, ce mémoire était le moyen d'opérer un renversement de perspective et d'éviter une lecture quelque peu superficielle de la tradition en posant que les pratiques musicales et dansées des habitants ne sont pas une ressource que les agents mobilisent dans l'affirmation d'une identité mais que ces pratiques sont cette identité dans la mesure où elles constituent des mises en formes et en actes de leurs schèmes de perception, d'appréciation et d'action. 196 Bibliographie Anogeianákīs, Foívos. 1976. Elliniká laïká mousiká órgana. Ekdosi Ethnikís Trápezas. Athènes. Appadurai, Arjun. 1988. The Social Life of Things: Commodities in Cultural Perspective. Cambridge University Press. Cambridge. Argenti, Philip. P. 1949. The folk-lore of Chios. Cambridge University Press. Cambridge. 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Educational Radio Television Greece. 205 Annexe 1 : Calendrier des panégyres de l'île de Chíos pour l'année 2018 Date Fête religieuse Lieu 01/05/18 Protomagiá Grídia, Volissós, Agios Aimilianós, Agiásmata, Ververáto, Vlycháda (Kardámyla), Kipouriés, Katávasi 05/05/18 Agia Eiríni Eláta 08/05/18 Agios Ioánnis Theológos Kouroúnia 10/05/18 17/05/18 Agiou Georgíou Restón Tis Analípseos 20/05/18 21/05/18 Agios Isídoros Vrontádou Agios Konstantínos, Agia Eléni 26/05/18 28/05/18 Arvanítissa, Grídia Pispiloúnta, Chalkeiós Eláta, Kofinás Agio Pnóvma 03/06/18 Profítis Ilías Spartoúntas, Eláta, Víki Eláta, Kofinás 24/06/18 Agios Ioánnis Kallimasiá 29-30/06/18 Agios Pétros, Agios Pávlos Tholopotámi 01/07/18 Agioi Anárgyroi Nénita, Potamiá, Thymianá 06/07/18 07/07/18 Neochóri, Amádes Agia Kyriakí Kalamotí, Amádes, Karyés 08/07/18 Amádes, Neochári 10/07/18 Neochóri 15/07/18 Katávasi, Véssa 17/07/18 Agia Marína 19/07/18 20/07/18 Thymianá, Spartoúnta Profítis Ilías 21/07/18 22/07/18 Myrmígki, Fytá, Ververáto, Kardámyla Kalamotí, Armólia, Tholopotámi, Agios Geórgos Sykoúsis, Spartoúnta Kardámyla, Volissós, Limniá Agia Markélla 25/07/18 Agia Markélla, Karyés, Lithí, Dídyma, Vágia, Agia Dýnami Olýmpon, Mestá Sykiáda 26/07/18 Agia Paraskeví Zyfiás, Kalamotí, Kastéllo, Parpariá, Chálandra, Kampiá 27/07/18 Agios Panteleïmonas Agios Giórgos Sykoúsis, Vasileiónoiko, Monodéndri, Dafnónas, Kipouriés, Kampiá, Kéramos, Kardámyla 206 30/07/18 Agioi Anárgyroi 01/08/18 02/08/18 Thymianá Egrígoro, Pantoukiós, Chalkeiós, Agios Stéfanos Elátas Agios Stéfanos Tholopotámi, Eláta 03/08/18 Flátsia 04/08/18 Agios Giórgos Sykoúsis, Sykiáda, Nénita, Armólia 05/08/18 Paramoní tou Christoú Kardámyla, Gípedo Varvasiakoú, Agia Ermióni, Tholopotámi 06/08/18 Christós Agios Giórgos Sykoúsis, Véssa, Exo Dídyma, Tholopotámi, Egrígoros, Thymianá, Emporeiós, Volissós 07/08/18 Paramoní Agíou Aimilianou Mestá, Kallimasiá, Karínta, Agia Markélla Kómis 08/08/18 Agios Aimilianós Agia Ermióni, Armólia, Koiní, Dafnónas, Kampiá, Karyés, Afrodísia, Mestá 09/08/18 Vrontádos, Avgónyma 10/08/18 Trýpes, Flátsia 11/08/18 Mestá, Lithí 12/08/18 Agia Foteiní Agia Foteiní, Neochóri, Dafnónas, Afrodísia, Víki, Véssa 14/08/18 Paramoní Koimíseos Theotókou Kardámyla, Víki, Pityós, Lagkáda 15/08/18 Panagiá, koimísi Theotókou Kallimasiá, Nénita, Dafnónas, Chalkeiós, Pyrgí, Olýmpoi, Kámpos, Melaniós, Víki, Pityós, Volissós, Pispiloúnta, Agios Giórgos Sykoúsis 16/08/18 17/08/18 Pyrgí, Víki Giortí ton Psarádon 19/08/18 Vrontádos, Liménas Mestón Agio Gálas, Koiní 21/08/18 Agia Vássa Agia Vássa Neochóri, Mármaro Kardamýlon 23/08/18 Neuf jours de la Vierge Néa Potamiá, Pyrgí, Agio Gálas, Nénita 26/08/18 Patriká 29/08/18 Agios Ioánnis Agios Giórgos Sykoúsis, Katarráktis, Agios Ioánnis Lílika, Agios Giánnis Ameris, Patriká, Víki,Pírama, Afrodísia 30/08/18 Agia Zóni Kardámyla, Afrodísia, Patriká 01/09/18 Agios Syméon Trýpes, Amádes 02/09/18 Agios Mámas Afrodísia, Agia Ermióni 04/09/18 Agia Ermióni Thymianá 207 06/09/18 Taksiárches 07/09/18 08/09/18 Nenitoúria Kampiá Panagiá 11/09/18 Dídymes, Sykiáda, Lithí, Eláta, Leptópoda, Kampiá Vasileiónoiko 13/09/18 Paramoní tou Christoú Vroulídia 14/09/18 Stavrós Chalkeiós 15/09/18 Agios Nikítas Armólia 17/09/18 Agia Sofía Lagkáda 26/09/18 Agios Ioánnis Theológos Parpariá, Kouroúnia 14/10/18 Agia Paraskeví Fytá 07/11/18 Paramoní ton Taksiarchón Mésa Dídyma 08/11/18 Taksiárches Liménas Mestón 208 Annexe 2 : Ligne du temps Année Missions de chercheurs extrainsulaires Publications de mémoires dédiés à la musique et à la danse Editions de cd et émissions télévisées Fondations de syllogues K. Kanellákis (« Chiaká Análekta », 1890) 1890 1900 Publications d'ouvrages folkloriques H. Pernot (18981899) H. Pernot (« En pays turc. L'île de Chio » & « Melodies populaires grecques de l'ile de Chio (...) », 1903) 1910 1920 1930 1940 P. Argenti (« The folk-lore of Chios », 1949) 1950 P. Argenti (« The costumes of Chios », 1953) P. Argenti (« Libro d'Oro de la Noblesse de Chio », 1955) 1960 Syll. « Fáros », Varvási (1957) S. Karakásis (« Mission musicale folklorique sur l'île de Chios », 1962) D. Samíou (Mission pour S. Karás, 1965) 1970 S. Karás (Missions 1967-1971 ???) S. Karás (LP « Chants de Mytilène et Chios », 1974) D. Samíou (Mission, 1976) 209 Syll. « F.O.K », Kámpos, 1975 Syll. « Chalkeioú », Chalkeiós, 1975 Syll. « MEOTH », Thymianá, 1976 Enregistrements de cornemuse non-édités de W. Dietrich (???) W. Dietrich ??? (1978) 1980 D. Samíou (décennie 80, ???) N. Dionysópoulos (Mission, 1988) 1990 Syll. « I próodos », Kallimasiá, 1976 Syll. « I vokariá », Nénita, 1978 Syll. « F.O.K », Kardámyla, 1979 Syll. « G. Verítis », Eláta, 1979 Syll. « Sidiroúntas », Sidiroúnta, 1980 Syll. « To kástro », Armólia, 1982 Syll. « I dáfni », Dafnónas, 1983 Syll. « A. Ioannis Theol. », Kouroúnia, 1983 Syll. « Tím. Stavr. », Afrodísia, 1984 Syll. « Geórgios Voúros », Livádia, 1984 Syll. « Léon Allátios, Chíos, 1987 G. Damalás (« Kalamotí, un village moyen-âgeux de mastic », 1989) G. Cheílas (« Pytiós, mon village », 1989) P. Mavrogiórgis (« Agios Giórgis Sykoúsis, mon village », 1990) C. Chaláris (cd « Musique de la Mer Egée, vol. I Chios »), 1992 Syll. « Ag. Pantel. », Kipouriés, 1992 C. Stavráki (« Le chant populaire de Chíos », 1996) Syll. « Kydiánta », Archives de Musique Grecque (cd Lagkáda, 1997 « Vol. 1. Chíos, Mytilíni, Sámos, Ikaría », 1998) P. Kávouras, D. Papageorgíou, G. Iliádis, mission « Kivotós tou Aigaíou », 1997 2000 S. Pipídis (cd « Panigyriótika », 1999) G. Kallítsis (« Histoire et laographie de Vrontádos », 2002) P. Diamánti (« Chants populaires des villages du sud de l'île de Chíos », 2002) G. Kolliáros (« Il était une fois... Laographie de Chios Les 21 villages de mastic » , 2003) S. Pipídis (cd « Notre Orient », 2002) KEPEM (cd « Musique traditionnelle de Chios », 2003) K. Proákis (« Trésors laographiques de Thymianá », 2003) 2005 ???, mission « Kivotós tou Aigaíou », 2006 K. Sitarás (cd « Le répertoire de cornemuse de Chíos », 2005) M. Dragoúmis (« Mélodies populaires de Chios. Nouvelle transcription enrichie et corrigée » , 2006) G. Melíkis (émission « Le lieu et son chant, Chios », 2008) M. Avgoustídis (« Les différences 210 L. Liávas (cd « Carte musicale de E. Papazí (« Kardámyla. Visite-laographie », 2009) 2010 d'exécution (...) dans le Nord et le Sud de l'île de Chios », 2009) C. Michaliós (« Kardámyla à travers les siècles », 2010) Ouvr. Coll. (« Une relique, le village de Pyrgí », 2010) G.Kyriakópoulos (« La clarinette à Chíos », 2011) D. Sotirakis (« Le village de L. Kámpoura (« Les activités Neochóri », 2011) musicales des habitants de Chíos durant la période 1920-1930 », S. Tsiropiná (« La théâtralité 2014 ) des coutumes calendaires de de Chíos », 2012) P. Lýkos (« Cornemuses et percussions dans le village Aï Giórgi de Chíos », 2014) G. Farantákis (« Sotíris Louloúdis, le santoúri de Chíos », 2015) 2015 S. Boulámanti (« Danse traditionnelle grecque et complémentarité genrée », 2015) T. Papadopoúlou (« Les associations culturelles sur l'île de Chíos de 1980 à nos jours », 2015) 211 l'Hellénisme - Musique du NordEst Egéen », 2009) N. Oikonomídis (cd « Escale à Chios », 2012) Syll. « Chíoi en choró », Chíos, 2013 Annexe 3 : Le répertoire des panégyres de Chíos en 2018 Cette liste provient de l'analyse du répertoire de quatre orchestres (Kábouras-Kontós, Moschoúris-Makrokánis, Pipídis-Varkáris et Avgoustídia) lors de prestations durant l'été 2018 ainsi que sur le recoupement d'informations fournies par les musiciens Pétros Karvoúnis, Sákis Pipídis, Lambriní Káboura, Dimítris Kontós, Vasílis Kármantzis, Stamátis Syriódis lors de séances d'enregistrements. 1. Traditionnels de Chíos non-datés (chiótika ou topiká) syrtós San tis Oriás to kástro syrtós Stin Agia Markélla syrtós Dódeka chronó korítsi syrtós Kritikiá mou lemoniá syrtós Xýpnise petropérdika syrtós Aggelos syrtós Klóssa ta pouliá syrtós Ta choriá tis Chíou (Stakiás, 50) syrtós fereïs syrtós paralyménos syrtós safét syrtós toúrkikos syrtós bournovalís syrtós aziziés syrtós spággos syrtós paliós potamós syrtós bagdatiá syrtós peiraiótikos syrtós Néo sarkí – mes ta petrotá tsiftetéli axapolytós (sol hicaz) tsiftetéli Arap soústa tsiftetéli saba 212 2. Traditionnels des îles non-datés (paradosiaká nisiótika) syrtós I tráta mas i koureloú (N.-E. Egéen) syrtós Potamé, tzánem potamé mou (N.-E. Egéen) syrtós Amýgdalo etsákisa (Lésvos) syrtós Kóri san pas ston potamó (origine inconnue) syrtós Ta xýla (Lésvos) syrtós Fotiés (Lésvos) syrtós Anáthema ton aítio (Lésvos) syrtós Na ta taxidépso thélo (N.-E. Egéen) syrtós Palió samiótiko syrtós Giála (Dodécanèse) syrtós na s'agapó ínta thela (Cyclades) syrtós Pántote kai pantótina (Cyclades) syrtós Veggéra (Cyclades) syrtós Sto parathýri próvale (Cyclades) syrtós Eri-éri (Cyclades) tsiftetéli Se kainoúrgia várka bíka (N.-E. Egéen) tsiftetéli Oso varoún ta sídera (Crète, 1938) 3. Traditionnels d'Asie Mineure non-datés (mikrasiátika ou prosfygiká) syrtós Polítikos syrtós silyvrianós syrtós Ti se méllei esénane (Erythrée) syrtós Katifés (Erythrée) syrtós Giatziliaraní (Erythrée) syrtós Kalé 'sy Panagiá syrtós Gia sa sí (Erythrée) syrtós Melachroinó mou prósopo (Erythrée) syrtós melachroinó syrtós Argyroúla syrtós Kalliopáki 213 syrtós Itane sávvato vrády tsiftetéli Diavolokóritso (Erythrée) tsiftetéli Tsachpinoúla mou zeïbékikos aïvaliótikos zeïbékikos Pérgamos (Erythrée) karsilamás Giorgítsa (Erythrée) 4. Rebétika à partir des années 20 (musique urbaine) syrtós Agiothodorítissa (Asie Mineure, 1935) syrtós Kanaríni mou glykó (Eskenázy, 1934) syrtós Fóra ta mávra, fóra ta (Eskenazy, 1936) syrtós Ston potamó ta roúcha mou (Abatzí, 1937) syrtós Káto stin Alexándreia (Atraïdis, 30) syrtós Mylonás (Eskenázy, 1934) syrtós Ela pia vapóri páre me (Abatzí, 1938) syrtós Sála-sála tsiftetéli Arapína mou skertsóza (Eskenazy, 1936) tsiftetéli Tha spáso koúpes (Papagkíka, 1928) tsiftetéli Aman bída giála (Eskenazy, 1932) tsiftetéli Elenítsa (1931) tsiftetéli Charikláki (Eskenázy, 1933) tsiftetéli Chanoumákia (Mésa stin Póli vrískomai) (Eskenázy, ???) karsilamás Vále me stin agkaliá sou (Peripiniádis, 1934) karsilamás Gyftopoúla sto chamám (1934) zeïbékikos To parápono tou alíti (Chatzichrístos, 1939) zeïbékikos Ta dyo sou chéria pírane (Vergoúles) (Vamvakáris, 1940) epitrapézio Barbagiannakákis (1928) 5. Laïka à partir de la fin des années 40 syrtós Síko chórepse kouklí mou (Kazantzídis, 50-60) syrtós Lígo lígo tha me synithíseis (1965) 214 syrtós Ach Moustafá (Aggelópoulos, 1960) syrtós Psaropoúla, Kapetán Andréas Zépos (Papaïoannou, 1946) tsiftetéli Echeis kormí arapikó (Kazantzídis, 1955) zeïbékikos Ena pitsiráki (Zampétas, 1961) karsilamás Píno kai methó (Peristéris, ???) chasaposérviko Chatzí-baxés (Tsitsánis, 1948) chasaposérviko Apópse stis akrogialiés (Tsitsánis, 40) chasaposérviko O mathitís (Zabétas, 1961) Poú 'sai Thanási (Zabétas, 1971) karsilamás Paízoun ta baglamadákia (1976) zeïbékikos tis Evdokías (Loïzos, 1971) zeïbékikos Mia molyviá (Aggelópoulos, 1986) zeïbékikos Ta moutzouroména chéria (Kazantzídis, 1971) 6. Dimotiká et gyftodimotiká des décennies 70-80-90 syrtós Skandaliára (Saragoúdas, 80) syrtós Gýrna páli gýrna (Lýdia, 80) syrtós San Theó s'agapó (Lýdia, Aggelópoulos, 80) syrtós Poú ná 'nai tétoia óra i agápi mou (Soúkas, 1979) syrtós De sou káno ton ágio (Kontolázos, 1994) syrtós Ta nisiótika paidiá (Perpiniádis, 90) syrtós Thélo lígo na filíso ta cheilákia sou (Fragkoúli, 90) tsiftetéli Exo dértia kai kaïmoí (Kazantzídis, 1972) tsiftetéli Páre me stin agkaliá sou (Saragoúdas, 80) tsiftetéli Póte Voúdas, póte Koúdas (Papazóglou, 1986) tsiftetéli Chaméno kormí (Skafídas, 1979) tsiftetéli Fýge na isycháso (Skafídas, 70) tsiftetéli Chamogeloún ta cheíli mou (Mággas, 70-80) tsiftetéli Me bounátses kai bofória (Glykería, 1986) tsiftetéli Ná 'mouna petaloudítsa tsiftetéli Kaneís edó den tragoudá (Papazóglou, 1978) tsiftetéli Anéva sto trapézi mou (Aggelópoulos) tsiftetéli To diavoláki (Alexíou, ???) 215 tsiftetéli mia tsiggána mou to eípe (Christodoulópoulos,???) tsiftetéli Bournovaliá (Gkátsos, 1983) tsiftetéli As choristoúme ki as xechastoúme (Kávouras,???) tsiftetéli Esý tha mou ta fas (Monachós, 1987) 7. Nisiótika et skylonisiótika à partir des années 80 syrtós Mes'tou Aigaíou ta nerá syrtós Evvoiótissa syrtós Ama charázei sto Aigaío (Oikonomídis, Vazaíos, 2000) syrtós Kapetan Giánnis Skopelítis (A. Vazaíos,???) syrtós Ekato kardiés na eícha (Konitópoulos, 1986) syrtós To louloudáki tou baxé (traditionnel) syrtós Malamaténia mou mátia (Vazaíos, 90) syrtós Théte i de me théte (Konitópoulos, 90) syrtós San to gri-gri (???) syrtós Vótsala stin paralía (Fakíris, 1999) syrtós Giánta (???) syrtós To vapóri tha salpárei syrtós Ach kai ná 'fevge to ploío (Konitópoulos, 90) syrtós Enavágisa sto pélagos syrtós Intá 'kama kai moú 'deixes (Oikonomídis, 90) syrtós Bougázi (Fakíris, 90) syrtós San nisiótiki thýella (Chatzópoulos, 1997) syrtós Ston Apóllona sti Náxo (G. Konitópoulos) syrtós Dári-dári syrtós Ma giánta ti tragiáska sou (Konitópouléïko) syrtós Páno sto mourágio syrtós Anatolí syrtós Paidí thalassinó (Chatzópoulos, 1988) syrtós Náxo me ta psilá vouná syrtós Opa ópa syrtós Tis zoïs mou aggeloúdi syrtós Tha páro mia psaróvarka (Koch, 1979) 216 syrtós Theominía (Konitópoulos, 1988) syrtós Kríma tin agápi (Vitzilaíos, 90) syrtós Eísai to állo mou misó (Chatzópoulos, 90) syrtós Thálassa mas chorízei 8. Plus récents syrtós Karávia Chiótika (Thalassinós, 1995) tsiftetéli Kráta gia to télos (Thalassinós, 1996) tsiftetéli Chamopoúlia (1997) tsiftetéli tou Foteinoú (do hicaz) tsiftetéli O Manólis échei kéfia tsiftetéli tou Polychróni (sol hicaz) tsiftetéli tou Goúva (90) tsiftetéli sourmát (Laço Tayfa, 20000) tsiftetéli hicaz dolap (Laço Tayfa, 2000) zeïbékikos Prigkipéssa mou (Malamás, 2000) 217 Annexe 4 : L'instrumentarium et ses transformations On considère généralement que le couple (zygiá) d'instruments tsaboúna-toubáki, c'est-àdire cornemuse et percussion est le plus ancien couple commun aux îles de l'Egée 465. A Chíos, si le couple tsaboúna-toubáki ne survit aujourd'hui que dans certains villages tels que Mesta ou Agios Giórgis Sykoúsis466, les tsabouniérides467 attestent qu'il était répandu dans la plupart des villages de mastic (mastichochória) du sud de l'île. Deux séries d'enregistrements en témoignent par ailleurs ; la première fut réalisée par le musicologue allemand Wolf Dietrich en 1978 et comporte des enregistrements de chants et de cornemuse dans les villages de Pyrgí et de Mestá 468. La seconde date de 1988 et fut compilée par un amateur américain originaire de Chíos qui enregistra des mélodies de tsaboúna dans le village de Lithí. Les autres zygiés principales sont constituées par le couple violon-santoúri ou violonlaoúto469. La vièle piriforme (achladóschimi lýra) devait être jouée dans d'autres îles mais on dit d'elle qu'elle fut progressivement remplacée par le violon et on ne la trouve plus aujourd'hui que dans le Dodécanèse et en Crète où elle constitue l'instrument soliste du couple lýra-laoúto. Contrairement à la plupart des îles des Cyclades où il constitue l'instrument soliste privilégié, le violon est rare aujourd'hui à Chíos. Il est cependant présenté comme instrument principal dans l'ouvrage comprenant les retranscriptions des enregistrements d'Hubert Pernot en 1898-1899 470. Durant la seconde moitié du vingtième siècle, ses principaux représentants étaient Leonídas Louloúdis et Kóstas Giasemís. A ma connaissance, trois violonistes professionnels exercent encore aujourd'hui sur l'île : le frère de Símos Karaolánis, Stamátis Poúpalos (qui dispose d'un studio et avec lesquel Chrístos Michaliós a réalisé le cd « Mousikés Mnímes ton Kardamýlon »471) et Giórgos Avgoustídis. Le santoúri a quant à lui risqué de complètement disparaître. Selon le musicien et essayiste 465 Le terme de tsaboúna est commun à toutes les îles des Cyclades et du Nord-Est Egéen. La cornemuse est nommée gkaïnta en Macédoine et en Thrace tandis qu'en Crète on l'appelle askomantoúra. 466 Le professeur de danse Kóstas Sitarás, à qui furent longtemps confiés les groupes de danse du village, a financé l'édition d'un cd reprenant la majeure partie des mélodies jouées à la tsaboúna (tsabounistá). Voir https://archives.crem-cnrs.fr/archives/collections/CNRSMH_E_2018_007_001/ 467 Le village compte plus d'une dizaine de tsabouniérides dont Giórgos Tsóflias qui l'enseigne à plusieurs enfants et auprès duquel j'ai réalisé une recension exhaustive du répertoire des tsabounistá. 468 Ces enregistrements m'ont été confiés par Giánnis Kolliáros, laographe et directeur du musée laographique de Kallimasiá. Je les ai ensuite transmis aux tsabouniérides d'Agios Giórgis qui furent très surpris d'ignorer leur existence. Voir colonne des publications d'ouvrages laographiques présentée dans le tableau ... en annexe. 469 (Liávas 2016 : 2) 470 (Pernot et Le Flem : 251) 471 Voir https://archives.crem-cnrs.fr/archives/collections/CNRSMH_E_2018_010_001/ 218 Dimítris Kofterós, le santoúri, bien que joué depuis longtemps dans l'espace helladique, passe des côtes d'Asie Mineure aux îles du Nord-Est Egéen dans la seconde moitié dix-neuvième siècle 472. D'autres sources prétendent que celui-ci fut importé par les réfugiés d'Asie Mineure au début du vingtième siècle. Son principal représentant sur l'île dans la seconde moitié du vingtième siècle était Sotíris Louloúdis, originaire de Nénita473. Frère du violoniste Leonídas, il commença son apprentissage de l'instrument en 1932. Le musicien Giórgos Farantákis lui a consacré un mémoire474. Lors de nos entretiens, Pétros Karvoúnis, qui fut l'élève de Sotíris, m'a confié que la grande amertume de ce dernier fut de ne pas avoir pu réellement former un successeur qui jouerait dans les panégyres475. Pétros Karvoúnis, qui refuse de sacrifier sa tranquilité pour entrer pleinement dans la vie de la nuit des panégyres, dispense cependant des cours à plusieurs élèves et a bon espoir que ceux-ci accompliront le souhait de Sotíris par son entremise. Le statut de la clarinette, instrument soliste par excellence à Chíos, est particulier : très courant dans les régions de Grèce continentale (Epire, Macédoine, Thessalie, Péloponnèse, etc.), c'est un instrument assez rare dans les îles et on suppose que son importation sur l'île doit beaucoup à son lien particulier avec la culture musicale d'Asie Mineure dont les côtes sont distantes de seulement quelques kilomètres. Le clarinettiste Giánnis Kyriakópoulos relève dans son mémoire que sa présence est attestée au sein d'un orchestre à Chíos à partir la deuxième moitié du dixneuvième siècle. Deux versions différentes relatent l'importation de la clarinette en Grèce. La première veut que l'instrument ait intégré les orchestres grecs par l'intermédiaire des musiciens de la ville de Smyrne. La seconde soutient que ce fut par l'intermédiaire des bandes accompagnant l'armée ottomane, cette dernière ayant été réorganisée en 1826 sur le modèle des armées européennes et ayant intégré des instruments de l'orchestre européen 476. Cette seconde version permet également d'expliquer pourquoi l'île de Lésvos comporte des orchestres de cuivres (nommés « fyserá » par les habitants) comprenant trompettes, trombones, euphonium et, plus rarement, saxophones477. Quoi qu'il en soit, plusieurs musicologues s'accordent à dire qu'à l'époque où une classe de commerçants prospères émerge et prend en charge l'organisation de gléntia dans leurs maisons 472 (Kofterós 1991) 473 http://music-archive.aegean.gr/musicians_analytical.php? unq=ZTAwNDg=&lng=ZW5nbGlzaA==&ct=Zmlyc3Q=&sp=0 474 (Farantákis 2015 : 50) 475 L'expression en grec est « Den évgale énan mousikó », « il n'a pas sorti un musicien » sous-entendu jouant durant les fêtes. 476 (Kyriakópoulos 2011 : 29) 477 Au sujet des fyserá de Lésvos, voir Melíkis (2011) 219 seigneuriales (archontiká) dans des régions telles que la Macédoine occidentale, la clarinette s'impose comme instrument capable de remplacer le zournás « hautbois (...) au timbre strident et nasillard »478, peu adapté à la musique de chambre479. On peut supposer qu'un phénomène comparable fut à l'oeuvre à Chíos à la même période étant donné que la clarinette supplanta rapidement la tsaboúna en tant qu'instrument soliste dans les panégyres de l'île. Les anciens clarinettistes ayant enseigné leur art à une grande partie de la génération actuelle sont Manólis Foteinós et Michális Neamonitákis. Ils sont souvent convoqués par les musiciens et leur jeu constitue pour eux un idéal à atteindre. La génération des clarinettistes actuellement en fonction comprend Leftéris Bourniás, Sákis Pipídis480, Markélos Moschoúris, Giánnis Lignós. La jeune génération -de trente ans au plus- est représentée par Vasílis Kármantzis, Giórgos Politákis, Argýris Tzíkas. D'autres instruments généralement associés aux pratiques musicales orientales tels que la darbouka (toubeléki), le kanun (kanonáki), ou le ud (oúti) existent également dans le Nord-Est Egéen et particulièrement à Chíos. Selon la plupart des informateurs 481, ceux-ci furent importés sur l'île par les réfugiés d'Asie Mineure qui s'y installèrent durant les premières décennies du vingtième siècle. Les musiciens avec lesquels je me suis entretenus affirment que le toubeléki n'est pas un instrument local et qu'excepté le cas du couple tsaboúna-toubáki, l'accompagnement rythmique de l'instrument soliste était généralement assuré par le laoúto avant l'apparition de la batterie. Le kanun (kanonáki), qui n'est pas pas non plus considéré comme un instrument local (topikó órgano), car non-ancré sur le territoire pour un temps suffisant, y est cependant très apprécié et s'intègre dans les orchestres sans aucune résistance de la part des habitants. Jusqu'à il y a peu, les seules occasions où l'on pouvait entendre du kanun sur l'île étaient les participations de Mános Koutsaggelídis aux panégyres et manifestations culturelles. Depuis quelques années, Lambriní Káboura, qui s'est spécialisée dans l'apprentissage de l'instrument, en joue régulièrement dans les panégyres de l'île482 et certains de ses élèves commencent eux aussi à jouer en certaines occasions. C'est donc un instrument importé récemment dans l'orchestre de Chíos. Lambriní me l'a répété à plusieurs reprises me donnant à comprendre par là que le choix de son instrument « s'inscrit en 478 Pour une analyse du zurla, équivalent du zournás dans les pays frontaliers de la Grèce, cfr Prévôt (2007 : 699) 479 (Kyriakópoulos 2011 : 30) 480 Sákis Pipídis est l'un des seuls clarinettistes de l'île qui a réalisé deux cd. Son cd « I dikí mas Anatolí » (« Notre Orient ») présente une partie du répertoire d'Asie Mineure en faveur dans les panégyre de l'île. Voir https://archives.crem-cnrs.fr/archives/collections/CNRSMH_E_2018_008_001/ 481 (Chtoúris 2000 : 128) 482 C'est la seule femme à ma connaissance qui exerce une autre fonction que celle de chanteuse dans un orchestre de l'île. Le jeu d'instrument est principalement une affaire d'hommes à Chíos. 220 faux » par rapport à la hiérarchie valorisant l'ancien (palió) et le local (topikó). Son désir d'inscrire sa pratique dans l'ensemble des pratiques locales et anciennes s'est d'ailleurs manifesté en creux un jour alors que nous étions attablés avec le reste de l'orchestre et discutions d'une manifestation culturelle prochaine. On trouvait sur l'affiche la photographie d'un orchestre actif durant les années 50483 sur laquelle l'instrument de l'un des musiciens était caché derrière la table. La posture du musicien correspondait à celle d'un joueur de santoúri cependant les baguettes n'étant pas clairement discernables, on aurait pu croire qu'il s'agissait d'un joueur de kanun. Il s'avère après vérification que ce musicien jouait effectivement du santoúri mais la déception résignée de Lambriní à l'idée qu'elle demeurerait la première joueuse de kanun dans l'histoire musicale de l'île était bien réelle. Le ud (oúti) est nettement plus répandu sur l'île ; la plupart des joueurs de laoúto ou de bouzoúki en possèdent un et l'utilisent régulièrement durant les panégyres. Dans l'ancienne génération des outiérides on compte Fragkoúlis Stakiás qui fut initié par un musicien d'Asie Mineure484, Dimosthénis Daskalákis qui apprit à en jouer au Caire durant son service militaire 485, Kóstas Gianníris et Ilías Egglézos. Dans la génération active, on compte Panagiótis Stroumbákis -qui est considéré comme le meilleur instrumentiste de l'île par certains-, Markélos Poúpalos, Kóstas Klouvákis et dans la jeune génération, Stamátis Syriódis, Dimítris Kontós... Dans la section consacrée à l'opposition ruralité/urbanité comme critère de définition des paradosiaká, la définition de la catégorie rebétiko de Néarchos Giorgiádis faisait de cette dernière une continuité urbaine des musiques d'origine rurale notamment du point de vue de l'instrumentation. Le rebétiko peut ainsi être envisagé comme une phase liminale du développement de la musique populaire (dimotiki mousikí) qui passe progressivement de l'espace rural à l'espace urbain et qui reprend l'essentiel des instruments traditionnels mais également un moment historique qui voit un important développement des instruments à cordes pincées tels que le bouzoúki, les différentes formes de baglamádes, le tzourás, etc. Lorsque le rébetiko acquiert ses formes stables, les laïká se développent en utilisant le bouzoúki comme instrument soliste alors que d'autres instruments tels que la guitare, l'accordéon -rapidement remplacé par le synthétiseur (armónio)- et la batterie rejoignent l'orchestre urbain. De fait, ce n'est pas au niveau des caractéristiques de morphologie, de timbre ou de facture qu'il faut chercher la différence entre les paradosiaká órgana 483 L'utilisation même de ce type de photographie démontre que les agents contemporains aspirent à inscrire leur pratique dans la droite lignée des pratiques des générations antérieures. 484 Voir https://www.youtube.com/watch?v=azR5J5QQ1GM 485 Voir http://music-archive.aegean.gr/musicians_videos.php? unq=YTAwNTc=&lng=Z3JlZWs=&ct=Zm91cnRo&sp=0 221 précités et les autres instruments ; cette différence est une conséquence d'un autre principe à l'oeuvre. Ce qui les caractérise réellement est qu'ils n'ont pas été utilisés dans la musique urbaine qui s'est développée après le rebétiko. Or on constate que le monde de la musique urbaine et de la musique rurale, même lorsqu'on essaye de les utiliser comme critères de classification mutuellement discriminants, ne cessent de démontrer leur porosité. En effet, le bouzoúki, la guitare, la batterie, l'accordéon puis le synthétiseur ont tous intégré les orchestres de l'île comme en témoignent les photographies dont on dispose. On évoque la date de 1950 concernant l'intégration du bouzoúki486 et de l'accordéon, ce dernier remplaçant généralement le santoúri. A la même époque, l'amplification et l'utilisation de micro se répand parmi les orchestres. Un peu plus tard, la guitare remplace le laoúto tandis que dans les années 1960, l'accordéon est remplacé par le synthétiseur 487. Les musicologues, bien conscients de ce problème, ont adapté leur définition de ce qui relève de la parádosi. Représentant de cette posture réflexive, Lámbros Liávas évite de formuler une définition normative « estampillée tradition » pour reprendre son expression et, citant le cas du synthétiseur qui a depuis longtemps intégré l'orchestre interprétant un répertoire de musique rurale, considère qu'un instrument est traditionnel dans la mesure où il est adopté par les membres de la communauté488. Cette approche a le mérite de tenir compte du point de vue des acteurs mais ne suffit pas dans notre cas. Son principal défaut est qu'elle fait abstraction du fait que le panégyre est un lieu et un enjeu de luttes entre les habitants qui émettent des jugements sur les orchestres et pour lesquels l'instrumentarium est d'importance première ; certains habitants oeuvrent au sein des syllogues afin que l'orchestre choisi corresponde par exemple à l'idée qu'ils se font d'un orchestre traditionnel. Par ailleurs, si nous envisageons réellement la parádosi comme un ensemble de catégories de perception, d'appréciation et d'action agie et agissante par l'intermédiaire des agents, nous ne pouvons que constater que ces instruments (bouzoúki, guitare, batterie, accordéon, synthétiseur) sont systématiquement écartés des manifestations culturelles (ekdilóseis) qui ont précisément pour but de mettre en scène et en formes musicales et dansées les catégories qui constituent la parádosi. Ici, plusieurs dynamiques se rencontrent. Il ne s'agit pas de sous-estimer le rapport quasi-charnel qu'entretiennent certains musiciens avec leur instrument. Au contraire, les entretiens et séances d'enregistrement effectués avec eux prouvent que leur choix est parfois motivé par une réelle 486 (Chtoúris 2000 : 136) 487 Ibid., p. 140 488 (Liávas 2014) 222 fascination pour un timbre et que c'est par le biais de leur instrument qu'ils appréhendent les répertoires des paradosiaká. Cependant les faits démontrent clairement que les musiciens, pris dans leur globalité, s'adaptent aux modes urbaines de l'époque et apprennent souvent plusieurs instruments afin de répondre aux attentes de différentes clientèles, ce qui produit les changements qu'on observe au niveau de l'instrumentarium. Fig. 1 : Ligne du temps des apparitions d'instruments dans les orchestres de Chíos Les arcs de cercles indiquent que les deux instruments constituent ensemble une zygiá traditionnelle. Les segments de droite allant d'un instrument à l'autre indique que le dernier arrivé a partiellement remplacé l'autre cependant la flèche indique que ces instruments continuent d'exister. Ainsi de la tsaboúna qui a perdu son rôle soliste dans la plupart des panégyres mais continue d'être jouée. Paradoxalement, c'est le kanun qui arrive en dernier dans la liste des instruments ayant intégré l'orchestre de l'île. On observe là à l'importation d'un instrument traditionnel qui vient se substituer au synthétiseur, nettement plus courant en tant qu'instrument d'accompagnement de la clarinette. Les dates relèvent d'une approximation après recoupement d'informations collectées lors d'entretiens et par l'analyse de la littérature spécialisée. Si on peut dater l'apparition de certains instruments avec une plus grande précision, les crochets indiquent que dans le cas du santoúri, du ud ou du toubeléki, l'importation pourrait dépendre de l'afflux de réfugiés d'Asie Mineure ou pourrait lui être antérieur. 223 Annexe 5 : Un point de vue des participants extérieurs au village Pour ceux qui ne participent pas aux préparatifs et se rendent au panégyre en qualité d'invités étrangers au village, la fête produit ses effets bien avant que l'on ne s'y trouve. Déjà dans la voiture, la paréa se chauffe à blanc en écoutant les enregistrements de précédents panégyres qui circulent sur clés usb et sur cd 489. Ainsi, je me rappelle de ce soir où nous nous rendions à deux voitures à un panégyre du Nord de l'île avec Lambriní et les autres. Le kéfi monte, c'est l'heure de montrer que l'on est un vrai fêtard, un glentzés. Dimítris, qui est un connaisseur bien qu'on lui reproche d'avoir un penchant pour les gyftoklarína490, choisit les enregistrements de l'âge d'or, ceux du clarinettiste Manólis Foteinós. Une improvisation au kanun, un court solo de touberléki et le tsiftetéli commence. Il augmente le volume. Pantelís qui nous suit en voiture et transporte le reste de la bande nous dépasse, on se rejoint aux intersections pour être sûr de prendre le bon virage. Il y a une manière d'occuper l'espace public à Chíos, comme en de nombreux autres lieux en Méditerranée : deux véhicules s'arrêtent au milieu de nulle part et les conducteurs y discutent pendant plusieurs minutes, se mettent d'accord puis reprennent leur route. Celle-ci est particulièrement longue étant donné qu'on part de la ville, ce qui nous laisse un long moment pour commenter ce que nous sommes sur le point de vivre. On évalue et commente la réussite du panégyre dès le départ. Untel viendra-t-il et si oui, accompagné de qui ? Au panégyre de son village, on s'assied avec sa parentèle tandis que dans les villages étrangers, on vient le plus souvent avec ses amis. Et, étant donné que les invités arrivent lorsque la fête a déjà commencé, les premiers coups de téléphone sont passés aux alentours de vingt-deux heures. Mais les réservations de table, elles, commencent bien plus tôt et la seule possibilité de venir au panégyre si l'on a pas réservé est de s'agréger à une paréa déjà sur place. Les bonnes tables sont assez naturellement placées en bord de piste mais à une distance suffisante du système d'amplification afin que les participants s'entendent parler or, comme on l'observe sur les photos du panégyre de Dafnónas (voir fig. 17), elles sont réservées par les plus grandes parées généralement composées de locaux (ntópioi). Chaque panégyre a sa réputation mêlant réputation du village, de ses danseurs et des musiciens qui y sont généralement engagés. L'orchestre et l'origine des musiciens est un élément 489 Le curieux peut se les procurer chez la seule disquaire de la ville. Il feuillette un épais catalogue et choisit l'orchestre et l'année d'enregistrement de son choix pour 6 euros. 490 Littéralement « clarinettes de gitans ». Style de jeu considéré comme excessivement mélismatique. 224 important. Si l'un des musiciens est originaire du village où se déroule le panégyre, il y a de fortes chances pour que celui-ci soit réussi car il a tout intérêt à honorer son village et les convives par son jeu ; sa réputation et, accessoirement, la possibilité d'être réengagé en dépendent. L'âge et l'expérience sont également des critères déterminants ; on n'accorde pas le même crédit aux musiciens en place depuis trente ans et à ceux qui commencent à peine à se faire un nom. Le nombre de personnes mais aussi la qualité des danseurs est un autre élément pris en considération ; l'orchestre peut être bon, la piste peut être remplie, si les bons danseurs sont absents, la fête ne sera pas bonne. Sur la route, on évalue également la réussite du panégyre grâce à des indicateurs plus contextuels, notamment le nombre de voitures qu'on dépasse et qui vont dans la même direction que nous. Si le nombre n'est pas forcément garant d'une bonne fête, on mesure parfois sa réussite à la difficulté qu'on a à garer la voiture dans le village. Inversément, lorsqu'un nombre anormal de voitures nous croise en sens inverse, il est possible que la fête soit terminée ou complètement ratée. Les explications sont nombreuses dans ce cas : on évoque les nombreux mariages de cet été dans le village qui sont autant d'occasions de danser et qui ôtent au panégyre son caractère exceptionnel, un changement d'orchestre qui déplaira au village, un deuil plus ou moins récent. Le deuil des parentèles importantes d'un village est particulièrement redouté par les musiciens. Il suffit d'un mort pour ruiner un glénti et priver les musiciens engagés de revenus susbtantiels. L'ambiance sonore même lointaine a également un effet presqu'immédiat sur les participants. Ainsi, je me souviens de cet instant particulier où, alors que nous roulons, les instruments commencent à résonner et se superposent à la musique qu'on écoute en voiture et produit une certaine effervescence de la compagnie. Ce phénomène est l'occasion pour les spécialistes que sont les musiciens professionnels de faire montre de leur expertise par des commentaires sur l'instrumentiste qu'on entend, sur le morceau qu'il est en train de jouer etc. Certains orchestres, comme l'orchestre Stroumbákis qui joue chaque année à Dafnónas, sont connus pour l'intensité sonore qu'ils produisent grâce au système d'amplification 491. Dans ce cas précis, la musique du panégyre de Dafnónas s'entend dans toute la plaine et un habitant de Chalkeiós ou de Ververáto peut retracer le fil de la soirée sans se déplacer. Dès notre sortie de la voiture, on est pris par ce son qui, de la place ou de la cour d'école, s'engouffre dans les ruelles et s'étend dans la plaine jusqu'aux flancs des montagnes. 491 Il est difficile de danser à une proximité immédiate des bafles lorsqu'ils jouent tant le volume est élevé. 225 Le panégyre a également ses odeurs : celle du pastéli, la barre de sésame et de miel que vendent les marchands ambulants à l'entrée, et l'odeur des viandes grillées qui constituent l'essentiel du repas. Du dehors, on se présente devant des membres du syllogue à qui l'on paye le droit d'entrée contre des tickets (repas-boisson) en communiquant le nom de la réservation. On rejoint ensuite les membres de la paréa déjà installée ou s'installe à la table désignée par un serveur en attendant qu'il vienne prendre la commande. 226 Annexe 6 : Le syrtós des îles de Lésvos et Oinoússes Pour comprendre la spécificité du syrtós de Chíos et des signatures utilisées par les danseurs de l'île, il me paraît intéressant de faire un détour par les îles voisines. L'extrait suivant492 est une reconstitution d'un glénti de Lésvos issu de l'émission « To aláti tis gís » (« Le sel de la terre ») animée par l'ethnomusicologue Lámbros Liávas. Comme on l'observe, l'emphase est placée sur la dimension processuelle du glénti. Liávas, par ses émissions, veut montrer au public comment fonctionne le glénti d'aujourd'hui et non pas reconstituer un glénti tel qu'il pouvait se pratiquer au début du siècle dernier. Le fait de présenter des danseurs en tenue élégante contemporaine, endimanchés tels qu'ils le seraient au panégyre et non pas en costume traditionnel, est la marque distinctive des émissions de Liávas alors que Giórgis Melíkis optait systématiquement pour les costumes locaux dans son émission « O tópos kai to tragoúdi tou » (« Le lieu et son chant »)493. Ce fonctionnement contemporain du glénti est marqué par divers éléments : la disposition des tables autour de la piste, où l'on peut voir le présentateur et les autres convives manger et boire 494, le billet jeté au musicien (0'17''), représentant la rémunération telle qu'elle s'effectue dans les véritables gléntia et produite par le kéfi du danseur qui « meraklónei » ou le kérasma d'un verre d'eau-de-vie par le troisième danseur (1'28''). Le mouchoir vient quant à lui ici encore jouer le rôle de marqueur en traditionalité et nous rappelle qu'on ne regarde pas n'importe quelle danse mais bien un syrtobállos traditionnel de l'île de Lésvos. Comme on l'observe, il se danse dans ce cas-ci entre hommes ; d'abord à deux puis à quatre. La séquence à quatre danseurs dansant en cercle autour d'un centre matérialisé par le croisement de deux mouchoirs s'observe à Lésvos et dans la péninsule d'Erythrée 495 mais pas à Chíos. Lorsque les partenaires dansent face-à-face (0'48''), leurs pas sont très synchronisés, enlevés (pidichtá) et les pas sont extrêmement secs (koftá), les danseurs frappant littéralement le sol du pied. Lorsqu'ils effectuent des rotations (1'01''), leurs jambes assez écartées et leurs appuis synchronisés s'effectuent tantôt en demi-pointe, tantôt sur le talon. Ce maintien et ces appuis, caractéristiques du syrtós de Lésvos -c'est notamment ainsi qu'on le danse dans le village de Mesótopos 496-, contrastent avec les appuis sobres et plus délicats des danseurs du même âge à Chíos mais ils partagent « un air de 492https://www.youtube.com/watch?v=sjLdjglsB7U 493Cette idée de Liávas est relayée sur l'île de Chíos par Símos Karaolánis qui lors de notre entretien n'avait pas de mots assez durs pour condamner la manière dont les professeurs de danse et les syllogues utilisent aujourd'hui les costumes traditionnels ; il parle de « viol de la tradition » (« Avtó pou gínetai símera eínai viasmós tis parádosis ! ». 494Cettee disposition était déjà celle adoptée dans l'émission « Stin ygeiá mas re paidiá ! » (« A votre santé, les enfants ! ») animée par Spýros Papadópoulos, plus orientée vers le répertoire des laïká. 495J'ai eu l'occasion de l'observer durant les cours de danse d'Asie Mineure dirigés par Kóstas Sitarás. 496(Vouvélis 2012 : 19'20'') 227 famille » avec les pas du syrtós d'Oinoússes, comme nous allons le voir. A 2'24'', le violoniste entame l'improvisation et joue une version stylisée et instrumentale de l'appoggiature inférieure caractéristique du « Amán » vocal du bállos-manés, les hommes lâchent prise, entament le bállos tandis que d'autres danseurs rejoignent la piste et que l'un des premiers danseurs remet le mouchoir dans sa poche. Danser entre hommes : de la rareté à la transgression en une génération Cette forme de syrtobállos entre hommes est extrêmement rare à Chíos. Alors que certaines danses en face-à-face s'exécutent encore entre hommes (notamment le zeïbékikos et le tsiftetéli), le fait de danser le syrtós d'une telle manière paraît aujourd'hui totalement incongru pour les plus jeunes danseurs à Chíos. Les femmes le dansent entre elles, un père avec son enfant, un groupe mixte de danseurs le peuvent également mais le plus souvent, une femme s'intercalera entre deux hommes. En revanche, la simple évocation d'un syrtós dansé à deux hommes est perçue de manière négative par la plupart des danseurs. A titre d'illustration, alors que j'étais à un panégyre avec des amis et que je désespérais de trouver une femme que je connaisse avec qui danser, l'un d'eux me dit : « Eh ! On ne va quand même pas danser le syrtós ensemble, non? ». Cette phrase formulée par la négative résume à elle seule la manière dont la générations des jeunes actifs envisagent la chose. Pour utiliser une expression française charriant en elle autant de présupposés que la phrase de mon ami, « Cela ne se fait pas ». Le faire serait une erreur, une faute de goût qui dénoterait d'une ignorance des habitudes locales ou d'une volonté manifeste de passer outre l'avis de l'assemblée et d'offenser volontairement ses sensibilités. D'ailleurs je n'ai jamais observé cette pratique bien que Sarántos Kostídis m'ait affirmé que cela se faisait parfois autrefois. Si elle avait pourtant lieu, on considérerait qu'elle est le fait d'hommes ivres ou un peu fous à moins que cette danse entre hommes soit un marqueur visant à indiquer que ceux-ci sont étrangers et viennent partager un glénti avec les Chiótes. Dans ce cas, les participants observeraient avec intérêt et amusement leur danse et commenteraient probablement le fait que « les gens de là-bas ont d'autres manières de faire » (« Oi ánthropoi s'avtá ta méri, échoun állous trópous »)497. On peut établir un parallèle entre cette reconnaissance bienveillante et curieuse de marqueurs identitaires étrangers à l'île et le statut réservé aux danses pyrgoúsikos du village de Pyrgí et trípatos du village de Nénita dans des gléntia organisés dans d'autres villages. Ainsi, on m'a relaté que lorsque les Pyrgoúsoi ou les Nenitoúsoi se rendent à un glénti d'un autre village, il est courant qu'ils commandent leur danse locale, dans le but 497Avec une emphase prononcée sur la première syllabe du mot « állous », marquant sur le ton de l'évidence que ces manières sont très différentes. 228 notamment d'affirmer leur présence durant la fête et cette initiative est bien accueillie par le village hôte. Pour en revenir au syrtobállos, la danse entre hommes qui s'observe à Lésvos existe encore sur l'île voisine d'Oinoússes ; j'ai pu la filmer lors d'un glénti pareïstiko organisé à la taverne Pateróniso au mois d'août 2018 alors que je suivais les activités de l'orchestre composé de Lambriní Káboura (kanonáki), Dimítris Kontós (laoúto), Ággelos Mathioulákis (chant), Ignátios Anagnóstou (percussion), Pantelís Konstantás (bouzoúki) et Giórgos Politákis (clarinette). Des amis d'enfance ont dansé le syrtós entre hommes à trois reprises ; la première fois à deux, accompagnés de tout l'orchestre au son des syrtoí « Sto katifénio sou ónta »498 (« Dans ta chambre de velours ») et « Káto stin Alexándreia »499 (« Là-bas, à Alexandrie »). La seconde fois, toujours à deux au son du syrtós « Sto potamó ta roúcha mou »500 suivi du « Kalé 'sy Panagiá » ou « bállos mastícha » déjà discuté. La troisième fois, à trois danseurs au son des syrtoí « Ti se méllei esénane »501 (« En quoi cela te concerne ») et « Ná 'cha ekató kardiés »502 (« Puissé-je avoir cent coeurs ») accompagnés par Stéfanos Karavás, joueur de oúti né aux Etats-Unis d'une famille Aignousiote revenant régulièrement sur l'île. L'extrait vidéo suivant503 se compose de la première et de la deuxième occurrence. En plus de son exécution entre hommes, on y décèle trois grandes différences stylistiques par rapport au syrtós de Chíos. La première différence s'observe à 1'03'' et m'a été présentée à plusieurs reprises comme typiquement aignousiote, notamment par Kóstas Sitarás et par Ioulía Lignoú, professeure de danse de Chíos originaire d'Oinoússes. Le danseur en noir effectue une phrase choreutique de six appuis ; le poids bascule sur la jambe droite lors du premier appui, tandis que le danseur pose la pointe du pied gauche derrière sa jambe droite. Le troisième appui consiste en une légère levée du pied droit. Le poids bascule ensuite sur sa jambe gauche tandis que la pointe du pied droit vient se poser derrière sa jambe gauche. Cette phrase peut être répétée plusieurs fois, il l'effectue d'ailleurs à nouveau avec plus d'entrain et d'élan à 1'11''. Cette caractéristique stylistique partagée par un grand nombre de danseurs d'Oinoússes mais absente du « répertoire gestuel » des danseurs de Chíos, Kóstas Sitarás l'intègre en tant que figure chorégraphique lors de représentations avec le groupe de 498https://archives.crem-cnrs.fr/archives/items/CNRSMH_E_2018_008_001_09/ 499https://archives.crem-cnrs.fr/archives/items/CNRSMH_I_2018_029_003_10/ 500https://archives.crem-cnrs.fr/archives/items/CNRSMH_I_2018_029_003_06/ 501https://archives.crem-cnrs.fr/archives/items/CNRSMH_I_2018_029_003_14/ 502Selon mes informations, ce syrtós date des années 60 et a été interprété pour la première fois par Gióta Lýdia. 503https://youtu.be/Pd0aS4wmU1Q 229 danse du syllogue de l'île. Comme on l'observe dans l'extrait suivant 504, la signature de six appuis devient un marqueur en traditionalité et identitaire indiquant une spécificité aignousiote tout en permettant à l'ensemble des danseurs de clore le syrtós de manière synchronisée. La deuxième différence stylistique relève de la position des appuis et de l'écart entre les jambes des danseurs, comme on l'observe sur les deux photos suivantes. A l'instar du syrtós de Lésvos et à la différence du syrtós de Chíos, on observe une tendance des danseurs à exprimer leur meráki en occupant l'espace plus librement. On peut raisonnablement attribuer cette caractéristique au fait même que le syrtós dansé par les hommes a en grande partie été structuré par les situations où il était pratiqué. Fig. 1 : L'appui caractéristique du syrtós aignousiote A ce sujet, plusieurs danseurs m'ont relaté des anecdotes datant de l'époque où leurs pères, marins pour la plupart, se réunissaient à leur retour de voyage dans les kafeneía et tavernes de l'île pour danser entre meraklídes. Ces anecdotes n'étaient que référence à l'ivresse extrême conduisant les amis à rentrer à quatre pattes chez eux, à danser sur les mains ou une canette de vin sur la tête, à chanter des manédes brûlants d'émotion, tout ceci à l'abri du regard de leurs femmes. Cette expression corporelle plus libre, émergeant d'interactions particulières entre hommes, s'est en 504https://youtu.be/biHMXc_Toos 230 quelque sorte exportée dans le syrtós en couple de l'île comme le montre la photo suivante où on observe Níkos Komnináris, qui m'a systématiquement été présenté comme l'un des meilleurs danseurs de l'île, effectuer une rotation ressemblant à celles qu'on pouvait observer dans la vidéo du syrtobállos de Lésvos. Fig. 2 : Les appuis de Níkos Komnináris La troisième grande différence stylistique est elle aussi liée à la situation du glénti de meraklídes mais également à l'origine des danseurs. Dans la vidéo du syrtobállos d'Oinoússes, alors que les danseurs ont cessé de se tenir par la main, on peut voir le danseur en noir frapper ses genoux des mains (2'00'' ; 2'12''), exécuter d'amples gestes tout en sondant les intentions de son partenaire (2'03''), exprimer son kéfi débordant en s'exclamant et en prenant sa tête dans les mains (2'08''), toucher la pointe de ses pieds des mains avant de frapper à nouveau ses genoux (2'40'') et d'honorer son partenaire en lui frappant le pied à genoux (2'56''), lequel répond en touchant le sol du revers de la main à 3'00''. Ces gestes, marqués par un contact régulier des genoux et des mains avec le sol et la terre sont extrêmement rares dans l'exécution du syrtós ; on les trouve le plus souvent dans l'exécution d'autres danses telles que les karsilamádes et zeibékikoi. Ces gestes rappellent d'ailleurs 231 le zeybek505 tel qu'il s'exécute aujourd'hui en Turquie 506. C'est ici que l'origine des deux danseurs entre en jeu. En effet, l'un d'eux avait pris soin de m'informer à la fin de leur première performance que je venais d'observer une danse qui était sans doute sur le point de disparaître car elle était uniquement « maintenue en vie » par quelques meraklídes descendants de réfugiés grecs du village de Melí de la péninsule d'Erythrée. Pour lui, cette manière de danser le syrtós était directement liée à la tradition des Meliótes507. De ce que j'ai pu observer et entendre à Oinoússes durant mes trois courts séjours sur l'île, il paraît évident que les réfugiés d'Asie Mineure ayant fui l'empire ottoman durant les deux premières décennies du vingtième siècle ont considérablement marqué la tradition musicochoreutique de l'île508. Elle partage beaucoup de ses chants et de ses danses avec l'île de Chíos mais on y trouve certaines danses provenant de Melí et d'autres villages de la péninsule d'Erythrée. Fig. 3 : La péninsule d'Erythrée et le village de Melí Photo satellite de la Nasa Earth Observatory annotée sur base d'une carte figurant dans (Sýllogos Alatsatianón Irakleíou Krítis 2004) 505L'extrait présente un zeybek exécuté sur la mélodie Kerimoglou. Ce dernier était un chef de tribu Yörük admiré pour son amour de la liberté. Dans son ouvrage « Memed le Mince », Yachar Kemal décrit longuement la splendeur de la tente de Kerimoglou et loue son bon caractère et sa vertu. https://www.youtube.com/watch?v=mfrxBUTXlbI 506Une analyse comparative du zeïbékikos grec et du zeybek turc dépasse largement le cadre de ce travail. Notons seulement que le zeybek pratiqué aujourd'hui et tel qu'il s'observe dans l'extrait est une danse chorégraphiée et dépouillée de son caractère improvisationnel sous l'impulsion de Had Selim Sirri Tarcan qui s'inspira des chorégraphies de danses populaires suédoises. A ce sujet voir Ozturkmen (2001 ; 2012). 507« Emeís oi Meliótes, étsi chorévoume to syrtó, avtí eínai i parádosí mas. » 508A ce sujet, consulter l'étude de Kyriákos Kalaïtzídis dans En Chordaís (1999). 232 Il est malaisé de déterminer si telle ou telle de ces trois caractéristiques particulières est à attribuer à une influence des habitants de Melí qui ont peuplé l'île au début du vingtième siècle ou si ces caractéristiques étaient déjà propres au style aignousiote. Néanmois ce bref aperçu du fonctionnement de la séquence syrtós-bállos dans les régions les plus proches nous permet de replacer le syrtós de Chíos dans un contexte plus large et de mieux saisir ses spécificités. 233 Annexe 7 : A la recherche du bállos de Chíos Aucune des descriptions actuelles de la tradition musicale et dansée de Chíos produites par les folkloristes et professeurs de danses de l'île que j'ai pu consulter ne fait explicitement référence au bállos. A ma connaissance, il ne figure en tant que danse autonome dans aucun programme présentant les danses locales. La plupart des danseurs et des professeurs de danse ne donnent par ailleurs aucun nom au chorós antikristós en 2/4 exécuté à la suite du syrtós, comme s'il ne constituait pas une danse à part entière. Cependant, certains éléments nous permettent d'affirmer qu'il s'agit bien là d'un bállos, que celui-ci s'insère dans une forme de « suite » qui constitue la véritable particularité, le réel « idiómorfos charaktíras » des pratiques dansées contemporaines telles qu'elles se manifestent dans les gléntia de l'île de Chíos et que ce particularisme est à mettre en lien avec la tradition des côtes d'Asie Mineure. Pourquoi persister dans l'idée qu'il existe un bállos à Chíos alors qu'aucun des habitants n'utilise ce terme pour faire référence à la danse en face-à-face suivant le syrtós ? Tout d'abord parce que les caractéristiques du chorós antikristós que j'ai pu observer durant les gléntia et qui est exemplifié par l'extrait de Chrístos et Ánna (chapitre 5, ex. 14) correspondent à celles du bállos d'autres îles de l'Egée. Plusieurs professeurs de danse et musiciens compétents adhèrent par ailleurs à cette opinion. De plus, ce nom figure textuellement dans plusieurs témoignages écrits de chercheurs locaux et étrangers et ce jusqu'aux années soixante. Il apparaît en outre à deux reprises dans les enregistrements de mélodies populaires effectués par Hubert Pernot lors de sa mission de 1898 sur l'île. Ensuite, parce que deux enregistrements effectués sur l'île en 1988 par Níkos Dionysópoulos nous montrent que le bállos n'a pas disparu depuis si longtemps. Enfin, parce qu'en plus d'exister dans nombre d'îles de la Mer Egée, il a survécu dans les îles avoisinant Chíos. 1. Les témoignages de Karakásis et Argenti Il convient de formuler une remarque préliminaire avant de rentrer dans le vif du sujet : la profusion de termes désignant le même objet ou le même phénomène ne devrait nullement nous étonner. Elle nous est héritée d'un temps où chaque micro-région, voire chaque village, vivait dans une autarcie laissant toute sa place au développement d'un vocabulaire particulier. Cette profusion de termes complique considérablement notre tâche, étant donné que nous ne disposons que de sources écrites. Que le lecteur s'imagine un instant la difficulté qu'on aurait à faire sens de diverses 234 descriptions du syrtós si ces dernières n'étaient pas accompagnées des enregistrements filmiques dont on dispose aujourd'hui. Conscient que la précision dans les termes est requise ici, j'ai fait le choix de reproduire intégralement les extraits en langue grecque. La première description qui nous intéresse est le fruit d'une mission commandée par l'Académie d'Athènes et réalisée par Stávros Karakásis en 1962 dans la capitale, dans plusieurs villages du Sud de l'île ainsi que dans deux villages du Nord de l'île. Celui-ci décrit brièvement les danses de l'île dans son rapport509 : « Ως τοπικός χορός επικρατεί ο νησιώτικος « La danse qui prévaut localement est le Συρτός που τελειώνει συνήθως με Μπάλον. nisiótikos Syrtós qui se termine habituellement Απαντούν προσέτι εις ωρισμένα χωρία και avec un bálos. Dans certains villages, il existe ειδικοί τοπικοί χοροί εις τον ρυθμόν του Συρτού, également des danses locales exécutées sur le με ιδιαιτέρας μελωδίας και βήματα, όπως είναι ο rythme du Syrtós et possédant des mélodies et Πυργούσικος, ο Βολισσιώτικος, ο Δετός χορός des pas particuliers telles que le Pyrgoúsikos, le των Νενήτων, ο Συρτός Μαστίχα, ο Volissiótikos, le Detós chorós de Nénita, le Κωλοσυρτός, ο Τρίπατος, και πιθανώς και άλλοι Syrtós Mastícha, le Kolosyrtós, le Trípatos et εις κέντρα της ερευνήσαμεν. » νήσου τα οποία δεν probablement d'autres danses du centre de l'île que nous n'avons pas étudiées. » On apprend ici que le syrtós de l'île était suivi d'un bálos. Cependant, bien qu'il fût brillant violoniste diplômé du Conservatoire National et issu d'une longue lignée de musiciens, Karakásis n'était pas particulièrement familier des pratiques musicochoreutiques de Chíos. Qui plus est, le titre de son rapport indique que sa recherche fut particulièrement brève. On peut douter qu'il eût matériellement les moyens de s'imprégner des subtilités des danses de l'île. Toutefois un témoignage concordant et attestant de la présence du bállos nous est fourni par un intellectuel de l'île, plus familier de ces pratiques. Enfant d'une famille chiote descendant de l'ancienne noblesse génoise, Philip Pantely Argenti est né à Marseille en 1891. Il fit des recherches dans différentes archives d'Europe et écrivit plusieurs études sur le folklore et l'histoire de sa patrie. La courte description qui suit provient de son ouvrage « The folk-lore of Chios », publié en 1949510 : 509(Karakásis 1962 : 276) 510(Argenti 1949 : 325) 235 « Στο γλέντι του γάμου ένας ειδικός « Lors de la fête du mariage, un chanteur τραγουδιστής καλείται να πει τραγούδια στη spécialisé est appelé pour énoncer des distiques Λόγγα, Ξούστα, Σούστα ή Μπάλλο. Τραγούδια sur la Lógga, Xoústa, Soústa ou sur le bállos. της Λόγκας ή Σούστας, που χορεύεται από Exemple de distiques de la Lógka ou Soústa, qui ζευγάρια αντικρυστά: "Εσύ κοιμάσαι στα se danse en couple face à face : « Toi, tu dors σεντονάκια σοκάκια...". » κι εγώ γυρίζω μεσ' στα dan tes petits draps et moi, je me ballade dans les ruelles... ». » Le terme de bállos apparaît à nouveau mais il est cette fois-ci associé aux termes Lógga, Xoústa, Soústa. Cette description présente deux problèmes de traduction. Premièrement, j'aurais pu traduire « Enas eidikós tragoudistís kaleítai na pei tragoúdia » par « Un chanteur spécialisé est appelé pour dire des chants ». Les deux traductions sont possibles et dépendent de ce qui est entendu par tragoúdia. Ce terme peut s'utiliser en référence à une chanson complète à la mélodie stable et au texte établi cependant les termes tragoúdia ou tragoúdakia, comme le terme kotsákia s'utilisent également pour qualifier les distiques chantés511 et assemblés par le chanteur au cours d'une performance donnée. Cette description est ambiguë car le terme pluriel tragoúdia est utilisé en fin de description et désigne deux vers particuliers cités intégralement et extraits d'une chanson unique. A ma connaissance, le chant « Esý koimásai sta sentonákia ki egó gyrízo mes' sta sokákia » n'existe plus sur l'île. On dit qu'il est originaire de l'île d'Ímvros et il a notamment été enregistré par Níkos Dionysópoulos sur l'île de Lésvos où il est encore chanté 512. Deux autres chants associés à la Lógka, Soústa ou Xoústa sont répertoriés par Argenti dans l'ouvrage. Le premier, relativement long se nomme « I synántisi », l'autre est composé d'un distique unique et existe dans d'autres îles : « Armenáki 'mai kyrá mou, páre me, ánoixe tes duó s'agkáles, mésa vále me »513. Ce que révèle ce premier problème de traduction est le degré de formalisation des chants atteint lorsqu'Argenti a rédigé son ouvrage ; a-t-on affaire à des chants déjà établis qu'il s'agit simplement d'interpréter ou est-il question de performances uniques liées à une situation précise -ici, un mariage- lors de laquelle certains rapports unissant les individus présents sont mis en distiques? Comme démontré au cours du mémoire, ces deux configurations cohabitent encore sur l'île et l'ambiguité de la description d'Argenti ne permet pas réellement de trancher. 511(Kolliáros 2003 : 93) 512(Dionysópoulos 2004: cd 1, piste 10). Pour une version actuelle, voir : https://www.youtube.com/watch? v=BtzymHzbpyo 513(Argenti 1949 : 677) 236 L'autre problème de traduction a trait à la tournure de la phrase qui laisse à penser que les termes Lógga514, Xoústa, Soústa et bállos désignent une danse unique. Cette autre ambiguité semble résolue lorsqu'il est fait référence aux distiques, car le terme de bállos disparaît cependant, il est ici aussi difficile de trancher. Il est par ailleurs possible que l'association du bállos aux autres danses implique que celles-ci se ressemblaient sous certains rapports. Je ne dispose d'aucune autre information sur la Lógga ; elle a non seulement disparu de l'île mais est aujourd'hui introuvable dans le reste de la Grèce et la Soústa ou Xoústa est une danse identifée mais de manière équivoque. Une interprétation possible de la description d'Argenti est donc que le chanteur spécialisé dans les improvisations vocales515 pouvait énoncer des distiques aussi bien lors de la Xoústa ou Soústa -selon lui également nommée Lógga - que lors du bállos. 2. Hubert Pernot, le Do bállo, le Bállo Mastícha et la Soústa Comme je l'évoquais plus haut, le bállos figure à deux reprises dans l'ouvrage d'Hubert Pernot516. Ces deux mélodies disparues de l'île ont été réenregistrées par Christódoulos Chaláris, spécialiste de la reconstitution des musiques grecques de l'Antiquité et de l'époque byzantine, dans un album consacré à Chíos et sorti en 1992 517. La première de ces mélodies est nommée Do bállo518, en raison de sa tonalité en do majeur. La retranscription de Paul le Flem n'a fait l'objet d'aucune correction de la part de Márkos Dragoúmis. Il a été retranscrit en 2/4 et le tempo indiqué est de 96 à la noire, ce qui correspond aux caractéristiques actuelles du syrtós de l'île. S'il n'était cette tonalité en do majeur, plus rare aujourd'hui que le mi majeur519 ou les bálloi minóre comme l'andriótikos520, cette mélodie pourrait figurer dans le répertoire des musiciens contemporains tant sa structure est comparable aux bálloi que l'on trouve encore dans les Cyclades. Cependant, les motifs mélodiques le composant ne se retrouvent dans aucun des bálloi que j'ai eu l'occasion d'entendre. Le bállo mastícha est quant à lui un cas un peu particulier. Il est lui aussi retranscrit en 2/4 et son tempo de 100 à la noire correspond également au rythme du syrtós chiótikos521. Mais, bien que 514La graphie « Lógka » correspond en français à Longa. Cette forme existe dans le répertoire ottoman mais n'a probablement pas de rapport direct avec la Lógka dont il est question ici. Pour un exemple de Longa ottoman en makam Nikriz, voir : https://www.youtube.com/watch?v=MaxuGmhVOts 515Ces improvisations vocales s'appellent aujourd'hui amanédes ou painémata. Elles seront discutées plus loin. 516(Pernot et Le Flem 2006 : 30, 38, 39) 517(Chaláris 1992 : pistes 9, 15) 518Voir retranscription en annexe. 519https://www.youtube.com/watch?v=X9SZdVBq1EQ 520https://youtu.be/KbdCAn5hIk4 521Le nom de mastícha laisse par ailleurs penser que ce bállos est originaire de l'île de Chíos, renommée depuis l'Antiquité pour la production de cette résine issue de la sève du lentisque Pistachia lentiscus. 237 celui-ci ait disparu de l'île comme je l'ai dit précédemment, son nom a survécu dans des îles des Cyclades telles qu'Ándros et Náxos et c'est grâce à un motif mélodique qui figure déjà dans la retranscription de Paul le Flem qu'on l'identifie522. Pour être plus précis, le motif mélodique qui joue le rôle de marqueur du bállos mastícha des Cyclades figure dans une autre retranscription de Paul le Flem : celle de la Soústa523. Celui-ci peut notamment s'entendre dans une version de Náxos524 interprétée par le violoniste Barberákis notamment à 0'32'' et 1'16'' ainsi que dans le mpállos hicaz525 de l'île d'Ándros interprétée par Sotíris Margónis à 0'27'' et 1'08''. Un autre motif mélodique du bállos mastícha des Cyclades et ne figurant pas dans la 522Voir retranscription en annexe, à partir de la mesure 26. 523(Pernot et Le Flem 2006 : 33-35) 524https://www.youtube.com/watch?v=dEQrp-tlRFI 525https://youtu.be/xAbL4AoUWZM 238 retranscription de Paul Le Flem est identifiable à 3'41'' de la version de Margónis et à 0'52'' chez Barberákis. Il est intéressant de noter que cette mélodie est reconnue par les Naxiótes comme étrangère et plus précisément comme « provenant de l'Orient » (« proerchómeni ap'tin Anatolí »). Le bállos hicaz est quant à lui caractérisé de « mélodie cycladique provenant d'Asie Mineure » (« kykladítikos skopós me proélevsi apó tin Mikrá Asía »). Ce skopós, avec ses deux motifs mélodiques caractéristiques, existe bel et bien dans la région de Smyrne sous différents noms. Mais alors qu'il existait et existe encore sous forme instrumentale dans les îles, on le trouve sous une forme chantée en Asie Mineure. Dans l'enregistrement d'Antónis Ntalgkás526 de 1924, de Kóstas Karípis527 de 1928, et celui de Vaggélis Sofroníou528 de 1929, il est nommé bállos mastícha, « Kalé 'sy Panagiá » ou « Kalé den me lypásai ». La version de Ríta Abatzí529 de 1934 est nommée « Sgouré vasiliké mou » ou bállos bournovaliós en référence à la région de Bornova, distante de Smyrne de quelques kilomètres et autrefois lieu de villégiature des minorités levantines de la ville. Aujourd'hui, il est parfois également nommé smyrnaíikos bálos530. Ainsi le morceau, composé d'un skopós aux motifs définis et de distiques fluctuants selon les versions, est doté d'un titre choisi soit en fonction de son lieu d'origine supposé, soit en fonction de ses premiers vers. Parmi ces derniers, et ce malgré des différences entre versions, on trouve : Σγουρέ βασιλικέ μου και μαντζουράνα μου Ô mon basilic frisé, ô ma marjolaine Εσύ θα με χωρίσεις από τη μάνα μου C'est toi qui m'arracheras aux bras de ma mère ή ou Καλέ συ Παναγιά μου κι Αγιά μου Φωτεινή Ô Sainte Vierge, et ma Sainte Foteiní βοήθησε κι εμένα που είμαι ορφανή Aide-moi donc, qui suis orpheline ή ou 526Le premier motif mélodique apparaît à 1'00'', le second à 2'30'', en tant que ponts entre les distiques. https://youtu.be/gIRqQ3T5tHo 527Dans cette version, les motifs jouent le rôle de marqueurs de manière plus évidente : le premier apparaît dès la huitième seconde, le second à 0'52''. https://www.youtube.com/watch?v=HgOX5ohHE9g 528https://www.youtube.com/watch?v=NM7h-wF9yIA 529https://www.youtube.com/watch?v=d9rWJRKrtmM 530(Sýllogos Alatsatianón Irakleíou Krítis 2004 : 19) 239 Καλέ δε με λυπάσαι, δε με ασπλαχνίζεσαι, Tu n'as point pitié de moi, ni ne ressens de peine Εγώ πονώ για σένα κι εσύ στολίζεσαι Je souffre pour toi tandis que tu t'apprêtes 3. La prééminence des centres urbains dans la production musicale Les considérations précédentes visaient principalement à démontrer qu'on dansait bien le bállos sur l'île en 1898, bien qu'on ignore sous quelle forme. Que le bállos mastícha soit originaire de Smyrne ou de Chíos nous importe peu au final. Ou plutôt, son enregistrement par Pernot nous permet de relativiser l'opinion fort commune selon laquelle l'Asie Mineure constituait l'espace « civilisé » duquel émergèrent les styles musicaux insulaires. En général, les musicologues et folkloristes s'intéressant aux musiques des îles sont prompts à trouver des influences d'Asie Mineure dans les répertoires insulaires. Le cas du bállos mastícha des Cyclades est un exemple parmi d'autres. Ceci est notamment dû au fait que la plupart des premiers enregistrements de mélodies dites traditionnelles ont été réalisées au début du vingtième siècle dans les grands centres urbains tels que Smyrne et Constantinople. Un nombre important de morceaux reconnus comme traditionnels sur l'île ont par ailleurs effectivement été enregistrés dans la période allant de 1900 à 1930. Le premier réflexe est de considérer que ces traces objectivées sont le signe d'une prééminence des centres urbains dans la production musicale en langue grecque ce qui est vrai jusqu'à un certain point. Mais si on prend ces traces pour ce qu'elles sont, alors elles nous indiquent seulement que ce qui était chanté autrefois dans les centres de divertissement des villes d'Asie Mineure l'est encore aujourd'hui dans les îles. Or il arrive qu'on attribue à tort la paternité de mélodies à des interprètes qui ont simplement été les premiers à les enregistrer. Sans pour autant remettre en cause le statut de capitales culturelles de Smyrne et Constantinople, les enregistrements de Pernot nous invitent à la prudence. Les trois décennies qui séparent la mission de Pernot des centaines d'enregistrements en studio réalisés par les grandes compagnies étrangères (Columbia, Odéon, Polydor, Victor...) qui se partagent le marché naissant de l'industrie de la musique nous montrent avant tout qu'il existait une koiné musicale liant les îles de l'Egée aux côtes d'Asie Mineure. En effet, les grands centres urbains sont autant des lieux de production et de diffusion des cultures que des réceptacles de traditions diverses. Mais alors qu'on voit en l'Athènes des années 20 le réceptacle des traditions d'Asie Mineure, on oublie souvent que la ville de Smyrne a attiré nombre d'émigrés des îles et que ces derniers ont fortement influencé la 240 culture musicale de la ville. Ainsi du bállos qui est probablement d'origine insulaire et qui fut aussi probablement importé en Asie Mineure, même si certains ont déjà émis l'idée que le bállos soit d'origine orientale531. 4. Dionysópoulos, « Aziziés kai bállos » et le « Bálos me mané » Les deux enregistrements de Níkos Dionysópoulos sont issus d'une mission réalisée entre 1986 et 1991 et ayant pour but « la collecte de chants et mélodies populaires ainsi que la collecte de documents relatifs au matériau musical des îles de Chíos, Límnos et Lésvos ». La recherche se concentrait sur « les cultures musicales locales, l'emphase étant placée sur les idiomes musicaux et les genres pertinents ». On trouve ces enregistrements dans la Base de Données Digitale de la Culture Musicale du Nord-Est Egéen, créée par l'Université de l'Egée532. Dionysópoulos effectua ces enregistrements sur la place du village de Pyrgí (Sud de l'île) en 1988 avec l'orchestre composé d'Ilías Egglézos (chant et oúti), Leonídas Louloúdis (violon), Sotíris Louloúdis (santoúri), Michális Neamonitákis (clarinette), Stérgios Neamonitákis (percussion). Ces musiciens sont pour la plupart décédés aujourd'hui et sont tenus en haute estime par les musiciens contemporains de l'île qui furent autrefois leurs élèves. La première occurrence du bállos se trouve à la piste 18533, sous le nom « Aziziés kai bállos » et vient corroborer le témoignage de Karakásis selon lequel le syrtós chiótikos est suivi d'un bállos. L'enregistrement de 3'42'' est composé de l'Aziziés534 et d'une improvisation à la clarinette marquée par une note continue de plusieurs seconde à partir de 2'13''. Cette transition vers le bállos, appelée « gýrisma », partage les caractéristiques des transitions qui s'observent de nos jours et qui sont évoquées dans le chapitre 5. La seconde occurrence se trouve à la piste 21 sous le nom de « bálos me mané ». Cette forme combine le rythme du bállos insulaire en 2/4 et le chant du manés (ou amanés). 5. La forme vocale manés L'origine du terme manés fait débat ; à la fin du dix-neuvième siècle, Geórgios Faídros entamait une première étude systématique du genre et voyait dans le manés de Smyrne une 531(Melíkis 2008) 532http://music-archive.aegean.gr/protypo2.php?lng=ZW5nbGlzaA== 533http://music-archive.aegean.gr/musicians_sounds.php?unq=YTAwNDU=&lng=Z3JlZWs=&ct=Zm91cnRo&sp=0 534https://archives.crem-cnrs.fr/archives/items/CNRSMH_I_2018_029_001_03/ 241 réminescence d'un genre de thrène antique nommé manéros. Cependant la version retenue par le dictionnaire de grec moderne Mpampiniótis est qu'il provient du turc mani signifiant distique ou tétrastique populaire chanté et que ce terme dérive lui-même de l'interjection (epifónima) amán (signifiant « clémence » ou « pitié » en arabe) chantée lors de l'énonciation des distiques 535. Márkos Dragoúmis soutient que cette forme d'improvisation chantée est d'origine « arabopersoturque » et qu'elle fut premièrement adoptée par les Grecs d'Asie Mineure et de Thrace avant de s'étendre aux îles de l'Egée, puis aux ports et à l'arrière-pays de la Grèce continentale durant l'occupation ottomane536. Chatzitekelís relève que les formes d'improvisation chantée comparables au manés chez les populations turcophones de l'empire ottoman sont le gazel537, interprété notamment par les hafizlar538 sur base des vers de la poésie du Diwan composée en langue turque ottomane et l'uzun hava539, plus populaire et chanté en langue turque courante540. John O'Connell, dans son article sur le déclin du gazel, affirme que dans le premier quart du vingtième siècle ses performances étaient critiquées pour leur contour ornemental, leur caractère mélancolique, les inexactitudes textuelles et leur prononciation incorrecte. Les chanteurs de gazel avaient mauvaise presse en raison de leur « style de vie dégénéré » cultivé dans les lieux de boisson (meyhaneler). Alors qu'à la même période en Grèce, le manés était considéré par nombre d'intellectuels athéniens comme un « reste misérable de l'esclave » « ne flattant que les instincts bestiaux de la foule »541, une forme musicale orientale rétrograde empêchant la Grèce de rattraper son retard dans l'accomplissement de son destin de nation occidentale, le gazel quant à lui représentait pour les réformateurs turcs « un produit du désordre ottoman » aux pratiques musicales pluriethniques débauchées nécessitant des transformations pour le bien de la jeune république542. La forme manés se distingue principalement des autres formes chantées pratiquées en Grèce par son caractère improvisé, par la manière très mélismatique dont il est chanté et par l'énonciation 535(Chatzitekelís 2009 : 8-12) 536(Dragoúmis 1976 : 151) 537L'extrait sélectionné date du début du vingtième siècle et est un gazel en makam Muhayyer interprété par le cantor juif séfarade de Turquie Izak Algazi né à Smyrne en 1889. https://www.youtube.com/watch?v=2SnE-qNnd1U 538Au singulier : hazif. Ce terme arabe signifiant « gardien » désignait les spécialistes de la récitation coranique, cette dernière étant notamment basée sur la connaissance des makamlar en tant que modes musicaux au développement mélodique particulier (seyir). Il est à noter que les psaltes byzantins étaient -et sont encore- également reconnus pour leur talent dans les improvisations vocales. De nombreux psaltes furent des compositeurs renommés de la cour ottomane ; parmi les plus célèbres figurent Tanburi Angeli, Hanende Zaharya ou Pétros Peloponnísios. 539L'extrait sélectionné présente un uzun hava interprété par Bülent Ersoy, ici accompagné(e) d'Ibrahim Tatlises, autre grand nom du genre ainsi que du joueur de kanun Halil Karaduman. Le rythme est celui du tsiftetéli tel qu'il se pratique en Grèce. https://www.youtube.com/watch?v=951H7XjtpjM 540Il décrit également les caractéristiques des Mawwal et Layali arabes mais leur description dépasse le cadre du présent travail. 541Ibid., p. 153 542(O’Connell 2003 : 403) 242 fréquente d'interjections propres à accentuer son caractère dramatique543. Son texte est constitué d'un décapentasyllabe iambique qui exprime de manière laconique l'essence des destinées malheureuses, qu'elles soient dûes à une peine d'amour, à l'exil, la maladie, la pauvreté ou à l'hypocrisie et la fausseté du monde. La mélodie est quant à elle basée sur les modes (drómoi) utilisés en musique grecque, mêlant références au solfège de la musique occidentale et aux modes ottomans (makamlar). Ces modes sont parfois directement indiqués dans le titre du manés. Ainsi on trouve des manédes Nevá, Rast, Hicaz, Hüzzam, Hüseyni, Saba, Ussak, Minóre, Matzóre... Preuve que le manés et le gazel partageaient plus que la haine des réformateurs des deux nations, certains manédes s'intitulaient purement et simplement gkazéli. Ainsi du Gkazéli Sehnaz Manés544 (manés en makam Sehnaz) enregistré en 1933 par Róza Eskenázy, dont je ne reproduis ici que le texte, afin que le lecteur puisse en apprécier la teneur. Cet extrait fournit également un exemple du qualificatif Çiftetelli qui caractérise un style de danse et un rythme et qui en turc signifie "double corde". Ce nom fait référence à un type de jeu associé à ce genre, les deux cordes les plus aiguës du violon étant accordées à la même hauteur ou à l'octave. Κόσμε καθώς σε γνώρισα, Ô Monde, depuis que je te connais, δεν είδα τη χαρά σου, n'ai eu de joie Γιατί σε μένα τά 'δωσες, Car tu m'as offert όλα τα βάσανά σου toutes les tortures dont tu es capable 6. Les caractéristiques du Bálos me mané Les différents enregistrements du bálos-manés recensés par Chatzitekelís lui permettent de dégager une structure récurrente qui s'applique au « bálos me mané » enregistré par Dionysópoulos : introduction instrumentale (eisagogí) de longueur variable empruntée à d'autres chants suivie d'une mesure qualifiée de témpo ; interjection « amán » (epifónima) ; chant du premier hémistiche ; témpo ; chant du deuxième hémistiche ; variante de l'introduction ou improvisation instrumentale (taxími) ; répétition du deuxième hémistiche ; témpo ; chant du second 543En plus du classique amán, Dragoúmis relève les interjections (epifonímata) mentét et iareï dont il ignore l'origine. Le mentét utilisé dans le manés provient sans doute du turc imdat signifiant « A l'aide ! ». Chatzitekelís relève également l'interjection antamán, dont il suggère qu'elle provient de la contraction des interjections aïnte et amán. Voir Dragoúmis (1976 : 152), Chatzitekelís (2009 : 75) 544https://www.youtube.com/watch?v=hFCDWj-4lO4 243 vers ; épilogue instrumental de longueur variable (chóra)545. L'introduction du mpállos enregistré par Dionysópoulos emprunte une partie de son matériel mélodique à l'introduction du Smyrnéïkos bállos546 enregistré en 1923 par Maríka Papagkíka et son distique provient du Néva Rast Manés547 de Kóstas Roúkounas. Σαν το σβησμένο κάρβουνο Tel le charbon éteint μαύρισε η καρδιά μου mon coeur se noircit Απ'τα πολλά μου βάσανα Par mes blessures κι από τα δάκρυά μου et par mes larmes La ligne mélodique chantée correspond à celle du bállos-manés enregistré par Ríta Ampatzí en 1935 sous le titre « Den iboró na klaígo piá »548. On remarquera que le bállos-manés se distingue par la manière dont est chantée l'interjection « Amán » et qui diffère de la plupart des autres manédes. Cette appoggiature inférieure en glissando se retrouve dans « Den iboró na klaígo piá »549, enregistré parfois sous le titre « Ómorfa pou chorévete »550 avec une valeur d'un peu plus d'un demi-ton mais également avec une valeur d'un demi-ton dans le « Manés tis kalinychtiás » d'Antónis Ntalgkás qui constitue selon moi l'un des chefs-d'oeuvre de la musique d'Asie Mineure551. En résumé, les deux enregistrements de Níkos Dionysópoulos viennent confirmer les témoignages précédents. Ils constituent le dernier et important maillon d'une chaîne attestant de la présence ininterrompue du bállos de la fin du dix-neuvième au dernier quart du vingtième siècle sur l'île de Chíos. Mais mes propres observations montrent que si le manés et le bállos existent toujours sur l'île en 2018, ils ne se combinent plus sous la forme du bállos-manés. Le manés est systématiquement associé à la danse et au rythme tsiftetéli tandis que le bállos se manifeste encore sous la forme de séquence suivant un syrtós, comme Karakásis l'avait observé en 1962 et comme l'exemplifie l'« Aziziés kai bállos » enregistré par Dionysópoulos. Cette forme, qui se maintient donc au moins de 1962 à nos jours mais dont on peut supposer qu'elle est largement antérieure, 545 (Chatzitekelís, 2009 : 81) 546https://www.youtube.com/watch?v=aGnInUImIsY 547https://www.youtube.com/watch?v=scetBkkFTeM 548https://www.youtube.com/watch?v=3wSWmn543wM 5490'51'' de l'extrait. 550(Archeío Ellinikís Mousikís 1998 : piste 15, 1'40''). Voir https://www.youtube.com/watch?v=Umio3wvgF10 5510'30''. Antónis Ntalgkás (de son vrai nom Diamantídis), né à Constantinople en 1892 et mort à Athènes en 1945, est considéré comme l'un des plus grand chanteurs d'Asie Mineure. https://www.youtube.com/watch?v=7SONjkJaDqI 244 porte un nom tant sur l'île de Lésvos située au nord de l'île de Chíos que dans les villages de la péninsule d'Erythrée située à l'est. J'ai précédemment évoqué le fait que le syrtós de Chíos pouvait se clore de trois manières différentes : dans le premier cas, le syrtós n'est suivi par aucune pièce ; dans le deuxième, il est suivi d'un tsiftetéli ce qui pousse les musiciens à qualifier cette suite de syrtotsiftetéli ; dans le troisième, bien qu'il ne soit pas nommé ainsi à Chíos, il est suivi d'une improvisation instrumentale qui pousse les danseurs à lâcher prise et à entamer un bállos. On peut donc raisonnablement le nommer syrtobállos comme dans les régions voisines. 245 Annexe 8 : Traductions de syrtoí chantés à Chíos 1. Syrtoí originaires de Chíos (topiká) « San tis Oriás to kástro » : « Le château de la Belle » Σαν της Ωριάς το κάστρο, Semblable à celui de la Belle, κάστρο δεν είδα un tel château jamais je ne vis Τέτοιο κάστρο δεν είδα, Jamais ne vis un tel château, Φράγκα και καλή καρδιά belle Franque au bon coeur Πού έχει ασημένιες πόρτες Aux portes d'argent κι αργυρά κλειδιά et aux clés dorées Τέτοιο κάστρο δεν είδα, Je ne vis un tel château, Φραγκοπούλα και Ρωμιά jeune Franque et Romaine Κάστρο θεμελιωμένο, Aux belles fondations, κάστρο ξακουστό château légendaire Κάστρο, κάστρο ξακουστό, Château renommé κάστρο μαρμαροχυτό aux marbres éternels Τούρκοι το πολεμούσαν Les Turcs l'assiégèrent χρόνους δώδεκα durant douze années Χρόνους μήνες δεκατρείς, Douze années et treize mois, συ το νου μου τον κράτεις tu m'as pris tous mes esprits « Stin Agia Markélla » : « A Agia Markélla » Στην Αγιά Μαρκέλλα A Agia Markella, μες τον Ποταμό au bord du fleuve, γνώρισα κοπέλα J'ai connu une jeune femme δεκαοκτώ χρονών de dix-huit ans 246 Είχε μαύρα μάτια Elle avait des yeux noirs και σγουρά μαλλιά et des cheveux bouclés Και στο μάγουλό Et sur sa joue, της μαύρη την ελιά un joli grain de beauté. Δε μας τη χαρίζεις, Nous offriras-tu, δε μας την πουλάς nous vendras-tu, Την ελίτσα πού 'χεις Ce petit grain de beauté και μας τυραννάς qui commande notre coeur? Δε σας τη χαρίζω, Je ne vous l'offre pas δε σας την πουλώ ni ne vous le vends, Μον' την έχω την ελίτσα, Je veux le garder να σας τυραννώ et commander votre coeur. « O !Kritikiá mou lemoniá » : « Ô ! Mon citronnier de Crète » Ω! Κρητικιά, ω! Κρητικιά μου λεμονιά Ô! Mon citronnier de Crète, Ο! Κρητικιά μου λεμονιά Ô! Mon citronnier de Crète, και που να σε φυτέψω; où donc te planterais-je? Να σε φυτέψω στην καρδιά Peut-être te planterai-je en mon coeur ίσως και σε κερδέψω pour gagner ton affection Ο Κρητικός, ο Κρητικός κι αν στολιστεί Lorsque s'habille le Crétois, Ο Κρητικός κι αν στολιστεί Lorsque le Crétois s'habille και βάλει τα καλά του et porte ses plus beaux apprêts Ο Κρητικος σαν στολιστεί Lorsque le Crétois s'apprête και πά' στην εκκλησιάν του et va à son église Όλοι τόνε ζηλεύουνε Tous jalousent 247 για την κορμοστασιά του son maintien fier et brave « Dódeka chronó korítsi » : « Une fille de douze ans »552 Δώδεκα χρονώ κορίτσι Une jeune veuve de douze ans χήρα πάει στη μάνα της va chez sa mère Τα στέφανια στη ποδιά της Ses couronnes de mariage dans le tablier κι έκλαιγε τον άντρα της en pleurant son mari Σώπα κόρη μου μη κλαίγεις, Cesse, ma fille, ne pleure pas, σώπα μη πικραίνεσαι ne sois pas amère Έμορφη κι αρχόντισσά'σαι και Tu es belle et majestueuse, ξαναπαντρεύγεσαι tu te remarieras Σώπα μάνα μη το λέγεις Cesse, mère, de dire πως θα ξαναπατρευτώ que je me remarierai Τέτοιο νιο, τέτοιο λεβέντι Un tel homme, un tel brave, πότε να το ξαναβρώ; où donc le trouverais-je ? « Xýpnise petropérdika » : « Réveille-toi, perdrix des pierres » Ξύπνησε πετροπέρδικα Eveille-toi, ma perdrix, κι ήρθα στη γειτονιά σου je suis venu dans tes ruelles Χρυσή κορδέλα σού 'φερα Et t'apporte un ruban doré να δέσεις στα μαλλιά σου pour lier tes cheveux Τρεις ελιές και μια βαμμένη Trois grains de beauté, et l'un peint την καρδιά μου έχεις καμένη Tu m'as brûlé le coeur 552Se danse également comme un trípatos nenitoúsikos. 248 Ξύπνησε πετροπέρδικα Eveille-toi, ma perdrix, κι ήρθα να σε ξυπνήσω je suis venu te réveiller Και να σου πω πως δε μπορώ Et te dire que je ne saurais χωρίς εσέ να ζήσω vivre sans toi Τρεις ελιές και μια βαμμένη Trois grains de beauté, et l'un peint την καρδιά μου έχεις καμμένη Tu m'as brûlé le coeur Έλα να γενούμε ταίρια Viens donc, lions-nous Κι οι γονείς μας συμπεθέρια Que nos parents soient beaux-parents « Aggelos » : « Ange » Έναν καιρό ήμουν άγγελος, Jadis j'étais un ange, τώρα αγγελίζουν άλλοι aujourd'hui d'autres chantent tes louanges Στη βρύση πού 'πινα νερό, A la fontaine où je m'abreuvais, τώρα το πίνουν άλλοι aujourd'hui d'autres s'abreuvent Άγγελος είσαι μάτια μου Tu es un ange, ô mes yeux κι αγγελικά χορεύεις et danses de manière angélique Κι αγγελικά πατείς τη γη D'un pas léger, tu effleures la terre κι όλους τους νιους μαραίνεις et flétris tant de jeunes coeurs Αν ήξερες τον πόνο μου Si tu savais la peine και μέσα την καρδιά μου qui habite mon coeur Τα μάτια σου θα τρέχανε Tel un fleuve, tes yeux όπως και τα δικά μου couleraient comme les miens Ta choria tis Chiou 249 Από τη Χιό μωρέ παιδιά, De Chíos, les gars καράβι θα ναυλώσω J'affréterai un navire μανταρινοπορτόκαλα et charcherai des agrumes στον Κάμπο θα φορτώσω de tout le Kámpos Απ'το Βροντάδο ναυτικούς De Vrontádos des marins καπεταναίους ναύτες des capitaines solides που ταξιδεύουν θάλασσες qui voyagent par les mers και δε φοβούνται νάρκες et n'ont pas peur des mines Λαγκάδα και Καρδάμυλα De Lagkáda et Kardámyla καϊκια θα ναυλώσω j'affréterai des barques Αμάδες Βίκι και Πιτυός D'Amádes, Víki et Pityós τυριά θε να φορτώσω je chargerai des fromages Κεράσια από τα Καμπιά Des cerises de Kampiá κι απ'την Σπαρτούντα μέλι et du miel de Spartoúnta Κι απ'τα Φυτά μωρέ παιδιά et de Fytá, les gars Κορίτσια σαν αγγέλοι des filles comme des anges Στην Πισπιλούντα αμύγδαλα, Des amandes de Pispiloúnta στις Κηπουριές κοκκάρι, et de Kipouriés des oignons Αν πείς και μέσα η Βολισσός Et si tu mets Volissós dedans βράζει από το λάδι ça bout comme de l'huile Λεβέντες στα Λεπτόποδα, Des braves de Leptópoda Στην Κέραμ' αντιμόνι de Keramiá de l'antimoine Ζεστά νερά στ' Αγιάσματα Des eaux chaudes d'Agiásmata που σου περνούν οι πόνοι qui font passer tous les maux Και στην παλιά την Ποταμιά Et de la vieille Potamiá Πού 'χε πολλά παιχνίδια qui compte pleins de musiciens 250 'φροδίσια και στα Χάλανδρα D'Afrodísia et Chálandra θα πάρουμε καρύδια on prendra des noix Και Κουρουνιώτικο κρασί Et du vin de Kouroúnia Σούμα απ'τα Νενητούρια de l'eau-de-vie de Nenitoúria Στο Άγιο Γάλας βρε παιδιά Et d'Agio Gálas, les gars θα πάρουμε γαϊδούρια on prendra des ânes Παπάδες απ' την Πíραμα Des popes de Pírama στην Παρπαριά κατσίκες et des chèvres de Parpariá Αγίασμα απ' το Μελανιός De l'eau bénie de Melaniós κρεμμύδι από τις Τρύπες et de l'oignon de Trýpes Φυστίκια απ'τον Ανάβατο Des pistaches d'Anávatos Στ' Αυγώνυμα έχει πράσες D'Avgónyma ... Στη Σιδηρούντα βρε παιδιά A Sidiroúnta, les gars είν' όλοι αγωγιάτες ce sont des porteurs nés Απ' τις Καρυές κρύο νερό De l'eau fraîche de Karyés και στο Δαφνώνα λάδι et de l'huile de Dafnónas Στα Μοναστήρια βρε παιδιά Des monastères, les gars ελιές και παξιμάδι des olives et des croutons Στα Θυμιανά πελεκανιές Des pierres rouges de Thymianá του Νιοχωριού πατάτα et des patates de Neochóri Και μεσ' το Βασιλειώνοικο et de Vasileiónoiko τσικούδα ροβυθάτα de la pistache toute fraîche Απ' το Χαλκειός καλά κουκιά Des bonnes fèves de Chalkeiós και στο Ζυφιά ντομάτες et des tomates de Zyfiás στο Βερβεράτο βρε παιδιά Et de Ververáto, mes bons gars, κορίτσια μαυρομάτες des jeunes filles aux yeux noirs 251 Στα Νένητα πουλερικά Des volailles de Nénita στον Καταρράκτη κρέας et de la viande de Katarráktis και μέσα στην Καλλιμασιά Et au milieu de Kallimasiá παστέλια και λαθραία des barres de sésames et de la contrebande Απ' τα Σκλαβιά πουλερικά Des volailles de Sklaviá και κάτω στους Βαβύλους et en bas, à Vavýmpo και προφαντά κηπούρικα des aromates de première qualité από τους Νερομύλους des Neromýloi Στα Νένητα ξόβεργα Des pièges de Nénita στον Καταρράκτη ψάρια et des poissons de Katarráktis Μεσ'την Παγίδα όργανα des musiciens de Pagída και στο Βουνό κριάρια et des béliers de Vounó Μαστίχα από την Κοινή Du mastic de Koiní γλυκάνισο στα Φλάτσια et de l'anis de Flátsia Στα Πατρικά αμύγδαλα des amandes de Patriká που όλα πάν' στην πιάτσα qui se vendent comme des petits pains Ρεβύθια απ'την Καλαμωτή Des pois chices de Kalamotí Μυρμίγκι και Δυδίμες de Myrmígki et Dydímes Θολοποτάμι δεν πατώ A Tholopotámi, je n'y vais pas γιατ' είναι καυγατζήδες car ce sont tous des bagarreurs Απ'το Πυργί καλά καπνά Du bon tabac de Pyrgí και στους Ολύμπους φάδια des étoffes d'Olýmpoi Μεστούσικες καλές ελιές Des bonnes olives de Mestá στ' Αρμόλια νεμποτάρια et des services d'Armólia Βέσσα κ' Ελάτα κάρβουνα Du charbon de Véssa et d'Eláta και στο Λιθί ψαράδες et des pêcheurs de Lithí 252 στον Άγιο Γιώργη βρε παιδιά A Agios Giórgis, les gars είν' όλοι ασβεστάδες Ce sont tous des .. 2. Syrtoí originaires de Chíos rares ou disparus « Klóssa ta pouliá » : « Couveuse, les poussins » Κλώσσα τα πουλιά, κλώσσα τα πουλιά Couveuse les poussins, couveuse les poussins κλώσσα τα πουλιά δε τά'βγαλες σωστά. Couveuse les poussins, tu n'as pas fait ça bien Σού 'βαλα εικοσιένα Je t'en ai mis vingt-et-un και δε μου έβγαλες κανένα Et tu n'en as sorti aucun Σού 'βαλα εννιά και μού 'βγαλες εφτά Je t'en ai mis neuf et tu m'en as sorti sept Αχ, πανάθεμά σε κλώσσα Le diable t'emporte, couveuse Θέλω να σε κάνω γρόσσα. Je vais te transformer en deniers Ένας πετεινός μεγάλος και τρανός Un grand et puissant coq μας ετσίμπησε την κλώσσα Est venu pincer la couveuse στης γειτόνισσας την πόρτα Devant la porte de la voisine Αχ, βρε πετεινέ, κακοπετεινέ Ah vieux coq, mauvais coq μας ετσίμπησες την κλώσσα Tu nous pinces la couveuse στης γειτόνισσας την πόρτα Devant la porte de la voisine « Daskála » : « Institutrice » Δασκάλα, ποιός, πουλί μου, ποιός Institutrice, qui, mon oiseau, qui Ποιός σ'έχει φιλημένη, δασκάλα παινεμένη, T'a embrassée, institutrice tant chantée, 253 Δασκάλα παινεμένη, μικρή και χαδεμένη. Institutrice tant chantée, petite et caressée ? Δασκάλα, ποιός σε φίλησε Institutrice, qui t'a embrassée Και σού' κανε σημάδι, τον ήλιο το φεγγάρι Et t'a laissé une marque, le soleil et la lune Δασκάλα, δασκαλίτσα με τη μαύρη ποδίτσα Institutrice, petite institutrice au tablier noir Δασκάλα, κάτσε φρόνημα Institutrice, assieds-toi bien Σαν όλα τα κορίτσια, δασκάλα, δασκαλίτσα Comme les autres filles, ma petite institutrice Δασκάλα μαυρομάτα, ναζιάρα και μπερμπάτα Institutrice aux yeux noirs, charmeuse et ? Δασκάλα μου, δασκάλα μου Institutrice, mon institutrice, Σκόλασε την Ελένη, γιατί η ψυχή μου τρέμει Libère Eleni, car mon âme tremble Σκόλασε την Ελένη, γιατί ειναι χαδεμένη Libère Eleni, car elle est caressée ? « Ena sávvato vrády » : « Un samedi soir » Ένα Σάββατο βράδυ, μια Κυριακή πρωί Un samedi soir, un dimanche matin Σηκώθηκα και πήγα μες στην Εβρηακή Je suis allé au quartier hébraïque Βλέπω μίαν Εβρηοπούλα και διαλυζούντανε Je vois une juive se coiffant Με διαμαντένιο χτένι και χτενιζούντανε Et se peignant avec un peigne de diamant Της λέγω Εβρηοπούλα γίνεσαι Χριστιανή Je dis à la juive, deviendras-tu chrétienne Να λούζεσαι Σαββάτο, Te feras-tu baptiser samedi ν' αλλάξεις Κυριακή; pour changer le dimanche ? « Ximérose i Anatolí » : « Le jour s'est levé » Ξημέρωσε η Ανατολή Le jour s'est levé και ήφεξε η Δύση, η Δύση et le ponant a brillé Μέσ' στα πετρωτά Entre les pierres, 254 μωρ', μέσ' στα πετρωτά entre les pierres, μια πέρδικα πετά. vole une perdrix Πάν' τα πουλάκια για νερό Les oiseaux cherchent de l'eau κι οι λυγερές στη βρύση, στη βρύση. Et les demoiselles vont à la source Μέσ' στα πετρωτά Entre les pierres, μωρ', μέσ' στα πετρωτά entre les pierres, μια πέρδικα πετά. vole une perdrix 3. Syrtoí du Nord-Est Egéen « Na ta taxidépso thélo » : « Je veux voyager » Να τα ταξιδέψω θέλω, έρι πάλι, Je veux voyager, éri páli να τα ταξιδέψω θέλω, έρι πάλι Je veux naviguer, éri páli της Aττάλειας τα νερά, έρι πάλι Dans les eaux d'Attáleia, éri páli της Aττάλειας τα νερά Dans les eaux d'Attáleia Με αιγνουσιώτικα καράβια, έρι πάλι Avec les bateaux pêcheurs, éri páli που ’χουν ναύτες λεβεντιά, έρι πάλι dont les marins sont des braves, éri páli που ’χουν ναύτες λεβεντιά dont les marins sont des braves που ’χουν ναύτες παλληκάρια, έρι πάλι Dont les marins sont des hommes, éri páli κι έχουν φόρτσα τα πανιά, έρι πάλι qui ont la voile solide, éri páli και πηδούνε στη φωτιά. Et qui se jettent dans le feu. Eίπα σου να φύγω θέλω, έρι πάλι Je te l'ai dit, je veux partir, éri páli κι έλα ’κλούθα μου και συ, έρι πάλι mais viens donc avec moi, éri páli κι έλα ’κλούθα μου και συ mais viens donc et suis-moi κι ας ρημάξει το χωριό μας, έρι πάλι Et que s'écroule notre village, éri páli 255 κι ας βουλιάξει το νησί. έρι πάλι et que sombre notre île, éri páli κι ας βουλιάξει το νησί et que sombre cette île 4. Syrtoí d'Asie Mineure « Ti se méllei esénane » : « En quoi cela te concerne ? » Τι σε μέλλει εσένανε En quoi cela te concerne από πού είμαι εγώ D'où je suis απ’ το Καραντάσι φως μου De Karantási, ma lumière ή απ’ το Κορδελιό ou de Kordelió Τι σε μέλλει εσένανε En quoi cela te concerne κι όλο με ρωτάς et pourquoi tu demandes από ποιο χωριό είμαι εγώ de quel village je suis αφού δε μ’ αγαπάς si tu ne m'aimes pas Απ’ τον τόπο που είμαι εγώ D'où je viens ξέυρουν ν’ αγαπούν les gens savent aimer ξεύρουν τον καημό να κρύβουν ils savent cacher les brûlures ξεύρουν να γλεντούν et savent faire la fête Τι σε μέλλει εσένανε En quoi cela te concerne κι όλο με ρωτάς et pourquoi tu demandes από ποιο χωριό είμαι εγώ de quel village je suis αφού δε μ’ αγαπάς si tu ne m'aimes pas Απ’ τη Σμύρνη έρχομαι Je viens de Smyrne να βρω παρηγοριά pour trouver du réconfort να βρω μες στην Αθήνα μας pour trouver dans notre Athènes αγάπη κι αγκαλιά de l'amour et une étreinte 256 Τι σε μέλλει εσένανε En quoi cela te concerne κι όλο με ρωτάς et pourquoi tu demandes αφού δε με λυπάσαι φως μου puisque tu n'as point pitié και με τυραγνάς et continues de me torturer « Ston katifénio sou ónta » : « Dans ta chambre tapissée de velour » Στον κατιφένιο σου οντά, Dans ta chambre tapissée de velour αμάν θέλω να `ρθω μια βραδιά amán je veux te rejoindre να σου πω τα πάθη μου pour te dire ma passion αμαν να με κλαίς, amán que tu me pleures άντε να με κλαίς αγάπη μου áïde que tu me pleures, mon amour Μ’ έκαψες Tu m'as brûlé Τα ωραία σου τα μάτια, Tes beaux yeux, amán αμάν στον καθρέφτη μην τα δεις Ne les regarde point dans un miroir γιατί μόνη σου αγαπιέσαι, Car tu risquerais de t'aimer αμάν αγαπιέσαι amán de t'aimer και εμένα λησμονείς, et de m'oublier Μ’ έκαψες Tu m'as brûlé Μαύρα μάτια έχεις φως μου, Tu as des yeux noirs, ô ma lumière μαύρα είναι σαν την ελιά Noirs comme l'olive κι όποιον να γλυκοκοιτάξουν Et quiconque les croise του ματώνουν, αμάν Voit son coeur, amán του ματώνουν την καρδιά, Voit son coeur saigner Μ’ έκαψες Tu m'as brûlé Κάθε βράδυ μεθυσμένος, Chaque soir, ivre Και με πόνο στην καρδιά Et la peine au coeur Ξενυχτάω ο καημένος Je veille, ô pauvre de moi αμάν γιατί έχω amán car j'ai en moi 257 Άντε γιατί έχω καρασεβντά áïde j'ai en moi une brûlure noire Γειά σου! Salut à toi ! Ο ουρανός κι αν σκοτεινιάσει Et que le ciel s'obscurcisse Αμάν τ' άστρα θα μου φέρουνε amán les astres m'amèneront και τα δυο γλυκά σου μάτια Tes deux yeux noirs, Αμάν τα ματάκια amán tes petits yeux, Άντε θα με συνοδεύουνε áïde m'accompagneront Μ'έκαψες Tu m'as brûlé Γράμματα να μη μου γράφεις Ne m'écris point de courrier Γιατί δεν ξέρω γράμματα Car je ne sais pas mes lettres Δεν μπορώ να τα διαβάσω Je ne pourrais les lire Άμαν κι αρχινώ amán et me viennent Άντε κι αρχινώ τα κλάματα áïde et me viennent les larmes Μ'έκαψες Tu m'as brûlé Ήθελα και την ημέρα Et je voulais tant να σε βλέπω μια φορά Te voir une fois le jour για να παίρν' ο νους μου αγέρα Que mon esprit prenne le large Αχ ο νους μου αγέρα Ah que mon esprit prenne le large Άντε και η καρδιά παρηγοριά áïde et mon coeur du réconfort Μ'έκαψες Tu m'as brûlé « Gia sa si » Για σα σι, για σα σι Ya sa si, ya sa si Γειά σου αγάπη μου χρυσή Salut à toi, mon amour για σα σι, γεια σου και 'συ Ya sa si, salut à toi aussi Από το Θεό να το βρεις Que Dieu te punisse όπως με κατήντησες De m'avoir abandonné ainsi 258 Μου' φαγες τα χρήματά μου Tu as mangé mes biens κ' ύστερα μ'απαρνήθηκες Pour ensuite me renier Για σα σι, για σα σι Ya sa si, ya sa si Γειά σου αγάπη μου χρυσή Salut à toi, mon amour για σα σι, γειά σου και 'συ Ya sa si, salut à toi aussi Θε να τα μοιραστούμε Je voudrais qu'on partage τα δικά μου βάσανα Mon fardeau de douleurs Αν δεν ήσουν εσύ η αιτία Si tu n'étais point la cause Εγώ δε θα πάθαινα Je n'aurais rien subi Για σα σι, για σα σι Ya sa si, ya sa si Γειά σου αγάπη μου χρυσή Salut à toi, mon amour για σα σι, γειά σου και 'σύ Ya sa si, salut à toi aussi Δεν μπορώ να καταλάβω Je ne peux comprendre τα δικά σου φυσικά Ta nature Στους γιατρούς θε να με ρίξεις Tu veux m'envoyer chez les médecins να πληρώνω γιατρικά Et me faire payer des remèdes για σα σιν, μανταλέτ Ya sa si, mandalet για σα σιν, μουσαλέτ Ya sa si, mousalet για σα σιν, χουριέτ Ya sa si, houriet Αποφάσησα τα μαύρα J'ai décidé de porter να φορώ παντοτινά A jamais des vêtements noirs Νά 'ρχομαι στο μαχαλά σου Je viendrai dans ton quartier Να σου κλέψω την καρδιά Pour voler ton coeur Για σα σι, για σα σι Ya sa si, ya sa si Γειά σου αγάπη μου χρυσή Salut à toi, mon amour για σα σι Ya sa si 259 Αποφάσησα να γίνω Je deviendrai Στην Αγιά Σοφιά κουπές Des coupes de Sainte-Sophie Να 'ρχονται να προσκυνάνε Que viennent se prosterner Τουρκοπούλες και Ρωμιές Des jeunes Turques et des Grecques Αποφάσησα τα μαύρα J'ai décidé de porter να φορώ παντοτινά A jamais des vêtements noirs Να τα βάλω να περάσω Je les mettrai et passerai να σου κάψω την καρδιά Te brûler le coeur Για σα σι, για σα σι Ya sa si, ya sa si Γειά σου αγάπη μου χρυσή Salut à toi, mon amour για σα σι, γειά σου και 'σύ Ya sa si, salut à toi aussi 5. Rebétika à partir des années 20 « Fóra ta mávra, fóra ta » : « Porte tes vêtements noirs, porte-les » Φόρα τα μαύρα, φόρα τα, Porte tes vêtements noirs, porte-les γιατί σου πάνε τρέλα Car ils te vont si bien Και με τα μαύρα μια βραδιά Et avec eux, un soir στην αγκαλιά μου έλα Viens donc au creux de mes bras Αυτά τα μαύρα που φορείς, Ces vêtements noirs que tu portes δεν τα φορείς για λύπη, Tu ne le fais point par peine μόν' τα φορείς για ομορφιά Tu les portes pour le charme και για το σεβνταλίκι Et pour brûler des coeurs Αυτά τα μαύρα που φορείς Ces vêtements noirs que tu portes με τις χρυσές κορδέλες, Vêtements aux franges dorées σε κάνουν την πιό όμορφη Font de toi la plus belle 260 απ' όλες τις κοπέλες De toutes ces demoiselles Τα μαύρα ρούχα μάτια μου Ces vêtements noirs, ô mes yeux να τα ξαναφορέσεις Porte-les donc à nouveau και με τα μαύρα σαν σε δω Car lorsque je te vois ainsi vêtue πάρα πολύ μ' αρέσεις Je ne peux te résister Σου δίνουνε μια τσαχπινιά Ils te donnent une grâce και μια περίσσια γλύκα Et une douceur incroyable που γρήγορα θα παντρευτείς Si bien que tous te marieraient χωρίς δεκάρα προίκα Sans aucune dot « Ston potamó ta roúcha mou » : « Mes vêtements au bord du fleuve » Στον ποταμό τα ρούχα μου, Mes vêtements au bord du fleuve, στην Πόλη τ’ άρματά μου Mes armes à la Ville και στον ωραίο Καραβά Et dans le beau Karavás η αγαπητικιά μου. Se trouve ma bien-aimée Δε θέλω τσακιστές ελιές, Je ne veux point d'olives brisées ούτε και κολυμπάτες, Ni d'olives salées μόν' θέλω Καραβίτισσες Je veux seulement être ami να κάνω φιλενάδες. Avec les Karavítisses Δεν πάω πιά στον Καραβά Je ne vais plus à Karavás να κάτσω στην πεζούλα M'asseoir sur les murets Γιατί μου βγάλαν αβανιά Là-bas les gens se rient de moi πως αγαπώ μια δούλα Car j'aime une servante Ανάθεμά σε, Καραβά, Maudit sois-tu, ô Karavás εσύ κι οι ομορφιές σου Toi et toutes tes beautés που μ’ έκανες να τρελαθώ Car tu m'as ôté mes esprits 261 μ’ αυτές τις κοπελιές σου. Avec tes jeunes filles Πορτοκαλιά του Καραβά, Mon oranger de Karavás, σ’ αφήνω καληνύχτα, Je te quitte, bonne nuit αποσπερίς σε γλέντησα, J'ai fait la fête avec toi ce soir, δε θα ‘ρθω άλλη νύχτα. Je ne viendrai point demain Στον ποταμό τα ρούχα μου, Mes vêtements au bord du fleuve, στην Πόλη τ’ άρματά μου Mes armes à la Ville και στον ωραίο Καραβά Et dans le beau Karavás η αγαπητικιά μου. Se trouve ma bien-aimée « Káto stin Alexándreia » : « Au sud, à Alexandrie » Κάτω στην Αλεξάνδρεια, γιαλέλι J'irai en voyage, yaleleli θα κάνω ένα ταξίδι à Alexandrie να βρω αυτό το φάρμακο, γιαλέλι Pour trouver cette médecine, yaleleli που λένε κοκαΐνη Qu'ils nomment cocaïne κι από το φάρμακο αυτό, γιαλέλι Et de cette médecine, yaleleli θα πάρω ένα δραμάκι Je prendrai quelques grammes να δώσω στην αγάπη μου, γιαλέλι Et les donnerai à ma belle, yaleleli να πιει κι αυτή λιγάκι Qu'elle en prenne aussi να πιει κι αυτή, να ναρκωθεί, γιαλέλι Qu'elle en prenne aussi, yaleleli να μη μου βγάζει γλώσσα Et cesse de parler γιατί σ’αρχίσει, βρε παιδιά, γιαλέλι Car quand elle commence, les gars, yaleleli δε σταματάει με γρόσια Rien ni personne ne l'arrête 262 « O mylonás » : « Le meunier » Αμάν αμάν μυλωνά, amán amán ô meunier, κάνε μου τη χάρη fais-moi ce plaisir Αλεσέ μου να χαρείς το σιτάρι et mouds pour moi ce blé Να στ' αλέσω δεν μπορώ, Je ne peux pas te le moudre, κούκλα μου να σε χαρώ ma belle et te faire ce plaisir Τρίβε, τρίβε, χάλασε το λιθάρι je tourne, tourne mais la meule est brisée Αμάν αμάν μυλωνά, έχω στο χωριό δουλειά amán amán, ô meunier, j'ai du travail au village και πεινούνε τα παιδιά μου πού 'ναι ορφανά Et mes enfants ont faim, ces pauvres orphelins Να στ' αλέσω δεν μπορώ, Je ne peux pas te le moudre, κούκλα μου να σε χαρώ ma belle et te faire ce plaisir Τρίβε, τρίβε, χάλασε το λιθάρι je tourne, tourne mais la meule est brisée Αμάν μυλωνά, κουζούμ, γιαβρούμ μυλωνά amán amán, ô meunier, kouzoum, giavroum Αλεσέ μου να χαρείς κι από μένα ό,τι ποθείς mouds ce grain et tu auras tout ce que tu veux αλεσέ το, να χαρείς το σιτάρι mouds pour moi ce blé Αμάν αμάν κούκλα μου, amán amán, ma belle μ'έφερες στα γούστα μου tu m'as mis en joie να κι ο μύλος χάρισμά σου, mon moulin est à toi αμάν τσούπρα μου amán, ma belle « Sála sála » Σάλα σάλα μες στη σάλα τα μιλήσαμε, Sála sála, dans la salle on a discuté να με πάρεις, να σε πάρω συμφωνήσαμε. Tu me prends, je te prends, on a décidé Σάλα, Μαρουσώ μου, σάλα τα τζίτζι Sála , ma Marousó, sála ta tzítzi 263 μες στο μαγερειό, dans la cuisine, άσ’ τα ψάρια να καούνε laisse les poissons brûler κι έβγα να σε δω. Et sors donc me voir Πότε μαύρα, πότε άσπρα, πότε κόκκινα, Tantôt noirs, tantôt blancs, tantôt rouges την καρδιά μου να ζητούσες, θα σ’ την έδινα Si tu demandais mon coeur, je te l'offrirais Πάρε με παραγιουδάκι μέσ' τον καφενέ Prends-moi comme aide de salle au café να σου πλένω τα ποτήρια και τον αργιλέ Je te laverai les verres et le narguilé Κούνησέ μου το λιγάκι το μαντήλι σου, Secoue donc un peu ton mouchoir να φιλήσω την ελιά σου και τα χείλη σου Que j'embrasse ton grain de beauté et tes lèvres 264 Annexe 9 : Les chants du detós Detós du village de Koiní553 Καρδιά που δεν αγάπησε Le coeur qui n'a point aimé κι έρωτα δεν αιστάνθει ni ressenti la passion Είναι πηγή χωρίς νερό Est une fontaine asséchée, και κήπος δίχως άνθη un jardin sans fleur Αμύγδαλό μου τσακιστό Ô mon éclat d'amande, πολύ αγάπη σου χρωστώ je te dois beaucoup d'amour Απ'όλα τ'άστρα τ'ουρανού Des étoiles peuplant le ciel, το πιο μικρό σου μοιάζει la plus menue te ressemble Που βγαίνει τα μεσάνυχτα Qui apparaît à minuit κι όλα τα σκοτεινιάζει et éteint toutes les autres Στην κεντημένη σου ποδιά Dans les plis brodés de ta robe, κάνουν οι πέρδικες φωλιά des perdrix font leur nid Detós du village de Volissós554 Άρχισε γλώσσα μου γλυκειά Commence donc, douce langue Τη Βολισσό να τη παινάς A dépeindre la belle Volisso Που είναι μικρή κομμάτι Qui est si petite Κι όλο χάρες είν' γεμάτη. Mais toute de joies Στέκει το κάστρο στα ψηλά Son chateau sur les hauteurs Τα μαύρα μάτια είναι γλυκά Et tous ces yeux noirs sont si doux Στέκει και καμαρώνει Elle se tient pleine de charme Κι όλα τα δεντρί φουτώνει Et ses arbres ont de fières ramures 553https://www.youtube.com/watch?v=MwltDoIKZYI 554https://www.youtube.com/watch?v=Rb4YrW30rw0 265 Έχει εκκλησίτσες μά' ν' μικρές Toutes ses églises sont petites Με το ψηφί ζωγραφιστές Et bellement décorées de mosaïques Έχει κόρες μαυρομάτες Et ses belles filles aux yeux noirs Κι όλο χάρες είν' γεμάτες Elles aussi sont toutes joies Έχασα το μαντήλι μου J'ai perdu mon mouchoir Καυμό πώχει τ'αχείλη μου Quelle brûlure portent mes lèvres Το χρυσοκεντημένο Mon mouchoir brodé d'or Πίκρα πού'χε το καύμενο L'amertume et la brûlure Όπου μου το κεντούσανε Mouchoir que brodaient Τρία έμμορφα κορίτσια, Trois belles jeunes filles Υψηλά σαν κυπαρίσσια Hautes comme les cyprès Η μιά ήταν αφ'το Γαλατά L'une était de Galata Τη βάζ' ο νους μου δυνατά Mon esprit y pense fort Αχ κι ά- αχ κι άλλη απ'το Νεοχώρι L'autre est de Neochori Βεργολυ- βεργολυγερή μου κόρη Belle et richement vêtue Η τρίτη η μικρότερη Et la plus jeune Απ'όλες ομορφότερη Plus belle qu'une galanthine Ήτανε- ήτανε απο την Πάρο Elle était de Paro ΄Κεινη π'αγαπώ να πάρω Celle que j'aime et épouserai Και την αγάπησα κι εγώ Et je l'ai aimée moi aussi Να της μιλήσω δε μπορώ Mais je ne puis lui parler Και τη στρα- και τη στράτα δεν ηξέρω Je ne connais pas le chemin Νά'ρθω μά- νά'ρθω μάτια μου να σ'έβρω Ô mes yeux pour te trouver Παίρνω το το στρατί-στρατί Je prends le petit chemin, Πάν'τα ματάκια μου σαν βροχή Les yeux pleins de pluie Στρατί- στρατί το μονοπάτι Petit chemin, petite route 266 Βάσανα- βάσανα πού'χει η αγάπη Quelles tortures pour cet amour Diplós du village de Pyrgí555 Ω! αρχίσετέ τον το διπλό Ô! Inaugurez donc le Double με του Πυργιού τραγούδια Par des chants de Pyrgí Ω! πείτε για τις κοπέλες μας Ô! Décrivez nos jeunes filles που είν' όμορφα λουλούδια Belles comme des fleurs Ω! όμορφος που' ναι ο διπλός Ô! Quelle beauté que ce Double στεφάνι καμωμένος S'étendant en couronne Ω! με ρόδα και τριαντάφυλλα Ô! couronne de roses et de fleurs είναι περιπλεγμένος tressée Autres distiques : Όμορφος πού 'ναι ο διπλός Quelle beauté que ce Double στεφάνι καμωμένος S'étendant en couronne γαρύφαλλα, τριαντάφυλλα couronne de roses et de fleurs είναι περιπλεγμένος tressée Πρώτη φορά που τραβουδώ Je chante pour la première fois στη μέση στο λιβάδι au centre de la place κι ήπιασεν η καρδούλα μου Et mon coeur se bouleverse, να τρέμει σαν το ψάρι tremble tel un petit poisson Τραγούδησε καρδούλα μου Chante, mon petit coeur του χρόνου ποιός το ξέρει qui de nous connaît le futur ? για θ' αποθάνω για θα ζω Si je mourrai, si je vivrai για θά 'μαι σ' άλλα μέρη Si je serai en d'autres lieux Λεβέντες και λεβέντισσες Braves et gracieuses πρέπει να τραγουδάμε nous nous devons de chanter 555https://www.youtube.com/watch?v=sm7of4tu7aI 267 γιατί τα χρόνια μας περνούν car nos années s'en vont και πίσω δε γυρνάνε et jamais ne reviennent Ο κόσμος είναι μάταιος Le monde est vain τα πάντα ματαιότης tout est vanité ωσάν λούλουδα του Μα semblable aux fleurs de Mai είναι η ανθρωπότης telle est l'humanité όταν σ' εγέννα η μάνα σου Lorsque ta mère te mit au monde οι εκκλησιές σημαίναν les églises sonnait les cloches κι αγγέλοι από τους ουρανούς et les anges depuis les cieux ανεβοκατεβαίναν allaient et venaient sur Terre Τα λόγια που μιλήσαμεν Les paroles que nous disions απ' το παραθυράκι depuis la fenêtre ας μην τα μάθει άλλος κανείς que personne d'autre ne les apprenne μόνον το φεγγαράκι exceptée la lune Κομμάτια κι αν μας κάνουνε Et s'ils nous réduisaient en pièces και στο γιαλό μας ρίξουν puis nous jetaient à la mer πάλι τα κομματάκια μας Là encore ces pièces όπου βρεθούν θα σμίξουν se retrouveraient et s'uniraient Όποιος περάσει απ' το Πυργί Celui qui passe par Pyrgí κάπου θα σταματήσει s'arrêtera bien quelque part και λέει τούτο το χωριό et dira pour lui-même μοιάζει με το Παρίσι ce village ressemble à Paris Γειά σας κοπέλες μου όμορφες Salut à vous, belles filles και λεβεντιές του τόπου et grâces de ce lieu τα μάτια σας, τα φρύδια σας Vos yeux et vos sourcils παίρνουν το νου τ' ανθρώπου prive l'homme de ses esprits 268 Detós du village de Mestá556 Άρχισε γλώσσα μου άρχισε, Commence, ma langue, τραγούδια ν'αραδιάζεις à entonner les chants Και την καλή παρέα μου, Et emplis donc de joie να τήνε διασκεδάζεις ceux qui m'accompagnent Άλφα είναι το πρώτο γράμμα Alpha est la première lettre βιόλα μου και μαντζουράνα Mon violon, et ma marjolaine Άρχισε γλώσσα μου άρχισε Commence, ma langue, κι αχείλη μου μελέτα pense, donc ma lèvre Και συ καημένη μου καρδιά Et toi, mon pauvre coeur, όσα κι αν έχεις πέ'τα dis toutes tes peines Άλφα θέλω ν'αρχινίσω Alpha, je veux être le premier το χορό να νοστιμίσω Et donner saveur à notre danse Ας τραγουδήσω κι ας χαρώ, Puissé-je chanter et me réjouir ας παίξω κι ας γελάσω Puissé-je jouer et rire Τα νιάτα δεν πουλιόνται πια Car aucune jeunesse να τα ξαναγοράσω ne se rachète Τράβα λεβέντη το χορό Tire la danse, ô brave κι εγώ για σένα τραγουδώ Quant à moi, je chante pour toi Siganós du village d'Agios Giórgis Sykoúsis557 Πέρασαν οι Αποκριές, Le Carnaval est passé, φύγαν κι οι Τυρινάδες Les Tyrinades s'en sont allées φύγαν κι οι Τυρινάδες Les Tyrinades s'en sont allées 556https://www.youtube.com/watch?v=HARj3jyRWyw 557https://www.youtube.com/watch?v=7RxuBz6L7ak 269 Και ήρθεν η Σαρακοστή Et vint le Grand Carême με τις εφτά βδομάδες Escorté des sept semaines με τις εφτά βδομάδες Escorté des sept semaines Νά 'μουνα στη γη βελόνι Puissé-je être un clou posé à terre να πατείς να σ'αγκυλώνει Qui t'engourdit lorsque tu le foules Το σώμα σου 'ναι λεμονιά Ton corps est un doux citronnier και τα μαλλιά σου κλώνια Et tes cheveux sa belle ramure Χαρά στο νιό που θά 'ρθει Bénis soit le jeune qui viendra να κόψει τα λεμόνια Récolter tes beaux fruits Στην καρδιά μου σού 'χω θρόνο En mon coeur je te réserve un trône για βασίλισσα και μόνο Destiné aux seules reines Siganós du village d'Agios Giórgis Sykoúsis 2558 Ανέβασέ με μάνα μου Fais-moi monter, mère, απάνω στο πουντάκι au haut du talus απάνω στο πουντάκι au haut du talus Να βλέπω τον βασιλικό Que je voie le basilic και το ζαβλακουδάκι et la petite fleur και το ζαβλακουδάκι et la petite fleur Έλα έλα σαν σου λέω, Viens comme je te le dis, μη με τυραννάς και κλαίω ne me fais point pleurer de peine Έλα έλα κοπελιά μου Viens, ma douce, στα 'γκαλάκια τα δικά μου au creux de mes petits bras Εφτά βδομάδες έκανα Il y a sept semaines, κόρη να σου μιλήσω koré, que je ne t'ai pas parlé κόρη να σου μιλήσω koré, que je ne t'ai pas parlé 558https://archives.crem-cnrs.fr/archives/items/CNRSMH_E_2018_007_001_02/ 270 Και την Αγιά Σαρακοστή Car le Saint Carême, ήθελα να τιμήσω je tenais à honorer ήθελα να τιμήσω je tenais à honorer Έλα έλα κοπελιά μου Viens, ma douce, στα 'γκαλάκια τα δικά μου au creux de mes petits bras Έλα έλα σαν σου λέω, Viens comme je te le dis, μη με τυραννάς και κλαίω ne me fais point pleurer de peine Στον Άγιο Παντελέμωνα, A Saint Panteleïmon, στην εκκλησιά 'πω πίσω derrière l'église στην εκκλησιά 'πω πίσω derrière l'église Εφήτεψα μια λεμονιά, J'ai planté un citronnier πήγα να την ποτίσω et suis allé l'arroser πήγα να την ποτίσω et suis allé l'arroser Το μαντίλι σου τινάζεις Lorsque tu secoues ton mouchoir, και θαρρώ πως μου φωνάζεις je crois t'entendre me crier Το μαντίλι σου διπλώνεις Lorsque tu plies ton mouchoir, και θαρρώ πως με μαλώνεις je crois t'entendre me gronder Στα σύννεφα θε ν'ανέβω Je m'élèverai jusqu'aux nuages στον ουρανό να κάτσω et m'asseyerai au ciel Να πάρω πένα και χαρτί Je prendrai le calame et le papier τον πόνο μου να γράψω pour écrire ma peine Τούτη η γη που την πατούμε Cette terre que nous foulons όλοι μέσα θε να μπούμε nous engloutira tous Τούτη η γη με τα λουλούδια Cette terre couverte de fleurs τρώει νιούς και κοπελούδια mange les jeunes et les braves 271 Detós du village de Tholopotámi559 Μια Χιωτοπούλα έμορφη Une belle enfant de Chíos Κάμωμά του τσαχπίνα Faite pour l'amour Με μάτια παιχνιδιάρικα Aux yeux malicieux Μ'έκαψε η μπομπίνα (?) M'a brûlé le cœur Και μ'έριξε το δυστυχή Et je fonds, ô malheureux Στα δίχτυα της και λιώνω Dans les filets brûlants Με τέτοιο δυνατό σεβντά De ce puissant amour Μα' γώ δε μετανιώνω Mais je ne regrette point. Έλα μικρούλα Χιώτισσα Viens donc, enfant de Chíos Να γίνωμε ζευγάρι Que nous soyons ensemble Οι Χιώτες σα μας βλέπουνε Et que les Chiotes en nous voyant Το μόνο τους καμάρι Nous admirent jalousement Detós de l'île d'Oinoússes560 Κάτω στον Άγιο Σίδερο, En bas, à Saint-Isidore στον Άγιο Κωνσταντίνο, et à Saint Constantin μαζεύονται, σωριάζονται se réunissent en foule του κόσμου οι ανδρειωμένοι, les plus braves de ce monde να στήσουν πύργο να κρυφτούν, ils élèvent une tour να μην τους εύρει ο Χάρος. pour échapper à Charon Κι εκεί που τον εχτίζανε Et lorsqu'ils l'élèvent κι εκεί που τον τελειώναν, et lorsqu'ils l'achèvent βλέπουν το Χάρο νά' ρχεται ils voient Charon arriver εις τ'άλογο καβάλα. chevaucher sa monture “Ώρα καλή σας, βρε παιδιά”, « A la bonne heure, les gars » “καλώς τον αντρειωμένο”, « Salut au brave », 559https://archives.crem-cnrs.fr/archives/items/CNRSMH_I_2018_029_017_05/ 560https://archives.crem-cnrs.fr/archives/items/CNRSMH_I_2018_029_017_10/ 272 “ποιός έχει σίδερο καρδιά « Quel coeur de fer και στήθια ατσαλένια, et quelle poitrine d'acier νά 'ρτει να πα παλέψουμε veut m'affronter à la lutte σ΄αλώνια μαρμαρένια”. sur une aire de marbre ? » Σύρετε τα τα κανιά σας, Traîner vos petites cannes, τα διαβολοπόδαρά σας. vos pieds endiablés Τούτη η γη που την πατούμε, Cette terre que nous foulons όλοι μέσα θε να μπούμε. nous engloutira un à un Τούτη γης με τα λουλούδια Cette terre emplie de fleurs τρώει νιούς και κοπελούδια. mange les braves et les belles Argós du village de Káto Panagiá561 Όλοι στην Κάτω Παναγιά Tous ceux de Kato Panagia με χάρη τραγουδάνε, με χα- Chantent avec grâce Και τον αργό χορεύουνε Ils entament la danse lente και με χαρά γλεντάνε, και με- Et font la fête emplis de joie Έλα απ'τα ξένα, ξένο μου Reviens de l'étranger, ô étranger Μακροταξιδεμένο μου, μα- Qui as voyagé au loin Έλα πριν μας χωρίσουνε Avant qu'ils nous séparent να γίνουμε ζευγάρι, να γι- Viens donc et lions-nous Και τη φωλια να χτίσουμε Construisons notre nid στην ερημιά με χάρη, στην ε- Heureux loin de ce monde Τα μάτια σου που μ'έχουνε Tes beaux yeux m'ont παλαβωμένη μ'έχουνε πα- ôté mes esprits 561https://www.youtube.com/watch?v=07knLur2WA4 273 Annexe 10 : Les chants du trípatos « Le petit Turc » ou « La trahison du saint » 1. Version du village de Mestá interprétée par Mariánthi Almyroúdi562 Ένα μικρό- ωχ αμαν αμαν αμαν Un petit -oh amán amán amán Ένα μικρό τουρκόπουλο Un petit Turc Του βασιλιά κοπέλι Fils du Sultan Του βασιλιά κοπέλι Fils du Sultan Μια Ρωμιοπού -σύ σαι που με τρέλανες S'éprit d'une -c'est toi qui me rends fou Μια Ρωμιοπούλα γαπησε S'éprit d'une Grecque Μα κείνη δεν το θέλει Mais elle ne veut point de lui Μα κείνη δεν το θέλει Mais elle ne veut point de lui Φέρνει τα ο- ωχ αμαν αμαν αμαν Elle laisse les -oh amán amán amán Φέρνει τα όρη πίσω της Elle laisse les monts derrière elle Και τα βουνά μπροστά της Et les montagnes devant elle Και τα βουνά μπροστά της Et les montagnes devant elles Κ'η μοίρα της -σύ σαι που με τρέλανες Et son destin -c'est toi qui me rends fou Κ'η μοίρα της την έβγαλε Et son destin l'amène Στ'Αγιου Γεωργιού την πόρτα Aux portes de Saint-Georges Στ'Αγιου Γεωργιού την πόρτα Aux portes de Saint-Georges Άγιε μου Γιω– Αίντε Βάη βάη βάη Mon Saint -áïde vaï vaï vaï Άγιε μου Γιώργιο αφέντη μου Mon Saint-Georges, ô Patron Αφέντη καβαλάρη Ô patron cavalier Αφέντη καβαλάρη Ô patron cavalier Αν είναι και -ωχ αμαν αμαν αμαν S'il en est -oh amán amán amán Αν είναι και γλητώσεις με S'il en est que tu me sauves 562https://archives.crem-cnrs.fr/archives/items/CNRSMH_I_2018_029_017_08/ 274 Αφ'τον Τούρκο τα χέρια Des mains du Turc Αφ'τον Τούρκο τα χέρια Des mains du Turc 2. Version du village de Lagkáda interprétée par Evgenia Kalagkiá-Mouratídou et Sévi Giannopápa563 Ένα μικρό Τουρκóπουλο Un petit Turc του βασιλιά κοπέλι fils du Sultan Μια Ρωμιοπούλα αγαπά S'éprend d'une Grecque μα κείνη δεν το ξέρει Mais elle l'ignore Παρασκευή την αγαπά Il l'aime le Vendredi Σάββατο το μαθαίνει elle l'apprend le Samedi μια Κυριακή ξημέρωμα Et puisse le Dimanche matin α θε μην ξημερώσει ne jamais arriver εβάλαν της Ρωμιάς βουλή On conseilla à la Grecque τον Τούρκο για να πάρει de prendre un Turc pour époux Παίρνει τα όρη ανέτριχα Elle laisse les monts derrière elle και τα βουνά μπροστά της et les montagnes devant elle κι η μοίρα της την έβγαλε Et le destin la conduit ομπρός στον Αη Γιώργη devant Saint-Georges Άγιε μου Γιώργη σώσε με Mon Saint-Georges, sauve-moi απ' των Τουρκών τα χέρια des mains des Turcs να φέρω αμάξι το κερί J'amènerai un char de cire αμάξι το λιβάνι et une charrette d'encens και με το βουβαλόπετσο et je transporterai l'huile να κουβαλώ το λάδι par outres en peau de buffle Τα μάρμαρα ραϊσανε Les marbres se fendent κι η κόρη μέσα μπαίνει et la fille y pénètre 563https://archives.crem-cnrs.fr/archives/items/CNRSMH_I_2018_029_017_09/ 275 ράστηκε το Τουρκόπουλο Arrive le petit Turc εμπρός στον Αη Γιώργη devant Saint-Georges Άγιε μου Γιώργη δώσε μου Mon Saint-Georges, donne-moi την κόρη που μου πήρες la fille que tu m'as prise να φέρω αμάξι το κερί J'amènerai un char de cire κι αμάξι το λιβάνι et une charrette d'encens και με το βουβαλόπετσο je transporterai l'huile να κουβαλώ το λάδι par outres en peau de buffle να κάνω το στεφάνι σου et couvrirai ta couronne όλο μαργαριτάρι de perles précieuses Τα μάρμαρα ραγίσανε Les marbres se fendent κι η κόρη όξω βγαίνει et la fille en sort απ' τα μαλλιά την άρπαξε Il l'attrape par les cheveux κι η κόρη κλαίει, σκούζει et la fille hurle Άφησμε Τούρκο απ' τα μαλλιά Lâche mes cheveux, Turc κα πιάσε με απ' το χέρι et prends-moi par la main να μη σε δουν τ' αδέλφια μου Que mes frères ne te voient pas και φονικό θα γένει et qu'advienne un meurtre Ποιος είδε άγιο δίγνωμο Qui vit jamais un saint traître σαν και τον Άη Γιώργη comme Saint-Georges να παραδίνει τις Ρωμιές qui livre les Grecques εις των Τουρκών τα χέρια aux mains des Turcs 276