UNIVERSITE PARIS NANTERRE
Département d'anthropologie
Mémoire de master EMAD
Agir la tradition
Une ethnographie des pratiques musicales et dansées de l'île de Chíos
Dimitris Gianniodis
Sous la direction de Maria Couroucli
Tutrice : Katell Morand
2018 - 2019
2
Résumés
Ce mémoire porte sur le concept de tradition (parádosi) et la manière dont les habitants de
l'île grecque de Chíos articulent celle-ci à certaines de leurs pratiques musicales et dansées prenant
place lors de fêtes à caractère religieux ou laïque et lors de cours de danses ainsi que de
représentations dansées. Il interroge la façon dont se construisent ces pratiques au cours de
situations spécifiques en sollicitant la perspective constructiviste et la théorie du champ et de
l'habitus développée par Bourdieu. L'ethnographie de ces situations permet premièrement de
déterminer les éléments jugés traditionnels par les acteurs. Elle met ensuite en lumière le paradoxe
selon lequel ceux-ci ont à coeur de préserver des pratiques spécifiques alors qu'ils contribuent sans
cesse par leurs agissements à la transformer. Une explication à ce paradoxe est fournie par
l'utilisation de la théorie de l'habitus : la tradition (parádosi) y est envisagée comme un ensemble de
schèmes de perception, d'appréciation et d'action activé lors de situations spécifiques et les
transformations des pratiques sont expliquées par la modification de ces schèmes dans le temps.
Mots-clés : Anthropologie – Ethnomusicologie – Tradition – Danse - Habitus
This master thesis focuses on the concept of tradition (parádosi) and on the way the
inhabitants of the greek island of Chíos connect it to some of their musical and choreutic practices
taking place during religious and secular feasts as well as during dance classes and shows. It
questions the manner these practices are built during specific situations using the social
constructionist perspective and Bourdieu's habitus and field theory. First an ethnography of these
situations allows us to determinate which elements the actors consider to be traditional. It then
sheds light on the paradox according to which specific musical and choreutic practices shoud be
preserved while the actors continuously contribute to their transformation by acting the way they
do. I argue that this paradox can be explained using the habitus theory : tradition (parádosi) is
analyzed as a set of perception, judgement and action schemes activated during specific situations.
Practice modifications are explained by the progressive modification of these schemes.
Keywords : Anthropology – Ethnomusicology – Tradition – Dance – Habitus
3
Remerciements
Je tiens à remercier ma directrice de mémoire Maria Couroucli dont les précieux conseils et
les avis éclairés m'ont considérablement permis de progresser au cours de ces deux années de
master. Mes remerciement sincères vont également à ma tutrice, Katell Morand qui, par le suivi
attentif de mes travaux et l'enseignement qu'elle dispense à Paris Nanterre, a fortement nourri ma
réflexion. La formulation des idées qui suivent doit beaucoup à la justesse de leurs commentaires
écrits et aux conversations stimulantes que j'ai eu le plaisir et l'honneur de partager avec elles.
Le choix d'effectuer ce travail sur l'île de mes ancêtres paternels doit beaucoup à l'accueil
chaleureux que m'ont réservé les habitants du village de Dafnónas durant mes deux séjours. Au
village, je remercie particulièrement mon ami Pantelís Misiriótis m'a communiqué l'amour de sa
terre ainsi qu'Avgoustínos Menís, Kalliópi Ntíli, Ireíni Stoupáki et son époux Timoléon, Geórgios
Xintarianós, Giórgos Chaviáras, Liána Vafiádou Papanikoláou, Giánnis Stoupákis et Vaggélis
Roufákis.
Ma reconnaissance va également à toutes les personnes qui s'investissent jour après jour
dans la vie culturelle de l'île et contribuent à son rayonnement et à son charme. Parmi eux je
remercie les professeurs de danse et amis Sarántos Kostídis et Kóstas Sitarás ainsi que les aimables
personnes qui ont sacrifié de leur temps pour assouvir la curiosité d'un jeune chercheur : Giánnis
Argyrákis, Símos Karaolánis, Ioulía Lignoú, Markélla Ziglí, Giánnis Kolliáros et Evgeneía
Kalagkiá-Mouratídou. Parmi les musiciens et chanteurs de l'île, je remercie particulièrement
Lampriní Kámpoura, Dimítris Kontós, Pétros Karvoúnis, Sákis Pipídis, Vasílis Kármantzis,
Stamátis Syriódis, Louloúdi Fakíri, Níkos Tsóflias, Vaggélis Máschas et Mariánthi Almyroúdi dont
les chants ont accompagné mes soirées de rédaction. J'exprime également ma sincère gratitude à
mon amie Evaggelía Máppa et ses parents María Fykári et Kóstas Máppas, ainsi qu'à Chrístos
Michaliós et son épouse Anna qui ont fait de Kardámyla un lieu cher à mon coeur.
Pour ses relectures attentives et nos conversations enrichissantes, je remercie mon ami
Victor Franco. Enfin, ce mémoire ne serait pas ce qu'il est sans le soutien constant et inestimable de
mes parents et sans la présence de ma compagne Andriána.
4
Table des matières
Résumés et mots-clés.......................................................................................................................... 3
Remerciements.................................................................................................................................... 4
Conventions pour la translittération du Grec..................................................................................... 10
Introduction.................................................................................................................................. 11
Chapitre 1. Le champ de la tradition.................................................................................. 22
1.1. La controverse des professeurs de danse.................................................................................... 22
1.1.1. « La tradition n'est pas ce qu'ils croient ».................................................................... 23
1.1.2. La manifestation : une forme de théâtre où l'âme ne parle plus.................................. 23
1.1.3. Le costume : un mésusage qui éloigne de l'essence.................................................... 24
1.1.4. L'éthos, le style, la couleur musicale et le risque d'aplatissement............................... 25
1.1.5. La consommation passive : un mode de participation corrupteur............................... 25
1.1.6. Un passé indéterminé dans lequel on projette le présent............................................ 26
1.1.7. La réponse de l'élève au maître................................................................................... 27
1.1.8. La commande comme facteur de corruption............................................................... 28
1.1.9. Les transformations des méthodes d'enseignement..................................................... 28
1.1.10. La hiérarchie des sources du professeur de danse..................................................... 29
1.1.11. Leçons du passé et perspectives................................................................................. 31
1.1.12. La transformation et la valorisation de l'ancien......................................................... 34
1.1.13. Le vécu : une incarnation du passé au présent........................................................... 34
1.1.14. La notion de champ................................................................................................... 35
1.1.15. Prises de position et positions au sein du champ de la tradition................................ 37
1.2. Génèse et structuration du champ de la tradition en Grèce........................................................ 40
1.2.1. Dóra Strátou et la théorie de la continuité de l'Hellénisme......................................... 41
1.2.2. La rhétorique de la continuité...................................................................................... 42
1.2.3. Le Théatro Dóra Strátou............................................................................................. 44
1.2.4. Le Lýkeio ton Ellinídon............................................................................................... 45
1.2.5. Le triptyque laographie-musicologie-chorodidaskalía................................................ 46
1.2.6. L'analyse de Réna Loutzáki des méthodes du Lýkeio.................................................. 47
1.2.7. La subordination de la recherche à l'objectif de la représentation scénique................ 48
5
1.2.8. La position dominée de la choréologie et son « horizon du pensable »...................... 49
1.2.9. Objectivation, démultiplication ontologique et normativité........................................ 50
1.2.10. Les pratiques traditionnelles et leur dimension spatio-temporelle............................ 52
Chapitre 2. Un mariage presque traditionnel.................................................................. 53
2.1. Les institutions et la perspective constructiviste........................................................................ 53
2.2. Jour de fête................................................................................................................................. 56
2.3. La danse de la future mariée....................................................................................................... 57
2.3.1. Le syrtós paralyménos................................................................................................. 57
2.3.2. Les chants d'éloge et de voeux.................................................................................... 58
2.4. La déambulation nuptiale (patináda gámou)............................................................................. 63
2.5. Les pratiques musicales au prisme des transformations du mariage.......................................... 65
2.6. La fête sur la place d'Agios Giórgis Sykoúsis............................................................................ 67
2.7. La danse de la mariée................................................................................................................. 67
2.8. La bonne danse........................................................................................................................... 71
2.9. La traditionalité des mariages..................................................................................................... 75
2.9.1. Les marqueurs en traditionalité................................................................................... 76
2.9.2. La force de la forme..................................................................................................... 77
2.9.3. L'expérience particulière des acteurs........................................................................... 77
Chapitre 3. Les panégyres....................................................................................................... 79
3.1. Une définition............................................................................................................................. 79
3.2. La dimension religieuse du panégyre......................................................................................... 80
3.3. Les « églises du dehors », des lieux de culte et de sociabilité.................................................... 81
3.4. Les lieux de la fête au sein du village......................................................................................... 84
3.5. Le repas...................................................................................................................................... 85
3.6. Les préparatifs............................................................................................................................ 87
3.7. Le bar de la discorde.................................................................................................................. 87
3.8. Une actualisation du panégyre à l'image des jeunes actifs......................................................... 89
3.9. Le syllogue de Dafnónas............................................................................................................ 90
3.9.1. Une forme juridique pour une aspiration..................................................................... 90
3.9.2. Les activités des membres........................................................................................... 92
3.9.3. « Injecter de notre passé dans le présent »................................................................... 93
6
3.9.4. La constitution d'une mémoire partagée...................................................................... 95
3.10. Les musiciens professionnels................................................................................................... 98
3.11. Le déroulement de la fête....................................................................................................... 100
3.12. Le fonctionnement de la commande....................................................................................... 103
3.13. Les transformations du répertoire des panégyres................................................................... 108
3.13.1. La constance des formes dansées et la dimension générationnelle......................... 108
3.13.2. Gyftoklarína et skylonisiótika : le soi et l'autre... Le pur et l'impur ?...................... 111
Chapitre 4. Les schémas de perception, d'appréciation et d'action....................... 114
4.1. Les catégories musicales : « Situer » les hommes et leur musique.......................................... 114
4.1.1. L'unité villageoise et la pensée aitiologique.............................................................. 115
4.1.2. Les paradosiaká ou l'opposition ruralité-urbanité..................................................... 119
4.1.3. La catégorisation par aire culturelle.......................................................................... 122
4.1.4. Chíos et le Nord-Est Egéen........................................................................................ 122
4.1.5. « Nous sommes Ioniens ».......................................................................................... 125
4.1.6. La versification égéenne............................................................................................ 126
4.1.7. La mélodie (skopós) et les paroles (lógia)................................................................. 128
4.1.8. La catégorisation fonctionnelle.................................................................................. 130
4.1.9. Temporalités collective et individuelle de la parádosi.............................................. 131
4.1.10. L'habitus de la parádosi........................................................................................... 132
4.2. Le chant comme mode d'action................................................................................................ 135
4.2.1. Le chant et son lieu.................................................................................................... 135
4.2.2. L'exoikeíosis (habituation) : une sélection par affinité.............................................. 136
4.2.3. L'échafaudage d'une émotion par le chant................................................................. 138
4.2.4. Le chant et ses intentionnalités multiples.................................................................. 146
Chapitre 5. Les danses de Chíos et leurs enjeux........................................................... 148
5.1. Distinguer et classer les danses................................................................................................ 149
5.2. Le detós.................................................................................................................................... 151
5.3. Le chasápikos........................................................................................................................... 152
5.4. Le syrtós kalamatianós............................................................................................................. 153
5.5. Le partage d'une émotion par la danse..................................................................................... 157
5.5.1. Le rôle protochoreute................................................................................................ 157
7
5.5.2. D'heureuses dispositions à partager : kéfi et meráki.................................................. 157
5.6. Les caractéristiques du syrtós traditionnel de Chíos................................................................ 161
5.6.1. « Une danse en couple »............................................................................................ 162
5.6.2. La biographie culturelle du mouchoir........................................................................ 162
5.6.2.1. Du médiateur entre les sexes...................................................................... 165
5.6.2.2. ... au marqueur de traditionalité.................................................................. 168
5.6.3. Les figures : une prérogative du cavalier................................................................... 168
5.6.4. Signature et danse improvisée, produits de l'exoikeíosis........................................... 170
5.6.5. Syrtós du Nord et du Sud de l'île............................................................................... 172
5.7. Le gýrisma, une séquence liminale.......................................................................................... 173
5.8. Le patitós inaltéré de Chíos...................................................................................................... 175
5.9. Un zeïbékikos transformé par les codes urbains....................................................................... 180
Chapitre 6. Les nouvelles situations de la tradition..................................................... 183
6.1. L'organisation des cours de danse............................................................................................ 183
6.2. Les représentations ou la mise sur scène de la tradtion........................................................... 185
6.3. Le fonctionnement du cours de danse...................................................................................... 187
6.3.1. L'habitus comme objet et méthode............................................................................ 187
6.3.2. L'exoikeíosis en situation d'apprentissage................................................................. 188
6.3.3. Le plaisir de l'imitation.............................................................................................. 192
Conclusion................................................................................................................................... 194
Bibliographie................................................................................................................................... 197
Discographie.................................................................................................................................... 204
Filmographie.................................................................................................................................... 205
Annexes........................................................................................................................................ 206
Annexe 1. Calendrier des panégyres de l'île de Chíos pour l'année 2018....................................... 206
Annexe 2. Ligne du temps .............................................................................................................. 209
Annexe 3. Le répertoire des panégyres de Chíos en 2018.............................................................. 212
Annexe 4. L'instrumentarium et ses transformations...................................................................... 218
8
Annexe 5. Un point de vue des participants extérieurs au village.................................................. 224
Annexe 6. Syrtós de Lésvos et Oinoússes....................................................................................... 227
Annexe 7. A la recherche du bállos de Chíos.................................................................................. 234
Annexe 8. Traduction de syrtoí chantés à Chíos............................................................................. 246
Annexe 9. Les chants du detós........................................................................................................ 265
Annexe 10. Les chants du trípatos.................................................................................................. 274
9
Conventions pour la translittération du Grec
A l'exception des villes les plus connues pour lesquelles j'ai conservé la traduction française, j'ai
utilisé le système de translittération ONU/ELOT 743.
Α
Β
Γ
Δ
Ε
Ζ
Η
Θ
Ι
Κ
Λ
Μ
Ν
Ξ
Ο
Π
Ρ
Σ
Τ
Υ
Φ
Χ
Ψ
Ω
10
α
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γ
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γκ
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Introduction
Ce mémoire porte sur la notion de tradition (parádosi) et sur la manière dont les habitants de
l'île grecque de Chíos articulent cette notion omniprésente dans leurs discours aux pratiques
musicales et dansées qui prennent place lors des fêtes patronales et des fêtes laïques ainsi que lors
des cours de danse et des manifestations culturelles qui comportent des représentations dansées.
Comment envisager cette notion de tradition sans tomber dans une approche folklorique,
nostalgique ou normative ? En quoi une situation, une mélodie ou une forme dansée peuvent-elles
être considérées comme traditionnelles ? Comment rendre compte du paradoxe selon lequel les
habitants ont d'une part le sentiment que la tradition se transforme alors qu'ils ont à coeur de la
préserver et d'autre part qu'ils contribuent sans cesse par leurs agissements à la transformer ?
Répondre à ces questions nécessite selon moi d'aborder le problème sous divers angles : en
déterminant tout d'abord quels sont les différents acteurs, le rôle qu'ils jouent et le poids relatif
qu'ont leurs actes et leurs discours dans ce double processus de préservation et de transformation.
Cela requiert ensuite de confronter leurs pratiques à ce qu'ils en disent et à déterminer quels sont les
éléments qu'ils jugent déterminants dans la définition de ce qu'est la tradition mais également de
comprendre comment naissent ces « marqueurs » et quelles habitudes de pensée les rendent
pertinents. Il s'agit enfin de s'interroger sur le sens qu'acquièrent des nouvelles pratiques telles que
le cours de danse ou la représentation scénique (parástasi) dans la recherche et la construction de la
tradition et de tenter de comprendre quels effets sont attendus par la participation à de tels
événements.
Le lieu de l'enquête1
Située dans le Nord-Est Egéen, à quelques kilomètres seulement de la péninsule turque de
Karaburun2, Chíos est la cinquième île de la Mer Egée par la taille, avec une superficie de 842
Fig.
kilomètres carrés. Sa position géographique lui a longtemps conféré le statut d'entrepôt des produits 1-3
de l'Orient et de l'Occident en mer Egée3. L'île était située à un point clé des routes maritimes reliant
Alexandrie à Constantinople via la Crète et les Cyclades et des routes reliant Constantinople aux
villes arabes via Rhodes et Chypre4. Elle fut tour à tour contrôlée par les Grecs, les Perses, les
1
2
3
4
11
Les figures sont consultables sur le site accompagnant ce mémoire : https://gianniodisd.wixsite.com/chios/
Les habitants de Chíos la nomment péninsule d'Erythrée.
(Argenti 1955)
(Vatin et Veinstein 2004)
Romains, les Byzantins5, les Vénitiens jusqu'à ce que la famille génoise des Zaccaria en fasse une
place économique et une base navale de premier ordre pour le contrôle de la mer Egée à partir du
début du quatorzième siècle6. Elle passa ensuite sous le contrôle de la Mahone, une société par
actions détenue par de riches commerçants de la république de Gênes7 avant d'être conquise par les
Ottomans dans la seconde moitié du seixième siècle. Dans le courant du dix-neuvième, deux
événements majeurs ont considérablement transformé sa démographie : le massacre de 1822 et les
séismes de 1881. On estime le bilan du massacre perpétré par les troupes ottomanes à 25 000 morts
et 45 000 personnes réduites en esclavage sur une population totale de 100 à 125 000 personnes soit
une réduction de moitié et l'assassinat d'un cinquième de la population totale de l'île 8. Cet épisode
de la guerre d'indépendance grecque marqua considérablement l'opinion publique européenne et
contribua en partie au mouvement philhéllène français. Victor Hugo consacra à cet événement le
poème « L'enfant » dans ses « Orientales » tandis qu'Eugène Delacroix peignit à cette occasion le
tableau « Scènes de massacre de Scio : familles grecques attendant la mort ou l'esclavage ». Le
séisme d'avril 1881 fut également une catastrophe pour l'île. Certains commentateurs de l'époque
avancent les chiffres de 8 000 morts et 10 000 blessés 9, soit un quart de la population totale qui
s'était réétablie sur l'île et se relevait péniblement du massacre survenu soixante ans plus tôt. Chíos
demeura sous contrôle ottoman jusqu'au début du vingtième siècle, lorsqu'elle fut libérée par la
marine grecque en 1912 et rattachée à la Grèce après la Première Guerre balkanique.
Elle compte aujourd'hui un peu plus de 50 000 habitants, dont près de la moitié réside dans
la ville portuaire nommée Chíos ou Chóra et dont l'autre moitié est répartie dans une soixantaine de
villages dont certains comptent entre 800 et 1000 résidants10. Elle dispose de deux ports
commerciaux, celui de la ville et celui de Mestá, qui la relient aux îles de Sámos et de Lésvos, à la
Turquie ainsi qu'aux ports du Pirée et de Kavála, et d'un aéroport où des liaisons sont assurées vers
Athènes et Thessalonique. L'île se divise en trois régions historiquement tournées vers des activités
économiques différentes : le Nord (Voreióchora) était le lieu de l'élevage et fournissait un important
contingent de marins ; le Centre (Kampóchora), notamment le Kámpos, était connu pour ses vergers
d'agrumes et le Sud (Notióchora) pour la culture du mastic, la résine du lentisque pistachier qui fait
la renommée de Chíos depuis l'Antiquité. Bien qu'elles aient perdu de leur importance, ces activités
5
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7
8
9
10
12
(Vlastos 1913)
(Balleto 2005)
(Miller 1915)
(Coulanges 1856)
(Houssaye 1881 : 102)
Ces chiffres proviennent de l'Autorité statistique grecque (ELSTAT). Voir
https://www.politischios.gr/koinonia/tosoi-zoyme-telika-sti-hio
constituent aujourd'hui encore une source de revenus importante sur l'île 11. Le tourisme y est peu
développé et se concentre principalement sur la côte est de l'île mais l'importante diaspora installée
aux Etats-Unis et en Australie et les marins de l'île contribuent à dynamiser son économie. En 1961,
le nombre de marins vivant à Chíos était estimé à 2500, ce qui en faisait l'une des zones de
concentration de marins les plus importantes après celle d'Athènes et du Pirée, et elle est l'île
d'origine de certaines des plus grandes familles d'armateurs en Grèce.
Insertion sur le terrain et méthodologie
Cette étude est fondée sur des observations réalisées lors d'un premier séjour durant l'été
2015 et sur l'analyse de matériaux ethnographiques produits lors d'un séjour de six mois de la mimars à la mi-septembre 2018. Je résidais à Dafnónas, un village de 400 habitants situé dans la
région du centre d'où émigra mon arrière-grand-père paternel Apostólis Gianniódis il y a près d'un
siècle. Ce séjour prolongé et ce lien privilégié avec les lieux m'ont permis de partager le quotidien
des habitants de Dafnónas, de fréquenter le café le soir, l'église le dimanche, de participer aux
activités de l'association du village mais également d'étendre le champ de mes observations à
d'autres villages de l'île afin de participer aux activités d'autres associations ainsi qu'à des fêtes
patronales, des fêtes de compagnie, des mariages et d'ainsi disposer d'une vue d'ensemble des
pratiques musicales et dansées que j'analysais afin de procéder à des comparaisons sur une base plus
solide. Cette mobilité m'a permis de réaliser des entretiens avec plusieurs professeurs de danse tout
en suivant particulièrement les activités de Sarántos Kostidis notamment par la participation aux
cours de danses et aux représentations dansées. J'ai également fait le choix de combiner des
observations réalisées durant les panégyres et des entretiens avec plusieurs musiciens professionnels
à un suivi plus poussé des activités d'un orchestre récemment formé par des jeunes musiciens afin
de mieux comprendre leur mode de fonctionnement, leurs préoccupations et les relations qu'ils
entretiennent avec les syllogues et les habitants des villages dans lesquels ils se produisent.
J'ai pris le parti, lorsque l'autorisation m'en était donnée, d'enregistrer et de filmer
l'intégralité des événements qui font l'objet de descriptions dans ce mémoire, qu'il soit question des
entretiens, des séances d'enregistrement de répertoires spécifiques, des panégyres, des cours de
danse ou des représentations dansées. J'ai opté dans la majorité des cas pour la réalisation de longs
plans-séquences, la caméra montée sur un trépied, afin de produire un matériau le plus neutre
possible et réutilisable au-delà de l'usage que j'en fais dans ce mémoire. La caméra était donc une
11 Voir https://www.enterprisegreece.gov.gr/ ; entrée Χíος.
13
sorte de « troisième oeil » me permettant de dédoubler mon regard tout en me laissant l'opportunité
de participer aux conversations ou à la danse et de procéder à un apprentissage par corps des
pratiques que j'étudiais. Etant donné mon intérêt pour les processus de transformation des formes
musicales et dansées, la sollicitation à des fins comparatives des travaux déjà effectués sur l'île fut
une de mes préoccupations premières. Outre les mémoires rédigés par les musiciens locaux ayant
étudié à la Faculté des Beaux-Arts d'Epire, j'ai eu l'opportunité de me rendre à Athènes afin de
consulter des documents conservés au « Kéntro Erevnis Ellinikís Laografías » (KEEL) ainsi que des
enregistrements réalisés dans les années 60-70 par Dómna Samíou et Símon Karás, respectivement
conservés aux « Kallitechnikós Sýllogos Dimotikís Mousikís Dómna Samíou » et au « Kéntro
Erevnas kai Provolís tis Ethnikis Mousikis » (KEPEM).
La tradition, du descriptif au prescriptif
Travailler sur la musique traditionnelle (paradosiakí mousikí) à Chíos, c'est naviguer au sein
d'un réseau d'agents dense et depuis longtemps constitué : associations de village, musiciens,
chanteurs, professeurs de danse et danseurs, folkloristes, journalistes, simples particuliers... Chacun
a une opinion à formuler concernant tel ou tel aspect des pratiques musicales et dansées de son
village et de son île. On commente le monde présent à la dernière fête de village, on compare le jeu
des musiciens, on loue l'allure d'un danseur, on se remémore les anciennes coutumes et on conte
telle ou telle histoire sur l'origine d'un chant. En effet, la tradition (parádosi) est une chose qui se
discute.
Toute personne en a une expérience particulière, qu'elle est prête à partager mais nombreux
sont ceux qui reconnaissent les limites de leurs connaissances en la matière. Ceux-là sont prompts à
indiquer au chercheur les sources dont il obtiendra de meilleures informations. Car la tradition a ses
spécialistes aux positions d'énonciation hiérarchisées : les anciens (palioí) tout d'abord, qui sont la
mémoire vivante - mais irrémédiablement particulière - des lieux et font le lien entre les jeunes
(néoi) et les ancêtres (prógonoi). Ils sont le sceau de l'authenticité apposé sur toute recherche locale.
Comme on le verra, si leur expérience est hautement valorisée en théorie, elle l'est beaucoup moins
en pratique. Viennent ensuite les professeurs de danse, de musique et les folkloristes locaux, initiés
à la vue surplombante - mais irrémédiablement réduite à leur champ d'action -, ceux qui cherchent
et se renseignent, fréquentent des séminaires, compilent des informations et s'en font les exégètes,
s'échangent livres et cassettes...
14
Car travailler sur ces pratiques musicales et dansées, c'est également se confronter à un vaste
corpus produit par les acteurs présents et passés de ce réseau ; mélodies gravées sur cylindres, sur
cassettes, sur cd, récits de voyageurs et de folkloristes locaux et étrangers, recueils de distiques
chantés classés par genres, vidéos de fêtes des décennies précédentes, conférences et manifestations
culturelles de danse traditionnelle filmées... La tradition est aussi un ensemble de traces écrites et
enregistrées, un épais sédiment d'objets hétérogènes charriés par le temps en un même lieu. Ces
traces sont une ressource à disposition de certains spécialistes ; elles constituent une matière
première sur laquelle s'échaffaudent différents types de savoirs, il était donc fondamental pour moi
d'en retracer la biographie pour leur rendre leur caractère dynamique et évaluer les transformations
de leurs significations.
Or, ces traces écrites et enregistrées ne peuvent pleinement se comprendre qu'en regard des
situations auxquelles elles se rapportent. Ainsi, les mélodies chantées que le curieux découvre en
explorant la discographie existante et les représentations scéniques comprenant des danses
traditionnelles auxquelles il peut assister à intervalles réguliers durant l'été lui demeureront
partiellement hermétiques s'il ignore certaines institutions comme le panigýri (fête de village), le
glénti (fête de compagnie) ou les festivités des Apókries (Carnaval). Ainsi, la tradition en tant que
traces est inséparable de la tradition comme ensemble de situations et d'événements où ces traces
prennent forme et signification. L'île de Chíos est notamment connue pour certains des événements
uniques qui y prennent place à l'occasion de rites et de fêtes calendaires liés à la religion orthodoxe,
largement majoritaire parmi les habitants. Parmi ces évènements, figurent les « karavákia », une
déambulation dans les rues de la ville au Nouvel-An avec des reproductions de navires de guerre et
comprenant l'énonciation de chants de voeux12, des rites de Carnaval tels que le « talími » qui
consiste en une déambulation des habitants de Thymianá dans le cimetière du village suivie d'un
simulacre de combat entre les locaux et des pirates 13 ou l'« agás » du village de Mestá au cours
duquel les habitants organisent une mise en scène satirique de la justice de cadi de l'époque
ottomane14, le « rouketopólemos » de Vrontádos pour la Pâques durant lequel les paroissiens de
deux églises séparées par un ravin se font la guerre en lançant des feux d'artifice artisanaux sur les
façades des deux églises15...
12
13
14
15
15
https://www.youtube.com/watch?v=yTVFc8WjFQI
https://www.youtube.com/watch?v=q_Z_c7G7yVY
https://www.youtube.com/watch?v=2IFV5thJvyc
https://www.youtube.com/watch?v=y891T4ge7j4
Ce qui frappe lorsqu'on côtoye suffisamment les habitants de l'île en général est
l'omniprésence du terme parádosi. La tradition s'invite dans toutes les conversations, fait la une des
journaux locaux, s'inscrit dans les statuts des associations de village. Les gens les plus impliqués
dans ce qu'ils considèrent être comme sa préservation l'investissent d'un sens supérieur. Elle occupe
une place prépondérante dans leur vie et structure leur expérience du monde. Je peux même
affirmer que ce n'est pas un sujet que j'ai choisi mais qu'il était incontournable si je souhaitais
m'intéresser aux pratiques musicales et dansées à Chíos. Il est évident que je venais fonder cette
croyance dans l'importance de la parádosi et que la nature des discours qui m'ont été tenus ne sont
pas étrangers à ce que j'étais venu chercher. Cependant le nombre de panégyres, de gléntia et de
manifestations culturelles ainsi que la diversité et le nombre des acteurs de ce microcosme
témoignent du fait que les gens prêtent une grande importance à la tradition.
Mais les discours entourant cette notion n'en sont pas moins traversés par des interrogations
et des couples d'opposition. La tradition est un héritage (klironomiá) enraciné en un lieu (tópos) et
constitutif d'une identité (taftótita) partagée ; la préserver implique de respecter certaines règles afin
de ne pas la conduire à son altération (alloíosi). L'innovation volontaire (kainotomía), si elle est
perçue comme telle, est condamnée. Or d'autres questions surgissent immédiatement : où
commence l'altération ? A quelle époque la tradition était-elle ce qu'elle devait être et pourquoi ?
Quel est en somme l'étalon de mesure en terme de traditionalité, qui le détermine et comment se
fabrique-t-il ?
L'analyse anthropologique du concept de tradition
Les tentatives de définition de la tradition s'accompagnent généralement d'une critique de la
manière problématique dont la discipline anthropologique dans son ensemble l'utilise dans la
mesure où cette notion agit moins en tant que concept opératoire que comme concept allant de soi et
charriant en lui les germes d'un Grand Partage sans cesse réinventé.
En Grèce, la tradition et ses avatars (rites, coutumes et danses) ont essentiellement été
envisagés en tant que ressources mobilisées à des fins différentes : en tant que stratégie rhétorique
dans le cas de la recherche de continuité entre culture grecque antique et moderne 16, en tant que
ressource contribuant à la constitution d'une identité nationale et permettant notamment aux régimes
16 (Danforth 1984)
16
autoritaires de consolider leur pouvoir17 ou en tant qu'entité négociable et mobilisable localement
afin de renverser certaines dynamiques de pouvoir18.
Bien qu'il soit difficile de ne pas mentionner la pensée d'Eric Hobsbawm, la manière dont il
aborde la question par le prisme des « traditions inventées » s'éloigne sensiblement de l'approche
proposée dans ce mémoire. Il définit celles-ci comme « des pratiques de nature rituelle et
symbolique qui sont normalement gouvernées par des règles ouvertement ou tacitement acceptées et
qui cherchent à inculquer certaines valeurs et normes de comportement par la répétition ».
Hobsbawm considère qu'elles sont de deux types : celles qui ont été construites et instituées de
manière officielle et celles qui émergent de façon plus indistincte au cours de périodes brèves et
datables19. Selon lui, ces traditions inventées qui émergent notamment à l'époque où les EtatsNations s'érigent en tant que nouvelle entité politique pertinente, constituent une réponse au monde
moderne et à la tombée en désuétude des anciennes traditions et coutumes coïncidant avec
l'effondrement des anciens modèles sociaux. Il distingue donc les traditions inventées de ce qu'il
appelle la « coutume » dont il dit qu'elle domine les sociétés dites traditionnelles en ce que les
premières, stables, formalisées et caractérisées par l'invariabilité tentent d'établir une continuité
« largement fictive » avec le passé.
Cette opposition entre sociétés traditionnelles et sociétés modernes est également au coeur
du raisonnement tenu par Gabriel Gosselin, qui tente de la contourner en montrant que la tradition
ne peut être envisagée pour elle-même sans que soit prise en compte la façon dont une « société
traditionnelle » développe des rapports avec le monde extérieur. S'appuyant sur la définition
d'auteurs tels que Pierre Bourdieu, George Balandier, Eric Weil, et Claude Lévi-Strauss, Gosselin
oppose la tradition en tant que « culture qui se prend et qui se donne pour une nature »20 étant
entendu par là qu'elle est une valeur qui fonde toutes les autres et qu'elle est ignorée comme telle
par les membres de la société dans la mesure où il leur est impossible de la regarder de l'extérieur,
au traditionalisme qui consiste en une réinterprétation de la tradition et en un choix conscient en
faveur du maintien d'une tradition perçue cette fois de l'extérieur et ayant cessé d'être l'unique
possible. Gosselin distingue donc la tradition en tant que choix volontaire de la tradition en tant que
norme qui s'ignore comme telle, sans pour autant qu'elle soit définie autrement que comme
ensemble de valeurs faisant l'objet d'une transmission au cours du temps.
17
18
19
20
17
(Loutzaki 2001 ; 2008)
Cowan (1988) ; Panopoulos (2005)
(Hobsbawm 1995 : 3)
(Gosselin 1975 : 218)
La perspective cognitiviste développée par Pascal Boyer s'inscrit contre cette manière
d'envisager la tradition. Selon lui, l'attribution d'une tendance au conservatisme aux sociétés dites
traditionnelles a trop longtemps constitué un postulat insuffisamment interrogé alors qu'il s'agit en
réalité d'une hypothèse à expliquer. Ce postulat implique que ce qui fait l'objet d'une conservation et
d'une transmission serait un ensemble de savoirs objectifs constituant des visions du monde, des
conceptions ou des théories ayant une autonomie relative par rapport à la réalité sociale et que les
anthropologues se gardent le plus souvent d'envisager comme des objets soumis aux mêmes critères
de véracité que les leurs21. Boyer aborde la question différemment et considère que toute tentative
d'analyse de la tradition doit passer par l'analyse d' « objets culturels » considérés comme
traditionnels tels que des événements, des gestes et des énoncés répétés et considérés comme
particulièrement saillants et pertinents par les membres de la société investiguée. Selon lui, la
tradition se place ontologiquement du côté de l'action répétée et de l'événement remémoré plutôt
que du côté d'hypothétiques conceptions du monde conservées au fil des générations 22. Et ce sont
ces processus mêmes de répétition et de mémorisation qui provoqueraient la variabilité des objets
traditionnels dans la mesure où ceux-ci ne sont jamais reproduits verbatim mais sont intégrés et
constamment réarrangés par les individus sans quoi ils tombent dans l'oubli.
S'inspirant des travaux de Boyer, Maurice Bloch évoque quant à lui la tradition dans son
analyse des rituels et de la notion de déférence. Les rituels y sont envisagés comme des actes de
répétition ou de citation d'occurences précédentes. Selon lui, cette citation repose sur la déférence,
terme qu'il emprunte à Burge, c'est-à-dire sur le fait que les acteurs du rituel en un instant T s'en
remettent à ceux qui les ont précédés et dont l'autorité garantit la valeur de ce qui est dit ou fait. Et
Bloch considère que la référence à la tradition, à la façon dont les choses ont toujours été faites, ou
aux ancêtres, contribue à éloigner l'attention des participants de l'intentionalité des acteurs
contemporains sans qu'il soit pour autant possible à ces participants de déterminer d'où provient
l'autorité de la tradition puisque la recherche de sa source conduirait à une régression à l'infini 23. Il
appelle « exégèse »24 cette recherche de l'intentionalité originelle qui fait partie intégrante des
21 (Boyer 1987 : 64) La question de la véracité des énoncés traditionnels dépasse le cadre de ce travail. Par son analyse
des techniques divinatoires de plusieurs sociétés africaines, il tente de démontrer que contrairement à ce que
supposent les tenants de l'hypothèse conservatrice selon laquelle les membres d'une société jugeraient de la vérité
des énoncés selon un rapport représentatif en comparant ceux-ci à une vision globale du monde, les énoncés
traditionnels sont en réalité évalués en terme de rapport causal et en fonction de la position de leur énonciateur. A ce
sujet voir Boyer (1986 ; 1990).
22 (Boyer 1987 : 60)
23 (Bloch 2005 : 131)
24 Cette notion d'exégèse est un des processus cognitifs centraux de la construction de la parádosi à Chíos. A la suite
de Paul Veyne, je qualifie celle-ci de pensée aitiologique, c'est-à-dire une pensée attribuant une origine à un
phénomène, cette origine agissant également en tant que cause de ce phénomène. Voir chapitre 4.
18
processus cognitifs humains courants. Selon lui, c'est précisément en raison de cette tentative
d'attribution d'une intentionalité comparable à celle d'une intentionalité humaine (human-like
intentionality) ainsi que de l'incapacité à en trouver une que les acteurs se réfèrent ou, pour utiliser
le terme consacré,
défèrent à une « quasi-personne fantasmagorique qui peut être appelée
'tradition', 'les ancêtres en tant que groupe', 'notre façon de faire', 'notre esprit', 'notre religion', ou
même 'Dieu' »25.
Cette analyse est à rapprocher de la notion de tradition telle que l'évoque Gérard Lenclud qui
poursuit la réflexion initiée par Boyer et Jean Pouillon. Reprenant l'idée de ce dernier selon laquelle
la tradition peut s'envisager comme une forme de rétroprojection du présent au passé informant et
normant le premier par laquelle « nous nous présentons comme les continuateurs de ceux dont nous
avons fait nos prédécesseurs »26, Lenclud fait de la tradition une forme de filiation inversée où « les
fils engendrent les pères »27. Or une question demeure : quelle forme prend cette filiation inversée ?
Comment les habitants de Chíos se présentent-ils comme les continuateurs de ceux qu'ils
conçoivent comme leur prédécesseurs ? On se rappelle que Boyer évoquait déjà l'idée que ce qui
relève de la tradition devait forcément relever de la mémorisation28 mais comment ces souvenirs
agissent-ils de manière normative et informent-ils le présent ?
Perspective du mémoire
Reprenant à mon compte certaines des intuitions et des intentions programmatiques de
Boyer, Bloch et Pouillon, j'aborde la question de la tradition telle qu'elle est employée à Chíos et
dans le reste de la Grèce en sollicitant la perspective constructiviste de Peter Berger et Thomas
Luckmann ainsi que la théorie du champ et de l'habitus de Pierre Bourdieu. Mon hypothèse centrale
est que la parádosi peut s'envisager comme un ensemble de schèmes de perception, d'appréciation
et d'action activé lors de situations spécifiques, que ces schèmes font l'objet d'une acquisition
progressive au fil des occurrences de ces situations et qu'ils agissent sur ces situations en
contribuant notamment à leur transformation. Les différentes positions d'énonciation et d'action
propres au champ de la tradition dépendent quant à elles de l'expérience que les agents ont de ces
situations et de l'intégration plus ou moins profonde de ces schèmes par un travail d'intéressement
du corps et de l'esprit. Il s'agit donc d'opérer un renversement de perspective en posant que les
25
26
27
28
19
Ibid.. p. 134
(Pouillon 1975 : 160)
(Lenclud 1987 : 8)
(Boyer 1987 : 65)
pratiques musicales et dansées des habitants ne sont pas une ressource qu'ils mobiliseraient dans
l'affirmation d'une identité mais que ces pratiques sont cette identité dans la mesure où elles
constituent des mises en formes et en actes de leurs schèmes de perception, d'appréciation et
d'action.
Le premier chapitre est consacré à l'analyse d'une controverse ayant eu lieu entre deux
professeurs de danse. Leur discours est analysé en tant qu'expression de position et de prises de
position au sein d'un champ en voie d'autonomisation et ces professeurs sont envisagés en tant que
spécialistes de la tradition jouant un rôle primordial dans la définition et la construction de cette
dernière. J'y évoque également la manière dont s'est structuré ce champ autour d'intérêts spécifiques
liés à des fonctions différentes. Le deuxième chapitre est consacré à l'analyse des séquences d'un
mariage considéré par certains acteurs comme étant traditionnel et aborde la question de la
traditionalité d'une institution sous l'angle de la position d'action et d'énonciation des acteurs qui la
définissent en mettant en contraste les pratiques contemporaines et les discours des folkloristes
locaux à son propos. En sollicitant les concepts d'institution et de situation et en analysant certains
des traits saillants de ce mariage que je nomme « marqueurs en traditionalité », j'avance l'idée que la
traditionalité du mariage dépend principalement de l'expérience individuelle, c'est-à-dire de la
manière dont les individus sont amenés, occurrence après occurrence, à intégrer une expérience du
mariage variant de génération en génération. Selon moi, c'est ce qui permet d'expliquer le paradoxe
selon lequel les acteurs définissent un mariage traditionnel en se référant à un passé le plus souvent
indéterminé tout en le transformant par leurs actes.
Le troisième chapitre consiste en une ethnographie de certaines des activités de l'association
du village de Dafnónas. J'étends le raisonnement présenté à propos du mariage à l'institution du
panégyre en analysant comment les habitants transforment la fête tant par la manière dont ils la
préparent que par la manière dont ils y participent, notamment en commandant certains morceaux
aux musiciens. Dans le quatrième chapitre, j'analyse ce qui distingue la musique traditionnelle selon
les différents acteurs et tente de dégager les principes classificatoires à l'origine de ces distinctions.
La notion d'habitus est sollicitée afin d'envisager la tradition (parádosi) comme un ensemble de
schèmes de perception, d'appréciation et d'action activés lors de situations spécifiques. Parmi ces
principes figurent la catégorisation géographique et la pensée aitiologique, la première assignant
une origine aux individus et aux mélodies en les ancrant en un lieu (tópos) et la deuxième faisant de
cette origine une cause des spécificités locales. J'y avance notamment l'idée que les mélodies
n'appartiennent pas aux communautés mais que ce sont les communautés qui leur appartiennent
20
dans la mesure où elles se définissent notamment à travers elles.
Le cinquième chapitre consiste en une analyse des formes dansées de l'île mettant en
contraste les pratiques effectives et les descriptions qui en sont faites par les spécialistes. La notion
de « marqueur » y est sollicitée afin de rendre compte de la manière dont les danseurs s'approprient
ces formes et les actualisent, contribuant ainsi tant à leur préservation qu'à leur transformation. Mon
hypothèse est que les schèmes de perception et d'appréciation se manifestent dans la pratique de la
danse et que, dans les formes comportant une dimension improvisée, certains gestes agissent à la
fois comme « signatures » personnelles des danseurs et comme « marqueurs » identitaires, ces
signatures étant partagées au sein des communautés villageoises. Selon moi, les marqueurs analysés
tendent à prouver que ces communautés se définissent à travers certaines caractéristiques dansées
tout comme elles se définissent à travers certaines mélodies. Le chapitre conclusif est dédié à
l'analyse de l'organisation et du fonctionnement du cours de danse, qui fournit un lieu privilégié
pour l'analyse du processus d'habituation. Celle-ci est discutée et je propope le terme d'exoikeíosis
afin de fondre en une seule et même notion l'habituation et la potentation en jeu lors des pratiques
dansées. Le cours de danse est envisagé comme une nouvelle situation de la parádosi participant
pleinement à l'élaboration de cette dernière et différant moins de la situation du glénti que son nom
ne le laisse penser.
Tout au long du texte, on se réfèrera aux figures et aux extraits vidéo et audio mis en ligne à
l'adresse suivante : https://gianniodisd.wixsite.com/chios
21
Chapitre 1. Le champ de la tradition
La première partie de ce chapitre porte sur une controverse ayant eu lieu par média interposé
entre deux professeurs de danse de l'île, Símos Karaolánis et Sarántos Kostídis. Comme nous allons
le voir, cette controverse ne porte pas à proprement parler sur la définition de ce qu'est la tradition
(parádosi) car ceux-ci, par leur expérience commune de l'enseignement des danses dites
traditionnelles et par leur connaissance des pratiques musicales et dansées de l'île semblent partager
cette définition. Leur discours sera pour nous l'occasion d'en savoir plus sur ce qu'ils entendent par
elle. Mais mon hypothèse est que cette controverse, qui nous donne à voir les frictions qui naissent
entre deux individus sur des notions statutaires, des questions de légitimité et donc de pouvoir, des
problèmes de méthode et de systématisation de l'enseignement, cache en réalité d'autres enjeux.
Selon moi, il est tout à fait possible d'envisager que leurs prises de positions respectives sont
une manifestation de positions au sein d'un champ particulier, celui de la tradition, et que cette
controverse intervient en un moment de l'histoire du champ où celui-ci se structure et est en voie
d'autonomisation. A cet égard, j'estime que la fonction de professeur de danse (chorodidáskalos)
peut être replacée dans le cadre plus large des spécialistes de la tradition, figures qu'incarnent
d'autres érudits locaux dont il sera question, tels que les folkloristes - que l'on nomme localement
laographes -, les professeurs de musique et les musiciens professionnels qui par leurs compétences
spécifiques, jouent un rôle de premier plan dans la définition de ce qu'est la tradition (parádosi). La
seconde partie du chapitre est consacrée à la genèse et à la structuration de ce champ de la tradition
en Grèce continentale et des enjeux, intérêts et méthodes qui se développent avec lui, par l'analyse
des trajectoires de Dóra Strátou et Réna Loutzáki, deux figures de l'émergence des cours de danses
traditionnelles en Grèce.
1.1. La controverse des professeurs de danse
En juillet 2017, le journal Politis publiait une entrevue entre le journaliste Dimitris Miotéris
et Símos Karaolánis, un agronome originaire du village de Nénita né en 1958 29. Símos fait partie Fig. 1
des figures tutélaires du monde de la danse traditionnelle à Chíos. Il participa à ses premiers cours
de danses grecques au Lýkeio Ellinídon de Thessalonique et au théâtre de Dóra Strátou à Athènes
lors de ses années d'études. Puis, dès son retour en 1984, il introduisit cette pratique dans
29 Cette entrevue en langue grecque est consultable à l'adresse suivante : https://www.politischios.gr/politismos/ohoros-egine-theatro-kai-didasketai-apo-daskaloys-poy-den-gnorizoyn
22
l'association (sýllogos) de son village natal. Il participa avec Loukía Benéttou à la fondation d'une
des associations historiques de Chíos, le syllogue Léon Allátios, et fut longtemps responsable des
groupes de danse (choreftiká) de plusieurs autres villages de l'île. Aujourd'hui presque retiré des
affaires, il ne dispense ses cours que dans le village de Nechóri et anime occasionnellement des
séminaires sur la tradition musicochoreutique de Chíos hors de l'île. Tous les professeurs de danses,
anciens collaborateurs ou anciens élèves avec lesquels j'ai eu l'occasion d'échanger durant mon
séjour s'accordent à dire qu'il est une référence et lui prêtent une connaissance encyclopédique ainsi
qu'une longue expérience dans le domaine de la danse et de la musique de Chíos. Mais il est
également connu pour ses prises de positions très tranchées et polarisantes et l'article qu'il fait
publier par l'intermédiaire du journaliste Dimitris Miotéris ne fait pas exception.
1.1.1. « La tradition n'est pas ce qu'ils croient »
Selon lui, le principal problème est que les Chiotes tentent de préserver la tradition
(parádosi) sans avoir une idée claire de ce qu'elle est. Cette critique générale a trait à deux des
situations principales qui occupent les professeurs de danse ; celle de la manifestation culturelle
(politistikí ekdílosi), relativement récente et sur laquelle ceux-ci ont pleine prise puisque c'est eux
qui l'organisent et lui donnent forme, et celle de la fête de village (panigýri/glénti) dont les
principaux protagonistes sont les habitants des villages et sur laquelle certains professeurs de danse
aimeraient exercer une plus grande emprise. Le dénominateur commun à qui est adressée cette
critique générale est l'association de village (sýllogos), une structure locale dont la forme s'est
progressivement répandue dans tous les villages à partir des années 80 et qui s'est imposée comme
institution centrale dans la prise en charge des savoirs traditionnels et dans l'organisation de ces
deux types d'événements.
1.1.2. La manifestation culturelle : une forme de théâtre où l'âme ne parle plus
Símos considère que les manifestations culturelles lors desquelles sont exécutées des danses
traditionnelles locales et panhelléniques n'ont que peu en commun avec la tradition et ne sauraient
être définies autrement que comme forme de théâtre (theatrikó eídos) comprenant des éléments
traditionnels (« paradosiaká stoicheía »). La tradition y est selon lui mise en scène et extraite de son
lieu de production naturel par les professeurs de danse qui ne perçoivent pas les conséquences d'une
telle mise en scène. L'absence des enjeux sociaux qui se retrouvent dans la pratique de la danse à
l'occasion de fiançailles, de mariages, de baptêmes ou de fêtes patronales au profit d'une esthétique
23
théâtrale induirait chez les danseurs, transformés en simples exécutants, la perte d'une disposition
essentielle à la performance d'une « vraie danse » envisagée comme expression de l'âme (« miliá tis
psychís »). Dans une autre entrevue accordée au journaliste Giánnis Tzoúmas, Símos précise ce qu'il
oppose à la simple exécution des pas 30. A son sens, la danse est une forme d'expérience vécue
(viomatikí diadikasía), d'un don de soi dépassant largement des questions de technique (technikí)
qui sont in fine sans importance ; c'est un moyen d'exprimer une intériorité (esoterikótita). Interrogé
au sujet de son cousin, considéré comme un « véritable danseur », il déclare : « Il donnait de sa
personne, c'est ainsi qu'il colorait sa danse... » (« Édine ton eaftó tou, gi'avtó chromátize... »). On
découvre ici une première forme d'altération (alloíosi) de la tradition : la disparition d'une
disposition émotionnelle propre à la « bonne danse », conséquente à sa mise en scène, rend cette
danse caduque et lui ôte son sens. Símos prétend que les éléments traditionnels sollicités lors de ces
représentations, notamment les costumes utilisés, ne changent rien au problème mais il n'oblitère
pas pour autant la pratique de la représentation scénique. Il plaide au contraire pour un retour aux
valeurs centrales de la danse, à son psychisme (psychismós) d'antan au cours des représentations
mais propose en revanche l'abandon pur et simple des costumes.
1.1.3. Le costume : un mésusage qui éloigne de l'essence
Cette idée qu'il a fait sienne était déjà défendue par l'ethnomusicologue Lámbros Liávas qui
dans son émission musicale « To aláti tis gis » (« Le sel de la terre ») prenait le parti de présenter
Fig.
des danseurs en tenue élégante contemporaine, endimanchés tels qu'ils le seraient au panégyre par 2-6
opposition à l'approche de Giórgis Melíkis qui faisait systématiquement porter des costumes locaux
(topikés foresiés) aux danseurs dans son émission « O tópos kai to tragoúdi tou » (« Le lieu et son
chant »). Cet abandon des costumes traditionnels et la critique de leur mésusage sont très mal
perçus par les autres professeurs de danse (chorodidáskaloi) qui n'y voient qu'une stratégie de
distinction et se sentirent très insultés lorsque Símos s'exprima sur la question lors d'une
manifestation culturelle réunissant les groupes de danse de plusieurs villages costumés pour
l'occasion. Cet épisode marquant m'a été relaté par plusieurs professeurs. Par ailleurs, lors de notre
entretien, Símos n'avait pas de mots assez durs pour condamner la manière dont les professeurs de
danse et les syllogues utilisent aujourd'hui les costumes traditionnels ; il parle de « viol de la
tradition » (« Aftó pou gínetai símera eínai viasmós tis parádosis ! ») et affirme que l'investissement
exagéré des syllogues autour de cet objet muséal (mouseiakó antikeímeno) éloigne les danseurs de
30 L'entrevue filmée est consultable à l'adresse suivante : https://www.alithia.gr/tv/aytoprosopos/aytoprosopos-simoskaraolanis-13-10-16
24
l'essence (ousía) de la pratique choreutique.
1.1.4. L'éthos, le style, la couleur musicale et le risque d'« aplatissement »
Car c'est sur eux qu'il fait porter la responsabilité de ce mésusage comme il reproche à
certains le risque qu'ils font courir à la tradition (parádosi) en enseignant les danses de diverses
régions sans connaissances préalables. Ce risque, c'est celui de l'isopédosi, de l'aplatissement des
différences du point de vue de l'éthos (íthos) spécifique à chaque région, du style (ýfos) et de la
couleur musicale (ichóchroma) qui lui sont associées31. Selon Símos, cette isopédosi conduit à la
destruction pure et simple (katastrofí) des danses. On découvre ici une autre transformation perçue
comme altération (alloíosi) de la tradition. Et sa manière de se distancer du problème, que les autres
professeurs de danse considèrent comme une autre stratégie de distinction, est de l'envisager d'un
point de vue purement statutaire en se présentant comme éducateur mais seulement amateur
(« ekpaideftikós allá erasitéchnis tou eídous ») et en considérant que seuls devraient avoir le droit
de se déclarer chorodidáskaloi les diplômés d'éducation physique ayant suivi une spécialisation en
danses traditionnelles, ce qui exclut l'écrasante majorité des professeurs actuels de l'île de Chíos 32.
L'alloíosi étant le fait de professeurs mal-informés, la réponse à y apporter consiste pour Símos à
une plus grande spécialisation des acteurs. Il considère sans doute que cette spécialisationprofessionalisation passant par l'acquisition d'un diplôme est cohérente puisqu'elle correspond à
celle qui a déjà transformé la fonction de musicien : alors qu'auparavant, les musiciens jouant dans
les panégyres et gléntia étaient majoritairement des amateurs ayant pris des cours auprès de
musiciens expérimentés sans passer par une quelconque formation institutionnalisée, la nouvelle
génération exerçant en tant que professeurs de musique et musiciens professionnels dans les
panégyres ont été formés par des institutions telles que des conservatoires et des hautes écoles33.
1.1.5. La consommation passive : un mode de participation corrupteur
Mais il n'est pas plus tendre lorsqu'il s'agit des fêtes de village (panigýria) telles que les
habitants la pratiquent aujourd'hui. Selon lui, ils en ont fait des boîtes de nuit d'été (theriná
bouzouxídika) qui n'ont plus rien en commun avec les panégyres d'antan et précise immédiatement
31 Ces notions seront présentées plus en détail dans le chapitre consacré au cours de danse.
32 Cette institutionnalisation de la fonction du professeur de danse datant de 1983 est vivement critiquée par des
professeurs de danse qui considèrent que leur formation pratique et leur contact privilégié avec les traditions locales
équivaut très largement une spécialisation en danse traditionnelle « enseignée en un semestre ».
33 Les mémoires consacrés à la tradition musicale de l'île produits par ces musiciens lors de leurs années d'étude à la
« Faculté de musique traditionnelle et populaire » de l'Ecole des Beaux-Arts d'Epire (T.E.I Ipeírou) en témoignent.
25
sous quel aspect ceux-ci ont changé. Símos considère que les panégyres contemporains, qui
démarrent aux alentours de minuit et s'achèvent vers huit heures, commencent beaucoup trop tard ce
qui prive ces fêtes de leur ancrage villageois. Car ces horaires empêchent la présence des
participants auxquels la fête est initialement destinée, à savoir les villageois travaillant de jour.
Selon lui, les Chiótes « qui se font un drapeau des nuits blanches34 » et tirent fierté de leurs excès ne
comprennent pas à quel point leurs pratiques sont nuisibles à l'institution du panégyre et combien ce
changement dénote d'une nouvelle manière d'envisager la pratique de la danse, plus proche des
formes urbaines de divertissement. Símos associe ces nouveaux panégyres aux bouzouxídika, des
boîtes de nuit dans lesquelles se produisent les grandes vedettes de la chanson grecque qui
interprètent des laïká. Le ressort de cette opposition tient principalement à l'idée que les panégyres
sont le lieu d'expression d'une identité commune construite par l'interaction musicale et dansée
tandis que les bouzouxídika sont des lieux urbains et impersonnels exempts de toute dimension
collective où la musique commerciale est un objet de consommation (katanálosi) au même titre que
l'alcool ou les barquettes d'oeillets que le public jette aux pieds des vedettes pour signifier son
contentement et son plaisir. Símos considère par ailleurs que cette nouvelle forme de divertissement
(diaskédasi) s'accompagne de transformations du répertoire, la musique vulgaire (« ta
skylotrágouda ») ayant remplacé la musique traditionnelle de qualité (« poiotikí paradosiakí
mousikí »). Là encore, l'alloíosi peut être combattue par un retour aux valeurs centrales de la danse
et à son psychisme (psychismós) d'antan mais aussi par l'utilisation d'un répertoire musical adapté.
Selon lui, la danse doit faire son retour dans la vie des individus par d'autres biais et ce retour passe
par une compréhension pleine et entière du fonctionnement (leitourgeía) du panégyre dans la
société villageoise. Símos en appelle d'ailleurs aux sociologues et anthropologues qui sont selon lui
les plus compétents dans l'analyse du rôle que joue l'institution du panégyre dans la vie insulaire.
1.1.6. Un passé indéterminé dans lequel on projette le présent
On constate cependant que s'il fait référence à des formes anciennes de pratiques musicales
et dansées, Símos ne prend jamais la peine d'expliciter à quelle période correspondent ces formes.
La réponse à nos questions est donc partielle : la controverse montre de manière assez claire qui
s'arroge le droit de déterminer que la tradition est altérée, on dispose d'éléments de réponse
indiquant pourquoi l'altération est perçue comme telle mais on ignore à quand remonte cette
altération et quel étalon de mesure en traditionalité est utilisé. On peut simplement supposer que
Símos identifie l'alloíosi (altération) parce que d'une part, il compare une situation à une autre ce
34 « Aftoí pou échoune kánei simaía to ksenýchti »
26
qui indique qu'il utilise bien un étalon dont on ignore cependant la nature et que d'autre part, pour
utiliser cet étalon il a dû vivre « l'avant et l'après altération ». Une part importante de ce mémoire
sera consacrée à la documentation des diverses transformations de la tradition de Chíos et à
déterminer comment leur perception par les acteurs nous éclaire sur l'étalon de mesure réellement
utilisé.
Dans l'introduction, nous avons vu que, reprenant l'idée de Pouillon selon laquelle la
tradition peut s'envisager comme une forme de rétroprojection du présent au passé informant et
normant le premier par laquelle « nous nous présentons comme les continuateurs de ceux dont nous
avons fait nos prédécesseurs », Lenclud faisait de la tradition une forme de filiation inversée où
« les fils engendrent les pères »35. Or les données recueillies et produites lors de mon séjour donnent
à penser que cette relative indétermination du passé est en quelque sorte constitutive de la manière
dont les habitants envisagent la parádosi. Ce qu'ils ont vécu et qui est, dans une large mesure,
disponible à leur mémoire autobiographique ne pose pas de problème particulier. En revanche,
lorsqu'ils ne disposent pas de témoignages directs et qu'ils sont en quelque sorte confrontés à l'écran
noir du passé, les acteurs ont tendance à projeter les connaissances qu'ils ont du présent au néant qui
s'étend au-delà de trois générations. Tout se passe comme si ceux-ci téléscopaient en somme la
manière dont ils considèrent que leur monde fonctionne sur le passé.
1.1.7. La réponse de l'élève au maître
Pour en revenir à la controverse, le constat alarmiste de Símos qui fut largement diffusé et
beaucoup commenté en privé notamment parmi les professeurs de danse, aurait pu rester lettre
morte cependant l'un de ses anciens élèves, Sarántos Kostídis, a pris le parti de répondre à ces
attaques et d'éclairer le débat à sa manière36. Cette réponse est intéressante sous plusieurs rapports :
premièrement, bien qu'il ne s'agit pas d'une contre-attaque en règle mais plutôt d'une réponse visant
à nuancer la virulence du propos de Símos, elle a immédiatement été perçue par tous comme une
insulte de l'élève à son ancien maître. Deuxièmement, Sarántos met en relief certains aspects de la
question totalement laissés dans l'ombre par son ancien professeur 37. Enfin, elle nous permet de
mettre en relief l'évolution de la fonction du professeur de danse sur quatre décennies. En effet, si
35 (Lenclud 1987 : 8)
36 Sa réponse est consultable à l'adresse suivante : https://www.politischios.gr/politismos/yparhoyn-daskaloi-poykatakreoyrgoyn-toys-paradosiakoys-horoys
37 Selon lui, certaines de ces informations ont été volontairement éludées par Símos car elles le mettent en cause dans
l'émergence des problèmes qu'il prétend dénoncer. Il considère par ailleurs que le journaliste Dimítris Miotéris n'a
pas joué son rôle en ne mettant pas Símos face à ses contradictionns dans cette entrevue.
27
Fig. 7
Símos refuse le titre de professeur et se présente comme un amateur exerçant un métier sans rapport
avec la danse, Sarántos peut quant à lui être considéré comme le symbole d'une nouvelle génération
de chorodidáskaloi qui vivent de ce métier et qui tolèrent mal qu'on veuille leur ôter le pain de la
bouche sous prétexte qu'ils ne disposent pas du diplôme requis.
1.1.8. La commande comme facteur d'altération
Preuve que les deux professeurs s'entendent sur certains points, Sarántos partage l'opinion de
Símos quant à la question des transformations du panégyre. Il est cependant plus explicite sur la
manière dont cette responsabilité est partagée. Selon lui, les musiciens qui interprètent de la
musique vulgaire (« ta skylotrágouda » ou « skylonisiótika »)38 ne sont pas les uniques responsables
du phénomène ; bien qu'ils disposent d'une certaine marge de manoeuvre, ceux-ci sont rémunérés
pour jouer les morceaux que demande le public. C'est donc dans le processus de commande
(paraggelía) et de rémunération (« ta kollitiká » ou « to staló ») que se joue la transformation du
répertoire et cette responsabilité incombe majoritairement au public (« to koinó »). Sarántos va
même plus loin et déclare qu'il est de la responsabilité des syllogues, par le biais des cours de danse
qu'ils organisent et par le biais de politiques plus volontaristes, d'éduquer l'oreille du public et de lui
faire sentir la valeur des anciennes chansons et des anciennes formes de divertissement. Cette
convergence des points de vue nous intéresse dans la mesure ou une transformation de la tradition
est perçue comme altération (alloíosi) par les deux professeurs tandis que l'un d'eux en identifie la
cause, la commande, et propose une solution ; cette corruption doit être combattue par l'intervention
de spécialistes informés du répertoire traditionnel.
1.1.9. Les transformations des méthodes d'enseignement
Sarántos et Símos s'accordent également sur les dangers d'un aplatissement (isopédosi) des
différences dans l'enseignement des danses régionales. Sarántos évoque à ce propos la dimension
ambivalente d'Internet qui a considérablement modifié les méthodes de travail des chorodidáskaloi.
Une comparaison avec les méthodes utilisées par Giánnis Argyrákis, boulanger de métier et qui fut
avec Símos l'autre grande figure de l'enseignement de la danse à Chíos dans les années 80 et 90, est
éclairante à cet égard. Lors de nos entretiens, Giánnis m'a relaté qu'apprendre les danses d'autres
régions durant les décennies 80 et 90 pouvait se faire par deux moyens principaux : s'il arrivait
38 Une analyse de l'opposition entre skylotrágouda et paradosiakó repertório sera présentée dans la section relative au
répertoire dans le chapitre consacré aux panégyres.
28
qu'un danseur d'une autre région réside pour quelques temps à Chíos, il était invité à apprendre aux
autres les danses dont il avait une expérience pratique et immédiate. Lorsque Giánnis n'avait accès à
aucune source directe, il tentait d'établir des liens avec des professeurs locaux et fouillait pour ce
faire le bottin à la recherche de numéros de téléphone de syllogues des régions qui l'intéressait. Il
entamait ensuite des correspondances avec leurs responsables et troquait les cassettes VHS des ses
représentations scéniques filmées contre celles de ses interlocuteurs. Notons qu'à l'époque où
Giánnis Argyrákis et Símos Karaolánis commencèrent à enseigner, les professeurs de danse
exerçaient leur fonction bénévolement alors qu'aujourd'hui les chorodidáskaloi sont rémunérés pour
ces cours.
Ici les avis divergent. Alors que Símos considère que ces méthodes, même imparfaites, ont
contribué à la sauvegarde des traditions à une époque où « les Grecs adoptaient tout ce qui
provenait de l'Occident et abandonnaient tout ce qui était grec », Sarántos met directement en cause
les professeurs de l'époque qui, selon ses dires, ont commis des erreurs majeures dans la
transmission des danses et ont contribué à l'alloíosi (altération) de la majorité d'entre elles. Il fait
particulièrement référence au fait avéré que Símos et d'autres revenaient régulièrement sur les
formes qu'ils avaient enseignées et modifiaient certains éléments jugés erronés a posteriori. Mais
Sarántos condamne également la mentalité de ceux qui se croient et se sont crus omniscients
(pantognóstes) et qui ont parfois tenté de combler certaines cases manquantes en ajoutant des
éléments personnels aux danses qu'ils enseignaient39.
1.1.10. La hiérarchie des sources du professeur de danse
Aujourd'hui, des sites comme YouTube mettent une quantité énorme d'informations à
disposition des chorodidáskaloi qui utilisent les vidéos qui s'y trouvent afin d'enseigner les danses
dont ils n'ont pas d'expérience immédiate. Or, selon Sarántos, les professeurs qui ne disposent pas
d'une expérience directe de la tradition enseignent certaines danses sur base d'exécutions erronées
(láthos) parce qu'ils ne s'interrogent pas suffisamment sur la fiabilité de leurs sources. Ainsi, il
existe une hiérarchie des sources utilisées dans la constitution du matériau didactique enseigné : le
professeur de danse peut avoir un accès direct au matériau par son expérience (víoma) et sa
connaissance (gnósi) d'une tradition avec laquelle il est en contact permanent. Si sa recherche porte
sur des pratiques rares ou disparues au sein de son groupe, il se réfère en priorité aux témoignages
39 L'idée que certains professeurs aient tenté de marquer leur temps et d'imprimer leur emprunte sur la tradition en y
ajoutant ou en retranchant des éléments est très répandue parmi les professeurs exerçant actuellement.
29
des anciens (palioí) et tente d'apprendre la danse auprès d'eux. L'expérience directe et la collecte
des témoignages des anciens constitue la combinaison gagnante. S'il n'est pas issu du groupe dont il
veut enseigner les danses mais qu'il est en mesure d'effectuer un séjour sur place afin d'effectuer un
terrain (epitópia érevna), on considère que l'information collectée est presqu'équivalente au fruit
d'un apprentissage dans son village d'origine 40. Un exemple de ce type de recherche hautement
valorisé nous est fourni par le chorodidáskalos Kóstas Sitarás, considéré comme le spécialiste des
danses d'Asie Mineure à Chíos et responsable des groupes de danse (choreftika tmímata) du
syllogue Fáros. Cette association fut créée dans le but de préserver la tradition des réfugiés d'Asie
Mineure installés à Chíos au début du vingtième siècle et de mettre en relation leurs descendants.
Kóstas étant un passionné, il tire une grande fierté de ses séjours répétés en Turquie et en Grèce,
notamment dans des villages de populations grecques turcophones, où il a appris « de première
main » les danses d'Asie Mineure qu'il a ensuite intégrées au répertoire des groupes de danse du
syllogue Fáros afin que celles-ci survivent.
Si la recherche sur place n'est pas envisageable, le professeur peut participer à un séminaire
(seminário) dédié à l'apprentissage des danses d'une région particulière. La réputation de l'initiateur
(eisigitís) détermine la qualité du séminaire ; dans l'idéal, celui-ci est professeur d'expérience
(viomatikós dáskalos) originaire du lieu. Il y a vécu et dispose d'une expérience directe de la
tradition musicochoreutique en question. On postule que ses connaissances sont validées par la
communauté locale dont il se revendique et celui-ci ne manquera pas de préciser auprès de quel
type de personnes il a appris ces danses. Ces séminaires organisés aussi bien par les syllogues situés
dans les centres urbains comme Athènes ou Thessalonique que par ceux qui sont situés même dans
les villages les plus isolés de Grèce41. Ils sont payants et constituent une forme d'investissement
pour les professeurs de danse qui sont prompts à parler des sommes consacrées à l'acquisition de
ces diplômes/formations42 et à faire figurer dans leur curriculum vitae ce « capital viomatique »
acquis au cours de leur carrière ; si la qualité et la justesse de leur enseignement est mise en cause,
ils invoquent la source de leurs informations qui fait en principe consensus.
40 La recherche ethnographique et ethnomusicologique est très valorisée par les chorodidáskaloi. A titre d'exemple,
Stefanía Boulámanti, une gymnaste formée selon le circuit préconisé par Símos, a effectué une recherche sur les
danses de Chíos dont il sera question plus loin. Celle-ci enseigne maintenant les danses qu'elle a étudiées lors de son
epitópia érevna dans des institutions telles que le Kéntro Érevnas kai Provolís tis Ethnikís Mousikís (Centre de
recherche et de diffusion de la musique nationale) qui est l'extension des archives fondées par Símon Karás, l'une
des figures majeures de la musicologie du vingtième siècle en Grèce.
41 Le statut juridique, les activités et le rôle des associations de villages que l'on nomme syllogues seront analysés dans
le troisième chapitre.
42 Cet argent investi est à la fois présenté comme le garant d'une formation solide et comme une forme de
désintéressement témoignant de la passion pour la tradition qui anime le chorodidáskalos, cette dernière étant en
principe détachée de tout calcul financier.
30
Viennent enfin les nombreux documentaires relatifs aux traditions musicales et dansées des
différentes régions43 et autres vidéos disponibles notamment sur YouTube, que l'on compte par
dizaines de milliers. Dans une même logique de hiérarchisation des savoirs, on accorde plus de
crédit aux contenus produits par des institutions reconnues 44 ainsi que par des syllogues exécutant
leurs danses locales tandis qu'on se méfie généralement des groupes de danses d'une région qui
exécutent les danses d'une autre région. Plus généralement, on peut mesurer l'expertise d'un
chorodidáskalos à la taille et la qualité de la base de données (cd, ouvrages, matériau filmique) dont
il dispose et qu'il sollicite dans ses activités d'enseignement.
1.1.11. Leçons du passé et perspectives
L'argument de Sarántos est donc un prolongement du constat de Símos : certains enseignants
corrompent la tradition en aplatissant les différences stylistiques et cette corruption est le fruit
d'erreurs de méthode dans l'enseignement du matériau didactique et d'un manque de sources
d'informations éclairées. Mais cette critique de Sarántos adressée aux professeurs contemporains est
également une critique adressée à ses prédécesseurs dont il met en évidence les erreurs passées, que
Símos interprète comme une insulte, et il refuse catégoriquement que ceux-ci déterminent à sa place
qui devrait avoir le droit d'enseigner les danses. Selon lui, le víoma prévaut sur le diplôme. Il
s'oppose également à l'abandon pur et simple des costumes locaux (topikés foresiés) et met en
évidence le fait qu'ils constituent une part non-négligeable de l'héritage (klironomiá) des habitants
de l'île. Selon lui, ces costumes ont une valeur didactique importante qui ne s'oppose en aucun cas à
la nécessité de promouvoir l'esoterikótita et le psychismós des danses.
Sarántos considère par ailleurs que le monde de la danse traditionnelle, malgré
l'accumulation des erreurs du passé, est en réalité à son apogée : les manifestations culturelles sont
nombreuses, les habitants qui participent aux cours de danse sont légions, les séminaires animés par
des dáskaloi ayant une expérience concrète des traditions qu'ils enseignent deviennent la norme. Il
déclare à cet égard que grâce à cette effervescence culturelle, « le faux disparaît alors que demeure
l'authentique » (« to pséftiko févgei, ménei to afthentikó ») et plaide pour une plus grande
43 J'ai déjà évoqué les émissions de Lámbros Liávas et de Giórgis Melíkis, qui animait aussi l'émission « Fotízontas tin
parádosi » (« En éclairant la tradition »). Citons également les émissions « Mousikó Odoiporikó » (« Carnets
musicaux ») de Dómna Samíou, « Mousikí parádosi » (« Tradition musicale ») et « Óra parádosis » (« L'heure de la
tradition ») de Panagiótis Mylonás.
44 J'ai à ce sujet entendu plusieurs professeurs du Lýkeio Ellinídon de Paris affirmer que leur source de référence était
la « maison-mère », le Lýkeio Ellinídon d'Athènes.
31
coopération (synergasía) entre professeurs et entre syllogues. Il souligne également que la mentalité
du professeur « omniscient » (tou pantognósti) constitue un frein à la recherche de cette parádosi
authentique alors que nombre de mélodies, de danses et de coutumes de certains villages de l'île
demeurent encore inconnues et disparaissent progressivement. On retrouve ici l'idée que la mort
d'un ancien s'accompagne d'une perte irréparable d'un trésor de la tradition. Ce topos du folklorisme
en Grèce, bien antérieur à l'émergence de la fonction du professeur de danse, a beaucoup contribué
à la justification des enregistrements de sauvegarde (diásosi) effectués tant par les laographes que
par les musicologues et choréologues en Grèce et à la sociodicée de ces corps de spécialistes
chargés par l'analyse de matériaux laographiques, musicaux et choreutiques de révéler certains
aspects d'une essence supposément transhistorique de l'Hellénisme45.
Sarántos épouse ces positions et déplore le fait que les groupes de danse (ta choreftiká) se
soient arrêtés trop tôt en chemin en se limitant à l'établissement d'un répertoire canonique de la
tradition de Chíos, pratique héritée des décennies 60 et 70 durant lesquelles la Grèce, par le biais de
chercheurs plus ou moins inféodés au pouvoir, tentait d'établir son répertoire national (ethnikó
repertório) musical et dansé. On lit entre les lignes un éloge à la curiosité permanente qui doit
idéalement animer le spécialiste, cette curiosité devant être transmise aux habitants de tous âges qui
participent aux cours46.
Sarántos comprend d'ailleurs le rôle du chorodidáskalos d'une manière extensive ; celui-ci
doit s'inscrire dans une perspective de prolongation de la recherche et de mise en valeur (axiológisi)
de la tradition dépassant largement le cadre des cours de danse ; son action dans le maintien de la
tradition musicochoreutique du village d'Ágios Giórgis Sykoúsis par sa participation aux coutumes
locales, qu'il qualifie également de víoma et qui contribue directement à l'accumulation de son
« capital viomatique », en est un exemple. Selon ce principe, il accorde une grande importance au
fait que les syllogues soient soutenus tant dans leurs initiatives de réappropriation des costumes
locaux que dans la remise en fonction d'anciennes coutumes (« anavíosi ton palión ethímon »).
Mais cette remarque concernant l'établissement d'un répertoire canonique de Chíos met en
relief une préoccupation propre aux chorodidáskaloi et aux autres spécialistes de la tradition
partiellement étrangère aux habitants de l'île : celle de systématiser un savoir choreutique -ou
coutumier-, de recueillir et d'ordonner un vécu corporel épars et distribué de manière inégale au sein
45 Sur la figure de Nikólaos Polítis et son rôle dans la constitution de la science laographique voir Breuillot (2015 : 4).
46 Sarántos parle notamment de sa recherche de moyens « d'intriguer » (« na intrigkárei ») les enfants pour leur
transmettre ce goût de la tradition.
32
de communautés villageoises afin de produire un ouvrage, un cd ou un matériau didactique transmis
puis mis en scène47 .
Au terme de cette analyse de discours, une mise en tableau des termes mis en opposition par
Símos et Sarántos permet de préciser l'étalon de mesure qu'ils utilisent pour juger de la traditionalité
des pratiques qui seront décrites dans ce mémoire :
Fig. 8 : Esquisse des catégories de perception des deux chorodidáskaloi
ancien (palió)
nouveau (kainoúrio)
tradition (parádosi)
altération (alloíosi)
panigýria
bouzouxídika
collectivité (syllogikótita)
individualisme (atomikótita)
production (paragogí)
consommation (katanálosi)
rural (exochikós)
urbain (astikós)
musique traditionnelle (paradosiaká)
musique vulgaire (skylotrágouda)
intériorité (esoterikótita)
technique (technikí)
respect des formes
aplatissement (isopédosi)
essence (ousía)
exécution (ektélesi)
fonctionnement naturel (leitourgeía)
théâtre (théatro)
authentique (avthentikó)
mensonger (psévtiko)
juste (sostó)
faux (láthos)
Par ailleurs, trois éléments essentiels méritent selon moi d'être retenus car ils permettent
d'éclairer d'un jour nouveau la manière dont la tradition est perçue et agie par différents acteurs en
différentes situations : je parlerai premièrement de la reconnaissance des transformations et de la
valorisation systématique de ce qui est reconnu comme ancien ; j'évoquerai ensuite le rôle central
attribué par les professeur au vécu comme moyen d'accès idéal à « l'authentique tradition », rôle qui
se rapporte là encore à la valorisation de l'ancien ; enfin, j'utiliserai le jeu de positionnement des
deux professeurs dégagé au fil de l'analyse pour démontrer que celui-ci nous éclaire sur
l'autonomisation progressive du champ de la tradition à Chíos des années 80 à nos jours, et sur
l'émergence corrélative d'un corps de spécialistes d'un genre nouveau, les chorodidáskaloi,
47 Il serait plus juste de dire que cette approche systématique des savoirs choreutiques et coutumiers était étrangère aux
habitants dont certains étaient prêts à les abandonner purement et simplement mais que la multiplication des
syllogues à partir des années 80 dont le but avoué était de sauvegarder et transmettre ce qui était sur le point de
disparaître a corrélativement diffusé les schémas classificatoires qu'ils utilisaient dans leur entreprise de sauvegarde
de ces savoirs.
33
émergence préparée par le travail des laographes, musicologues et choréologues ayant travaillé en
Grèce à partir des années 50.
1.1.12. La transformation et la valorisation de l'ancien
Símos et Sarántos s'accordent sur le fait que la tradition est sujette aux transformations. Mes
observations démontrent par ailleurs que cette opinion est partagée par l'écrasante majorité des
habitants et ce, quel que soit leur degré de spécialisation. Or cette perception du changement, qui est
paradoxalement considéré comme inhérent à l'écoulement du temps, est systématiquement mise en
discours sur le mode de la perte. Ainsi, au cours de mes discussions au café avec des anciens, j'ai
souvent entendu des phrases telles que « Échei alláxei to panigýri » (« le panégyre a changé ») ou
« Paliá, ítan alliós » (« Jadis, cela se faisait autrement. »). J'ai encore plus souvent entendu la
phrase : « Echei chalásei to panigýri », indiquant plus précisément que le panégyre, en tant
qu'institution s'est mal transformé, a mal tourné. Rares sont les personnes qui estiment que le
changement va dans le bon sens ; les discours nostalgisants sont les plus nombreux. Plus encore, si
des solutions proposées à ces transformations dont on estime qu'elles sont négatives, celles-ci
passent systématiquement par le retour à un état antérieur, à un « âge d'or » présenté comme un
idéal à atteindre. Les situations totalement nouvelles telles que celles de la manifestation culturelle
-nouvelle niche de la parádosi se manifestant comme débouché naturel de l'autre situation nouvelle
que constitue le cours de danse- sont également évaluées à travers ce prisme : pour que la mise en
scène de la tradition soit tolérable, il faut que l'ancien (to palió) y soit correctement incarné.
1.1.13. Le vécu : une incarnation du passé au présent
L'analyse des discours publics présentés dans cette controverse met également en évidence
la valeur centrale que constitue l'expérience ou « vécu » (víoma) dans la hiérarchie des valeurs des
spécialistes (eidikoí) de la tradition que constituent les chorodidáskaloi. Símos insiste sur le fait que
la mise en scène de la parádosi lui retire son essence (ousía), entendue comme expérience et
expression de l'intériorité (esoterikótita) du danseur qui « colore sa danse » et fait « parler son
âme ». Selon lui, la vraie question qui doit animer le débat sur la tradition est la question du retour
de la danse en tant qu'expérience vécue (viomatikí diadikasía) dans la vie des habitants, cette
expérience impliquant dans tous les cas un gain qualitatif dans les représentations scéniques.
Sarántos partage cette opinion et insiste par ailleurs sur l'importance du vécu des professeurs dans le
cadre de l'enseignement, ce vécu étant le garant d'une transmission sans corruption des traditions
34
locales. L'ancien se manifeste ici aussi de manière subtile ; la performance d'un acteur, qu'il s'agisse
de l'exécution d'une danse sur scène ou de la transmission d'un savoir lors d'un séminaire, est
évaluée à partir du cumul de ses expériences antérieures et du processus de maturation qui l'amène à
pleinement intégrer le passé pour l'incarner au présent.
1.1.13. La notion de champ
Fig. 9
Il est tout à fait possible, en se basant sur les discours de Símos et Sarántos et en s'appuyant
sur les données que j'ai récoltées au cours de mon séjour, d'envisager le microcosme des professeurs
de danse comme un réseau d'interconnaissances les liant les uns aux autres et à leurs élèves via la
structure de syllogue. Cette lecture se limite cependant à la mise en évidence de l'interconnaissance
des professeurs et ne rend ni compte des raisons qui font qu'un professeur a plus ou moins de
syllogues à sa charge ni de la position plus ou moins centrale qu'il occupe dans le réseau ; il oblitère
en somme la dimension des rapports de force entre agents. Or les divergences de points de vue
dégagées dans ces entrevues montrent de manière assez évidente que Símos et Sarántos ne sont pas
uniquement des acteurs indifférenciés au sein d'un réseau : ils occupent des positions distinctes, et
prennent position par rapport à un ensemble d'acteurs qu'ils identifient clairement ainsi que l'un par
rapport à l'autre. Concernant la définition des acteurs, il a été successivement question des habitants
de l'île, des musiciens, des syllogues et des autres professeurs de danse. Leurs prises de positions
peuvent s'expliquer par les relations qu'ils entretiennent avec ces ensembles et par les relations
objectives et fantasmées qu'ils entretiennent entre eux. Elles laissent voir, en effet, des zones de
fracture quant à la définition de ce qu'il est juste de faire et de qui devrait être autorisé à le faire ; on
assiste à une lutte de légitimité et d'imposition de sens qui est selon moi directement liée à la
position qu'ils occupent dans le champ de la tradition.
Pierre Bourdieu utilise le concept de champ pour diviser le macrocosme social et pour
rendre compte des microcosmes sociaux restreints animés par une logique propre -non réductible à
la logique économique- et régis par des règles spécifiques. Selon sa théorie, plus ces microcosmes
sociaux restreints sont déterminés par leurs propres enjeux, indépendants des logiques du reste du
macrocosme social, et plus ils sont autonomes (avto-nómoi, établissant leurs propres lois) c'est-àdire imperméables à l'action d'agents hétéronomes issus d'autres champs. Le processus
d'autonomisation d'un champ consiste dès lors en son émancipation progressive des logiques qui lui
sont externes au profit de sa logique propre.
35
Il propose de représenter ces microcosmes sous la forme d'espaces multidimensionnels
construits sur base de principes de différenciation -ou de distribution- constitués par l'ensemble des
propriétés agissantes dans l'univers social considéré48. Le champ est donc un réseau de relations
objectives (de domination, subordination, d'antagonisme ou de complémentarité) entre des positions
qui se définissent les unes par rapport aux autres. Chaque position potentiellement occupée dans le
champ correspond à une distribution donnée des propriétés agissantes qui lui sont particulières, ces
dernières conférant du pouvoir à leurs détenteurs, un « poids » relatif qui détermine entre autres leur
capacité à modifier la structure du champ.
Ces propriétés agissantes sont plus connues sous le nom de capital dont Bourdieu distingue
différents types. Le capital économique tend à s'imposer comme principe structurant dans
l'ensemble des champs et se compose des ressources financières et patrimoniales des individus. Le
capital social correspond aux ressources que l'individu mobilise à travers les réseaux dans lesquels
il est socialisé. Le capital culturel existe quant à lui sous trois formes ; à l'état objectivé, c'est-à-dire
sous la forme de biens culturels en tout genre ; à l'état institutionnalisé, c'est-à-dire sous la forme de
titres tels que des titres scolaires qui « instituent » le capital culturel par la valeur conventionnelle
qu'on leur prête et qui sont partiellement autonomes par rapport à leur détenteur ; à l'état incorporé,
sous la forme d'un habitus entendu comme dispositions durables acquises par un travail
d'inculcation et d'assimilation, indissociable de l'individu qui en est le véhicule 49. Le capital
symbolique -ou capital spécifique- correspond quant à lui à tout type de capital lorsqu'il est perçu
par un agent doté des catégories de perception issues de l'incorporation de la structure du champ. Ce
capital peut être associé à la notion de réputation, de prestige ou de renommée en ce qu'on lui
reconnaît une valeur en accord avec la logique d'un champ spécifique. A titre d'exemple, le
jugement des pairs est fondé sur la reconnaissance d'un capital spécifique légitime.
Dans son analyse du champ littéraire, Bourdieu affirme également qu'aux différentes
positions potentielles d'un champ, auxquelles sont associées des distributions données de capitaux,
correspondent des prises de position homologues, ce qui implique que les prises de positions des
agents du champ ne peuvent faire l'objet d'une lecture interne mais doivent être comprises au regard
des distributions des propriétés agissantes correspondant à leur position 50. Je propose donc que c'est
dans les « intérêts » spécifiques -non exclusivement conscients- associés aux différentes positions
48 Bourdieu (1984 : 4)
49 Bourdieu (1979 : 4)
50 Dans le cas du champ littéraire, ces prises de position se matérialisent sous la forme d'oeuvres littéraires, d'actes, de
discours politiques, de manifestes etc. Voir Bourdieu (2016 : 231).
36
dans le champ qu’il faut chercher le principe des prises de position. Dans le cas de Símos et
Sarántos, la première question à poser est : pourquoi est-ce que ce sont ces professeurs et non pas
les autres qui s'approprient la parole publique pour parler de la tradition ? La réponse que me
fournissent les données produites durant mon séjour est sans équivoque. Ils prennent la parole parce
qu'ils occupent des places dominantes dans le champ, ces positions dominantes étant marquées par
la possession d'un important capital global composé du capital social, du capital culturel et du
capital symbolique propre au champ de la tradition. La seconde question qui se pose est : pour
quelles raisons s'opposent-ils alors qu'ils occupent tous deux des positions dominantes dans le
champ ? La réponse est la suivante : parce que leurs intérêts spécifiques et leurs prises de position
sont commandés par la manière dont ils s'insèrent dans le champ à des moments différents de sa
constitution.
1.1.15. Prises de position et positions au sein du champ de la tradition
Símos se positionne vis-à-vis de certains professeurs de danse qu'il juge ignorants et dont il
réprouve les pratiques51. Lors de notre premier et unique entretien, postérieur à la publication de la
réponse de Sarántos, il se positionnera également par rapport à ce dernier et déplorera le manque de
respect dont il fit preuve. Son propos était clair : il refusait de traiter Sarántos en égal et justifiait
cette attitude en raison de leur expérience inégale du monde de la danse et de leur différence d'âge.
Son statut lui commandait de ne pas répondre à la provocation qui lui était faite. Sarántos se
positionne quant à lui à la fois vis-à-vis des professeurs stigmatisés et vis-à-vis de Símos ; il lui
dénie le rôle de juge qui pourrait échapper à la critique en le ramenant dans la sphère des
chorodidáskaloi et tente de lui imposer, par cette prise de parole publique, un rapport de pair-à-pair
et non pas un rapport d'élève à maître.
La position que Símos prétend occuper peut sembler paradoxale mais elle s'éclaire si l'on
considère la position dominante qu'il a longtemps occupée dans le champ et que l'on se rappelle que
la fonction de professeur telle qu'il a commencé à l'exercer en tant qu'amateur, principalement
rémunéré par son activité d'agronome52, s'est considérablement transformée et professionnalisée
depuis. J'ai évoqué précédemment le fait que son expertise était reconnue par l'ensemble de ses
51 Pratiques, telles que l'utilisation de costume, qu'il a lui-même importées sur l'île et qu'il a contribué à banaliser
pendant plusieurs décennies d'enseignement.
52 Son collaborateur le plus proche, Giánnis Argyrákis, exerçait lui aussi bénévolement et vivait de son métier de
boulanger. Giórgos Melékos, un autre professeur de danse de la première heure constitue une exception en ce qu'il a
créé son école de danse sur le modèle des écoles d'autres centres urbains de Grèce. Cependant celle-ci s'est peu à peu
transformée en gymnase où l'activité choreutique est devenue secondaire par rapport à d'autres activités physiques.
37
pairs ; il dispose d'un capital symbolique à peu près sans égal dans ce microcosme 53 et seul
Sarántos, par le prestige qu'il accumule au fil des festivals et par le « poids » qu'il acquiert à mesure
qu'il récupère des heures d'enseignements auprès de différents syllogues 54, est en position de défier
Símos. Il n'est sans doute pas indifférent d'ailleurs que Sarántos prenne la parole publiquement au
moment où Símos n'enseigne plus que dans un village alors que lui-même se trouve en concurrence
directe avec d'autres professeurs de danse et ne cesse de grapiller « des parts de marché ».
Mais, plutôt que de revendiquer le titre de professeur de danse et de se présenter comme l'un
de ses représentants les plus légitimes sur l'île, ce qu'il est de l'avis de tous, Símos le refuse en
considérant qu'il devrait uniquement appartenir à ceux qui disposent d'un diplôme délivré par une
institution mandatée et le dénie par la même occasion aux professeurs de danse actuels. Son intérêt
spécifique, en l'occurrence le fait de disposer d'un capital symbolique important alors que son
capital économique lui provient d'un autre champ, lui commande de « fermer la porte du club
derrière lui » en tentant de renverser la règle d'accession au champ et en la conditionnant par
l'acquisition d'un titre.
Par ailleurs, la comparaison des méthodes d'enseignement d'aujourd'hui et d'hier, c'est-à-dire
l'articulation des capitaux culturels objectivés et incorporés, montrent que l'espace des possibles des
années 80 est sensiblement différent de celui de 2018. Sarántos s'insère dans un champ déjà
largement structuré par ses prédécesseurs et son ascension est commandée par des conditions de
production de biens spécifiques (ouvrages, cd, costumes locaux, manifestations culturelles si on
veut envisager ces dernières comme des biens) qui ne furent permises que par un long travail de
légimation/reconnaissance de ces activités dans la société chiote. Pour donner un exemple concret,
l'organisation d'une ekdílosi présuppose l'existence de syllogues et de groupes de danse, l'existence
d'un savoir choreutique transmissible parce que préalablement transformé en matériau didactique et
l'émergence d'un marché du costume local impliquant différents acteurs et différentes pratiques
légitimes55 mais également qu'une clientèle trouve un intérêt à assister à cette représentation et que
des partenaires financiers, institutionnels ou privés, voient un intérêt à y être associés et à la rendre
possible. De la même manière, les agents d'hier, en raison du manque de structuration de leurs
53 Le fait qu'il ait été choisi par Giórgis Melíkis pour parler des danses de l'île dans l'émission en est une preuve, tout
comme le fait qu'il anime régulièrement des séminaires dédiés à la tradition musicochoreutique de Chíos à l'étranger.
54 On peut justement considérer que le nombre de choreftika tmímata « détenus » par chaque professeur de danse et
l'aisance avec laquelle celui-ci est capable de les solliciter lorsqu'il organise une ekdílosi constitue la forme de
capital social spécifique au champ de la tradition.
55 Je pense ici aux ateliers (ergastíria) dans lesquels des tailleurs travaillent à des reproductions (antígrafa) de
costumes sur base de costumes d'époque, à l'acquisition de ces reproductions ou de modèles authentiques par des
syllogues et des particuliers et à la constitution de collections (syllogés) de costumes.
38
activités, n'étaient ni en mesure d'organiser des séminaires, dont l'intérêt n'aurait par ailleurs pas été
compris par une clientèle potentielle encore inexistante, ni d'accéder à l'ensemble des informations
qu'Internet met à disposition des chorodidáskaloi contemporains.
La notion de champ et les positions qui le constituent en fonction de la distribution des
différentes formes de capital permet également d'éclairer les prises de position des deux
chorodidáskaloi par rapport à l'institution du panégyre et à ses acteurs principaux (habitants et
musiciens) ou à la remise en fonction d'anciennes coutumes. Il eut été impensable dans les années
80 que des professeurs de danse dont la fonction n'était pas encore légitime jouent un autre rôle que
celui d'observateurs de ces institutions alors qu'aujourd'hui, ils prétendent émettre des jugements et
influer directement sur ces pratiques. A titre d'exemple, critiquer le répertoire actuel présuppose une
connaissance du répertoire ancien qu'ils n'ont pu acquérir que parce qu'ils ont progressivement été
mandatés à la préservation de la parádosi par la société chiote. En l'occurrence, c'est plutôt par la
création de syllogues qu'ils ont pu s'approprier cette fonction, autrefois occupée de manière moins
proactive par les folkloristes et par des chercheurs extra-insulaires, et s'autoproclamer défenseurs de
la parádosi en acquérant un pouvoir de définition sur cette dernière.
39
1.2. Génèse et structuration du champ de la tradition en Grèce
Autrefois, les danses et réjouissances ayant lieu
dans tous les villages étaient innocentes.
Il n'est malheureusement plus possible
de l'affirmer aujourd'hui pour ces villages, lesquels,
en raison de relations étrangères, ont perdu l'ordre
et le respect dû au prochain et ce particulièrement
depuis qu'ils jugent que ces anciennes habitudes
et coutumes se peuvent envoyer au bain.
Ignorant la valeurs de ces us et coutumes,
ceux-ci préfèrent les misérables habitudes contemporaines.
- Konstantínos Kanellákis, 1890
J'ai évoqué précédemment le fait que Símos avait importé sur l'île des pratiques qu'il avait
observées dans les villes d'Athènes et de Thessalonique. Il ne s'agit pas d'affirmer que la
préoccupation des habitants pour les questions de tradition naît lorsque Símos fonde les premiers
cours de danse traditionnelle dans son village natal. Ce jugement est faux historiquement, comme
en témoigne la citation ci-dessus de Konstantínos Kanellákis 56, un intellectuel chiote né dans la
première moitié du dix-neuvième siècle, qui pourrait tout à fait être mise dans la bouche de Símos
ou celle d'autres spécialistes et où l'on retrouve déjà certaines oppositions telles que le local et
l'étranger, l'ordre et le désordre, l'ancien et le contemporain. Il serait néanmoins tout aussi faux de
dire qu'« il n'y a rien de neuf sous le soleil » et de faire de cette reconnaissance de
l'altération/dégradation (alloíosi) un questionnement transhistorique se posant à tous les acteurs
dans les mêmes termes et à toutes les époques. Au contraire, la notion de champ nous aide à penser
que de tels énoncés sont inextricablement liés aux différentes positions des acteurs qui sont ellesmêmes conditionnées par la structure globale du champ en instant T, cette structure se modifiant au
cours du temps.
Il serait absurde de penser que les couples d'opposition mis en tableau précédemment
apparaissent ex nihilo lorsque naissent les institutions préoccupées par la préservation de la
parádosi cependant certains d'entre eux font partie du bagage que Símos ramène avec lui sur l'île à
la fin de ses études. Il me paraît dès lors intéressant, pour mieux situer les conditions d'émergence
56 Ce jugement est exprimé au détour d'une description du fonctionnement des « koumpaníes » lors des festivités du
Carnaval (Apókries). Voir Kanellákis (1890 : 193)
40
du champ de la tradition à Chíos et les schémas de perception qui lui sont propres, de faire un
détour par l'histoire du champ tel qu'il se développe dans les grands centres urbains du pays. Pour ce
faire, je présenterai de manière succincte les trajectoires de deux figures de la choréologie en Grèce,
Dóra Strátou et Réna Loutzáki qui sont les représentantes de deux institutions majeures liées au
développement des cours de danses traditionnelles dans la ville d'Athènes ; le Théatro Dóra Strátou
et le Lýkeio ton Ellinídon.
1.2.1. Dóra Strátou et la théorie de la continuité de l'Hellénisme
Dóra Strátou naquit en 1903 d'un père juriste qui exerça plusieurs fois la fonction de
ministre et d'une mère issue d'une ancienne famille athénienne dont le père était écrivain de théâtre,
journaliste et éditeur. Son histoire est inextricablement liée au traumatisme de la condamnation à
mort de son père pour haute trahison en 1922, après la déroute de l'armée grecque en Asie Mineure
qui conduisit à l'évènement que l'on nomme encore aujourd'hui la « Catastrophe » et qui mena au
« déracinement » (xerizomós) des communautés grecques d'Anatolie qui durent fuir les territoires
appartenant à l'Empire Ottoman et qui devint la République turque en 1923. Elle vécut dix ans en
exil avec sa mère et son frère à Berlin, Paris et New-York avant de rentrer à Athènes en 1932. Dans
l'introduction de son ouvrage « Danses populaires, un lien vivant avec le passé »57, Dóra Strátou
revient de manière touchante sur les motifs qui l'ont conduite à créer le théâtre qui porte son nom.
Elle décrit l'Athènes baroque des années 50 se relevant peu à peu de l'occupation allemande où l'on
danse « la samba et la rumba, où l'on chante des chansons américaines avec des mots grecs, des
chansonnettes françaises et italiennes » et dans laquelle on trouve exposés dans les vitrines de
magasins de beaux sacs-à-main et coussins brodés de fils d'or « à la qualité inégalable mais dont
l'art est perdu » dont les étoffes « sont découpées dans des tabliers de Thessalie ». Cette Athènes,
c'est également celle qu'observent les étrangers qui lui signifient que les Grecs contemporains ne
sauraient être liés aux antiques après tant de siècles. Or Dóra Strátou s'inscrit dans le climat
intellectuel de son époque.
Dóra Strátou cherche quant à elle à démontrer au monde, par un moyen ou par un autre, que
cette continuité historique (« istorikí synéchisi ») de la Grèce existe. Après avoir écarté le théâtre
-antique et contemporain- et le cinéma qui posent la question de la langue et de
l'intercompréhension, elle établit que c'est « dans la tradition locale » (« stin parádosi tou tópou »),
dans les danses et les chants populaires, que réside « l'Histoire et le vécu des Grecs en tant que
57 (Strátou 1966 : 15-22)
41
Nation »58. Elle décide donc de démontrer cette continuité historique en créant un « musée vivant »
(« zontanó mouseío ») et de mettre cette parádosi en scène.
Elle s'inscrit ici pleinement dans un cadre idéologique qui est celui du nationalisme d'aprèsguerre mais dont on peut situer l'apparition à la fin du dix-huitième siècle, avec l'émergence d'une
idée nationale au sein de l'élite cosmopolite grecque installée dans les métropoles européennes qui,
inspirée par la Révolution française, donna le coup d'envoi aux projets d'indépendance et de
constitution d'Etats-Nations dans les régions d'Europe orientale sous domination ottomane 59. Les
anthropologues travaillant en Grèce sont d'ailleurs nombreux à relever que l'idée d'une continuité
historique de la Grèce moderne à la Grèce antique60 est consubstantielle à la question identitaire et à
la question nationale telle qu'elles se posent dans la Grèce moderne 61 et que cette question
identitaire a été fortement structurée par la manière dont les folkloristes grecs s'en sont emparés en
tentant de lui donner des bases scientifiques notamment par le développement de la discipline
folkloriste nationale nommée laographie (laografía)62. Mais il convient de préciser que cette
question de la continuité n'est pas purement endogène et qu'elle s'est construite en dialogue avec les
érudits d'Europe occidentale qui sillonnèrent la Grèce avant, pendant et après la révolution de 1821
ainsi qu'en opposition avec des théories contestant cette idée de continuité. Par ailleurs, Dóra
Strátou n'est pas la première à promouvoir l'idée d'une Nation grecque par la danse, cette dernière
ayant déjà été mise à contribution dans la constitution d'une identité panhellénique notamment par
le régime dictatorial de Metaxás dans l'avant-guerre63. Ce qui nous intéresse ici n'est donc pas
l'originalité de cette pensée mais la manière dont la pratique choreutique commence peu à peu à
s'articuler à cette pensée dans le courant des années 60.
1.2.2. La rhétorique de la continuité
Un rapide détour par le lexique qu'utilise Dóra Strátou dans cette introduction permet de
mieux saisir quel lien celle-ci établit entre ces chants et danses populaires et l'Hellénisme mais
58 « Mésa ekeí vrísketai óli i Istoría mas, to víos (sic) mas san Éthnos pou kanénas poté den mpórese na mas
afairései. ».
59 Couroucli (2002 : 135)
60 Cette idée de continuité est le plus souvent assortie d'une occultation de l'époque byzantine et du rôle de l'Eglise
dans l'idéologie nationale ainsi que par une euphémisation de l'influence ottomane dans la culture grecque. A ce
sujet voir Couroucli (2003)
61 (Danforth 1984) ; (Cowan 1988)
62 (Herzfeld 1982)
63 L'instrumentalisation politique en Grèce des danses traditionnelles par le biais de spectacles collectifs comparables à
ceux des régimes soviétiques, fasciste et nazi à des fins de promotion d'une identité nationale unifiée a déjà été
analysée. Voir Loutzaki Irene (2001 ; 2008)
42
également la manière dont elle conçoit l'oeuvre de préservation (diásosi) et de la diffusion (diádosi)
de cet Hellénisme (Ellinismós). Pour elle, cette oeuvre est une « lutte pour le vrai, le beau et pour
l'intérêt général » où le défenseur des « traditions ancestrales profondément enracinées » est
désintéressé et ne cherche pas une gloire éphémère mais est progressivement pris par un sentiment
« de respect, de dévouement et d'admiration mêlée de crainte » (sevasmó, afosíosi kai déos) devant
la grandeur de l'idée pour laquelle il lutte. Cette idée c'est celle d'un « esprit hellénique, d'une
flamme depuis toujours allumée et d'un souffle libre que les conquérants et occupants de la Grèce
ont tenté d'éteindre sans jamais y parvenir ». Une croyance des Antiques (Archaíoi Éllines) dans
« la Liberté, la Fierté et la Noble Compétition » matérialisée par un « sens de l'harmonie de la
mesure et un équilibre parfait entre l'esprit et la matière ».
Cet esprit, elle en fait un bien du peuple (ktíma tou laoú) -et non pas seulement de quelques
uns (ton lígon)- qui combattit pour ces valeurs morales et pour la terre de ses ancêtres (ta pátria)64.
Selon Dóra Strátou, malgré l'austérité de ses manifestations, cet esprit antique fut préservé à
l'époque byzantine qu'elle présente comme un bastion de la civilisation et de ces valeurs morales, et
même durant l'occupation ottomane qualifiée d'esclavage durant laquelle l'héritage (klironomiá) de
l'Hellénisme survécut par la danse, les chants, la musique, les us et coutumes (ta íthi kai éthima), les
superstititons (prolípseis) et les panégyres65.
Ainsi, ces chants et ces danses qualifiés de « nécessité de l'inconscient » concentrant en eux
le tout (ta pánta) sont envisagés comme « quintessence et vécu émouvant (sygklonistikó víoma) de
l'Histoire des Grecs » survivant dans les corps des hommes qui agissent principalement de manière
instinctive. On lit entre ces lignes d'éloge du peuple ne sachant pas ses lettres mais « possédant une
décence, une intégrité et une bonté instinctive (mia enstiktódi evprépeia, entimótita kai kalosýni) »,
la critique d'une classe urbaine aisée, sûre d'elle et de son éducation, qu'elle connaît pour l'avoir
toujours fréquentée. Animée par les meilleurs sentiments, Dóra Strátou fait donc le choix de
démontrer au monde la « continuité de la race hellène » (synécheia tis ellinikís fylís)66 non pas par
l'art musical ou théâtral de ses contemporains mais en la cherchant dans les pratiques rurales des
communautés villageoises qui selon elle sont les véhicules et les authentiques continuateurs d'une
64 On conçoit aisément que ces idées, même exprimées dans un lyrisme propre à la classe cultivée athénienne bercée
par le théâtre et l'art de son temps, devaient résonner d'une manière particulière dans la bouche d'une femme ayant
vécu les Guerres Balkaniques (1912-1913, la Catastrophe (1922), l'occupation allemande (1941-1944) et la Guerre
Civile (1946-1949).
65 Ce courant d'idées est déjà bien implanté dans certaines franges de la société grecque lorsque Dóra Strátou écrit ces
lignes. On le retrouve explicitement tant dans les textes de laographes tels que Spyrídon Zampélios et Nikólaos
Polítis que dans ceux d'intellectuels tels qu'Ion Dragoúmis. Voir Herzfeld (1982).
66 Cette expression figure sur le site internet du théâtre : http://www.grdance.org/
43
parádosi charriant en elle les valeurs morales et l'esprit des Grecs Anciens67.
1.2.3. Le Théatro Dóra Strátou
Fig. 9
Deux évènements précipitent sa décision de créer un lieu de représentation de danses
traditionnelles : la venue d'une troupe de cent danseurs d'un groupe folklorique de Yougoslavie en
1952, une première en Grèce, et l'article publié conséquemment par Geórgos Mégas, alors directeur
des archives du Centre de Recherche en Laographie Grecque (KEEL) de l'Académie d'Athènes,
dans lequel ce dernier exhorte les Grecs à créer un groupe comparable, exécutant un large répertoire
de danses traditionnelles avec des costumes authentiques en Grèce comme à l'étranger. Dóra Strátou
répond à cet appel et crée la troupe « Ellinikoí Choroí Dóra Strátou » en 1953 qui se produit tant
dans le théâtre antique du Pirée que dans des pays étrangers durant une dizaine d'années. En 1965,
une décision gouvernementale vient entériner la création du Théatro Dóra Strátou sur la colline de
Philopáppos (ou « Colline des Muses »)68 située en face de l'Acropole et ses plans sont réalisés par
le peintre Spýros Vasileíou.
Pour constituer ce large répertoire de chants et de danses traditionnelles 69, Dóra Strátou se
rend dans les villages de différentes régions pour y « chercher l'information à sa source ». Εlle
constitue peu à peu une collection de costumes locaux (topikés foresiés) et de bijoux sans équivalent
en Grèce70. Sans réelle formation quant à l'étude de la danse et du folklore, elle est aidée par des
laographes et se distingue par l'utilisation précoce du film pour procéder à des enregistrements
(katagrafés) des danses à une époque où le matériel est encore lourd et difficile à transporter. Elle
« refuse de chorégraphier et de styliser ces danses au-delà des nécessités d'une représentation
scénique » comme le font certains professeurs de danse de l'époque et ramène des danseurs et des
musiciens des régions qu'elle visite afin qu'ils présentent leurs danses locales et les enseignent sans
intermédiaire à la troupe qu'elle a constituée. La troupe ne dispose ni de professeur de danse ni de
chorégraphe -à la différence du Lýkeio dont il sera question plus loin- et cette caractéristique est une
fierté pour les membres du Théatro qui rapprochent cette méthode de la transmission traditionnelle :
67 Au sujet de l'idéologie du nationalisme grec et de l'idéalisation du berger, tenu pour représentant de la continuité
entre Grèce antique et Grèce moderne, voir Couroucli (2002 : 139).
68 Il existe une volonté évidente de lier les traditions locales encore vivantes au passé antique, notamment par la
réalisation de représentations dans des théâtres et amphithéâtres de l'époque antique et romaine.
69 Les informations qui suivent ont été récoltées sur le site du Théatro ainsi que sur la base de données relatives aux
danses traditionnelles conçue et mise en ligne par le Théatro sous la direction d'Álkis Ráftis. Voir :
http://www.grdance.org/ et http://www.dance-pandect.gr/
70 On estime que le Théatro possède entre 2000 et 2500 costumes complets dont la moitié est utilisée lors des
représentations scéniques.
44
« les jeunes danseurs copient l'idiome local auprès d'un premier danseur (protochorevtís) ayant de
nombreuses années d'expérience »71. Ici encore, l'emphase est placée sur le style (to ýfos) et la
couleur (chróma) constitutifs des différentes régions qui ne s'acquièrent et se comprennent que par
l'expérience répétée.
Parallèlement, les danseurs de la troupe prennent progressivement des responsabilités dans
des groupes de danse de moindre importance tout en continuant à utiliser les méthodes apprises au
théâtre. C'est ce qui fait dire à Álkis Ráftis, sociologue et choréologue qui prend les rênes du théâtre
lorsque Dóra Strátou cesse ses activités à la fin des années 80, que Dóra Strátou est à l'origine d'une
« école » qui se distingue par sa manière d'envisager la danse traditionnelle, et que son oeuvre
dépasse largement les acquis propres au théâtre mais se manifeste également par le travail des
professeurs de danse et des chercheurs qui passent par cette institution.
1.2.4. Le Lýkeio ton Ellinídon
Fig. 10
Le Lýkeio ton Ellinídon (Lycée des Grecques) est une autre organisation ayant joué un rôle
moteur dans la popularisation des danses traditionnelles, dans l'établissement des méthodes de
recherche propre à cet objet, et de la nouvelle situation que constitue la représentation scénique
(parástasi). Fondé en 1911 sous l'impulsion de Kallirói Parrén, il visait à réunir « les femmes des
lettres, des sciences et des arts dans le but de servir l'émancipation du genre féminin par le soutien
et la protection des femmes ainsi que de participer au renouveau et au maintien des coutumes et
traditions grecques telles que les danses, les chants, les costumes nationaux, etc. »72. Bien qu'il soit
principalement connu aujourd'hui pour son oeuvre dans la sauvegarde (diásosi) et la diffusion
(diádosi) des danses grecques, à l'origine le Lýkeio était un organisme féministe impliqué dans la
conception de programmes d'alphabétisation et de formation des femmes afin d'aider à leur
émancipation par l'éducation et l'accession à une activité professionnelle.
Des antennes du Lýkeio se sont rapidement implantées dans la majorité des centres urbains
de Grèce et ont progressivement été ouvertes dans les principales capitales européennes ainsi que
dans les grandes villes où vit une importante communauté grecque. On trouve un Lýkeio à Paris,
Bruxelles, Londres, Berlin, Stockholm, Sidney, Melbourne etc. La dimension féministe du Lýkeo
71 « Oi néoi chorevtés mathaínoun tous choroús me ton paradosiakó trópo : antigráfoun to topikó idíoma apó
protochorevtes tou sygkrotímatos me polýchroni peíra. »
72 Ces termes figurent dans les statuts de l'organisation. La plupart des informations qui suivent sont consultables sur le
site du Lýkeio : https://lykeionellinidon.com/istorika-stichia/
45
s'est progressivement estompée. Par ma fréquentation des cours de danse du Lýkeio de Paris, j'ai pu
constater que seules les femmes étaient autorisées à participer à son conseil d'administration mais
les autres activités sont mixtes et n'ont aucun rapport direct avec l'ambition féministe de l'époque ;
le Lýkeio organise des cours de danse et de chants traditionnels essentiellement fréquentés par des
Grecs de la diaspora récemment arrivés en France ou implantés depuis plusieurs décennies, des
représentations scéniques auxquelles assiste un public de curieux mais dont la plupart entretient un
lien particulier avec la Grèce, qu'il s'agisse d'une origine lointaine ou d'un intérêt culturel suite à un
voyage, et ses membres sont fortement incités à être présents lors des fêtes religieuses ou profanes glénti du premier mai, partage de la galette des rois (Vasilópita), fêtes nationales du 25 mars et du
28 octobre - et des visites officielles de membres du gouvernement et d'ambassadeurs de Grèce.
1.2.5. Le triptyque laographie-musicologie-chorodidaskalía
Un témoignage concernant le fonctionnement du Lýkeio nous est fourni par Réna Loutzáki,
professeure de danse, choréologue et anthropologue spécialisée dans la danse traditionnelle
grecque. Dans une série de conférences organisée à la Bibliothèque Nationale de Grèce « Lílian
Voudoúri »73, celle-ci revient de manière très critique sur son expérience de recherche et
d'enseignement au sein du Lýkeio dans la période allant de 1962 à 1975 ainsi que sur la manière
dont s'est progressivement développé une approche de la danse en Grèce dans la période de l'aprèsguerre. Selon elle, la danse a pendant longtemps été le parent pauvre de l'étude des traditions en
Grèce en raison de la formation des spécialistes qui s'y étaient jusqu'alors intéressés. Ceux-ci étaient
majoritairement laographes et musicologues et avaient tendance à envisager les événements
comportant une dimension musicale et dansée du seul point de vue qui les concernait. Tandis que
les laographes se concentraient sur le recueil des us et coutumes, des chants 74, du vocabulaire
dialectal et tentaient de rendre compte des principaux aspects de la vie communautaire, les
musicologues -dont les trois grandes figures furent Samuel Baud-Bovy, Símon Karás et Spýros
Peristéris-
s'intéressaient
presqu'exclusivement
à
l'enregistrement,
la
transcription
en
parasémantique byzantine ou en notation occidentale, et à l'analyse de la musique tandis que les
informations relatives aux danses dans leurs publications étaient anecdotiques.
Réna Loutzáki relève qu'à ces trois figures correspondent trois institutions centrales dans le
développement de la musicologie et de la laographie en Grèce qui eurent pour principal objectif la
73 (Loutzáki : 2015)
74 Chants transformés en textes par le passage à l'écrit, sans que ne soit étudiée leur dimension musicale.
46
constitution d'archives (archeía) et l'établissement d'une « géographie »75 musicologique et
folklorique de la Grèce : Spýros Peristéris, psalte de musique byzantine et laographe, était chercheur
au Kéntro Érevnis tis Ellinikís Laografías (KEEL, Centre de Recherche en Laographie Grecque)
fondé en 1918 par Nikólaos Polítis et dépendant de l'Académie d'Athènes ; Símon Karás, psalte,
musicologue et professeur de musique fonda en 1929 le Sýllogos pros Diádosin tis Ethnikís
Mousikís (Association de Diffusion de la Musique Nationale) qui devint en 2009 le Kéntro Érevnas
kai Provolís tis Ethnikís Mousikís
(KEPEM, Centre d'Etude et de Promotion de la Musique
Nationale) tandis que Samuel Baud-Bovy, musicologue et philologue helléniste, collabora
principalement avec le Kéntro Mikrasiátikon Spoudón (KMS, Centre des études d'Asie Mineure)
fondé en 1918 par Mélpo et Octave Merlier et dont la direction est actuellement assurée par Márkos
Dragoúmis.
1.2.6. L'analyse de Réna Loutzáki des méthodes du Lýkeio
Ainsi, alors que la dimension sociale était analysée par les laographes et que les
musicologues s'occupaient uniquement de la dimension musicale -ces deux corps de spécialistes
ayant également à coeur de démontrer le lien existant entre Grèce moderne et Grèce antique, la
dimension cinétique jusqu'ici négligée devint l'apanage de chorodidáskaloi qui eux aussi
délaissèrent la dimension musicale et dans une moindre mesure le contexte de performance. A titre
d'exemple, Réna Loutzáki évoque le fait que jusqu'aux années 70, les leçons de danses
traditionnelles du Lýkeio étaient réalisées avec un accompagnement au piano. Ce fait s'explique par
la « double-nature » de l'enseignement des danses jusqu'à cette époque : les chorodidáskaloi qui
enseignaient les danses grecques étaient par ailleurs principalement chargés d'enseigner aux jeunes
hommes et jeunes femmes de bonne famille les danses européennes -dont le foxtrot, le tango et la
valse- en faveur dans les réceptions et les bals (choroesperídes) de la classe urbaine aisée. Réna
Loutzáki cite deux grandes figures de l'enseignement des danses grecques de l'époque ; Argýrios
Andreópoulos qui possédait son école de danse à Athènes et Charálambos Sakellaríou qui donnait
des leçons de danses européennes à domicile comme dans différentes écoles et enseignait
parallèlement les danses grecques au Lýkeio ton Ellinídon ainsi qu'à la Scholí ton Evelpídon, la
principale académie militaire grecque.
75 Cette dimension géographique de l'étude de la parádosi sera explicitée dans la partie consacrée à la catégorisation.
47
1.2.7. La subordination de la recherche à l'objectif de la représentation scénique
Il est intéressant de constater que contrairement aux laographes et aux musicologues, les
chorodidáskaloi qui se rendaient sur le terrain afin de « collecter » des données n'y allaient pas
simplement dans le but d'analyser ces danses. La danse n'était pas encore considérée comme un
objet scientifique méritant d'être interrogé indépendamment de toute autre considération. Si l'équipe
d'enseignants du Lýkeio se rendait sur le terrain, c'était avant tout afin d'enrichir le répertoire
exécuté lors de représentations scéniques (parastáseis), ce dernier devant être représentatif des
différentes régions de la Grèce. Selon Réna Loutzáki, cet objectif structurait fortement leur manière
de collecter et d'utiliser les danses ; lors des terrains qui duraient deux à trois jours, l'équipe
d'enseignants interrogeait exclusivement ceux dont on considérait qu'ils étaient les « porteurs de la
tradition » (foreís tis parádosis), c'est-à-dire les personnes âgées et familières de la danse. Les
enseignants relevaient les caractéristiques principales des danses -les occasions pour lesquelles elles
étaient exécutées, leur nom, etc.- et se concentraient presqu'exclusivement sur les pas,
photographiaient les danseurs76, apprenaient eux-mêmes à les exécuter ces danses et, à leur retour,
établissaient des règles concernant les postures et positions à adopter puis sélectionnaient celles
dont les qualités esthétiques étaient propres à susciter l'intérêt du public urbain visé. Cette manière
de concevoir la collecte et la subordination de la recherche à l'objectif de la parástasi a, selon elle,
conduit à une catastrophe scientifique ; les danses « peu impressionnantes et sans vigueur » (oi
koimisménoi choroí) étaient systématiquement écartées ce qui a contribué à leur disparition.
Ajoutons que la disjonction opérée entre la danse, traitée comme objet esthétique, les agents qui la
réalisent et la situation dans laquelle ils la réalisent, a longtemps appauvri la lecture qui était faite du
phénomène choreutique envisagé de manière globale.
Au terme de ce bref retour sur la fondation et les objectifs de deux institutions centrales dans
l'enseignement et la mise en scène des danses traditionnelles en Grèce, je voudrais réinsister sur
certains faits propres à éclairer les positions et prises de positions mises en évidence dans la
controverse entre les professeurs de danse. Il sera d'abord question de la position dominée
qu'occupait autrefois la choréologie au sein du champ de la tradition et de l'incidence que cette
position eut sur la détermination d'un domaine du « pensable » pour les agents contemporains.
J'évoquerai ensuite le changement de statut qui s'opère par le passage de la performance d'une danse
76 Réna Loutzáki relève qu'une grande partie des archives photographiques du Lýkeio ne porte que sur la partie
inférieure du corps : l'emphase étant placée sur les pas, les changements de positionnement des mains lorsqu'ils
semblaient aléatoires n'étaient pas relevés et les visages sont presque systématiquement invisibles ce qui fait qu'on
est dans l'impossibilité de déterminer qui danse avec qui (Loutzáki : 2015).
48
ou d'un chant à des traces objectivées (enregistrements sonores et filmiques, photographies,
ouvrages, cd), ce changement expliquant les divergences de vues entre spécialistes et nonspécialistes. Enfin, je parlerai des objectifs que la discipline partageait à l'origine avec la laographie
et la musicologie et de la manière dont ces objectifs sont liés à l'appréhension des pratiques dans
leur dimension spatio-temporelle.
1.2.8. La position dominée de la choréologie et son « horizon du pensable »
Premièrement, on constate que le champ de la tradition au sens large qui émerge à Athènes
dans le courant du vingtième siècle est marqué par une implantation institutionnelle différée des
trois disciplines que sont la laographie, la musicologie et la choréologie. Dans les années 50, à
l'époque où Dóra Strátou crée le Théatro, ce champ est dominé par les deux premières disciplines
tandis que l'action du Lýkeio dans le domaine de la danse se limite encore à quelques
représentations par année. Le poids de la laographie et de la musicologie par rapport à la
choréologie dans le champ de la tradition à Chíos se manifeste par ailleurs encore très clairement
aujourd'hui dans certains domaines de production culturelle, comme en témoigne le tableau
chronologique reprenant les principales missions, publications d'ouvrages, rédaction de mémoires et
éditions de cd relatifs à la tradition de l'île77. Sur les dix missions relevées, huit ont exclusivement
pour objet le recueil d'informations et de données relatives au monde musical et à la musicologie
tandis que seules deux d'entre elles comprennent un recueil de données relatives aux danses
(mission « Kivotós tou Aigaíou » de 1997 et de 2006). Par ailleurs, la professionnalisation des
chorodidáskaloi préconisée par Símos demeure largement anecdotique : sur les neuf mémoires
relatifs à la tradition musicochoreutique de Chíos et publiés par des institutions d'enseignement
supérieur, sept le sont par des musiciens ayant étudié à la faculté de musique traditionnelle de
l'Institut Technologique d'Epire et un seulement par une danseuse ayant étudié à la faculté des
sciences d'éducation physique de l'Université d'Athènes. Si les recueils de chants indépendants sont
rares et sont le plus souvent intégrés aux ouvrages laographiques, il n'existe aucun ouvrage
exclusivement consacré aux danses de l'île.
Ces différences au niveau de la production de savoirs tiennent au fait précédemment évoqué
que la choréologie -ou peut-être devrait-on dire l'art chorégraphique-, contrairement aux autres
disciplines, ne s'est pas développée en tant que champ d'étude en soi et pour soi mais fut dès
77 Voir tableau en annexe
49
l'origine subordonnée à un objectif pratique, à savoir la représentation scénique 78, cette dernière
entrant occasionnellement en contradiction directe avec l'étude rigoureuse des danses, comme
l'affirme Réna Loutzáki. Cette impulsion générale exerce encore aujourd'hui une influence
importante sur le « pensable » du champ à Chíos comme en témoignent les déclarations de Símos
concernant l'aspect théâtral et la mise en scène de la tradition, la disjonction d'une danse et de
l'évènement auquel elle est liée ou l'utilisation impropre des costumes. Elle explique aussi
partiellement le fait que l'action des professeurs de danse s'oriente dorénavant vers le contrôle des
situations traditionnelles impliquant essentiellement une participation corporelle ; contrairement aux
musicologues, laographes et anthropologues qui produisent un savoir sous la forme objectivée
d'ouvrages ou de cd, les professeurs de danse ont compensé cet effacement dans le domaine du
savoir livresque en s'investissant dans l'organisation d'évènements jusqu'à revendiquer un rôle
moteur dans le déroulement du panégyre ou la remise en fonction de certaines coutumes.
1.2.9. Objectivation, démultiplication ontologique et normativité
Deuxièmement, il a été question plus tôt de la hiérarchie des sources utilisées dans la
production d'un matériau didactique par les professeurs de danse et des archives constituées au fil
des missions organisées par les agents des trois disciplines du champ de la tradition. J'évoquais ainsi
le fait que l'on peut mesurer l'expertise d'un chorodidáskalos à la taille et la qualité de la base de
données composée de traces objectivées (enregistrements sonores et filmiques de terrain, cd,
ouvrages, photographies, etc) qu'il produit et sollicite dans la constitution d'un matériau didactique
et qui agissent en tant que substitut au vécu (víoma), c'est-à-dire à l'expérience directe des pratiques
musicales et dansées en situation traditionnelle. Ces mêmes traces objectivées sont, selon les cas,
produites à des fins différentes. Pour les agents du champ de la tradition, elles sont notamment
utilisées dans l'élaboration de savoirs théoriques aux considérations étrangères à la pratique ellemême ; taxinomie géographique, étude philologique et musicologique, travail historique, etc.
Nous verrons par exemple dans le quatrième chapitre que le chant est bien plus que la
somme de ses caractéristiques formelles et qu'il peut notamment contribuer à l'expression et/ou à
78 L'analyse des représentations scéniques ayant lieu dans les centres urbains dépasse le cadre de ce travail. A Chíos,
ces représentations exécutées par les groupes de danse des associations de villages sont organisées à l'occasion de
rites calendaires tels que les festivités du Carnaval (Apókries), de fêtes (giortés) mettant à l'honneur des produits du
terroir, en ouverture de certaines fêtes patronales ou lors de festivals organisés durant l'été. Le tourisme étant assez
peu développé à Chíos, ces représentations (parastáseis) sont essentiellement fréquentées par des Grecs de la
diaspora des Etats-Unis ou d'Australie ainsi que par des locaux de tous âges. Une telle représentation sera analysée
au chapitre 6.
50
l'avènement de dispositions particulières chez les acteurs qui s'en saisissent, en bref que le chant
comporte une dimension performative. Maias il importe de réaffirmer que le chant objectivé sous la
forme d'un enregistrement sonore n'est plus tout à fait ce qu'il était et change de statut. Car
l'enregistrement tranche, fige et opère une forme de rétrécissement de choix. Extrait d'une
performance éphémère obéissant à sa logique propre, le chant ainsi figé comme un instantané
acquiert cependant de nouvelles potentialités réalisées ou non en fonction des intentions des agents
qui s'en saisiront. Un chant enregistré peut agir en tant que trace objectivée d'une interprétation
canonique sur laquelle se basent d'autres interprètes par la suite 79, il peut être sollicité dans des
travaux qui visent à mettre en évidence certaines caractéristiques musicologiques et dialectales des
performances musicales d'un groupe social80 voire rejoindre un jour le panthéon des mélodies
représentatives d'une tradition régionale, etc.
Or c'est là un point essentiel qui permet d'expliquer certaines dissonances entre le point de
vue des spécialistes et la pratique des « porteurs de la tradition » (foreís tis parádosis), pour
reprendre l'expression de Réna Loutzáki. En effet, l'objectivation par l'utilisation de divers procédés
tels que la photographie, l'enregistrement sonore ou filmique, la transformation en matériau
didactique et en matériau scénique, conduit selon moi à une démultiplication ontologique du
phénomène musical et choreutique. Ce dernier n'existe plus uniquement sous la forme de capital
culturel incorporé, en tant que performance éphémère en un instant T ou en tant que souvenir de cet
instant T, mais agit également sous la forme de capital culturel objectivé et s'appréhende par d'autres
moyens que la simple pratique de la danse et de la musique.
Cette démultiplication ontologique fait que les phénomènes objectivés par ces divers
procédés acquièrent plusieurs vies, se dissocient en plusieurs séries causales plus ou moins
indépendantes ou, pour utiliser le vocabulaire de l'anthropologue Alfred Gell, se dissocient en
différents « réseaux d'intentionalités »81. Le problème survient lorsque ces séries causales
supposément indépendantes se croisent car, comme nous l'avons vu, la spécificité des agents du
champ de la tradition à Chíos - et du reste de la Grèce - est qu'ils sont à la fois chargés de
documenter, de décrire et de préserver l'objet qu'ils étudient. Mes observations tendent à démontrer
que ce mélange des genres se caractérise par un effacement de la frontière entre descriptif et
79 A titre d'exemple, les musiciens professionnels utilisent abondamment les enregistrements de fêtes de musiciens
contemporains ou plus anciens pour travailler les morceaux qu'ils sont appelés à jouer lors de leurs prestations.
80 Cette manière de procéder sera exemplifiée par un commentaire écrit du musicologue Símon Karás lors du
quatrième chapitre.
81 Le terme « agency » est ici traduit par « intentionalité » mais se traduit également en français par le terme
« agentivité ». Voir Gell (2010).
51
prescriptif. Le travail d'enregistrement, de classification par recoupements et de formalisation 82
conduit à la production d'énoncés normatifs sur la tradition marqués par une recherche de cohérence
et obéissant aux logiques mêmes de classification et de formalisation. Or cette cohérence entre le
plus souvent en contradiction avec les pratiques effectives, où les principes de perception,
d'appréciation et d'action ne sont mis en oeuvre que de manière implicite et floue à l'état incorporé83.
1.2.10. Les pratiques traditionnelles et leur dimension spatio-temporelle
Enfin, pour en revenir à l'émergence de la choréologie dans les années 50, bien que l'on
observe de grandes divergences entre celle-ci et les deux autres disciplines du champ, il est
important de relever que les chorodidáskaloi partageaient dès l'origine deux objectifs majeurs avec
les laographes et les musicologues qui baignaient dans un climat intellectuel pour lequel les études
folkloriques participaient à la constitution d'une idée nationale : l'inscription des pratiques
choreutiques rurales dans une généalogie remontant à la Grèce antique propre à démontrer la
continuité entre Grecs modernes (Neoéllines) et Grecs anciens (Archaíoi Éllines) via l'époque
byzantine ainsi que l'établissement d'un répertoire représentatif des différentes régions de Grèce.
Ces deux objectifs correspondent à deux dimensions fondamentales dans l'appréhension des
pratiques musicochoreutiques par la plupart des agents du champ ; la dimension spatiale et la
dimension temporelle. Le témoignage de Dóra Strátou nous montre comment s'articulent ces deux
objectifs aux données de l'époque ; sa tentative de préservation des traditions régionales intervient
dans une capitale en pleine transformation et perméable aux modes étrangères. Cet ancien bourg de
l'Attique, vague après vague de migration rurale, s'est progressivement dépouillé de sa tradition
musicochoreutique régionale pour devenir le lieu d'expression par excellence de formes musicales
urbaines qui seront évoquées dans les prochaines pages. Dóra Strátou a donc sous les yeux une ville
sans tradition régionale propre et étend son constat « urbano-centré » au reste des traditions
régionales de la Grèce84. Comme nous allons le voir dans le quatrième chapitre, cette opposition
entre pratiques musicales urbaines et rurales est l'un des critères de définition du répertoire
traditionnel utilisé dans le processus de « mise en ordre » des pratiques musicochoreutiques par les
spécialistes de la tradition.
82 Cette formalisation peut être exercée dans la préparation d'un cours de danse ou dans l'élaboration d'un discours, par
exemple.
83 (Bourdieu 1986 : 41)
84 Il est en réalité discutable que ces traditions régionales aient réellement été menacées de disparition. En tout cas, une
chose est sûre ; les missions de collectes organisées par Dóra Strátou se sont manifestement déroulées en des lieux
où ces traditions étaient encore vivantes.
52
Chapitre 2. Un mariage presque traditionnel
Ce chapitre porte sur une interrogation déjà introduite lors de la controverse, celle de la
définition de la tradition. Mais elle est ici abordée différemment et prend appui sur des observations
réalisées lors d'un mariage dont l'organisateur m'avait promis qu'il serait « traditionnel »
(paradosiakós). Il s'agit ici de voir ce que l'on peut inférer des pratiques des acteurs tout en
comparant ces dernières avec ce que disent les folkloristes locaux (qu'on nomme laographes) de
l'institution du mariage en général. Or, les descriptions de l'institution du mariage produites par les
laographes locaux et qui sont basées sur des témoignages d'anciens (palioí) s'éloignent tant de ce
que j'ai pu observer qu'il en devient difficile de déterminer ce en quoi peut bien consister un
mariage traditionnel.
La perspective adoptée ici est que la traditionalité d'une institution dépend de la position
d'action et d'énonciation des acteurs qui la définissent. Comme nous le verrons, la tradition
(parádosi) telle qu'elle se manifeste lors des séquences du mariage n'apparaît pas en bloc mais
plutôt par des traits saillants, que je nomme des « marqueurs en traditionalité » et que les habitants
jugent particulièrement pertinents. Ici, le mariage de la fille de Rafaíl est envisagé comme la
dernière occurrence en date d'une longue succession d'occurrences dans le temps et mon hypothèse
est que la traditionalité du mariage est jugée à l'aune de l'expérience individuelle (víoma) des
acteurs. L'expérience du mariage qui prime dans ce cas et qui est utilisée comme référence en
traditionalité est celle de Rafaíl, qui dispose du pouvoir économique d'actualiser l'institution, ce qui
nous permet d'expliquer partiellement au moins comment une situation considérée comme
traditionnelle est définie en référence à un passé tout en étant constamment transformée au présent.
2.1. Les institutions et la perspective constructiviste
Dans leur ouvrage « La construction sociale de la réalité », Peter Berger et Thomas
Luckmann défendent l'idée que l'ordre social est une production continue de l'homme, c'est-à-dire
que cet ordre n'existe que dans la mesure où l'activité humaine contribue sans cesse à le
reproduire85. Cette idée repose elle-même sur la théorie de l'habituation et de l'institutionnalisation.
Selon eux, toute activité humaine est sujette à l'habituation et tend, lorsqu'elle est répétée
fréquemment à se fondre dans un modèle qui permet sa reproduction avec un moindre effort. Cette
85 (Berger et Luckmann 2012 : 107)
53
observation vaut tant à un niveau individuel qu'à un niveau collectif. L'habituation impliquerait un
rétrécissement des choix et rendrait inutile pour les acteurs de redéfinir chaque situation étape par
étape.
Pour prendre un exemple concret, l'apprentissage d'une danse, seul ou en groupe, procède de
l'habituation. Plusieurs techniques peuvent être utilisées indépendamment ou conjointement dans ce
processus d'habituation ; l'individu peut commencer par écouter la musique jusqu'à y déceler un
pattern rythmique et se lancer dans l'exécution des pas. Il peut observer les danseurs qui se situent
autour de lui et tenter de reproduire leurs gestes en comptant ou non leurs pas et les siens propres.
Quelle que soit sa manière de procéder, l'expérience démontre que les premières exécutions sont les
plus difficiles en ce qu'elles demandent un réel effort psychologique et corporel que la répétition à
intervalles réguliers tend à réduire86.
L'institutionnalisation fonctionne sur le même principe mais à la différence de l'habituation
qui peut se manifester à un niveau individuel, elle implique nécessairement la coprésence de
plusieurs acteurs. Pour les besoins de la démonstration, Berger et Luckmann utilisent l'exemple
d'une interaction entre un individu A et un individu B afin de présenter la manière dont émerge une
institution tout en admettant qu'en réalité, les institutions se matérialisent sous la forme de
collectivités englobant un nombre considérable d'individus. Selon eux, l'institutionnalisation se
manifeste lorsque des acteurs effectuent une « typification réciproque d'actions habituelles ».
Lorsque ceux-ci interagissent, des typifications sont rapidement produites dans la mesure où A et B
s'attribuent mutuellement des motivations, s'habituent à leurs réactions réciproques et établissent
tacitement ou non des modes d'actions communs. Ces typifications sont exprimées par des modèles
spécifiques de conduite qui constituent des rôles. De la même manière que l'habituation libère
l'individu du poids de la réflexion produite par l'émergence d'une situation totalement nouvelle, la
typification réciproque d'actions habituelle délivre A et B d'une très forte tension psychologique
puisqu'elle leur permet de prédire leurs réactions mutuelles, d'établir des routines allant de soi lors
de leurs interactions et de stabiliser les situations auxquelles ils sont confrontés. Selon les auteurs,
les institutions exercent ainsi un contrôle sur la conduite humaine dans la mesure où elles
établissent des modèles prédéfinis de conduite qui canalisent cette dernière dans une direction
précise au détriment d'autres directions théoriquement possibles87.
86 Le processus d'habituation sera évoqué à plusieurs reprises dans ce mémoire et sera analysé en tant que tel dans le
chapitre 6.
87 Ibid., p. 113
54
Mais ils prennent également le soin de déterminer comment une institution que les individus
contribuent à perpétuer par leurs actions peut acquérir une forme d'objectivité qui fait qu'elle est
ressentie comme un fait extérieur. Ainsi, il est impossible de parler d'institutions sans parler de leur
historicité. Berger et Luckmann considèrent à cet égard que c'est la transmission de ces institutions
aux générations suivantes, par exemple les enfants de A et B, qui leur confère leur objectivité et qui
fait qu'elles sont vécues comme détentrices d'une réalité propre, indépendante des individus 88. Les
institutions nées entre A et B, après leur transmission à leurs enfants, se « cristallisent » et sont
vécues comme existant au-dessus et en-dessous des individus qui les incarnent. Cette idée pourrait
s'exprimer verbalement par le contraste entre « Voici comment nous faisons » et « Voici comment
les choses sont faites », le langage participant grandement au processus d'objectivation 89. Les
auteurs ajoutent que tant que les institutions ne sont maintenues qu'entre A et B qui en sont les
formateurs, celles-ci demeurent malléables et transparentes en ce que les individus en comprennent
les ressorts. Le processus de transmission change cet état de fait tant pour la génération suivante que
pour A et B qui eux aussi finissent par vivre l'institution qu'ils ont fait naître comme un fait
extérieur ; pour utiliser le vocabulaire bourdieusien, l'arbitraire de l'institution est progressivement
naturalisé et l'institution qui se transmet de générations en générations perd de sa transparence aux
yeux des individus. Ils affirment donc qu'un monde institutionnel est vécu en tant que réalité
objective possédant une histoire qui anti-date la naissance de l'individu et n'est pas accessible à sa
mémoire biographique. L'individu s'insère dans un ordre social qui lui préexiste et exerce sur lui un
pouvoir de coercition dans la mesure où il est progressivement amené à intérioriser cet ordre qui lui
est opaque lors de sa socialisation et qui lui fournit des formes typiques d'actions auxquelles il est
aisé de se conformer et malaisé de se soustraire.
Berger et Luckmann définissent donc l'institution comme l'objectivation par les agents
d'actions typifiées. Ainsi, même si elle est perçue comme un fait extérieur, l'institution n'existe pas
en tant que telle mais constitue à plus proprement parler une abstraction dans l'esprit des agents
naissant de l'observation récurrente d'actions typifiées suffisamment semblables dans leur
déroulement pour qu'ils les associent et les considèrent comme essentiellement identiques.
Cependant, afin de bien saisir la double-nature de l'ordre social, à la fois coercitive par la « force de
ses formes » et plastique dans la mesure où elle fait l'objet de négociations qui sont la source de ses
transformations, je propose dans ce chapitre -et dans le reste de ce mémoire-, de distinguer
88 Ibid., p. 117
89 La dimension langagière est typique de l'approche de la sociologie de la connaissance mais rien n'empêche de
postuler que ce processus d'objectivation passe par l'apprentissage corporel, spécialement lorsqu'il est question
d'institutions impliquant une pratique de la danse.
55
l'institution de la situation, c'est-à-dire du cadre spatial et temporel dans lequel se produisent ces
actions typifiées. J'emprunterai donc à Erving Goffman sa définition du concept de situation, bien
que sa théorie de l'ordre de l'interaction s'éloigne sensiblement de la réalité intersubjective telle
qu'elle fut théorisée par Schutz et approfondie par Berger et Luckmann 90. Il définit celle-ci comme
un « environnement fait de possibilités mutuelles de contrôle, au sein duquel un individu se trouve
partout accessible aux perceptions directes de tous ceux qui sont présents et lui sont similairement
accessibles ». Cette définition nous permettra de mieux saisir les dynamiques à l'oeuvre entre les
agents pratiquant la danse et la musique.
En résumé, la situation est la mise en coprésence d'agents en un instant T qui sont ainsi
placés en position de contrôle mutuel, la trame sur laquelle se tissent et se stabilisent des actions
typifiées tandis que l'institution est l'abstraction qui naît de la récurrence statistique d'un certain type
de situation impliquant ces actions.
2.2. Jour de fête
29 juillet 2018. C'est jour de fête aujourd'hui au village d'Ágios Giórgis Sykoúsis. La fille de
Rafaíl Koílis, le propriétaire de la presse à huile du village, se marie avec un habitant de Nénita.
Lors du premier glénti auquel j'ai participé à Ágios Giórgis Sykoúsis pour enregistrer le répertoire
de cornemuse (tsaboúna), Rafaíl s'était enquis de ma recherche et m'avait proposé de filmer les
préparatifs de la mariée et la fête qui se déroulerait ensuite. « Tu assisteras à un mariage
traditionnel », c'était sa promesse lorsqu'il m'avait remis l'invitation (prósklisi). Depuis trois mois, je
me rends tous les samedis au village pour prendre des cours de danse avec Sarántos Kostídis et
apprendre à jouer de la tsaboúna en compagnie de Níkos Tsóflias. Lorsque je n'ai aucun autre
moyen de me déplacer, je fais le trajet à pied. Cela me prend environ une heure et demie.
J'aime beaucoup faire ce trajet en fin d'après-midi lorsque le soleil commence à descendre.
Le village étant semi-montagneux, lorsque je viens à bout des montées sinueuses, le soleil a déjà
disparu. De Dafnónas, je rejoins la plaine et passe par le village de Zyfiás, puis je prends l'ancienne
route, plus abrupte mais plus courte. Elle me permet de me souvenir qu'avant la démocratisation de
l'automobile, tous ici marchaient. La distance entre deux villages avait un sens et structurait leur
développement historique respectif. Je me souviens de ce Pétros Karvoúnis me disait de son
professeur de santoúri, Sotíris Louloúdis. Pour se rendre aux panégyres des villages reculés du
90 Cefaï et Gardella, « Comment analyser une situation selon le dernier Goffman », p. 235.
56
Nord de l'île, il chargeait son instrument à dos de mule et passait sa journée à marcher à ses côtés.
Le soir, il jouait puis partait avant l'aube afin d'arriver à l'heure au village suivant. Le métier de
musicien a beaucoup changé.
J'arrive dans la cour de la maison familiale de Rafaíl, très ému et manifestement anxieux.
J'entends les invités qui boivent sur la terrasse. Impossible de déterminer clairement qui est qui. Il
me propose un whisky, me dit de faire comme chez moi. Dans le salon, les coiffeuses engagées pour
l'occasion s'activent et préparent la coiffure de la fiancée (nýfi) et de sa petite soeur. C'est
l'effervescence. L'équipe chargée de filmer et de photographier le mariage fait des plans de coupe,
saisit les visages joyeux autant qu'anxieux des parents présents. L'heure défile puis arrive l'orchestre
Bousékas, du nom de son chanteur. Lýkos joue du bouzouki, Sokianós est à la clarinette, Mavrákis à
l'accordéon, Karaolánis au violon. J'ignore le nom du percussionniste qui joue du touberléki. Les
photographes placent la mariée et ses suivantes pour que le rendu soit « beau » en vidéo. Les
musiciens sont situés contre le mur, les suivantes sont assises dans le canapé contre le mur d'en face,
la plupart de la famille est confinée dans le hall d'entrée. La table de la salle-à-manger a été
déplacée pour faire de la place aux parents qui dansent. Vient l'heure des instruments (« archízoun
ta órgana » ou « ta paichnídia »).
2.3. La danse de la future mariée
2.3.1. Le syrtós paralyménos
Les musiciens entament le syrtós paralyménos91. Le terme syrtós désigne la forme dansée
tandis que l'adjectif « paralyménos » -signifiant littéralement le « paralysé »- fait référence à la
mélodie. Si cette dernière n'est aujourd'hui connue des habitants que sous sa forme instrumentale,
elle existait autrefois sous une forme chantée comme en témoigne l'enregistrement réalisé en 1929
aux Etats-Unis par Ioánnis Fokíou (dit « Chiótis »)92. Níkos Oikonomídis, dans son album
« Pérasma sti Chío » référence aussi le syrtós paralyménos sous le nom de tsiggánikos, information
qu'il semble détenir de Michális Neamonitákis, clarinettiste de l'île 93. Certains habitants le nomment
également pasvántikos cependant la mélodie répertoriée sous ce nom par Hubert Pernot lors de sa
91 Pour une interprétation en séance d'enregistrement voir https://archives.cremcnrs.fr/archives/items/CNRSMH_I_2018_029_001_06/ ; pour une version lors d'un panégyre voir
https://archives.crem-cnrs.fr/archives/items/CNRSMH_I_2018_029_001_08/
92 https://www.youtube.com/watch?v=K6GbcoXJNCM
93 (Oikonomídis 2012)
57
Ex. 1
mission en 1898 n'a que peu en commun avec le syrtós paralyménos qu'on jouait en 1929 et qu'on
joue encore aujourd'hui94. Elle fait partie des mélodies traditionnelles et locales (topikoí) et, à ma
connaissance, elle n'existe en aucun autre lieu qu'à Chíos.
Les parents font danser la future mariée (« chorévoun ti nýfi ») pendant près de dix minutes.
C'est le père qui commence, et on voit dès les premiers pas qu'il est bon danseur 95. Il se tient à sa
droite, fait quelques figures, la fait virevolter puis sans la lâcher, fait signe à sa femme Ioánna de
venir danser. Celle-ci saisit la main gauche de sa fille. Après quelques instants, la petite soeur María
saisit la main gauche de sa mère, ils dansent maintenant à quatre. Les liens de la famille nucléaire se
trouvent matérialisés et actualisés par la danse ; Myrsíni occupe la place centrale et est liée à ses
parents les plus proches qui sont positionnés à sa gauche et à sa droite. Rafaíl et sa femme cèdent
ensuite leur place aux grands-parents paternels, puis c'est au tour des grands-parents maternels de la
faire danser. Cet ordre n'est peut-être pas anodin. La prééminence du père est assez manifeste ; il est
le premier à danser avec la nýfi avant que celle-ci ne quitte la maison familiale (qu'on appelle
« patrikó »). Il est possible que la danse des parents du père précédant celle des parents de la mère
soit une autre manifestation de la prééminence de la famille paternelle, prééminence qui n'est pas
propre à Chíos mais est commune à l'ensemble de la Grèce96.
2.3.2. Les distiques d'éloges et de voeux
Au bout de quatre minutes Rafaíl reprend sa place et les musiciens « tournent le syrtós en
tsiftetéli chiótiko » (« gyrízoun to syrtó se tsiftetéli »)97. Il lâche Myrsíni et les deux se mettent
instantanément à exécuter la forme dansée tsiftetéli, que l'on nomme aussi patitós en référence à son
style d'exécution, basé sur des appuis fortement marqués. La mère vient les rejoindre et Bousékas le
chanteur entame les distiques d'éloges et de voeux adressés à la future mariée (painémata tis nýfis)
et à sa parentèle. Les painémata (du verbe painévo ou epainó ; louer, glorifier) sont des distiques
décapentasyllabiques rimés énoncés sur un motif mélodique particulier, en l'occurence celui du
tsiftetéli chiótiko en mode sol hicaz. Les musiciens professionnels classent les mélodies selon leur
mode98 qu'ils nomment drómos et qui signifie littéralement « route » ou « chemin ». Les drómoi
94
95
96
97
(Pernot et Le Flem 2006 : 31)
La notion de « bonne danse » et les formes dansées sur l'île seront analysées dans le cinquième chapitre.
A ce sujet, voir Couroucli (1987).
Les transitions entre formes dansées seront analysées dans la section consacrée au « gýrisma », la transition
« tournante ».
98 C'est ce qui leur permet notamment de créer des suites (enótites) cohérentes d'un point de vue modal durant les
panégyres. Nous en reparlerons dans la section consacrée au répertoire des fêtes.
58
Ex. 2
utilisés en musique grecque mêlent les références au solfège de la musique occidentale -notamment
pour le nom des notes- et référence à la théorie des modes ottomans (makamlar)99. Le sol hicaz est
donc le mode utilisant le tétracorde hicaz sur la fondamentale (vási) sol.
Fig. 1 : échelle du mode sol hicaz
Le chanteur fait précéder chaque distique par un « amán, amán »100 puis chante un premier
hémistiche octosyllabique. Une courte pause marque la césure puis vient le second hémistiche
heptasyllabique qui est, lui, répété avant que soient énoncés les troisième et quatrième hémistiches.
La fin du distique est aussi marquée par un « amán, amán » et est suivie par une improvisation du
clarinettiste. L'opération se répète plusieurs fois et met à l'honneur la future mariée ainsi que ses
parents les plus proches.
Fig. 2 : modèle d'énonciation des distiques d'éloges et de voeux
Amán amán amán
interj. introductive
Sto spíti toúto t'ómorfo
hémistiche 1
1 1+1 1+1
=8
1+1+1
me ta pollá ta kálli
hémistiche 2
1 1 1+1 1 1+1
=7
- me ta pollá ta kálli
répétition hém. 2
Nyfi Myrsíni s'éntysan
hémistiche 3
1+1 1+1+1 1+1+1
=8
k' eín' i chará megáli
hémistiche 4
1+1
1+1 1+1+1
=7
99 Pour un ouvrage de référence sur les makamlar ottomans, voir Aydemir (2010).
100 Comme on le verra dans la section dédié à la forme vocale manés, « amán » est probablement dérivé de l'arabe et y
signife « clémence » ou « pitié ».
59
amán amán
interj. conclusive
La transcription qui suit est comparable à la méthode développée par Regula Burckhardt
Qureshi dans son analyse des performances de qawwali en Inde et au Pakistan101. Afin de mettre en
évidence le caractère événementiel de la pratique musicale soufie, qui implique la coprésence et
l'interaction de ceux qui produisent le « message sonore » et de ceux qui le reçoivent, celle-ci met
en place la méthode du « vidéographe », « conçu pour capter les réponses simultanées de plusieurs
auditeurs en correspondance avec la musique »102 et du « videochart », « centré sur la dynamique de
l'interaction qui résulte de l'attention particulière de l'exécutant aux divers spectateurs de
l'événement »103. Etant donné la nature de la performance des painémata, sa dynamique étant
largement conventionnelle, cette transcription n'a pas pour objectif de rendre compte des
interactions de manière aussi fine. Elle vise avant tout à offrir une traduction des distiques chantés,
à présenter les transitions entre chant et improvisation instrumentale et à rendre compte, par la
colonne du milieu, des modifications de la configuration au niveau des danseurs, de la rémunération
des musiciens par les hommes de la famille de Myrsíni ainsi que des exclamations audibles des
participants.
Αμάν αμάν αμάν
2'51''
Amán amán,
Στο σπίτι τούτο τ' όμορφο,
Dans cette superbe demeure
με τα πολλά τα κάλλη
aux biens innombrables
Νύφη Μυρσίνη σ' έντυσαν,
Ils t'ont vêtue en fiancée, Myrsíni
κ' είν' η χαρά μεγάλη
Rafaíl glisse un billet à
Et c'est une grande joie
Αμάν αμάν
Bousékas, le grand-père
Amán amán
maternel paye le
ταξίμι οργανικό
Αμάν αμάν
violoniste Karaolanis
3'51''
partie instrumentale improvisée
Amán amán,
Νυφούλα 'σένα θα το πω,
Petite fiancée, c'est à toi que je m'adresse
ν'ακούσουν κι όλοι πέρα
et que ceux qui t'entourent entendent
Νά 'σαι πάντα περήφανη,
Sois toujours fière
πού 'χεις τέτοιον πατέρα
-Ela104 !!!
d'avoir un tel père
101 Qureshi (1986)
102 Ibid., p. 717
103 Ibid., p. 719
104 L'interjection « Ela ! » signifiant littéralement « Viens ! » exprime ici l'approbation du distique par l'émetteur. Elle
60
Αμάν αμάν
Amán amán
ταξίμι οργανικό
partie instrumentale improvisée
4'31''
Αμάν αμάν
Στην Ιωάννα θα το πω,
τούτες εδώ τις ώρες αμάν αμάν
Μάνες δεν έχει πιά πολλές,
Myrsíni sourit à sa
mère, Rafaíl glisse un
autre billet
Rafaíl s'exclame :
« Oh! »
Amán amán,
Et je dirai à Ioánna
que de nos jours
Il reste peu de mères
pour enfanter de telles filles
Amán amán
Να κάνουν τέτοιες κόρες
Αμάν αμάν
María rejoint sa soeur,
ταξίμι οργανικό
danse avec elle
partie instrumentale improvisée
5'13''
Αμάν αμάν
Amán amán,
Μια ευχή θα κάνω εγώ,
Je formulerai un voeu
στον κόσμο παρουσία
Devant l'assemblée réunie
Qu'un heureux sort trouve également
Μια καλή τύχη να βρεθεί
και στη μικρή Μαρία
Rafaíl glisse un autre
La petite María
billet
Αμάν αμάν
Amán amán
ταξίμι οργανικό
partie instrumentale improvisée
5'58''
Amán amán,
Αμάν αμάν
Le grand-père se lève,
Παππούδες και γιαγιάδες σας
θα πω και να χορέψουν
on force la grand-mère
à se lever, elle refuse
J'appelerai aussi vos grands-parents
Qu'ils se lèvent et dansent,
Μέχρι και τα δισέγγονα,
Et je leur souhaite de marier
Εύχομαι να παντρέψουν
Même leurs arrières-petits-enfants
Amán amán
Αμάν αμάν
Les grand-mères se
lèvent
ταξίμι οργανικό
6'50''
partie instrumentale improvisée
Αμάν αμάν
Amán amán,
Για τη ζωή σου Ραφαήλ,
Sur l'histoire de ta vie, Rafaíl
fonctionne à la fois comme reconnaissance du kéfi et comme expression de son propre kéfi.
61
γράψε ένα βιβλίο
Rafaíl glisse un billet
écris donc un livre
Ήσουνα πρώτα στο στράτο,
L'assemblée rit, une
Toi qui as commencé à l'armée
τώρα στο ελαιοτριβείο
femme s'exclame « A !
Oraío »105
Et possèdes maintenant une presse à huile
Amán amán
Αμάν αμάν
7'39''
ταξίμι οργανικό
Myrsíni s'inquiète de
partie instrumentale improvisée
l'heure et en parle à son
Αμάν αμάν
père
Ces grands-parents tous réunis
Παππούδες και γιαγιάδες σου
όλοι ένα καμάρι
Για τη χαρά σου σήμερα
Amán amán,
Le grand-père paternel
glisse un billet
Une joie pour les yeux
C'est pour toi qu'aujourd'hui
στέκονται στο ποδάρι
Ils tiennent sur leurs deux jambes
Αμάν αμάν
Amán amán
8'10''
ταξίμι οργανικό και κλείσιμο
partie instrumentale improvisée et
fermeture
On le voit ici, les painémata (ou painetiká) sont des distiques au contenu principalement
encomiastique et votif. Tout l'art du chanteur consiste à toucher son public par des distiques
personnalisés et adaptés à leur situation ; de cet art dépend son salaire. Le chanteur commence par
s'adresser à Myrsíni pour louer la famille et ses biens. Puis il loue directement le père, par
l'intermédiaire de sa fille, la mère et la petite soeur. Les cinquième et septième distiques sont
destinés aux grands-parents paternels et maternels de Myrsíni qui viennent danser pour l'occasion.
Le distique sur le parcours personnel de Rafaíl -qui suppose une implication et une connaissance
particulière de celui qui forge le distique- plaît à l'assemblée parce qu'il est basé sur un fait réel et
que la tournure de phrase est élégante autant que drôle. J'ai eu l'occasion d'entendre ce type de
distiques et d'observer la réaction des gens lors d'un autre mariage. Le trait d'esprit déclenche
souvent le rire ou une exclamation de contentement et ce sont ces vers dont se souviennent les
auditeurs. Ces distiques sont écrits et conservés et on les trouve dans la plupart des ouvrages
folkloriques édités par les associations de village. Bousékas lui-même les emporte avec lui dans un
classeur, ce qui est une pratique répandue parmi les chanteurs.
105 « Ah ! Joli ! »
62
On constate également que ces distiques sont, pour reprendre l'expression de Claude Calame
dans son analyse du genre grec antique mélos, « riches en gestes autoréférentiels par lesquels le
poète (...) désigne l’activité chantée dans laquelle il est engagé hic et nunc » et qui, par ce biais, « se
présentent comme des actes de culte(...) »106. Bien que le contexte socio-historique soit très
différent, l'idée générale vaut dans les deux cas. On observe ainsi que les quatrième et cinquième
distiques diffèrent des autres car le chanteur ne se contente pas de consacrer une situation donnée en
l'exagérant afin d'attirer la bonne fortune (voir distique 1). Il formule ici des voeux tout en précisant
qu'il est en train de le faire dans « l'ici et maintenant »107 ce qui ancre différemment l'acte
d'énonciation et lui donne valeur d'énoncé performatif. En l'occurrence, les distiques personnalisés
et actualisés hic et nunc sont le fait d'un chanteur qui occupe à la fois la position d'énonciateur et de
narrateur108, ce qui n'est pas toujours le cas, comme nous le verrons dans le quatrième chapitre. Il est
engagé en tant que témoin mais également en tant qu'agent du rituel de mariage ; après avoir
sanctionné la transformation que la famille est en train de subir par le mariage imminent de Myrsíni
(distique 1), celui-ci projette la famille dans son organisation future, où la fille cadette et les enfants
de Myrsíni sont mariés sous le regard de leurs arrières-grands-parents (distiques 4 et 5). Dans son
analyse des rites d'initiation des Okiek du Kenya, Corinne Kratz défend l'idée que les chants
processionnels aident à définir la structure cérémonielle de l'initiation et qu'ils en marquent
l'évolution temporelle. Mais elle prolonge cette réflexion et affirme également que, pris comme un
ensemble, ces chants ne sont pas uniquement des marqueurs temporels du processus d'initiation en
cours mais qu'ils « sont » ce processus d'initiation109. De la même manière, les painémata doivent
être envisagés comme un acte sanctionnant la transformation statutaire de Myrsíni et participant
pleinement à l'élaboration du rituel.
2.4. La déambulation nuptiale (patináda gámou)
Normalement, le futur époux (gambrós) rejoint la maison familiale (patrikó) de la fiancée
précédé par les musiciens et suivis par sa famille, son témoin et ses amis. Le cortège (gamília Ex. 3
pompí) les accompagne ensuite jusqu'à l'église. Les musiciens « annoncent » ce mariage en jouant
entre autres la patináda gámou, mélodie connue à Chíos sous le nom d'aignousiótikos skopós. Ce
106 (Calame 2006 : 529)
107 Le chant, par le régime d'attention qu'il implique, permet à l'énonciateur de dire qu'il est en train de faire un voeu.
On constate l'incongruité à l'oral d'une telle chose en comparant par exemple « Santé ! » à « Je vais te dire : santé ! »
108 Personnage réel ou fictionnel supposément auteur du récit.
109 (Kratz 1994 : 242, 263, 281)
63
titre indique son origine et indique aux acteurs qu'elle provient de l'île d'Oinoússes. Les habitants
d'Oinoússes quant à eux l'appellent Gambrikós, c'est-à-dire la « mélodie du jeune marié »110. Cette
mélodie est également connue et jouée avec quelques variantes mélodiques et instrumentales dans
d'autres îles de l'Egée sous le nom de patináda gámou, skopós gámou ou nyfiátikos, notamment à
Náxos, Tínos, Sámos et jusqu'en Cappadoce, à l'époque où elle était encore peuplée de
communautés grecques. Dans tous les cas, le titre indique qu'il est associé à la déambulation
(patináda ou patounáda) dans les rues à l'occasion d'un mariage (gámos). Je ne l'ai entendu jouer
qu'en une seule autre occasion : lors d'un défilé des délégations de groupes de danse de l'île
d'Oinoússes.
Cependant, il est impossible aujourd'hui de suivre la procédure habituelle. Comme évoqué
plus haut, le gambrós est du village de Nénita, or il est de coutume que le mystère du mariage soit
accompli dans une église de la paroisse (enoría) du gambrós, distante de plusieurs dizaines de
kilomètres. La solution adoptée dans le cas d'un mariage entre individus de villages différents est
celle du cortège de voitures accompagnant la mariée jusqu'au village de l'époux. Nous nous rendons
donc à Nénita afin d'assister à la cérémonie religieuse du mariage. A la fin de la cérémonie de
mariage dans l'église, les mariés et leurs parents se placent à l'entrée et les personnes présentes
viennent faire des voeux. On souhaite ainsi une longue vie aux mariés (« Na zísete ! »), aux petits
frères et petites soeurs on souhaite de se marier prochainement (« Kai sta diká sou ! », littéralement
« Et aux tiennes ! »), et on souhaite aux parents que le couple vive longtemps (« Na sas zísoun ! »).
Je bois la soumáda, un sirop d'amandes offert aux invités par les parents (on appelle cette offre le
kérasma), et après avoir discuté un peu avec les invités que je connais, je retourne à Ágios Giórgis
Sykoúsis pour la fête qui aura lieu dans quelques heures.
Il est à noter que le rôle des musiciens dans le déroulement du mariage est ici
considérablement réduit par rapport à ce qu'il était autrefois. Le cortège musical, qui est l'un des
moments phares de cette cérémonie et rend palpable l'union de deux êtres mais aussi de deux
parentèles au sein du village, a été réduite à son strict minimum : un accompagnement de la mariée
du seuil de sa porte à la voiture qui l'attend au dehors et qui la conduira à Nénita. La séquence, sans
disparaître totalement, est réduite à une unité minimale comprenant la déambulation accompagnée
d'instruments et la mélodie qui lui est associée. Ce fait n'est pas unique, comme nous allons le voir.
Nombreuses sont les pratiques qui sont tombées en désuétude en raison notamment des
transformations socioéconomiques de l'île et de la libéralisation de ses moeurs.
110 (En Chordaís : 1999)
64
Fig. 3
2.5. Les pratiques musicales par le prisme des transformations du mariage
Dans le cas qui nous concerne, l'exogamie généralisée est une transformation notable du
fonctionnement des mariages à Chíos. Cette situation est devenue la norme ; alors qu'il fut un temps
où l'endogamie au sein des villages était courante, il est plus rare aujourd'hui de prendre époux au
sein de son entourage immédiat. Le désenclavement des villages et la mobilité accrûe des individus
qui lui est concomittente a produit l'émergence de nouvelles situations auxquelles répondent de
nouvelles pratiques. Alors que les cérémonies de mariage différaient sensiblement d'un village à
l'autre, celles-ci ont aujourd'hui tendance à s'uniformiser. La banalisation de l'exogamie a
notamment contribué à ce que ces nouvelles pratiques deviennent l'archétype de l'expérience du
mariage. Ainsi, on peut imaginer que lorsque María, la soeur de Myrsíni, se mariera, elle aura pour
modèle le mariage auquel elle vient d'assister mais également les mariages de ses amies qui
s'organisent de la même manière, à quelques différences près relevant principalement du goût des
mariés.
La cohabitation avant le mariage est un autre fait qui vient considérablement altérer le
déroulement du mariage et notamment sa partie musicale. Les fiancés vivent déjà ensemble, ce qui
rend inutile voire incongru l'accompagnement du gamprós jusqu'à la maison familiale de la nýfi.
Mais cette cohabitation oblitère également d'autres pratiques telles que celle de l'entremise
(proxenió) pour laquelle un « marieur » (proxenitís), parent ou ami de confiance, de préférence
marié111 et ayant un certain talent oratoire112, était chargé par la famille de l'un des deux partis,
principalement du jeune homme113, de jouer les entremetteurs et de trouver discrètement un accord
concernant le mariage en lui-même et concernant la dot (proíka), qui faisait l'objet d'un véritable
contrat (proikosýmfono)114.
Par ailleurs, et sans rentrer dans les détails de rites qui ne survivent aujourd'hui que dans la
mémoire des plus anciens, il est important de noter que de nombreux chants compilés dans les
ouvrages de folkloristes et interprétés par les femmes à l'occasion des préparatifs de mariage tels
que la broderie et la couture ainsi que le lavage et le repassage des étoffes constituant le trousseau
111 On disait des proxénètes non-mariés : « Lévteros proksenitís giá lógou tou gyrévei », c'est-à-dire : « Le proxénète
célibataire marchande pour lui-même ».
112 (Papazí 2009 :119)
113 (Proákis 2003 : 47)
114 (Michaliós 2010 :108)
65
de la nýfi ont disparu115. Cette disparition est un effet de la cohabitation avant le mariage mais
également un effet des modifications de la division du travail et des modes de consommation. Qu'il
me soit permis d'énoncer l'évidence : jusqu'aux années 50, le gros du trousseau était constitué par
les femmes de la famille ; il était nécessaire de confectionner linges, taies d'oreillers, couettes et
draps et les chants aujourd'hui disparus étaient un divertissement accompagnant ces travaux.
Aujourd'hui, les structures de l'économie font que le coût à l'achat de ces articles est sans commune
mesure avec le coût en terme de savoir-faire et d'heures de travail nécessaires à leur confection.
Les ouvrages folkloriques publiés en majorité entre les années 80 et les années 2000 116 nous
apprennent également que le gámos, qu'on nommait parfois chará (« joie ») avait majoritairement
lieu durant le mois de janvier, époque de l'année où les travaux agricoles étaient les moins
intenses117. Le mois de Genári était ainsi appelé Pantreiári (« Mois marieur ») dans certains
villages118. Il était également courant que plusieurs mariages soient organisés le même dimanche
après-midi, après la liturgie. Cet état de fait a considérablement changé. Les mariages en janvier
sont aujourd'hui l'exception plutôt que la règle ; on les organise de préférence durant les mois d'été.
La part de la population vivant de travaux agricoles a nettement diminué et les couples préfèrent se
marier durant l'été, notamment en raison des températures plus clémentes et de l'absence de pluie.
C'est également une période plus favorable pour s'absenter quelques jours et partir en « lune de
miel » sur une île voisine. D'autre part, il paraîtrait surprenant voire impensable aujourd'hui que
plusieurs mariages soient organisés le même jour dans le même village. Cette simultanéité serait
probablement perçue par les futurs mariés ayant annoncé leur union les premiers comme un affront
visant à les priver de certains de leurs invités et la chose serait accueillie de manière très
défavorable par nombre de villageois. Cette transformation majeure du calendrier des cérémonies
de mariage n'est pas évoquée par les acteurs et le caractère condensé et collectif de ces cérémonies
n'est pas non plus retenu comme critère pertinent lorsqu'il est aujourd'hui fait mention d'un mariage
traditionnel (paradosiakós gámos). C'est d'ailleurs une constante observable concernant les
situations que les acteurs considèrent comme traditionnelles ; lorsque la préservation d'une
caractéristique traditionnelle contrevient trop aux habitudes et aux sensibilités actuelles, celle-ci
disparaît.
115 D'après mes entretiens auprès d'Evgeneía Kalagkiá-Mouratídou et Sévi Giannopápa du village de Lagkáda (Nord de
l'île), ces pratiques et les chants qui les accompagnent étaient encore d'usage jusque dans les années 60.
116 Voir Annexe 2
117 (Kolliáros 2003 : 23)
118 C'est le cas notamment dans le village de Pyrgí (Ouvrage collectif 2010 :151)
66
2.6. La fête sur la place d'Agios Giórgis Sykoúsis
Les invités sont installés sur la place principale du village d'Ágios Giórgis Sykoúsis quand
les jeunes mariés entrent en scène vers vingt heures. Les places sont manifestement assignées selon
l'importance des convives pour la famille ; la table des mariés, décorée de couronnes de fleurs et
d'étoffes soyeuses, est accolée à la taverne qui fait face à la piste de danse. L'orchestre est situé
légèrement en retrait à leur gauche. Les tables rondes placées en bord de piste sont occupées par les
invités de marque. Quant à moi, j'occupe une longue table rectangulaire du rang extérieur avec les
autres invités du village de Dafnónas dont certains sont originaires d'Ágios Giórgis mais ont pris
femme à Dafnónas avant de s'y installer. Timoléon, le cuisiner des bateaux marchands qui réside en
face du café de Dafnónas et qui intervient dans nos discussions en jetant un rire ou quelques mots
depuis sa terrasse alors que les villageois discutent en bas de chez lui, en fait partie. Il a toujours un
mot nostalgique pour ce qui est à ses yeux son « vrai » village, celui d'Ágios Giórgis. Les fêtes y
sont meilleures, on y joue encore de la cornemuse, il y a plus de cafés, l'équipe de foot est
composée de vrais villageois... On lui pardonne ces accès de localisme (topikismós) car il en parle
toujours sans dédain ni excès d'orgueil. Il doit y avoir deux cents personnes. Elles sont servies par
des serveurs professionnels engagés pour l'occasion. Les mets proviennent d'un traiteur chic de l'île,
ce qui participe au prestige de Rafaíl et de sa parentèle qui, par la fête qu'il organise, affirme à tous
son statut social et son pouvoir économique119.
2.7. La danse de la mariée
Les jeunes mariés entrent en scène sous les applaudissements et la sonorisation diffuse une
musique pop grecque romantique120 tandis qu'ils coupent la pièce montée, sabrent le champagne et Ex. 4
saluent l'assemblée. Puis ils se dirigent au centre de la piste, dansent un slow 121 au milieu d'effets
pyrotechniques tandis que la photographe les mitraille. Certains convives, installés aux tables des
rangs extérieurs se rapprochent pour voir le couple de plus près, des jeunes femmes regardent la
mise de la mariée et la commentent discrètement, rêvant probablement d'un tel banquet pour leur
119 Comme on le verra, la commensalité est un prérequis aux pratiques choreutiques sur l'île mais également dans toute
la Grèce. Or, Maurice Bloch analyse cet acte de manger ensemble comme « l'un des opérateurs les plus puissants du
processus social », le partage de nourriture étant perçu comme ce qui provoque ou maintient une substance
commune entre ceux qui le partagent (Bloch, 2010 : 81).
120 Il s'agit du hit « Min anisycheis » de Giórgos Sampánis. Elle reprend les codes de la ballade pop américaine.
https://www.youtube.com/watch?v=R-HA5Qr5MRE
121 La chanson « To kýma » du groupe Mélisses. https://www.youtube.com/watch?v=GBSqFT1yqqU
67
propre mariage. Après une pause de quelques minutes, l'ambiance musicale change lorsque
l'orchestre Bousékas entame le syrtós polítikos (1'02'').
C'est la première mélodie jouée lors des mariages de l'île122. Comme son nom l'indique, elle
provient de Constantinople123 et son premier enregistrement connu est interprété à l'accordéon par Ex. 5
Antónis Amirális (ou « Papatzís ») à la fin des années 20124. Le syrtós durera en revanche beaucoup
plus longtemps : il faut que l'intégralité des parents et des proches fasse danser la mariée et
rémunère l'orchestre après son tour. C'est le mari qui commence, puis vient le tour des parents du
mari (1'17''), succédés eux-mêmes par les parents de Myrsíni (1'52''). Cette dernière prend un instant
pour synchroniser ses pas à ceux de son père. Rafaíl, qui était venu la faire danser avec un
mouchoir, lui laisse ce dernier. Le grand-père jette des dollars sur Myrsíni (2'10''). Des petites filles
endimanchées viendront ensuite les ramasser pour les porter à l'orchestre125. Les grands-parents
paternels et maternels ont aussi leur tour. On constate qu'une fois l'union sanctionnée par la
cérémonie à l'église, la prééminence dans la danse revient au gambrós et à sa famille matérialisant
et marquant en cela la transformation de statut de la mariée.
Lors de cette longue danse, les musiciens constituent une suite de mélodies de la forme
dansée syrtós qu'on appelle enótita ; ils « tournent » (gyrízoun) le syrtós polítikos en syrtós Ex.
paralyménos, en syrtós aziziés, en syrtós toúrkikos, en syrtós fereïs, puis en syrtós silyvrianós126.
Chacune de ces mélodies est associée à un lieu : le polítikos à Constantinople, le paralyménos est
considéré comme un morceau local (topikós) de Chíos, aziziés y est très apprécié mais existe
également à Lésvos, dans les Cyclades ainsi qu'à Chypre 127, le toúrkikos à une origine anatolienne
non déterminée128, le fereïs à un village d'Asie Mineure, le silyvrianós à la ville de Silyvrie située
122 Bien que certains villages commencent leurs mariages par leur danse locale comme c'est le cas à Nénita ou Pyrgí.
(Kolliáros 2003 : 35)
123 Póli signifie la ville. Or Constantinople demeure « la Ville des villes » dans l'imaginaire des habitants de Chios (et
d'autres régions de Grèce).
124 https://www.youtube.com/watch?v=VZUCX351Yao
125 On m'a rapporté qu'il fut un temps où les musiciens étaient en guerre contre les serveurs engagés lors des mariages
et de certains panégyres. En effet, ces derniers plaçaient de la colle sur leurs semelles afin de récupérer en marchant
les billets jettés en l'air par les convives. La règle est sans équivoque : tout billet qui quitte la poche des danseurs est
pour les musiciens cependant, contrairement à ce qu'on observe en d'autres régions, il ne viendrait jamais à l'idée
d'un danseur de coller le billet sur le front d'un musicien. Il le glissera tout au plus dans la poche de sa chemise, avec
respect et sans excès de familiarité.
126 Pour une vision synoptique des différents syrtoí instrumentaux de l'île, voir : https://archives.cremcnrs.fr/archives/collections/CNRSMH_I_2018_029/
127 Son nom lui provient sans doute du sultan Abdülaziz, trente-deuxième sultan de l'empire ottoman ayant régné entre
1861 et 1876. La composition figure sous le titre « hicaz sirto » sur l'album « Sultan bestekarlar » (« Sultans
compositeurs ») édité par Kalan Müzik. Notons qu'il était courant à cette époque d'attribuer des compositions à des
sultans sans qu'ils en soient pour autant les auteurs.
128 Ce titre renvoie cependant fort probablement aux musiques des Grecs orthodoxe de l'Anatolie qui furent déplacés
de force après la guerre Greco-Turque en 1924 ou même avant puisque certains Grecs d'Asie Mineure rejoignirent
68
6 à 10
dans la péninsule de Thrace (actuelle Silivri en Turquie), proche de Constantinople. Pendant ce
temps, les invités défilent, font danser la nýfi avant de glisser un billet au chanteur. La séquence se
poursuit durant vingt-cinq minutes, jusqu'à ce que le mari reprenne la main (3'42''). L'orchestre joue
alors quelques mesures du polítikos puis tourne la mélodie en bállos (« to gyrízei se bállo »).
En entendant l'improvisation à la clarinette (3'55''), les jeunes mariés se lâchent la main -un
peu plus tard qu'ils ne le devraient et sous l'impulsion de Myrsíni- et entament le bállos face-à-face.
L'orchestre tourne ensuite le bállos en tsiftetéli (4'42'') et Bousékas reprend les painémata, ces
distiques de voeux et d'éloges dont il a déjà été question. Il opère le même type de projection des
familles dans le futur, en faisant référence au premier enfant né de l'union à présent effective et au
sort de la soeur de Myrsíni et du frère du gambrós, Marínos (distiques 5 et 6). La scène de la danse
de la mariée n'ayant pas donné lieu à des interactions particulières entre le couple, le chanteur et le
public, je ne transcrirai ici que les paroles :
Αμάν αμάν
Amán amán
Δε θα σας πω να ζήσετε
Je ne vous souhaiterai pas « longue vie »
γιατί σας τά 'παν όλοι
car ici tout le monde vous l'a dit
Μα θα σας πω μόνο χαρές
Je vous souhaite seulement
νά 'ναι η ζωή σας όλη
que cette vie soit toute de joies
αμάν αμάν
Amán amán
ταξίμι οργανικό
partie instrumentale improvisée
Αμάν αμάν
Amán amán
Άγιε μου Ιωάννη Βαπτιστή
Ô Saint-Jean Baptiste
Πού 'χεις Θεό βαφτίσει
Toi qui baptisas notre Seigneur
Κατέβα στο ζευγάρι μας
Viens au devant de notre couple
Να ευχηθείς να ζήσει
et souhaite-lui longue vie
αμάν αμάν
Amán amán
ταξίμι οργανικό
partie instrumentale improvisée
Αμάν αμάν
Amán amán
l'île dès la première décennie du vingtième siècle.
69
Γαμπρέ εκτός το ταίρι σου
Jeune marié, hormis ta moitié
και άλλο λαχείο πιάνεις
tu as gagné un autre lot
Γιατί κουμπάρο διάλεξες
Car pour témoin de ce mariage
τον Κώστα για να κάνεις
tu as fait le choix de Kóstas
αμάν αμάν
Amán amán
ταξίμι οργανικό
partie instrumentale improvisée
Αμάν αμάν
Amán amán
Στο δρόμο που ερχόμουνα
Alors que je prenais la route
το συζητούσαν όλοι
tous en discutaient
Ότι τους (inaudible)ο γαμπρός
Que le jeune époux (inaudible)
του Ραφαήλ η κόρη
la fille de Rafaíl
αμάν αμάν
Amán amán
ταξίμι οργανικό
partie instrumentale improvisée
Αμάν αμάν
Amán amán
Τις συμπεθέρες και τις δυό
Et seule une chose
αυτό που τις αγχώνει
angoisse les deux belles-mères ;
Είναι πότε θα κάνετε
Quand elles verront naître
το πρώτο τους εγγόνι
un premier petit-enfant
αμάν αμάν
Amán amán
ταξίμι οργανικό
partie instrumentale improvisée
Αμάν αμάν
Amán amán
Μια ευχή εταίριαξα129
J'ai pu composer un voeu
και θα την πω με μία
que je dirai en une seule fois
Μία κάλη τύχη να βρεθεί
Qu'une bonne fortune trouve
Μαρίνο και Μαρία
tant Marínos que María
αμάν αμάν
Amán amán
129 L'expression consacrée pour la composition de distiques est « tairiázo », c'est-à-dire assembler au sens de coupler.
70
ταξίμι οργανικό και κλείσιμο
partie instrumentale improvisée et fermeture
Les jeunes mariés prennent congé après la fermeture du tsiftetéli et vont s'installer à leur
table. Mais à quoi avons-nous assisté au juste lors de cette longue séquence de près d'une demiheure ? Selon le cadre théorique présenté en début de chapitre, cette séquence nous donne à voir une
situation, entendue comme « environnement fait de possibilités mutuelles de contrôle, au sein
duquel un individu se trouve partout accessible aux perceptions directes de tous ceux qui sont
présents et lui sont similairement accessibles », particulièrement signifiante pour ceux qui y
participent. Pendant plus de vingt minutes, la nýfi est le centre de l'attention et s'offre aux regards
tous. Les parents et les invités sont tour à tour appelés à « la danser » (« na tin chorévoun »), c'est-àdire à l'honorer (« na tin timοún »), à célébrer son union et à manifester par le moyen de la musique
et de gestes rythmés le rapport qui les unit à elle. Un processus intégratif est à l'oeuvre. Il ne s'agit
pas simplement de s'asseoir à table et de commenter la beauté de Myrsíni ; les invités les plus
proches contribuent activement à sa mise à l'honneur et ce, dans la mesure du possible, par
l'exécution d'une bonne danse.
2.8. La bonne danse
Certains sont manifestement mal à l'aise en dansant le syrtós avec la jeune mariée alors que
tout le monde les regarde. Leurs pas sont hésitants, hors du rythme, et ne répondent en rien aux
appuis et à la posture dégagée de Myrsíni. Ils semblent embarrassés par les regards et par leur corps
qui ne suit pas le rythme « comme il faut »130. La danse se révèle alors moins belle. La mise à
l'honneur de la mariée a bien lieu mais il lui manque une grâce, la chári d'une danse réussie. Ces
accrocs ne suffisent cependant pas à gâcher l'atmosphère générale et on les oublie aussi vite qu'on
les a vus. D'autres sont en revanche très à l'aise dans l'exercice car familiers de ce type de situations.
Ils ont participé à de nombreux mariages, dansent aux panégyres et maîtrisent ces formes d'actions
typifiées131.
Dans son analyse du façonnement des corps et de création d'une nation israëlienne par la
réinvention et la pratique de danses populaires (Rikoudei Am), Marie-Pierre Gibert utilise les termes
d'homokinésie et d'homorythmie pour rendre compte de la danse à l'unisson qui, selon les
130 Un exemple caractéristique dans l'extrait 4 nous est fourni par la mère du gambrós à partir d'1'19''.
131 Rafaíl en est un représentant parfait.
71
chorégraphes qu'elle a interrogées, participe à l'émergence d'un sentiment d'appartenance fort chez
les danseurs132. Je reprends ces termes à mon compte car, selon mes observations et les discours
auxquels j'ai eu accès, l'exécution synchronisée des mêmes gestes ou, pour mieux dire, de gestes
d'intensité comparable et se répondant, constitue la base d'une bonne danse pour les agents. Car
même si cette définition est tautologique, il est important de dire que la bonne danse est avant tout
celle qui est reconnue comme telle par ceux qui disposent des schèmes de perception et
d'appréciation adaptés par un intéressement progressif du corps et par la pratique régulière de la
danse133. Mais qu'il me soit permis d'aller plus loin. Chez les bons danseurs, l'homokinésie et
l'homorythmie sont un donné ; ils jouent avec elles et les approfondissent. On les voit parler, ils
esquissent des figures, marquent les appuis d'une manière insolite, s'affirment en tant qu'individus
dansants. Pour reprendre les termes de Jean-Michel Guilcher :
« le pas (est) constamment le même dans son principe (...) mais les meilleurs exécutants, en
diversifiant la position des appuis, en économisant par moments, certains d'entre eux, en faisant
succéder de façon imprévisible les élans et les retenues, en variant les accents, les frappés, les
voltes et broderies de toute sorte, ne cessent d'en renouveler l'apparence. »134
L'extrait suivant nous permet de préciser ce qui est entendu par bonne danse. Il fournit par
ailleurs un exemple assez représentatif de la situation du glénti tel qu'on l'observe sur l'île. La Ex. 11
coutume -de moins en moins respectée- veut qu'on honore par une danse toutes les femmes de sa
table avant d'inviter les femmes d'autres tables 135. J'invite donc Ireíni Stoupáki, la femme de
Timoléon, à danser. Ce dernier décide d'inviter une autre dame pour nous surveiller du coin de
l'oeil. A cet instant, l'orchestre joue un morceau (kommáti) que les habitants classent parmi les
compositions récentes, influencées par la musique des Cyclades des années 70-80. Certains
danseurs exécutent la forme dansée syrtós en effectuant des tours de piste pas après pas (les enfants,
le jeune couple et la soeur de Myrsíni en robe bleu électrique), comme c'est l'habitude dans le sud
de l'île tandis que Giórgos Kassioudákis (au second plan, chemise bleu ciel, pantalon beige) danse à
la manière des villages du Nord avec sa femme Stamatía136.
132 (Gibert 2014 : 208)
133 Les schèmes de perception, d'appréciation et d'action seront analysés au chapitre 4. Le travail d'intéressement du
corps sera quant à lui abordé dans les cinquième et sixième chapitres.
134 (Guilcher 1971 : 11)
135 A l'inverse, ne pas danser avec les femmes de sa table était considéré comme une forme de dédain humiliant. La
danse en couple n'a donc pas un caractère intrinsèquement érotique. Ce dernier ne s'instaure que lorsque les deux
partis y sont autorisés par le célibat ou qu'ils sont mariés. Cette information figure dans plusieurs ouvrages
folkloriques et m'a été confirmée par différentes personnes, notamment par Nikólaos Kontós, danseur de
l'association « Fáros », lors d'une conversation entre deux répétions du groupe de danse.
136 Voir section dédiée aux différences stylistiques entre Nord et Sud de l'île dans le chapitre « Les danses de Chíos ».
72
On observe également d'importantes différences de familiarité des participants avec les
danses traditionnelles de l'île. Cette absence de familiarité peut s'exprimer par des gestes considérés
comme inappropriés (1'10'') comme lorsque la jeune femme en robe à fleurs, manifestement plus
expérimentée que le danseur qui l'accompagne dans la chaîne de trois, initie elle-même les tours
qu'elle effectue alors que cette responsabilité incombe normalement au cavalier, ou par le caractère
« gauche » de la danse des plus jeunes (0'10'') dont les appuis sont saccadés et indiquent une
maîtrise moindre que le couple Giórgos-Stamatía, reconnus par tous comme de très bons danseurs.
Cette familiarité de Giórgos et Stamatía avec les codes se manifeste également dans la transition
(gýrisma) vers la forme dansée bállos. A 1'17'', Karaolánis démarre son improvisation au violon et
les danseurs se lâchent la main instantanément, reproduisent les appuis du syrtós mais se
positionnent face-à-face (antikristá). La maîtrise des codes est parfaite. A la fermeture de la danse,
les danseurs se congratulent, applaudissent leur partenaire et les musiciens, s'embrassent, s'honorent
en somme une dernière fois et signifient le plaisir qu'ils ont eu à partager la danse. Cette convention
s'effectue même entre membre très proches qui n'ont, a priori, aucune raison de se remercier137.
A niveau formel, la bonne danse est donc celle où les danseurs, ayant bien intégré les
principes de synchronisation des mouvements et de justesse rythmique des appuis, jouent avec ces
paramètres et créent des variations dans le temps et l'espace. Mais comme on l'a vu, la situation est
une mise en coprésence d'agents en un instant T ainsi placés en position de contrôle mutuel, la
trame sur laquelle se tissent et se stabilisent des actions typifiées. Ceci implique que les danseurs ne
dansent jamais uniquement pour eux-mêmes et qu'ils sont toujours soutenus dans leur action par le
regard du public. De ce point de vue, la danse est réussie et significative lorsque ses exécutants
communiquent non seulement entre eux mais sont également à même, par leur gestes, de
communiquer leur état émotionnel aux autres en respectant le cadre instauré par une danse typifiée.
C'est à ce moment que la grâce (chári) nait de l'interaction et fait poindre des sourires sur les
visages ; ceux qui regardent avec les bons yeux se mettent à battre des mains en rythme et à
acclamer les danseurs.
Au terme de cette première approche des actions typifiées dansées et de la situation du
glénti, qui nous a permis de mieux saisir en quoi peut consister une « bonne danse », on peut
dégager un principe régissant la bonne interaction dansée que je nomme couplage et qui peut se
représenter schématiquement comme suit :
137 En Epire, on dit par exemple : « Le merci, c'est pour les étrangers.» indiquant par là que le geste, la faveur, le
service rendus sont naturels entre proches et ne nécessitent pas de reconnaissance en tant qu'événement particulier.
73
Fig. 3 : les trois couplages basiques dans la danse
On compte trois couplages basiques nécessaires à la réussite d'une danse : un couplage entre
les musiciens (situés en haut à droite du schéma) et les danseurs (situés au centre), qu'on observe
lorsque les appuis marquent correctement la pulsion ; couplage entre les deux danseurs138, qu'on
observe lorsque ces appuis sont synchronisés entre eux et qu'ils agissent les uns sur les autres
jusqu'à une forme de fusion ou de symbiose des mouvements (homokinésie et homorythmie) ; et
enfin couplage entre les deux danseurs et le public qui les entoure, qui se manifeste par les regards,
les acclamations et les battements de mains notamment qui peuvent par retour agir sur les danseurs
et contribuer à l'élaboration d'une émotion partagée, c'est-à-dire à une forme de sygkínisi139.
Est-ce qu'un mariage sans cette situation intégrative impliquant une bonne danse est
possible ? Certainement. Mais on ne caractériserait pas ce mariage de traditionnel (paradosiakós
gámos). Par ailleurs, nous avons vu que cette séquence musicale où les invités sont conviés à faire
danser la jeune mariée est composée des mélodies considérées comme les plus anciennes et
traditionnelles (paradosiakoí). La suite se décompose en six syrtoí (polítikos, paralyménos, aziziés,
toúrkikos, fereïs, silyvrianós) qui font partie des classiques des panégyres de Chíos bien que les
agents leur attribuent des origines diverses140. Ainsi les habitants considèrent à ce jour que mettre à
138 Ce processus de couplage est particulièrement visible dans l'extrait 4 à 1'58'' lorsque Myrsíni, en marquant l'arrêt et
en exprimant l'anticipation de la pulsion à venir par un regard appuyé ainsi qu'un maintien de tête particulier, invite
son père Rafaíl à synchroniser ses pas sur les siens.
139 Ce terme grec signifiant émotion ou « fait d'être ému » contient par le préfixe syn- l'idée même d'empathie et de
partage d'une émotion. Le partage d'une émotion par le chant sera abordé dans le chapitre 4.
140 Ces considérations valent également pour la mélodie de la déambulation nuptiale dont on a vu qu'on lui attribuait
74
l'honneur la nýfi en dansant un syrtós spécifique avec elle pour ensuite rémunérer les musiciens fait
partie des marqueurs de traditionalité.
2.9. La traditionalité des mariages
Il est difficile de porter un jugement définitif sur le caractère traditionnel ou non de ces
séquences. Cette difficulté à statuer est imputable à deux facteurs principaux. Premièrement, les
mariages différaient grandement d'un village à l'autre ce qui rend délicate toute entreprise
comparative. Secondement, l'attention portée au répertoire musical - et plus précisément
instrumental - des fêtes de mariage dans les sources écrites telles que les ouvrages folkloristes est
relativement limitée ; on se trouve donc dans l'incapacité de déterminer par exemple s'il était
autrefois habituel de commander un paralyménos syrtós avant d'entamer les painémata.
En revanche un constat s'impose : la musique, même en ayant perdu de son importance, joue
un rôle de premier ordre dans le séquençage du mariage141. Elle est d'abord commandée pour
honorer la nýfi - et sa parentèle, par son intermédiaire - alors qu'elle se trouve encore dans la maison
familiale. Comme on l'a vu, la danse exécutée à cette occasion matérialise certains rapports de
parenté. La musique la précède ensuite dans son trajet et l'accompagne jusqu'à son futur époux tout
en signalant l'évènement au village entier. Plus tard, elle ouvre le repas en commun et sanctionne
par la danse son changement de statut. Elle est également le moyen par lequel les proches sont
invités à réactualiser les liens qui les unissent à la mariée. La musique et la danse sont donc le liant
et le support par lequel se construit le rite qui sanctionne la transformation statutaire de Myrsíni et il
est intéressant de noter que ce sont des mélodies spécifiques, celles auxquelles on reconnaît un
caractère local et ancien, qui sont principalement utilisées dans la construction de ce rite.
D'autre part, la mise en perspective diachronique -même limitée- du rituel du mariage nous a
permis de déceler des changements conséquents dans la manière dont il se déroule. De la robe de la
mariée au slow avec effets pyrotechniques en passant par le traiteur et la foule d'intermédiaires qui
fournissent services et produits, c'est un nouvel équilibre en accord avec les goûts et les habitudes
des acteurs contemporains qui a été trouvé. J'ai formulé quelques hypothèses concernant les raisons
une origine de l'île proche d'Oinoússes. Comme on le verra dans le chapitre consacré aux catégories de perception,
d'appréciation et d'action, les habitants distinguent dans les mélodies traditionnelles, les mélodies locales des
mélodies originaires d'ailleurs. Ce processus d'attribution d'origine, également perçue comme une forme de
causalité, fonctionne tant dans la manière dont ils perçoivent leur musique que dans les relations qu'ils entretiennent
entre eux.
141 Sur le rôle de la musique dans le séquençage et l'évolution temporelle du rite, voir Kratz (1994 : 242).
75
de ces changements ; il me semble justifié de les arrimer aux transformations socioéconomiques qui
se sont produites dans le courant du vingtième siècle. Loin de remettre en question l'institution
même du mariage, les transformations de la société chiotique ont cependant contribué à la
disparition de certaines pratiques et des répertoires qui y étaient associés. Mais ces hypothèses ne
constituent pas une explication : en les énonçant ainsi, on ne fait qu'établir une relation mécanique
entre une somme de causes supposées et une somme d'effets observés. Qui plus est, ces
changements si spectaculaires pour qui les a sous les yeux n'empêchent manifestement pas certains
acteurs d'affirmer avec une apparente bonne foi qu'il s'agit bien d'un mariage traditionnel. Comment
faire sens de ce paradoxe ? Il semble que l'attribution du caractère traditionnel ou non à une
situation repose sur deux éléments essentiels : les marqueurs en traditionalité et la force de la forme.
L'expérience particulière des acteurs (le víoma dont faisaient grand cas les professeurs de la danse
dans la controverse) constitue quant à elle un liant permettant d'expliquer comment les formes
contemporaines de l'institution du mariage
s'articulent aux transformations des structures
socioéconomiques de l'île.
2.9.1. Les marqueurs en traditionalité
Il est évident que lorsque Rafaíl me promettait d'assister à un mariage traditionnel, il ne
faisait pas référence aux effets pyrotechniques, au repas servi par un traiteur ou à la musique pop
diffusée par la sonorisation. Il discriminait certaines séquences qui pour lui étaient sans rapport avec
l'essence du mariage. Les séquences qu'il jugeait pertinentes étaient celle de la préparation de la
toilette -stólisma tis nýfis comprenant la coiffure, l'ajustement de la robe et des bijoux-, celle de la
première danse -comprenant un syrtós, un patitós et l'énonciation des painémata-, la brève
déambulation nuptiale (patináda gámou), la cérémonie religieuse de Nénita -comprenant les voeux
à la famille et le kérasma du sirop d'amandes aux invités-, ainsi que la danse de la jeune mariée
suivie par un glénti traditionnel. Les séquences musicales et dansées sont elles-mêmes marquées,
comme on l'a vu, par l'utilisation de mélodies spécifiques. Les painémata sont énoncés sur le motif
mélodique sol hicaz typique du tsiftetéli de Chíos ; la patináda gámou est à la fois le nom de la
mélodie et la déambulation des futurs mariés ; le syrtós polítikos ouvre toujours le glénti d'un
mariage et il est attendu des musiciens que la suite des syrtoí comprennent des morceaux
traditionnels. Ces marqueurs sont nécessaires, ils sont constitutifs de l'identité locale. Un mariage
sans ces marqueurs est-il envisageable ? Oui, mais il ne s'agirait pas d'un mariage traditionnel car ce
dernier prend sens par les manifestations -notamment musicales et dansées- de l'identité du groupe
social qui l'organise.
76
2.9.2. La force de la forme
Les séquences de ce mariage se déroulent selon un ordre chronologique établi. Même
abrégées, comme ce fut le cas de la déambulation, elles sont réalisées. Leur caractère est stipulé.
Certaines actions au sein de ces séquences considérées comme traditionnelles font l'objet de
négociation ; ainsi de la mère et de la grand-mère qui répugnent à venir danser dans la maison
familiale. Cependant, on peut affirmer que dans l'ensemble, les individus observent les règles ou
pour mieux dire, incarnent un rôle et sont agis par l'objectivité qu'ils prêtent à l'institution du
mariage142, poussés par la force de la forme143 qui s'impose comme extérieure aux individus en tant
que somme des occurrences précédemment vécues par ces individus. J'aurais pu demander à Rafaíl
pourquoi le syrtós polítikos est le premier syrtós joué lors de la fête du mariage mais il se serait
contenté de me répondre « Étsi eínai i parádosí mas » (« C'est ainsi qu'est faite notre tradition »).
Les raisons des actions typifiées qui sont actualisées à intervalles réguliers sont plus ou moins
opaques ; leur arbitraire est le plus souvent vécu comme quelque chose de naturel et seules certaines
personnes, en raison notamment de leur implication dans la préservation de la tradition, se posent ce
genre de questions. C'est le propre de l'institution telle que définie par Berger et Luckmann : son
historicité lui confère son objectivité et celle-ci est rarement interrogée.
2.9.3. L'expérience particulière des acteurs
On aurait tort d'imaginer que le traditionalisme, en tant que choix délibéré d'agir selon des
modèles d'actions anciens144, est une nouveauté ; la persistance des institutions dans le temps semble
démontrer que c'est une façon d'agir plutôt habituelle et banale. Par ailleurs, ce choix ne s'exprime
pas par une forme de fondamentalisme aspirant à la reproduction à la lettre des modèles d'actions
antérieurs. Comme je l'évoquais précédemment, lorsque la préservation d'une caractéristique
traditionnelle contrevient trop aux habitudes et aux sensibilités actuelles, celle-ci disparaît. Les
amies proches de Myrsíni, par exemple, n'ont aucune expérience des chants disparus et aucune
d'entre elles n'aurait l'idée de relire les pages d'un vieil ouvrage folklorique pour les faire revivre à
l'occasion d'un véritable mariage.
C'est ainsi qu'il faut selon moi percevoir la double-nature de l'ordre social, à la fois coercitif
142 On ne surestimera jamais assez la volonté de « bien faire » des agents.
143 Selon Bourdieu, la force symbolique de la forme réside précisément dans le fait que son caractère coercitif est
méconnu comme tel et qu'il s'exerce tout en étant reconnu, approuvé et accepté en se présentant sous les apparences
de l'universalité (Bourdieu 1986 : 43).
144 (Gosselin 1975 : 221)
77
et adaptatif. Le mariage auquel j'ai assisté n'est que la dernière occurrence en date d'une longue
succession d'occurrences dans le temps. Chacun a à l'esprit et peut décrire la manière dont doit se
dérouler un mariage traditionnel conforme. Or il est évident que cette manière conforme dépend de
la position d'action et d'énonciation des acteurs et de leur expérience particulière au sein du champ
de la tradition. Certains anciens se rappellent très bien de la manière dont se déroulaient les
mariages de leur village. Ils peuvent encore entonner les mélodies que les jeunes femmes
célibataires chantaient en faisant la toilette de la mariée. Ces chants ont survécu jusque dans les
années soixante mais Rafaíl, lui, n'a pas vécu cette époque et ne fait pas d'eux des marqueurs
pertinents. L'avis des anciens, qui peut être très valorisé d'un point de vue théorique, n'a aucun
poids pratique dans le cas qui nous concerne. Leur expérience du mariage est trop différente de celle
des acteurs qui disposent aujourd'hui du pouvoir d'actualiser l'institution. Rafaíl se souvient
probablement des mariages des années 80 ; les séquences qu'il tenait à faire figurer dans le mariage
de sa fille sont celles qu'il a vécues étant jeune homme et qui ont survécu aux périodes antérieures.
Aujourd'hui, c'est lui qui dispose du pouvoir économique et c'est à lui qu'incombe la responsabilité
d'organiser un mariage conforme. C'est donc son expérience du mariage fondée sur les occurrences
précédentes auxquelles il a participées qui sont utilisées comme références en traditionalité.
78
Chapitre 3. Les panégyres et les syllogues de l'île
3.1. Une définition
Les fêtes de village, que je nommerai dorénavant panégyres, constituent à Chios le lieu par
excellence de la danse et de la musique. Ces panégyres font l'objet d'un important investissement
temporel et financier de la part des habitants des communautés villageoises par le biais des
associations et rythment véritablement le cours de l'été. Leur nombre même est un indicateur de leur
importance : on en compte plus de 70 entre le mois de mai et de novembre 145. Ces panégyres sont
des rassemblements à l'occasion de fêtes du calendrier religieux qui prennent place dans une localité
donnée, à proximité d’un espace sacré et durant lesquels des individus réunis en principe selon des
critères d'appartenance à une paroisse (enoría) socialisent en accomplissant certaines pratiques
adoratives ainsi qu'en mangeant, buvant, dansant et chantant.
Bien que l'on constate un certain chevauchement lexical entre panigýria et gléntia, les deux
termes ne sont pas utilisés indifféremment. Le panégyre est associé à une fête du calendrier
religieux qui prend place dans une localité donnée à proximité d'un espace sacré tandis que le
glénti, vocable d'origine turque signifiant littéralement « la fête », est le versant profane des
rassemblements à caractère religieux que constituent les panégyres et existe même indépendamment
de ceux-ci. Ainsi on peut le définir comme un rassemblement en comité plus ou moins étendu et en
divers lieux extérieurs ou intérieurs durant lequel des individus interagissent par le chant, la danse,
la discussion, l'échange de railleries et de voeux et la consommation de boissons et de nourriture 146.
Dans son article sur les fêtes de l'île de Lésvos, l'ethnomusicologue Pávlos Kávouras détermine
ainsi que les deux caractéristiques fondamentales des gléntia sont l'unité « musique-danse »
(mousikí-chorós) et l'unité « manger-boire en commun »(syllogikó fagopóti)147. Ainsi, la situation du
glénti et, plus spécifiquement, le fait d'être attablé avec une compagnie (paréa) et/ou une parentèle
implique pour les habitants de communiquer en homokinésie et en homorythmie par le langage
formalisé de la danse et par le partage de nourriture dont Maurice Bloch relève qu'il est (toujours)
« perçu comme le partage de ce qui provoquera, ou du moins maintiendra, une substance commune
parmi ceux qui communient ensemble »148.
145 Voir Annexe 1 : Calendrier des panégyres de l'île de Chios pour l'année 2018
146 (Caraveli 1985)
147 (Kávouras in Chtoúris 2000 : 203)
148 (Bloch 2010 : 81)
79
3.2. La dimension religieuse du panégyre
Les pratiques adoratives consistent quant à elles à la participation des villageois à deux
rites : les vêpres panégyriques (panigyrikós esperinós) organisées la veille (paramoní) de la fête du
saint et la divine liturgie (theía leitourgía) le matin du jour de la fête149. En principe, seuls les
malades et les familles en deuil n'y participent pas 150. Cependant, j'ai observé que le versant
religieux se désarticule peu à peu du glénti qui le suit. En effet, alors que certains interlocuteurs
insistent sur le fait qu'il fut un temps où les panégyres locaux n'étaient fréquentés que par les
habitants du village et d'un ou deux villages alentour, ce qui impliquait pour eux de participer à la
liturgie, mes observations indiquent que ces fêtes sont aujourd'hui fréquentées par des individus
provenant des quatre coins de l'île qui arrivent quand bon leur semble. Cette observation vaut pour
les musiciens eux-mêmes. Pour avoir longuement côtoyé ceux qui sont engagés lors de ces fêtes, je
peux affirmer qu'ils n'assistent jamais à la liturgie du panégyre auquel ils participent, à moins qu'ils
jouent dans leur propre village. Mais on aurait tort d'y voir une remise en cause de la foi orthodoxe.
Les données que j'ai pu récolter et produire témoignent qu'elle reste extrêmement dominante. Il
semble en revanche que l'incitation non-contraignante à participer à la liturgie se cantonne à celle
qui est organisée dans la communauté villageoise à laquelle appartiennent les individus. Ce lien
entre individus, territoire et églises du village s'explique par la manière dont est organisée
l'appartenance aux paroisses.
La paroisse (enoría) lie des individus nés en un territoire géographique donné aux églises
principales des villages (chorioekklisiés) qui sont placées sous son autorité. Cette entité est intégrée
à la hiérarchie de l'Eglise nationale151 et est chargée de tenir des archives des baptêmes, mariages et
obsèques des paroissiens. Les habitants sont fortement incités à participer aux grandes célébrations
religieuses au sein de l'église principale de leur enoría, ainsi que de s'y marier et d'y baptiser leurs
enfants. Cependant l'ensemble des églises situées sur le territoire de l'enoría ne lui appartient pas.
En effet, Chios est parsemée de chapelles (parekklísia) d'importance secondaire et généralement de
taille inférieure aux églises principales des villages. Ces petites églises situées hors du village, qu'on
nomme également (e)xoklísia (littéralement « églises du dehors ») se comptent par centaines ; Chios
les doit notamment aux marins qui les firent construire en remerciements de voyages en mer
desquels ils rentrèrent sans encombre ou à des évergètes ayant fait fortune aux Etats-Unis et en
Australie. Celles-ci peuvent dépendre d'une confrérie (adelfáto) composée d'individus se chargeant
149 Cette organisation temporelle des rites lors des fêtes patronales se retrouve dans d'autres îles (Kenna 1992 : 158).
150 (Kolliáros 2003 : 128)
151 Les popes qui officient dans l'enoría sont appointés par l'Etat et disposent du statut de fonctionnaires.
80
de son entretien ou peuvent être détenues par des particuliers. A titre d'exemple, le village de
Dafnónas compte une église principale dédiée à Ágios Panteleïmon, une église secondaire et de
taille inférieure dédiée à Ágios Geórgios, -toutes deux relevant de l'enoría- ainsi que douze
parekklísia dont huit appartiennent à des particuliers. Certaines de ces « églises du dehors » sont
investies à intervalles par les hommes du village, notamment par les repas pris en commun dans
leur cour. Ces repas sont l'une des formes principales d'investissement des espaces cultuels de l'île.
Une compagnie (paréa) composée d'amis proches ou de parents se réunit sous les yeux d'un Saint et
sous la coupe du ciel, loin des rues étroites et peuplées du village pour « reciviliser » des espaces
situés hors des territoires habités.
3.3. Les « églises du dehors », des lieux de culte et de sociabilité
06 Avril 2018. C'est Vendredi Saint et la Chrétienté est en deuil (pénthos). Hier, nous
assistions en pleurs à la mise en croix du Christ dans l'église Zoodóchos Pigí Létsaina de la ville de
Chíos, où mon cousin Giórgos Gianniódis est psalte. Mais au milieu de la liturgie, alors que l'église
était noire de monde, le pope a décidé de marquer son mécontentement aux croyants en les
admonestant de venir voir le Christ se faire mettre en croix « comme si on était au spectacle » pour
ensuite resortir bruyamment. Je comprends les uns et les autres. Les liturgies durent plusieurs
heures et la semaine est extrêmement éprouvante, même pour les croyants les plus patients. Ce
soir, l'Epitáfios, un lourd socle en bois décoré de fleurs par des artisans spécialisés sur lequel est
placée une icône représentant le Christ après qu'il ait été descendu de la croix et avant qu'il ne soit
placé dans le sépulcre, sera porté aux quatre coins du village par les hommes du village152.
Mais cet après-midi, une partie de ceux-ci se réunit au xoklísi d'Ágios Antónios, près du
Monastère de Néa Moní pour partager un repas ensemble. Mon séjour durant l'été 2015 m'avait déjà
permis de nouer des liens avec certains des hommes du village et ils m'invitaient régulièrement à
partager leurs activités. Kóstas Chaviáras, un jeune soldat qui a l'habitude de fréquenter153 les
hommes plus âgés et moi-même sommes les plus jeunes de la bande ; les autres ont plus de quarante
ans. Giánnis Stoupákis, le Dafnoúsis propriétaire de la distillerie Stoupákis qui produit l'un des
meilleurs oúzo de l'île aime beaucoup cet endroit. Il a demandé aux autorités ecclésiastiques le droit
de réaménager le presbytère situé à côté du xoklísi. Il fabrique des tables et des bancs en bois de pin
152 Pour une analyse approfondie de la création par les communautés locales d'un « capital sacré » mêlant temporalité
et espace propre par des gestes dévotionnels et la manipulation de ce capital sacré par la circulation et la rotation des
icônes, voir Seraïdari (2005).
153 Fréquenter s'exprime par l'expression « káno paréa me... », littéralement « faire compagnie avec... ».
81
Fig.
1-4
et souhaite remettre la cheminée en état afin d'y passer ses jours de repos avec son fils. On pourrait
se demander quel intérêt il trouve à dormir au pied d'une petite chapelle située à quelques
kilomètres à peine de chez lui. Ces quelques kilomètres constituent en réalité une frontière nette
entre l'espace habité de la communauté villageoise et l'espace inhabité de la campagne. Giánnis
perçoit par ailleurs ce projet comme un devoir vis-à-vis du saint et du lieu qui lui est consacré et qui
sans cette présence humaine regulière redeviendrait un lieu sauvage, une église désertée
(erimoklísi), raison probable pour laquelle il continue semaine après semaine à baiser l'icône de
Saint Antoine, à allumer des cierges et à placer de l'huile dans les veilleuses.
En principe, le jeûne est strict à cette période, le repas pris ensemble (fagopóti) sera simple
et dépourvu de graisse, de vin, d'oeufs et de laitages. Mais il y a solution à tout et les hommes
Fig.
s'accommodent des interdits alimentaires : la salade n'est pas assaisonnée, le oúzo et la bière 5&6
remplacent le vin, les oeufs de cabillauds et le poulpe remplacent le poisson. Οn parle de sport, de
politique, de la situation du pays, de nos quotidiens respectifs, on y ajoute la religion et plus
précisément l'avarice supposée des popes. Certains leur reprochent d'avoir le culot de demander une
enveloppe pour des offices qu'il leur incombe d'exercer gratuitement. Stávros, qui est maire du
village et également policier s'insurge. Tous les offices ne sont pas gratuits et celui qui veut se
marier un jour précis à une heure précise doit payer. Les esprits s'échauffent, on injurie le
métropolite dont on dit qu'il a récemment jeté un coussin à la tête d'un villageois lors d'une
cérémonie officielle. D'autres le défendent, après tout c'est lui qui a déclaré à l'occasion de la fête
nationale du 25 mars qu'il était du devoir des Chiotes de mettre le drapeau à leur fenêtre « afin de
signaler aux visiteurs à qui appartiennent ces terres ». Vient le dossier de la Turquie, des violations
de l'espace aérien récurrentes dans les îles frontalières, et de la chute de la lire. L'un des hommes
s'enflamme, il ne veut rien avoir à faire avec les Turcs, c'est d'ailleurs un sujet de discorde entre lui
et les autres villageois.
On change de conversation et on s'apprête également à changer de lieu, comme pour
conjurer les dissensions naissantes. Je ne sais pas si c'était prévu. Giánnis s'est occupé de
l'organisation. Généralement, c'est lui qui s'occupe de la logistique et de la répartition des tâches.
On divise les sommes dépensées par le nombre de participants et chacun paye sa part. Ils délibèrent
à mon sujet lorsque je sors mon portefeuille. Giánnis veut m'inviter, j'insiste. Il insiste lui aussi. Je
lui rappelle le billet à la main, que je fais partie de l'association du village et que je n'ai en réalité
rien d'un invité. J'ajoute qu'il leur sera difficile de m'inviter pendant six mois. Les autres acquiescent
et je paye ma part. En ce jour de deuil, on sonne le glas à intervalles réguliers et d'une manière
82
particulière pour signaler la mort du Christ. On sonne le glas une dernière fois et Giánnis nous
charge, Kóstas et moi, d'aller chercher des canettes de bière au café du village.
Arrivé au xoklísi d'Ágios Fanoúrios, je me signe, dépose un baiser sur l'icône du Saint et
allume un cierge puis ressors, sans tourner le dos. C'est ainsi qu'on procède. Hormis le glas et le
Fig.
jeûne, rien ne signale ce jour de deuil. Il a plutôt des allures des périodes de transgressions comme 7-10
le Carnaval. Un villageois se fait attacher les cordes des cloches autour du cou et les fait sonner
comme un pendu. A l'intérieur, Pantelís, Stávros et Psofónteilos 154 simulent une liturgie tandis que
les autres rient derrière. Le maire prend le jeu très au sérieux et se signe avant de me regarder d'un
air ivre et satisfait. Le pendu incarne le pope et bénit la plèbe par un kolodáchtylo155. Alors qu'on le
traite de misérable et qu'on lui demande si les cordes des cloches sont la propriété de l'Etat, le maire
monte sur un muret, sonne le glas selon la procédure et déclare d'un ton solennel que ceux qui
arriveront saoûls comme des cochons à l'église avant la Résurrection seront bénis aux yeux du
monde et aux yeux de Dieu.
Il y a un monde entre venir seul en un tel lieu et l'investir avec sa paréa. Ceux qui habitent
loin, touristes ou villageois ne se sentant pas attachés à ces lieux, ne font qu'y passer pour
s'imprégner un peu de l'atmosphère reposante et faire quelques photographies. Mais la paréa agit
tout autrement. Elle aménage le lieu, tire des chaises, cherche de l'eau à la source... Les voix
résonnent sur les murs en pierres sèches et créent une atmosphère bruyante qui s'estompe cependant
dès qu'on s'éloigne un peu pour prendre l'air. D'ailleurs, je suis le seul à prendre l'air. Passé un
certain nombre, la paréa est elle-même une communauté à part entière. Celle d'amis qui ont grandi
ensemble et ont fréquenté la même école primaire. Certains sont partis aux Etats-Unis avant de
revenir, d'autres sont marins et font des voyages six mois dans l'année. Tous tiennent cependant à
réinvestir ces lieux de cultes de manière périodique et communient ensemble en mettant en scène
leur rapport très familier au sacré. C'est un glénti auquel il ne manque que la musique.
Une part significative des panégyres et gléntia est par ailleurs organisée dans la cour des
principaux xoklísia de l'île156. On peut ainsi opérer une première distinction entre ces panégyres
154 De son vrai nom Nteílis. Psofónteilos est son paratsoúkli, son surnom qui signifie littéralement « Nteílis crevé ».
Les surnoms visent à distinguer les homonymes mais comportent souvent une dimension satirique relative au
caractère ou à l'apparence physique des individus. Ces surnoms se transmettent de génération en génération.
155 Ce geste tourne en dérision le positionnement des doigts de la main lors du signe de croix en simulant une
pénétration des parties génitales féminines. Le pouce, l'index et le majeur sont assemblés et symbolisent la trinité
tandis que l'annulaire et l'auriculaire sont collés à la paume de la main et symbolisent la double nature du Christ.
156 Un glénti organisé au pied d'une « église du dehors » sera analysé dans le cinquième chapitre.
83
organisés hors de la zone d'habitation des communautés villageoise et ceux organisés au sein du
village après une liturgie dans son église principale.
3.4. Les lieux de la fête au sein du village
Au sein du village, la fête est généralement organisée en l'honneur du saint protecteur qui
lui est associé et dont l'église principale porte le nom. Le village de Dafnónas organise son
Fig. 11
principal panégyre le 27 juillet, à l'occasion de la fête d'Ágios Panteleïmon qui est son saint
protecteur. Cependant, certaines fêtes religieuses particulièrement importantes sont fêtées dans un
grand nombre de villages, comme c'est le cas de la fête de la Vierge le 15 août. Les festivités
peuvent durer d'un soir à trois jours, bien que les fêtes de trois jours -nommés trikoúverta gléntiasoient de plus en plus rares. Les panégyres au sein des villages sont principalement organisés en
deux lieux : sur la place du village (plateía ou livádi) ou dans la cour de récréation de l'école
municipale. Etant donné que les places sont les lieux privilégiés où s'installent les cafés (kafeneía),
lorsque le panégyre s'organise sur la place, c'est le kafeneío qui se charge de la mise en place des
tables et des chaises, de l'approvisionnement en nourritures et en boissons, d'engager du personnel
afin de servir les participants... Certains Dafnoúsoi m'ont relaté qu'à l'époque où la fête était
uniquement fréquentée par les habitants des villages proches et que la place n'était pas encore
goudronnée, il était nécessaire d'arroser régulièrement le sol afin que les danseurs ne soulèvent pas
trop de poussière. On y mettait donc des pantalons et des chaussures dont on savait qu'ils ne
dureraient plus longtemps.
Aujourd'hui, le nombre de participants dépasse largement les capacités de la petite place de
Dafnónas, raison pour laquelle le glénti est systématiquement organisé dans la cour de l'école
municipale. Si le panégyre s'organise dans la cour de récréation de l'école primaire, c'est
l'association du village (sýllogos) qui se charge des préparatifs. Ainsi, on peut également distinguer
les panégyres au sein des villages en fonction de l'organisateur qui est également le principal
bénéficiaire des recettes de la soirée ; associations de village ou tenanciers de cafés. Ici encore, il
semble que les choses aient bien changé.
Lorsqu'à l'occasion des nombreuses discussions informelles au café d'Avgoustís Menís, je
mettais le sujet des panégyres et des gléntia sur la table, les habitants de Dafnónas (Dafnoúsoi) les Fig. 12
plus âgés étaient prompts à me conter qu'il fut un temps où il y avait de nombreux kafeneía sur la
place et où les fêtes étaient animées par plusieurs orchestres jouant simultanément. On peut
84
expliquer cette transformation par trois facteurs. Le premier, qui n'est pas forcément le plus
important, relève de la démographie ; selon les recensements, en 1961, période à laquelle
correspond la présence de multiples orchestres dans le village, les résidents à l'année du village
étaient environ 600 alors qu'ils sont aujourd'hui un peu moins de 400 157 pour deux cafés. Le
deuxième a trait aux transformations de la société chiote évoquées au précédent chapitre ; bien que
les jeunes actifs du village continuent à fréquenter le kafeneío, le désenclavement du territoire
insulaire par l'amélioration du réseau routier et par la démocratisation des moyens de transport leur
permet de se retrouver dans la ville portuaire nettement plus attractive par sa population importante,
par le nombre de bars qu'elle comporte et par la mixité qui y est tolérée alors qu'il est très rare que
les femmes se rendent au kafeneío du village. Le troisième facteur est en lien avec les
transformations de l'instrumentarium158. Lors de mes entretiens avec les musiciens, j'ai entendu à
plusieurs reprises que l'arrivée de la batterie et des premières formes d'amplification sonore dans
l'orchestre empêchaient cette plurimusicalité dans la mesure où celle-ci créait une confusion
empêchant les danseurs de focaliser leur attention sur la musique de l'orchestre jouant dans le
kafeneío qu'ils fréquentaient.
3.5. Le repas
Il arrive que les panégyres organisés au pied des xoklísia fonctionnent différemment de ceux
qui sont organisés sur la place ou dans la cour de l'école des villages, et ce notamment au niveau de
la commensalité. Je n'ai pas assisté cette année à un panégyre où le repas est cuisiné en commun
cependant c'est une pratique très répandue dans d'autres îles de l'Egée et qui s'est préservée dans
quelques villages de Chíos. Ainsi, certaines communautés villageoises telles que celle de Víki
(Nord de l'île) cuisinent et mangent ensemble, qu'il s'agisse d'une soupe de pois chiches citronnée
(revitháda) ou d'un plat de riz et de viande de chèvre (katsikopílafo). Lorsque l'approvisionnement
en nourritures et en boissons est pris en charge par le syllogue, celui-ci établit un droit d'entrée afin
de participer à la fête.
Ce droit d'entrée pour les panégyres oscille généralement entre 15 et 25 euros par personne.
Ce prix comprend une boisson et le repas servi. Les repas de la plupart des panégyres sont
standardisés et les participants majeurs boivent principalement du oúzo, de la bière et du vin. Si
l'approvisionnement est assuré par un tenancier de café, le choix des plats et des boissons peut être
157 Ces chiffres proviennent de l'Autorité statistique grecque (ELSTAT). Voir
https://www.politischios.gr/koinonia/tosoi-zoyme-telika-sti-hio
158 Pour un complément d'informations, voir Annexe 4 : L'instrumentarium et ses transformations
85
plus étendu. S'il est assuré par un syllogue, il se compose principalement de brochettes de porcs ou
d'agneau (souvlákia) accompagnées de frites et d'une salade dite « villageoise » composée de
concombres, de tomates, d'oignons et de fromage (choriátiki saláta). Le panégyre de Dafnónas se
distingue par la présence d'entrées telles que des croquettes au fromage (tyrokeftédes), boulettes de
viandes (keftédes), feuilletés au fromage et aux épinard (tyrópites et spanakópites) ainsi que des
feuilles de vignes (ntolmadákia) servies avant l'assiette de brochettes. Lors du dernier conseil
d'administration de l'association, il avait été question de changer le prix d'entrée. Les années
précédentes, les participants payaient 15 et disposaient d'un ticket pour une boisson. Cette année, le
prix a été élevé à 25 euros mais la consommation de boisson est illimitée. Après avoir pesé le pour
et le contre et avoir également déterminé d'autres prix notamment pour les mineurs et les anciens, le
conseil a jugé que ce prix était le plus adapté, les participants étant principalement des jeunes actifs
de l'île qui ont l'habitude de faire la fête dans la ville de Chóra ainsi que quelques Américains qui
viennent passer l'été dans leur village d'origine et pour qui un repas à ce prix ne représente pas une
grosse dépense.
Dafnónas se distingue également par la participation massive des membres du syllogue dans
l'organisation de la fête. S'il est courant dans les autres villages que le service soit par exemple
assuré par des professionnels, les habitants mettent ici un point d'honneur à agir sans l'intervention
d'intermédiaires. Cette organisation permet de dégager des marges substantielles qui sont ensuite
réinvesties dans la réfection des équipements du village, l'organisation d'autres manifestations
culturelles, l'organisation des cours -gratuits pour les villageois-, la confection de costumes utilisés
lors des représentations dansées etc. Les budgets alloués à la fête sont présentés et validés lors des
conseils d'administration du syllogue. Le budget total, rémunération de l'orchestre comprise,
s'élevait à dix mille euros pour l'année 2018 tandis que le chiffre d'affaire approchait les trente mille
euros. L'organisation d'une tombola (lacheío) constitue une autre source de revenus pour le syllogue
lors des panégyres et gléntia. Les prix vont d'un animal d'élevage (principalement des chèvres) à un
bon d'achat dans un magasin sponsorisant l'évènement en passant par des objets électroménagers.
Les participants achètent des liasses de tickets pour soutenir financièrement l'évènement et lorsque
l'annonce des gagnants est faite, certains perdants jettent ces liasses en l'air. A cet égard, l'achat de
liasses auprès des serveurs est une démonstration de son pouvoir économique et contribue au
prestige des participants.
86
3.6. Les préparatifs
27 juillet 2018. Hier, les femmes de l'Epitropí (un comité chargé d'aider le pope dans
l'entretien de l'église) s'affairaient en riant devant l'église. Elles dépoussiéraient les tapis et
nettoyaient la cour. Il est important pour les villageois que l'église resplendisse pour les vêpres du
soir. Ce matin, les hommes du village ont rendez-vous pour le reste des préparatifs du panégyre.
Des guirlandes de drapeaux triangulaires courent de balcon en balcon et signalent un jour de fête.
On trouve sur ces guirlandes l'aigle noir bicéphal sur fond jaune, scrutant l'orient et l'occident,
tenant en ses serres le glaive et l'orbe curcigère, le drapeau grec habituel, l'ancien drapeau terrestre
composé d'une croix blanche sur fond bleu ainsi que d'autres symboles byzantins et orthodoxes.
Dans la cour de l'école municipale, certains sont déjà arrivés et portent de gigantesques glacières
près des murets. Les plus jeunes commencent à placer les tables et les chaises. Je m'affaire avec
eux. Trois rangées de tables pouvant accueillir de quinze à trente personnes sont disposées tout
autour de la piste.
Dafnónas possède son propre matériel mais il n'est pas rare que les syllogues empruntent
tables et chaises à d'autres syllogues. Etant donné le nombre de personnes attendues -entre mille et
Fig.
mille-deux-cents-, tout est rationnalisé afin de rendre le service efficace ; les assiettes et les verres 13-17
sont en plastique et on place des nappes jetables semblables à celles qu'on trouve dans tous les
restaurants. Ainsi, lorsqu'une paréa quitte sa table, il suffit aux serveurs de replier cette nappe et de
jeter le tout dans les grands sacs poubelle qu'ils traînent entre les tables en fin de soirée. Dans le
sous-sol de l'école, les femmes et les enfants ont constitué une chaîne de préparation des boulettes
de viande. Certaines assaisonnent la viande hachée, d'autres forment des boulettes tandis que les
suivantes les roulent dans la farine. Dans la cuisine attenante, on prépare les salades et la soupe de
légumes et de poulet (kotósoupa) qui sera servie le matin en fin de glénti. Les barbecues sont
installés et les glacières sont remplies de bières. Il règne une atmosphère joviale et bruyante.
3.7. Le bar de la discorde
Cette année, les jeunes du village ont proposé au syllogue d'installer un bar à cocktails à
proximité de l'entrée. Les bars sont habituellement matérialisés par une simple table séparant les
serveurs des clients mais ici, le concept est poussé plus loin : la hauteur du bar, le support mural à
bouteilles, les accessoires tels que les shakers, les tapis égouttoirs, les fruits exotiques... C'est
87
l'esthétique des lieux de divertissement qui se trouve importée au coeur du panégyre sous une forme
hybride tout à fait intéressante. Le bar est conçu à partir de palettes de bois et décoré de pots de
basilic et de branches d'oliviers, comme si ce dernier se devait de conserver un aspect rustique.
L'idée n'est pas approuvée par tous les villageois. On s'offusque d'une telle innovation, marque son
indignation par la phrase « Pou kolláei ? »159 et me demande de statuer en qualité de chercheur en
tradition.
Je suis assez embarassé car ce bar me fait l'effet d'une exposition de Murakami au Chateau
de Versailles. A la différence des assiettes en plastique et du prix d'entrée, le bar ne répond à aucune Fig. 18
nécessité pratique évidente. Il se contente d'importer un modèle de socialisation et de
consommation de boissons alcoolisées qui ne correspond pas à l'esthétique du panégyre telle que la
conçoivent ceux qui ont connu les fêtes des décennies précédentes. Ce modèle se réfère au monde
de la nuit où les jeunes gens en chemise s'asseyent sur des chaises hautes et boivent des shots ou des
cocktails aux noms américains. Il tient plus de la boîte de nuit que de la fête entre amis (glénti
pareïstiko). La remarque d'un autre villageois est significative à cet égard : « Il ne manque plus
qu'un dj! ». C'était précisément l'un des reproches que formulait Símos Karaolánis dans l'article du
journal Polítis ; les habitants de l'île étaient en train de transformer leurs panégyres en boîtes de nuit
d'été (theriná bouzouxídika).
Ces bouzouxídika, qu'on nomme aussi péjorativement skyládika, constituent pour beaucoup
l'antithèse du panégyre. A l'origine, il s'agit de lieux de divertissement des grands centres urbains où
se produisent des chanteurs de laïká160. Le prix des tables oscille entre 150 et 200 euros pour quatre
personnes. En pratique, ils sont aujourd'hui considérés par beaucoup -et spécialement par les
spécialistes de la musique traditionnelle- comme des lieux de consommation effrénée où les gens se
rendent pour se montrer, boire et jeter des plateaux d'oeillets aux pieds de chanteurs sans talent. Ce
rejet des bouzouxídika par les acteurs de la musique traditionnelle, qu'il s'agisse de professeurs de
danse, de musiciens professionnels ou de particuliers, dénote d'une conception particulière du rôle
de la musique. Ils opposent le mode de consommation supposément plus individualiste de ces lieux
à la dimension collective des gléntia et des panégyres et certains jugent par ailleurs que les laïká
contemporains sont des musiques pauvres du point de vue mélodique et textuel. Ainsi, si tous les
laïká ne sont pas condamnés, on observe cependant une tendance au dénigrement des nouvelles
productions assortie d'une valorisation des chants auxquels on prête une plus grande ancienneté et
159 Cette expression peut librement se traduire par « Quel rapport ? »
160 La question des répertoires et des catégories musicales sera abordée dans le chapitre suivant.
88
cette ancienneté est également valorisée lorsqu'elle se réfère aux modes de socialisation et de
consommation.
Pour en revenir à notre bar, certains anciens ont manifestement le sentiment que l'institution
du panégyre leur glisse entre les mains. J'ai eu l'occasion de discuter avec eux de ces sujets le soir
au café. Depuis quelques années, certains n'y participent plus. Ils considèrent qu'il a trop changé et
que l'esprit qui régnait dans leur jeunesse n'existe plus. Parmi les raisons invoquées figurent la
baisse de la moyenne d'âge des participants161, le fait qu'il est impossible de danser avec aise au
milieu d'une piste bondée comme elle l'est un 27 juillet, les changements dans le répertoire mais
aussi la marchandisation (emporevmatopoíisi) de la fête. Elle aurait en somme perdu de son âme.
Peut-être serait-il plus juste de dire qu'elle a perdu de leur âme au profit de celle des générations
montantes.
3.8. Une actualisation du panégyre à l'image des jeunes actifs
A cet égard, la situation du panégyre est comparable à celle du mariage à ceci près que la
nostalgie des occurrences passées qui ne s'exprimait que chez les plus anciens, est ici exprimée par
certains cinquantenaires tandis que d'autres s'accommodent parfaitement des goûts des actifs de
vingt à trente ans. Car les jeunes marquent le panégyre du village de leur sceau. Sans eux, il serait
impossible pour le syllogue d'accueillir plus de mille personnes le 27 juillet. Ce sont eux qui
installent les tables et les chaises, placardent les affiches sur les routes et dans les villages Fig. 19
alentour162, assurent le service durant toute la soirée. Et cette participation active les amène
naturellement à proposer des alternatives voire à tenter quelques innovations. Le bar est un cas
exceptionnel ; la plupart du temps, leur rôle dans la transformation du panégyre se fait plutôt sentir
du point de vue des morceaux qu'ils commandent aux musiciens et à la manière dont ils exécutent
les danses. Cependant, le principe ici à l'oeuvre est le même que dans le cas du mariage de Myrsíni :
ce sont les générations participant activement aux situations considérées comme traditionnelles -par
des moyens pratiques ou économiques- qui disposent du pouvoir d'actualiser l'institution et de lui
faire subir des transformations structurelles plus ou moins importantes. Or c'est précisément la
161 Certains panégyres sont connus pour être le rendez-vous des adolescents et sont notamment évités par les plus de
trente ans. Ainsi du panégyre du village de Chalkeiós où je souhaitais me rendre et pour lequel j'ai eu extrêmement
de mal à trouver une paréa prête à faire le déplacement. A l'inverse, les panégyres de certains villages du Nord de
l'île sont connus pour la moyenne d'âge élevée des participants ce qui influe sur le répertoire commandé et joué par
l'orchestre.
162 La publicité passe à présent également par les réseaux sociaux. Dans ce cas, l'affiche au format numérique est
publiée sur la page du syllogue et sur les « murs Facebook » de ses membres.
89
génération active précédente qui a, selon moi, le plus contribué aux transformations de la tradition
musicochoreutique de l'île et ce par la fondation des syllogues, ces associations de village qui sont
peu à peu devenues des institutions centrales de la structuration de l'expérience de vie
communautaire mais également de l'expérience musicale et dansée.
3.9. Le syllogue de Dafnónas
3.9.1. Une forme juridique pour une aspiration
L'association culturelle du village de Dafnónas nommée « Morfotikós ekpolitistikós sýllogos
'I dáfni' » (« Association culturelle et éducative 'Le laurier' ») fut fondée en 1983 par des jeunes de
vingt à trente ans toujours actifs en son sein à l'heure actuelle. La plupart des associations
culturelles créées à Chíos comme dans le reste de la Grèce furent fondées durant la période
coïncidant avec la fin de la dictature des colonels (1967-1974) et la restauration de la démocratie
que l'on nomme Metapolítefsi. A partir de la moitié des années 70 163, le modèle de l'association
culturelle s'impose progressivement comme forme juridique au sein des villages de l'île au point de
constituer un véritable organe d'action politique et culturelle principalement auto-financé et
indépendant des autorités étatiques. La densité du réseau associatif de l'île en témoigne ; on compte
aujourd'hui plus de 70 syllogues à Chíos pour 66 villages habités 164. Cette forme juridique
correspond aux « associations loi de 1901 » françaises ou aux A.S.B.L (associations sans but
lucratif) belges ; elle se compose de membres payant une cotisation annuelle de 5 euros et d'un
conseil d'administration (dioikitikó symvoúlio) constitué par un président, un vice-président, un
secrétaire et un trésorier. Le syllogue organise des réunions publiques à intervalle régulier où
chacun est libre d'exprimer ses desiderata, vote des budgets et organise la plupart des événements
culturels ou non liés à la vie communautaire. Les objectifs cités dans ses statuts sont « la
conservation (diatírisi) et la continuation (synéchisi) des traditions et des us et coutumes (íthi kai
éthima) de Dafnónas » ainsi que la « production d'oeuvre culturelle (politistikó érgo), l'éducation
des jeunes et la réalisation d'oeuvres d'intérêt général ». Ces objectifs se retrouvent dans les statuts
de la plupart des syllogues de l'île.
163 Voir colonne des créations de syllogues sur l'île dans l'annexe 2.
164 Le nombre supérieur de syllogues s'explique notamment par le fait que plusieurs associations sont localisées dans la
ville portuaire de Chíos. On trouve par exemple un syllogue des Crétois de l'île, des descendants de réfugiés d'Asie
Mineure, des descendants de réfugiés du Pont-Euxin etc. Pour une liste presqu'exhaustive, voir
http://www.grparadosi.com/συλλογοι-νησων-αιγαιου/χιοσ.html
90
Parmi les oeuvres d'intérêt général, le syllogue de Dafnónas a notamment permis par le
travail et le financement de ses membres de réparer la source-lavoir à l'entrée du village, d'installer
l'éclairage à des endroits-clés, de planter des arbres et arbustes ou de placer des bancs afin
d'enjoliver le village. Les activités éducatives et culturelles à sa fondation comprenaient des cours
d'informatique et d'anglais ainsi que l'organisation de cours de danse sous la direction de Kóstas
Sitarás dont il a déjà été question. Kóstas Sitarás m'a d'ailleurs expliqué que c'est lui qui a poussé le
syllogue à faire des recherches concernant le costume traditionnel du village. Les habitants ne
disposant d'aucune tenue féminine complète, il a pris l'initiative de recréer un prototype sur base de
photographies d'archives et de recoupements avec les villages environnants 165. Lors de mon séjour,
les cours de danse étaient répartis entre deux chorodidáskaloi ; Anna Mimídi pour le groupe des
adultes (tmíma enilíkon) et des adolescents (tmíma efívon) et Stéfanos dont j'ignore le nom de
famille pour les enfants (tmíma paidión).
Anna Mimídi qui, comme la plupart des professeurs de danse de l'île, a suivi des cours
auprès de Símos Karaolánis, est également la fondatrice du syllogue « Chíoi en choró » (« Les
Chiótes dansent ») basé dans la ville portuaire de Chíos. Elle dirige les cours de danse tandis que les
cours de chants traditionnels que j'ai eu l'occasion de filmer sont dispensés par le joueur de láouto et
de santoúri Pétros Karvoúnis dont il a déjà été question 166. Le syllogue participe à des festivals
organisés dans la péninsule d'Erythrée (Tsesmé et Smyrne) et organise annuellement le « Festival de
danses traditionnelles sur l'île du Mastic » fondé sur la participation de syllogues d'autres régions de
Grèce -parmi lesquels on compte des antennes locales du Lýkeio ton Ellinídon- à des représentations
dansées organisées en différents lieux de l'île. Etant donné la structuration du champ de la tradition
et le fait que Sarántos Kostídis sature quelque peu l'espace par le festival de danse qu'il organise à
Chalkeiós et par l'« Antámoma » (« La rencontre ») qui réunit de nombreux syllogues de l'île au
cours d'une représentation thématique à l'« Homerion » (centre culturel de la ville portuaire), Anna a
opté pour une offre différente et résolument tournée vers le tourisme culturel 167. Les syllogues
participant sont conviés à des visites de lieux de l'île jugés particulièrement dignes d'intérêt tels que
le monastère de Néa Moní, le village d'Anávatos, le musée du mastic situé à proximité de Pyrgí, les
collections d'oeuvres et d'ouvrages de la bibliothèque Adamántios Koraïs, ce qui fait dire aux
165 Kóstas Sitáras porte un réel intérêt aux tenues traditionnelles. Le syllogue « Fáros » où il enseigne actuellement
dispose par ailleurs de la plus grande collection de costumes authentiques et de copies de l'île. Il a utilisé le même
procédé à Oinoússes où il dispense ses cours. Selon ses propres termes : « Où que j'aille, j'essaye de reconstruire
l'identité du lieu ».
166 Pétros Karvoúnis, en plus des cours d'instruments, est responsable de la chorale de Lagkáda et de celle de
Kardámyla. Il est régulièrement engagé à jouer dans les manifestations culturelles organisées par les syllogues.
167 https://www.youtube.com/watch?v=zC2N_hPDw60
91
mauvaises langues que son syllogue, sans ancrage territorial ni identité claire, a essentiellement
pour but de générer du tourisme sous le prétexte de la danse 168. Son lien particulier à Dafnónas fait
que le groupe de danse des éphèbes du village participe activement au festival qu'elle organise.
3.9.2. Les activités des membres
Pour en revenir aux activités du syllogue « I dáfni », à ces cours de danse s'ajoutent des
cours de gymnastique, de broderie, d'italien, des cours de psaltique byzantine dirigés par le psalte
du village Vaggélis Máschas et des répétitions de la troupe théâtrale qui fait la fierté des habitants 169.
Hormis les préparatifs du panégyre et des autres gléntia du village, j'ai participé aux cours de danse
du groupe des adultes et à la représentation dansée du 23 juin ainsi qu'aux cours de psaltique
byzantine. Tous les cours sont organisés au sein de la salle polyvalente (kéntro pollaplón
chríseon)170 située juste avant le lavoir, à l'entrée du village. Cette salle polyvalente est composée
d'un bureau où se réunit le conseil d'administration et où ont lieu les cours de langue et de psaltique
ainsi que d'une salle principale comportant une scène légèrement surélevée face à un large espace
où sont disposées des chaises lors des réunions publiques ou des manifestations du syllogue. Les
murs de la grande salle sont décorés de photographies immortalisant les performances du groupe de
danse ainsi que des coupes gagnées par l'équipe de football du village.
La préservation des us et coutumes prend la forme de réunions lors d'événements
traditionnels en lien avec le calendrier liturgique 171. Pour ne citer que quelques exemples : au
Nouvel An, le syllogue organise le partage d'un équivalent de la galette des rois (kopí tis
vasilópitas) ainsi que la récitation des calendes par les enfants (kálanta)172 ; au lendemain du
Vendredi Saint commémorant la crucifixion du Christ, les jeunes du village accompagnés par les
trentenaires vont ramasser du gros bois dans les espaces inhabités et font un feu de joie en brûlant
168 La création d'affiches en langue turque a particulièrement exaspéré certains habitants. Sans qu'il soit possible
d'établir une relation de cause à effet, son entreprise fut désavouée durant l'été 2018 si l'on en croit les participants
car le Théâtre Kastrominá où avait lieu la principale représentation dansée était inhabituellement vide.
169 L'activité théâtrale est un autre trait d'union entre syllogues et folkloristes. En 2017, la troupe de Dafnónas
interprétait sur la scène de l'« Homerion » la pièce « Ta pantrologímata » écrite par le folkloriste Kyriákos Proákis
du village de Thymianá. De la même manière, le folkloriste Giánnis Kolliáros écrit et met en scène des pièces jouées
par la troupe du syllogue de son village Kallimasiá dans le dialecte des villages du sud et comportant des parties
dansées, sur base des recherches qu'il a faites auprès des anciens.
170 J'ai observé le même type de configuration dans la plupart des autres syllogues que j'ai fréquentés notamment ceux
des villages d'Agios Giórgis Sykoúsis, de Chalkeiós, de Lagkáda et de la ville portuaire de l'île d'Oinoússes.
171 Les enjeux de la préservation des coutumes par les associations de village et notamment, les enjeux de pouvoir et
d'inscription dans la modernité par une appropriation sélective de ces coutumes a déjà été analysée. A ce sujet voir
Cowan (1988) et Seraïdari (2010).
172 Dans certains quartiers de la ville portuaire, ces calendes s'accompagnent de déambulations d'enfants et
d'adolescents avec des reproductions miniatures de navires marchands et militaires. A ce sujet voir (Tsiropiná 2010)
92
Fig.
20-29
l'effigie de Judas ; en juin, à la veille de la fête de Jean le Baptiste ou Jean Prodrome (Agios Ioánnis
o Vaptistís et Ioánnis o Pródromos), le syllogue organise une représentation des groupes de danse
du village, une mise en scène de la coutume de Klídonas supervisée par une enseignante du village
à la retraite et installe un feu dans la cour de l'école où l'on jette les couronnes de fleurs de mai
réalisées par les femmes du village et installées jusqu'en juin sur le seuil des maisons, au-dessus des
portes...
3.9.3. « Intégrer des éléments de notre passé dans le présent »
Une autre activité assez remarquable et inhabituelle pour qu'elle soit mentionnée est la
publication du périodique « Dáfni » de 1999 à 2014, édité par le syllogue et essentiellement rédigé
par l'historien-folkloriste amateur Vaggélis Roufákis qui a vécu une partie de sa vie aux Etats-Unis
avant de revenir à Dafnónas. Lors de l'un de nos entretiens et alors qu'il me présentait avec une
certaine fierté les documents les plus rares de sa bibliothèque, Vaggélis Roufákis m'avait avoué qu'il
n'avait jamais eu le courage d'entamer la rédaction d'un ouvrage laographique sur son village et qu'il
se sentait aujourd'hui trop âgé pour l'entreprendre. Son amour de l'histoire et des lieux desquels il
avait été séparé durant un temps, il l'avait manifesté durant toute sa vie en faisant la promotion des
activités du syllogue et en réunissant des documents historiques et des photographies, des récits de
vie, des poèmes et des courte biographies de villageois qu'il mettait patiemment en page et publiait
pour un public déjà acquis à sa cause173.
A la fin du mois d'avril, le syllogue avait décidé d'organiser une manifestation culturelle
(politistikí ekdílosi) en son honneur, intitulée « Les recoins du Dafnónas d'autrefois » et durant
laquelle il pourrait, accompagné au kanun par Lambriní Káboura 174, déclamer les poèmes qu'il
aimait, commenter les anciennes photographies des lieux et des villageois et voir poindre sur les
visages des anciens et des plus jeunes un sourire à l'évocation du nom d'un cousin, d'un ami ou d'un
grand-parent175. L'allocution de Vaggélis Roufákis était précédée d'un avant-propos de Liána
Vafeiádou-Nikoláou, vice-présidente du syllogue, que je reproduis ici intégralement car elle met
particulièrement en relief la manière dont se manifestent les objectifs présents dans les statuts de
l'association au cours des manifestations culturelles :
173 Les 31 numéros sont mis en ligne sur le site du périodique géré par ses soins. http://www.dafninet.gr/node/99
174 Lambriní, qui est originaire du village voisin de Ververáto est connue à Dafnónas pour avoir longtemps participé
aux cours de danse du village. Aujourd'hui musicienne après des études de musique traditionnelle à l'Ecole des
Beaux-Arts d'Epire, celle-ci est souvent sollicitée pour participer aux manifestations du syllogue.
175 Le village d'Agios Giórgis Sykoúsis fut également le théâtre de telles manifestations culturelles, 2018 étant l'année
de commémoration des 500 ans de la fondation du village. Il en sera question dans le sixième chapitre.
93
Fig.
30-32
« C'est avec respect pour les traditions de notre lieu, c'est-à-dire envers tout ce qui nous a été
donné en héritage par les générations qui nous ont précédées, que nous programmons nos
manifestations en tant qu'association culturelle. Notre principale démarche est de permettre à
des éléments de notre passé d'intégrer le présent (na ensomatothoún) afin qu'ils poursuivent leur
trajectoire dans le futur et que les prochaines générations en tirent profit (na epofelithoún oi
epómenes geniés). Les associations culturelles sont la pierre angulaire de la tradition grecque
car, au-delà de toute finalité, notre héritage culturel demeure pour nous un professeur et un
guide, une force intérieure, un moyen de nous connaître (aftognosía) et notre plus grande fierté.
Elle constitue une source de savoirs, de principes et de valeurs nécessaires au bon cheminement
vers le futur (sostí poreía sto méllon). Ce soir donc, par ses riches et précieuses archives,
Vaggélis Roufákis nous fera voyager dans le temps et ravivera les mémoires de notre village.
Nous te remercions, Vaggélis. »
Puis Vaggélis Roufákis déclama un poème accompagné par une improvisation au kanun
avant que Liána Vafeiádou-Nikoláou ne lise une description du village publiée dans le périodique :
« Ce beau village pittoresque qui, perché à flanc de colline, saisit du regard les villages de la
plaine (ta kampóchora), la mer et les côtes d'Ionie ! Au-dessus de lui, la « Kakiá Skála »
(« méchante montée »), grise et inaccessible, et à son sommet, le Prophète Elie et le Christ qui le
recouvrent et le protègent176. Entre les deux, la « Panoklisiá » (« l'église du haut ») abandonnée
et inconnue du grand nombre, qui porte le nom de la Vierge Mère... Dafnónas, le village qui prit
son nom des lauriers (...), du monastère de Néa Moni et des Kefalovoúnoi jusqu'à Kastéli, de la
méchante montée à Mesóvouno et au Korakáris, chaque décombre et chaque ruine, chaque mur
effondré et chaque débri ; sous chaque pierre une histoire ! La tradition veut que le village
provienne des habitations de Petraná, de Kanavoutsatá ou, selon d'autres de Lavrína. Certains
disent qu'il fut déplacé à sa position actuelle à la fin du dixième siècle. Geórgos Zolótas, dans
son « Histoire de Chíos », rapporte, entre autres choses, l'existence d'un lieu de culte antique
nommé Dafnónas... »177
Après cela, Vaggélis Roufákis reprit définitivement la main. Il fit défiler les premières
photographies en en racontant l'histoire oubliée et en évoquant ses souvenirs d'enfance, l'époque où
le cours d'eau n'était pas encore recouvert par la route et que des petits ponts reliaient les maisons au
176 Ce passage fait allusion aux deux parekklísia situés aux sommets des deux collines surplombant le village ; celle du
prophète Ilías et celle de la « Metamórfosi tou Sotíros » (« Transfiguration du Sauveur »)
177 Ce texte en langue grecque est en ligne à l'adresse http://www.dafninet.gr/sites/default/files/dafnonas.pdf
94
Fig.
33&34
sentier battu178, l'impression que lui faisait le pope, l'excitation que lui et les autres enfants
ressentaient le jour du panégyre lorsqu'en quittant l'église, ils pouvaient enfin toucher des yeux les
jouets et les friandises vendues par les marchands ambulants 179... Cette manière de présenter
l'histoire du village et qui a toujours prévalu dans le périodique diffère sensiblement de l'approche
systématique des autres folkloristes de l'île qui, en décrivant les institutions principales (fiançailles,
mariage, baptême, enterrement etc) telles qu'elles s'actualisaient idéalement dans leur village, ont
tendance à adopter un point de vue surplombant qui aplatit les différences en taisant les cas
particuliers. Pour reprendre les termes de Michèle Baussant, dans son analyse de la constitution
d'une mémoire collective au sein d'une association de Juifs d'Egypte, Vaggélis Roufákis favorisait
ici une évocation complexe, faite de bribes d'histoire et de rappels disjoints de faits passés où les
lieux et les événements faisaient office d'aide-mémoire180.
3.9.4. La constitution d'une mémoire partagée
Mais, comme le laisse entendre la description déclamée par la vice-présidente, il n'est pas
uniquement question ici de souvenirs personnels ; les habitants y entendent aussi que leur
appartenance au lieu par l'occupation de l'espace, le nom et le sang remonte au moins à l'époque de
Byzance et au mieux à l'époque antique. Cette politistikí ekdílosi nous donne à voir que l'héritage
n'est pas un donné mais qu'il se construit lentement, par l'écriture et la constitution d'archives, puis
par l'installation d'un cadre situationnel permettant la transmission des traces du passé par les uns et
leur appropriation ou non par les autres. Et, comme le relève Baussant, ce processus d'intégration
implique de connaître les valeurs, représentations et inférences convoyées par les images, les
paroles mais également par la musique, ces éléments fonctionnant en tant que signes d'un entresoi181. A cet égard, Lambriní m'a longuement parlé des répétitions interminables voulues par
Vaggélis Roufákis afin de paufiner ses transitions et de choisir les mélodies qui auraient le plus
grand pouvoir d'évocation sur les habitants182.
178 Ce cours d'eau a donné son nom au café du village situé en face de l'église : « O potamós », « Le fleuve ».
179 Il évoqua ainsi le cas du marchand de glace, Barba-Giánnis, qui avait décidé « d'étendre ses activités » et faisait
également cuire des grillades et qui leur disait : « Pleurez, les enfants, pleurez ! » afin que les parents s'apitoyent et
achètent la paix contre quelques drachmes.
180 (Baussant 2016 : 8)
181 Ibid., p. 8
182 A titre d'exemple : lorsque Vaggélis Roufákis parlait de la source du village, Lambriní jouait la version
instrumentale du syrtós « Aggelos » (« Ange ») dont les paroles comprennent : « A la source où je m'abreuvais,
aujourd'hui d'autres s'abreuvent ». De la même manière, la manifestation s'est clotûrée sur le chant des Cyclades
« Ithela ná 'mai sto chorió » (« Je voudrais être au village ») où l'on trouve les vers « Je voudrais être au village,
dans le froid et la neige, dans la maison familiale que je n'ai pas vue depuis tant d'années ». Pour une version de l'île
d'Andros, voir https://www.youtube.com/watch?v=MuJd3Opvnvg
95
Cette conférence aux allures de représentation théâtrale qui dura près de deux heures fut un
franc succès. Les applaudissements ne cessèrent qu'après de longues minutes et Vaggélis Roufákis
fut très heureux de partager son amour des lieux avec ses sygchorianoí183. Ce qui me paraît
intéressant ici est que le cadre de cette évocation et l'objectif supérieur explicitement formulé par la
vice-présidente, à savoir l'intégration d'éléments de « notre passé » dans le présent -la tradition
constituant un « guide et une voie d'auto-connaissance nécessaire à un cheminement vers le futur »-,
ce cadre donc est fourni clé en main par le syllogue et les manifestations qu'il organise. Et c'est
notamment à travers cecadre de la manifestation culturelle, à travers cette nouvelle situation 184 que
se construit une mémoire partagée et que s'actualise l'appartenance des habitants à « leur lieu », par
le nom qu'ils portent, par les rues qu'ils traversent chaque jour et par les visages de leurs ancêtres
imprimés sur papier glacé et précieusement conservé dans les archives de Vaggélis Roufákis.
Un double processus est ici à l'oeuvre : il s'agit de passer d'une mémoire vivante et
personnelle, en l'occurrence celle de Vaggélis Roufákis et des personnes les plus âgées présentes
lors de la conférence, à une mémoire partagée et commune au groupe embrassant son passé et
« rendant hommage aux ancêtres tout en passant aux plus jeunes les traces qui construisent le
lieu »185. Celle-ci s'échafaude par la situation dont le caractère solennel est travaillé, par le discours,
les photographies et la musique. Mais il faut ensuite que les personnes présentes, par leur
expérience personnelle -le fameux víoma, cfr chapitre 1- et par leur connaissance même
fragmentaire des codes de ce passé commun, se les réapproprient individuellement afin qu'émerge
une image collective de la communauté villageoise. Selon moi, ce second processus va de soi car ce
type spécifique d'actualisation de l'appartenance au lieu n'est qu'une occurrence parmi les dizaines
d'autres situations précédemment évoquées (panégyre, rites carnavalesques, théâtre, cours de
danse...) qui contribuent de manière régulière à fonder et refonder cette appartenance.
Qui plus est, ce qui permet selon moi à cette construction d'une mémoire collective de
perdurer et ce qui assure la viabilité de ces modes d'actions typifiées est que l'émergence de la
forme juridique des associations culturelles, par la reconfiguration sociale et politique de la
communauté villageoise qu'elle a produite à partir des années 70, a mis en branle un réseau
d'acteurs stable où chacun trouve son compte. Il ne s'agit pas de sous-estimer les lignes de tension
entre villageois. La notion de champ nous prémunit au contraire contre toute forme d'aplatissement
183 Littéralement « covillageois ».
184 Pour rappel, celle-ci est entendue comme mise en coprésence d'agents en un instant T et comme trame sur laquelle
se tissent et se stabilisent des actions typifiées.
185 (Baussant 2011 : 54)
96
des avis divergents et fait toute sa place au jeu des positionnements et de pouvoir, notamment dans
l'actualisation des situations traditionnelles telles que le panégyre et le mariage (cfr le bar de la
discorde et le cas de l'expérience de Rafaíl). De la même manière, des membres de syllogues
différents m'ont expliqué à plusieurs reprises comment les fractures politiques (ce que les habitants
nomment pudiquement « ta kommatiká », les logiques de partis) s'importent dans l'organigramme,
et comment certains membres votent uniquement selon des logiques clientélistes élaborées dans un
contexte politico-culturel local186 afin que les places au sein d'un conseil d'administration circulent
au sein de leur parentèle et que leurs intérêts politiques soient toujours représentés au sein de ce
conseil d'administration187.
Sarántos Kostídis, dans l'article publié dans le journal Polítis relève pour sa part que
« l'ADN du Grec est responsable puisque tout le monde ici rêve d'être président » et qu'avec « 600
euros et 25 signatures, n'importe qui crée son syllogue », ce qui conduit à des cas tels que ceux du
village de Lagkáda où la communauté villageoise se polarise littéralement autour de deux syllogues
organisant des événements le même jour où créant les mêmes activités afin de se faire concurrence.
Mais il semble que la greffe de la forme juridique du syllogue sur la société insulaire ait bien pris
puisque les habitants ne se détournent pas des associations mais les utilisent au contraire comme
leviers d'expression et de résolution de ces tensions, notamment par le vote clientéliste et la scission
du groupe par la création d'une autre entité.
Pour en revenir à la redistribution des cartes opérées par l'émergence du syllogue dans les
années 70, l'analyse des données produites durant mon séjour permet d'affirmer qu'il s'est formé
depuis une quarantaine d'années un véritable écosystème où tout agent peut trouver sa place en
fonction de son implication, de ses relations aux autres et de ses compétences. On compte ainsi des
membres décisionnaires du conseil d'administration et membres des syllogues qui réalisent un grand
nombre d'activités, des érudits et professeurs à la retraite prêts à « injecter de leur passé dans le
présent », des villageois souhaitant seulement participer en assistant aux manifestations culturelles
(politistikés ekdilóseis), des professeurs de danse et de musique responsables des représentations
lors de ces manifestations, des entreprises privées finançant les événements contre des espaces
publicitaires dans les programmes distribués au public, des journalistes-cameramen rémunérés pour
faire la promotion filmique des événements organisés ainsi que des responsables politiques en
186 La manière dont la tradition en tant qu'entité réifiée peut être utilisée comme ressource dans l'augmentation du
prestige de factions politiques ou dans des luttes entre locaux et immigrés de la diaspora au sein d'un village a déjà
été analysée. Voir Cowan (1988) et Panopoulos (2005).
187 Un habitant de Chalkeiós, pour me faire comprendre ces enjeux, m'a ainsi déclaré : « On te dira, Dimítri, inscris-toi
sinon l'autre qui vote Néa Dimokratía (parti de droite) prendra la place ».
97
campagne qui font figure d'invités de marque et peuvent faire des discours introductifs
interminables188 et enfin des musiciens professionnels engagés lors de ces mêmes représentations.
C'est notamment sur l'orchestre qu'ils composent que portera la fin du chapitre car ceci nous
permettra de mieux comprendre les dynamiques à l'oeuvre lors des panégyres.
3.10. Les musiciens professionnels
Le nombre important de syllogues à Chíos et leur dynamisme dans l'organisation de
manifestations culturelles et de fêtes en plus du marché des baptêmes et des mariages conduit à une
forte demande de musiciens professionnels ; on compte plus de dix orchestres (orchístres ou
kompaníes) sur l'île, ce qui est un nombre considérable compte tenu de la population de l'île. Cette
situation n'empêche cependant pas que la concurrence soit rude, les jeunes adultes arrivant au terme
de leurs études de musique étant toujours plus nombreux alors que la plupart des musiciens
cinquantenaires continuent d'exercer.
Durant mon séjour de mars à septembre 2018, j'ai fait le choix de croiser des observations
générales lors de ma participation aux panégyres et des entretiens approfondis avec des musiciens
expérimentés189 à un suivi plus poussé de musiciens de moins de trente ans qui avaient pris
l'initiative de former un orchestre l'année précédente190. Celui-ci est composé de Lambriní Káboura
(kanun), Dimítris Kontós (laoúto), Ággelos Mathioulákis (chant), Ignátios Anagnóstou
(percussion), Pantelís Konstantás (bouzoúki) et Argýris Tzíkas (clarinette). Suite à une brouille
survenue durant l'été, ce dernier fut remplacé par Giórgos Politákis 191. Ceci m'a conduit à les suivre
lors de leurs répétitions et de leurs déplacements aux quatre coins de l'île ce qui m'a permis
d'observer leur trajectoire sur une durée assez longue et d'appréhender plus justement leur relation
au public et aux organisateurs des fêtes. Les nombreuses heures passées ensemble en voiture, à
installer le matériel et à attendre le début des panégyres ont par ailleurs été l'occasion pour moi de
188 Ils sont généralement installés sur des sièges réservés au premier rang à proximité des autorités ecclésiastiques
conviées à l'événement. Plusieurs personnes m'ont affirmé que malgré les déclarations des membres du conseil
départemental et de la région prétendant vouloir financer certaines manifestations culturelles à hauteur de plusieurs
milliers d'euros, les syllogues voient rarement la couleur de subventions publiques et s'appuyent principalement sur
le bénévolat de leurs membres et sur les revenus d'espaces publicitaires.
189 Des entretiens ont été menés avec Sákis Pipídis (clarinette), Giánnis Voúkounas (percussion), Louloúdi Fakíri
(voix), Pétros Karvoúnis (santoúri), Vassílis Kármantzis (clarinette) et Stamátis Syriódis (laoúto).
190 Des entretiens approfondis avec d'autres musiciens de l'île ont été réalisés par la mission musicologique « Kivotós
tou Aigaíou » et sont accessibles en langue grecque à l'adresse suivante : http://musicarchive.aegean.gr/musicians.php?lng=Z3JlZWs=&isle=zqfOr86/z4I=
191 Dans l'ordre, ceux-ci sont originaires de : Ververáto, Mestá, Crète, Chóra, Thymianá, Chóra et Tholopotámi.
Aggelos qui est originaire de Crète est le seul étranger de l'orchestre et a été amené à habiter à Chíos suite à une
mutation. Il est aujourd'hui stationné à Lésvos mais revient régulièrement sur l'île pour chanter lors de gléntia.
98
Fig.
35&36
me familiariser avec leurs codes et leur vocabulaire, leurs sujets de conversation et leurs goûts en
musique, de mieux comprendre comment ils perçoivent leurs pratiques et leur rôle dans le
déroulement des fêtes ainsi que de poser de nombreuses questions au sujet du répertoire et des
catégories musicales. Le droit de les suivre était sans réelle contrepartie, j'ai seulement joué le rôle
de photographe amateur pour plusieurs d'entre eux et ai participé à l'enregistrement d'un « potpourri » promotionnel192.
Les orchestres prennent le nom des musiciens principaux et sont généralement composés de
cinq à six instruments ; une clarinette qui est l'instrument soliste par excellence 193 ou un violon, une
voix, un ou deux instruments à cordes (laoúto et bouzoúki), une batterie et un synthétiseur194. Ils ne
sont pas formés une fois pour toutes et il est fréquent qu'un musicien, chanteur ou instrumentiste,
collabore avec plusieurs noyaux de musiciens sans pour autant appartenir à l'orchestre. Exception
faite d'Aggelos qui n'est pas originaire de l'île et de Lambriní qui joue d'un instrument rare sur l'île,
les musiciens sont le plus souvent formés par des musiciens insulaires plus expérimentés ; Dimítris
a pris des cours avec Manólis Avgoustídis, le laoutiéris de l'orchestre « Ta Avgoustídia » qu'il a
formé avec son frère et un ami, Pantelís poursuit ses cours auprès de Vaggélis Maschas, joueur de
bouzoúki et professeur de psaltique byzantine 195, Argýris s'est formé auprès du clarinettiste
Markéllos Moschoúris, Ignátios est membre de l'orchestre philharmonique de Chíos. Giórgos
Politákis a quant à lui appris la clarinette auprès du musicien Alékos Skoufáras de Tholopotámi.
Les musiciens vivent essentiellement de leurs prestations lors de panégyres, de mariages, de
baptêmes, de gléntia privés et lors des manifestations culturelles ; ces prestations font office de
cartes de visite où les bonnes relations avec les participants et les organisateurs, l'endurance, le
choix du répertoire, la capacité à répondre dans l'ordre aux sollicitations sont autant d'arguments en
faveur d'un engagement ultérieur. Tous les orchestres ne se produisent cependant pas lors des
manifestations culturelles ; les syllogues et les professeurs de danse ont leur préférence et engagent
des musiciens avec lesquels ils ont développé une relation professionnelle teintée d'amitié au fil des
représentations. A titre d'exemple, Sarántos Kostídis engage régulièrement les frères Poúpaloi, la
chanteuse Louloúdi Fakíri, le clarinettiste Sákis Pipídis et Lambriní et Dimítris Kontós lors des
192 Voir https://youtu.be/UFe-vo2i5vw
193 Le nom du clarinettiste figure la plupart du temps dans le nom de l'orchestre, en italique dans la liste qui suit :
Stroumbákis-Lignós, Varkáris-Pipídis, Moschoúris-Makrokánis etc. Dans cette logique, la batterie et le synthétiseur
sont considérés comme des instruments d'accompagnement et donc secondaires.
194 Voir Annexe 4
195 Vaggélis est considéré comme un excellent joueur de bouzouki mais certains membres du groupe se demandent
pourquoi Pantelís, malgré son niveau, continue à prendre des cours. Il déclare pour sa part que ça lui permet de
travailler de manière régulière et de se sentir plus confiant lors des prestations du groupe.
99
manifestations qui sont sous sa direction tandis que Kóstas Sitáras, lorsqu'il le peut, engage
systématiquement le joueur de kanun Mános Koutsaggelídis qui est spécialisé dans la musique
d'Asie Mineure. De la même manière, la relation entre syllogues ou tenanciers de café et orchestre
est marquée par une forme de stabilité au point qu'il est juste d'affirmer que les villages « ont leur
orchestre » et que certains panégyres sont la « chasse-gardée » de ces orchestres. Certains musiciens
sont à cet égard passés maîtres dans l'art de cultiver des bonnes relations avec les villageois et vont
jusqu'à se proposer comme parrains des enfants des parentèles influentes afin de s'assurer un dense
réseau de contacts pour conserver le précieux privilège d'un engagement.
Les musiciens enseignent parfois au conservatoire de l'île, dans l'orchestre philharmonique,
dispensent des cours collectifs au sein de syllogues ou des cours privés à domicile. Il est rare qu'ils
enregistrent des cd et ceux qui l'ont fait occasionnellement n'en tirent aucun revenu196. Durant la
saison creuse allant de novembre à avril, certaines tavernes de l'île dont la majorité sont situées dans
la ville portuaire197 rémunèrent des musiciens pour jouer le soir. On appelle ces tavernes des stékia,
littéralement « des lieux où l'on se tient ». L'attention à la musique y est variable et oscille entre
l'inattention la plus totale, les musiciens ne jouant qu'un rôle de distraction et d'ambiance, et l'écoute
attentive accompagnée d'un silence parfait. Etre musicien professionnel n'implique cependant pas
de vivre uniquement de la musique et ils sont nombreux à exercer une autre activité. Dans le cas
présent, Dimítris est mécanicien, Pantelís travaille au magasin de grillades (souvlatzídiko) de son
père et est rémunéré par l'église lorsqu'il exerce en tant que psalte tandis qu'Aggelos est soldat.
Seule Lambriní vit pour l'instant exclusivement de la musique par les cours de kanonáki qu'elle
dispense aux enfants.
3.11. Le déroulement de la fête198
L'organisation générale des panégyres varie peu d'un village à l'autre. Les soirées débutent
entre vingt-et-une heures et minuit et s'achèvent entre l'aube et la fin de matinée 199. Dans cet
intervalle, les musiciens peuvent s'arrêter de jouer à tour de rôle mais la musique ne cesse jamais
plus de quelques minutes. Ils arrivent habituellement deux heures avant afin de décharger les
196 A l'exception notable des frères Poúpaloi qui ont longtemps collaboré avec Pantelís Thalassinós, un chanteur
originaire de Chíos qui a fait carrière au niveau national.
197 Les principaux stékia de l'île sont : Odýsseia, Porta Maggiore, Seváh, Rebetádiko, Pansélinos et Agkyra.
198 Pour un point de vue des participants étrangers au village qui organise le panégyre, voir Annexe 5.
199 Etant donné que les fêtes ont principalement lieu à ciel ouvert, les musiciens s'arrêtent lorsque la chaleur devient
insupportable pour eux comme pour les danseurs.
100
véhicules et installer les instruments ainsi que le matériel d'amplification et de mixage 200. Il est
d'usage que l'organisateur garnisse une table afin que les musiciens mangent avant de jouer 201.
L'heure du commencement de la soirée fait parfois l'objet de négociations entre organisateurs et
orchestres ; les premiers souhaitent que les musiciens commencent à jouer afin de signaler aux
villageois que la fête commence tandis que ceux-ci considèrent qu'il est dégradant de jouer sans
public. Dans son analyse des panégyres épirotes, Hélène Delaporte distingue quatre phases
principales dans son déroulement. Celles-ci correspondent approximativement aux phases que j'ai
pu observer à Chíos202.
La première voit coïncider l'arrivée des premiers participants qui viennent s'attabler et le
commencement de la musique. Puisqu'il faut bien que la fête démarre, les musiciens jouent avant
tout afin de ne pas laisser la place dans le silence et pour signaler que la fête commence. Mais pour
l'avoir souvent vécu avec plus ou moins d'anxiété, ceux-ci savent pertinemment que les participants
déjà sur place ne se lèveront pas pour danser203. L'ambiance est des plus détendues ; ceux-ci
écoutent, mangent et observent mais ne dansent pas ou presque. Durant cette première phase, les
musiciens jouent des suites (enótites) répétées au préalable et sont à l'initiative du répertoire.
Le basculement de la première à la deuxième phase dépend beaucoup de la soirée et des
parées déjà présentes. Elle commence lorsque les premiers verres et le repas mettent les habitants
en train et voit la piste se remplir progressivement au fil des suites jouées. Contrairement à ce que
Delaporte observe en Epire, il n'y a pas de préséance réelle dans l'occupation de la piste ; les
notables et les organisateurs ne disposent pas de privilège particulier. Mais ce qui caractérise cette
deuxième phase est que les musiciens commencent à jouer sur commande. Le répertoire voit
s'alterner les formes dansées syrtoí, bálloi et tsiftetélia dont une analyse complète sera faite dans le
cinquième chapitre. Il est à noter que dans la plupart des villages de Chíos, le fait qu'un participant
commande une mélodie n'implique pas que sa paréa soit la seule à danser. Il n'est donc pas
nécessaire de rémunérer les musiciens chaque fois qu'on danse et, durant cette deuxième phase, la
piste peut compter plusieurs centaines de danseurs204.
200 Une description complète des paramétrages du système d'amplification dépasse le cadre ce travail mais on peut
noter que ceux-ci sont assez proches de ceux des lautari de Roumanie décrits danns (Stoichita 2013)
201 Lorsque la fête termine avant l'aube, il arrive que les musiciens mangent après la prestation.
202 (Delaporte 2013)
203 Lors de nos enregistrements dans le village de Karyés, le clarinettiste Vasílis Kármantzis et le luthiste Stamátis
Syriódis me disaient à ce sujet qu'ils avaient parfois vécu cette absence d'entrain de la part des participants comme
un affront. Après avoir déployé des trésors d'imagination pour les faire danser, en tentant toutes sortes de mélodies
appréciées par les habitants, ils avaient fini par se résigner. Puis, sans qu'ils sachent trop pourquoi, les danseurs
s'étaient levés et ne cessèrent ensuite de danser. La fête fut une réussite complète.
204 On se rappellera que le nombre important de participants était un facteur de mécontentement des hommes du
101
La troisième phase commence lorsque les musiciens acceptent les commandes de la forme
dansée zeïbékiko. Cette forme est principalement commandée par les hommes pour exprimer et
induire chez eux le kéfi, l'heureuse disposition qui sera également analysée dans le cinquième
chapitre. Il est difficile d'établir un horaire précis dans la succession des phases cependant les
zeïbékika font généralement leur apparition à l'aube, lorsque les premiers participants quittent les
lieux et que la piste commence à se dégager, phénomène accentué par la commande des zeïbékika
que ne dansent simultanément que quelques parées. Les musiciens continuent à jouer des syrtoí et
des tsiftetélia mais distinguent à l'oeil nu ceux à qui ils ne doivent pas refuser de zeïbékiko. A l'aube,
l'argent brûle les doigts des fêtards (glentzédes) ayant consommé beaucoup d'alcool et les billets de
50 euros pleuvent.
La quatrième phase a l'allure d'une fin de fête. Les musiciens jouent principalement pour les
fêtards et il arrive que le chanteur dédie des distiques de voeux et de louages à une paréa sur
commande, sur le modèle des painémata analysés dans le cas du mariage de Myrsíni205. C'est
également durant cette phase qu'on peut observer les « raretés » qui sont les signes d'individus et
de parées pleinements satisfaits de la fête et qui feront l'objet de commentaires les jours suivants ;
hommes dansant avec un verre sur la tête, danseurs debout sur les chaises ou multipliant au
contraire les contacts avec le sol, painémata personnalisés particulièrement mémorables etc.
village de Dafnónas. Pour en avoir fait l'expérience, la chaleur et la promiscuité produites par ce grand nombre
gâche le plaisir de danser. Pour reprendre les termes du tenancier de café Avgoustís Menís : « Patás pódia, se
spróchnoun, de choréveis san ánthropos », « Tu marches sur des pieds, on te bouscule, tu ne peux danser comme un
être humain ! »
205 Une telle performance est analysée dans la sous-section du chapitre 5 relative au tsiftetéli.
102
Fig.
37-39
Fig. 40 : les quatre phases habituelles du panégyre
Phases
Relation mus.-danseurs
Répertoire206
1ère phase
musiciens à l'initiative du
répertoire, peu de danse
laïká, syrtotsiftetélia
musiciens jouent sur
commandes, habitants dansent
syrtotsiftetélia
musiciens acceptent les
commandes de zeïbékika
zeïbékika, syrtotsiftetélia
2ème phase
3ème phase
4ème phase
piste dégagée,
musiciens jouent pour les
fêtards et personnalisent les
tsiftetélia en chantant
zeïbékika, painémata,
syrtotsiftetélia
3.12. Le fonctionnement de la commande
J'évoquais dans l'introduction le fait que la plupart des acteurs de la tradition admettent que
celle-ci se transforme et que de façon générale, ils perçoivent ces altérations (alloióseis) d'une
manière négative. Dans la controverse des professeurs de danse, Sarántos Kostídis et Símos
Karaolánis s'entendaient à cet égard sur le fait que le répertoire des panégyres subissait actuellement
une transformation qualitative. Les deux dernières sections de ce chapitre sont consacrées à la
commande et aux transformations du répertoire des panégyres durant les dernières décennies. En
plus de compléter l'image que l'on peut se faire de la fête et de nous informer sur le type de relation
qu'entretiennent les musiciens et les danseurs, la commande permet de comprendre comment les
goûts des participants influent sur les pratiques musicales et dansées observables sur l'île et donc sur
la manière dont ces pratiques se transforment. Selon moi, le goût intervient ici de deux manières : le
participant exprime son goût en commandant une mélodie spécifique tandis que la répétition d'une
mélodie de manière régulière lors des fêtes, par un processus de familiarisation (exoikeíosi) qui sera
analysé durant les prochains chapitres, agit sur les dispositions des autres participants et contribue
au façonnement de leur goût.
206 Les différents termes relatifs au répertoire seront définis dans les sections suivantes et dans le chapitre 4.
103
Il faut ici imaginer que d'une part, chaque occurrence d'une mélodie jouée suite à une
commande et sélectionnée parmi un ensemble de possibles, de mélodies « commandables », influe
de manière directe sur l'idée qu'on peut se faire du répertoire de l'île effectivement joué par rapport
au répertoire de l'île idéalisé des spécialistes de la tradition et que d'autre part, plus une mélodie est
entendue et plus elle a de chances d'être commandée par la suite et donc d'apparaître comme
représentative de la tradition musicale d'un lieu donné, même si elle est dans un premier temps
considérée par certains comme une altération de cette tradition, compte tenu du façonnement
préalable de leur propre goût.
L'une des différences fréquemment relevées par les musiciens entre le fonctionnement des
panégyres dans le nord et le sud de l'île a trait à leur rémunération. Les villages du nord ont pour
réputation d'être de meilleurs payeurs en raison notamment du système différent qui y a cours. Les
termes utilisés pour qualifier la rémunération dans les panégyres sont nombreux ; on parle de
chartoúra (litt. « la paperasse »), du stalós, terme dont j'ignore l'origine, ou des kollitiká (« billets
qu'on colle »)207. Dans le sud de l'île, lorsque les musiciens sont sollicités pour une prestation 208,
ceux-ci trouvent un accord (symfonía) avec les organisateurs. Cet accord peut porter sur un montant
fixe ou sur un pourcentage -généralement de 20%- des entrées 209. Certains musiciens expérimentés
reprochent d'ailleurs aux plus jeunes de mal négocier leurs contrats avec les syllogues ou les
tenanciers de café (magazátores) en cassant les prix, ce qui « ruine le marché »210. Etant donné que
le droit d'entrée des panégyres est calculé en fonction de cet accord, la plupart des participants ne se
sent pas tenue de payer les musiciens pour danser, ce qui fait dire à ces derniers que les gens du sud
sont des mauvais payeurs et même que les interactions entre musiciens et danseurs s'en trouvent
impactées211. C'est probablement ce qu'entendent les anciens du village de Dafnónas lorsqu'ils
parlent de « marchandisation » (emporevmatopoíisi) de la fête, les tenanciers de cafés et les
syllogues gonflant les prix afin d'assurer la rémunération des musiciens tout en tentant de dégager
des marges.
207 Sur l'île d'Oínousses, on utilise le terme « kollitíkia » qui est un équivalent.
208 L'expression utilisée est « kleíno mia douleiá » ; « s'assurer un travail », le verbe kleíno signifiant « fermer » mais
étant également utilisé pour exprimer un accord trouvé.
209 La plupart des informations qui suivent proviennent de recoupements entre les entretiens que j'ai menés avec des
musiciens et les informations contenues dans le mémoire du laoutiéris Manólis Avgoustídis. (Avgoustídis 2009 :47)
210 Un musicien me disait à ce propos : « Mas chaláne tin piátsa », littéralement « Ils nous gâchent la place ». J'ai
également assisté à une dispute à ce sujet, le plus âgé reprochant au plus jeune de ne pas avoir établi d'accord avec le
syllogue de son village d'origine en espérant être bien rémunéré par les habitants. Le musicien quarantenaire
considérait cette absence d'accord comme un dangereux précédent qui pourrait par la suite être invoqué par les
villageois pour ne pas établir d'accord par la suite.
211 Sákis Pipídis déclare à cet égard que dans le nord « tu prends plus de plaisir parce que tu vois la participation
(symmetochí) des gens avec toi ». Il m'a par ailleurs dit : « je préfère parfois qu'un type me prenne dans ses bras
parce qu'il a aimé ce que j'ai joué plutôt qu'il dépose un billet sur la table et s'en aille sans me regarder. »
104
Dans les villages du nord, les musiciens ne concluent pas d'accord et fonctionnent avec les
« tycherá »212 c'est-à-dire sans savoir à l'avance quelle somme ils emporteront au terme de la
prestation mais en étant directement rémunérés par les danseurs. Les musiciens avancent deux
explications principales concernant le mode de payement des villages du nord à laquelle il est
possible d'ajouter une troisième : la première est que dans certains panégyres du nord, les
participants cuisinent eux-mêmes leur plat ce qui réduit considérablement le coût de leur
participation et leur permet de laisser de plus grosses sommes aux musiciens ; la deuxième est que
les fêtes étant plus rares dans le nord, les habitants ont à coeur de profiter pleinement de leur
panégyre annuel ; la troisième qui est en partie liée à la précédente est que la moyenne d'âge y est
plus élevée et qu'il est probable que les anciens reproduisent des modes de participation aux fêtes
auxquels ils sont habitués et où rémunérer l'orchestre fait partie de l'honneur du danseur 213. Ces
observations laissent à penser que les participants des panégyres du sud ne pratiquent pas la
commande (paraggelía) cependant les extraits vidéo suivants montrent que les choses sont moins
tranchées que ne le laissent entendre les musiciens.
Le premier extrait est tiré d'une fête à l'« église du dehors » (xoklísi) dédiée à Agios
Geórgios au lieu-dit Flóri, dans le nord de l'île. Alors que Sákis Pipídis joue un tsiftetéli, Dimítris Ex. 1
Kontós -en polo noir et jean foncé- qui souhaite danser avec sa compagnie se dirige vers les
musiciens et s'adresse directement à Stamátis Syriódis, joueur de oúti, pour lui demander d'exécuer
la commande. La circulation de l'argent entre musiciens fonctionne comme un principe de solidarité
professionnelle214 ; étant donné leur connaissance du monde des panégyres et des gléntia, ceux-ci
s'assurent toujours de laisser de l'argent aux musiciens qui animent la soirée à laquelle ils
participent. Dimítris demande à Stamátis un « panochoroúsiko tsiftetéli » (« tsiftetéli des villages du
nord ») avant de déposer un billet de 20 euros dans le broc en plastic.
Le xoklísi de Flóri est connu pour être le lieu de fête des éleveurs et donne lieu à des ventes
aux enchères de bêtes. Sákis fait l'intermédiaire pour la vente (1'00'') puis, après qu'elle soit adjugée
au prix de 60 euros, Stamátis commence le tsiftetéli commandé (2'09''). Dimítris et Giórgios
212 « Týchera » signifie littéralement « chanceux »
213 Manólis Avgoustídis relève également que dans certains villages du nord, la demande d'un accord est perçu comme
un affront et marquerait un manque de confiance des musiciens envers les villageois quant à la juste rétribution de
leur travail.
214 Ce phénomène est comparable à la culture du pourboire entre les serveurs de Corse qui fréquentent mutuellement
leur lieu de travail et qui laissent systématiquement une somme plus importante que la moyenne pour signaler cette
solidarité.
105
Politákis -en polo bleu marine et chaussures blanches- ainsi qu'un de leurs amis communs dont
j'ignore le nom attendent que Stamátis ait terminé l'improvisation (taxími) puis se lèvent en prenant
leur temps et rejoignent la piste (2'41''), précédés en cela par deux danseurs et suivis ensuite par les
membres d'autres parées. On observe ainsi que les participants peuvent danser sans avoir payé et
que l'exigence de celui qui effectue la commande va jusqu'au choix du musicien qu'il veut entendre.
L'extrait présente également l'une des manifestations pratiques de la solidarité professionnelle entre
musiciens déjà évoquée et la manière dont le goût d'un connaisseur peut transformer l'allure d'une
soirée et participer au façonnement du goût des autres participants à commencer par les enfants à
l'avant-plan qui entendent la musique, observent et commentent la danse215.
L'extrait suivant est tiré du glénti animé par l'orchestre Moschoúris-Makrokánis et organisé
dans le quartier Kofinás de la ville portuaire, où je me suis rendu en compagnie du musicien Ex. 2
Dimítris Kontós et de sa parentèle. Il nous permet d'observer comment un orchestre composé de
musiciens expérimentés gère les commandes (paraggelíes) successives qui lui sont adressées. Le
chanteur Chrístos Makrokánis centralise les demandes des participants alors que Kóstas Klouvákis
chante et joue au bouzoúki un morceau de rebétiko216 qui fonctionne en tant qu'interlude permettant
à l'orchestre de reprendre son souffle. A 0'06'', un homme se dirige vers la table centrale et lui
commande une mélodie. A 0'10'', il lui indique clairement qu'il souhaite que ce soit le clarinettiste
Markéllos Moschoúris qui la joue. Chrístos lui signifie par les gestes « Oui très bien, mais viens que
je te dise » puis lui indique par un geste de la main qu'il y aura de l'attente. Un homme plus jeune
vient (0'18'') lui commander une autre mélodie et après discussion, sort un billet de sa poche que
Chrístos met ensuite dans la malette située à sa droite217. Un troisième homme passe commande
(0'38'') et se voit informer par les mêmes gestes que plusieurs personnes ont leur tour avant lui
(0'40''), ce qui fait rire le clarinettiste et fait l'objet de commentaires du pianiste au synthétiseur. Cet
extrait est l'exemple de la bonne organisation des musiciens nécessaire afin de ne pas froisser les
participants, dont les commandes sont principalement exécutées par ordre chronologique. On
observe aussi que la commande ne fait pas automatiquement l'objet d'une ostentation qui viserait à
montrer la puissance économique des participants mais fonctionne à proprement parler en tant que
service fourni par les musiciens contre rémunération.
215 Cet extrait sera également analysé du point de vue de la danse dans le cinquième chapitre.
216 « Egó mágkas fainómouna na gíno apo mikráki » (« Depuis petit, je ressemblais aux braves »), composé en 1936.
217 Il n'est pas rare que les musiciens rendent la monnaie sur un billet. Le danseur commande la chanson puis dit au
musicien combien il souhaite la payer. Les kollitiká vont de 5 euros -ce qui est un minimum et qui témoigne d'une
certaine pingrerie (tsigkouniá, terme dérivé du turc çingene signifiant littéralement tsigane)- à plusieurs milliers
d'euros ou de dollars.
106
Le montage suivant présente un cas où l'ostentation ne s'exprime pas par l'acte même de
rémunérer le musicien mais par le fait de se faire dédier une chanson avec une forme d'exclusivité, Ex. 3
ce qui participe à la renommée et la réputation du danseur à qui on en vient à associer une danse
particulière au fil des occurrences218. Le vieil homme installant sa chaise à côté de l'orchestre,
probablement le père du danseur de la paréa qui était attablée à notre gauche, m'avait demandé de
filmer ce qui se produirait. A 0'12'', Chrístos annonce : « Dédié à Giórgis Vaïanós, exclusivement! ».
Kóstas Klouvákis joue les premières mesures caractéristiques du zeïbékikos « Molyviá »
(« Crayon ») très populaire en Grèce219 et le père du danseur donne un billet de 50 euros au chanteur
(0'30''). La paréa s'installe en cercle autour du danseur et l'honore en se mettant à genoux et en
frappant des mains. Cette dédicace et la danse qui en découle attire les regards des spectateurs
attablés. On observe cependant que cette exclusivité n'empêche pas d'autres parées de danser. A
partir d'1'02'', le danseur de la deuxième paréa appelle les musiciens par sa posture et son regard
insistant et commande le zeïbékikos « Pérgamos » (« Pergame »)220. A 1'13'', alors que plusieurs
minutes se sont écoulées depuis le commencement de la danse de Giórgis, le joueur de bouzoúki
effectue la transition et passe à la mélodie de Pergame, ce qui produit des manifestations de
contentements des participants (cris et sifflements) tandis que Giórgis cesse immédiatement de
danser et rémunère le groupe une seconde fois avant d'aller se rasseoir.
La vidéo suivante présente un autre cas intéressant de transition très fluide entre un morceau
joué et une commande passée et témoigne du talent et de l'expérience du clarinettiste Markéllos Ex. 4
Moschoúris. A 0'04'', celui-ci entame le bállos ce qui conduit les danseurs à se lâcher la main, puis
Markéllos effectue la transition et improvise un tsiftetéli (0'29''). A 0'57'', la dame en rouge
s'approche de Chrístos et lui commande le tsiftetéli Sourmát221 tandis que Markéllos, tout en
improvisant, suit la conversation du regard en se tenant prêt. A 1'01'', Chrístos demande à la dame si
elle veut qu'il soit joué immédiatement ou plus tard. Elle répond qu'elle le voudrait immédiatement
et à 1'13'', alors que Markéllos dispose de deux mesures pour reprendre son souffle, Chrístos lui
donne le nom du morceau qu'il se met instantanément à jouer.
218 Sarántos Kostídis me disait avec fierté au sujet du syrtós « Argyroúla » : « Tu sais quelles sommes j'ai lâchées pour
cette chanson ? », exprimant par là qu'il la commandait souvent en l'honneur d'une ancienne bien-aimée au point
que, dans les panégyres de Chíos, ce morceau était quelque part le sien.
219 Le morceau fut composé en 1988 et interprété pour la première fois par la légende tsigane du répertoire laïká
Manólis Aggelópoulos.
220 On considère qu'il s'agit d'un morceau traditionnel de réfugiés d'Asie Mineure, probablement composé dans les
années 20 suite aux déplacements de population. Il sera évoqué plus en détail dans le chapitre suivant.
221 Sourmát est une composition des années 2000 du groupe turc Laço Tayfa, très apprécié par certains musiciens de
Chíos. Son motif mélodique distinctif s'entend à 0'46'', voir : https://www.youtube.com/watch?v=yYydTylsw1I
107
Ainsi, cet extrait permet également d'observer que les commandes ne sont pas uniquement
jouées par ordre chronologique mais que lorsque l'occasion se présente, elles peuvent l'être en
fonction de critères musicaux qui font partie des compétences et techniques propres aux musiciens
professionnels et qui contribuent à la réputation de ces derniers ; si des mélodies « correspondent »
(tairiázoun) d'un point de vue modal, elles peuvent être assemblées en une suite, comme on a
également pu le voir lors de la danse de la mariée du deuxième chapitre. Mais il n'est pas nécessaire
que deux mélodies soient dans un même mode pour être jouées à la suite ; comme l'exemple 3 en
témoigne, le zeïbékikos « Molyviá » qui est joué en mode fa ussak et le zeïbékikos « Pérgamos » qui
est joué en makam karcigar peuvent être joués à la suite, l'effet de contraste produit étant également
apprécié par les participants. Ces extraits mettent par ailleurs en évidence que le répertoire des
panégyres n'est pas uniquement constitué de mélodies très anciennes mais que des mélodies
récentes (1988, 2000) et dont on connaît les auteurs cohabitent avec des mélodies plus anciennes
(1936) voire centenaires. Dans cette dernière section, je propose de m'intéresser à ces modifications
du répertoire des panégyres.
3.13. Les transformations du répertoire des panégyres
3.13.1. La constance des formes dansées et la dimension générationnelle
On se rappelle que Símos Karaolánis affirmait que la musique vulgaire (« ta
skylotrágouda » ou « skylonisiótika ») avait remplacé la musique traditionnelle de qualité
(« poiotikí paradosiakí mousikí ») dans les panégyres tandis que Sarántos Kostídis atténuait la
responsabilité des musiciens qui interprètent de la musique vulgaire parce qu'ils répondent aux
commandes du public. Le témoignage des professeurs de danse et de certains musiciens permet
d'éclairer ces deux catégories et, ici encore, la différenciation entre nord et sud est mise en avant par
les intéressés. L'élément qui apparaît assez nettement à la fois dans les entretiens que j'ai pu mener
et les conversations que j'ai eues avec eux ainsi qu'en recoupant ces informations avec mes
observations lors des panégyres et la lecture des entretiens menés dans le cadre de la mission
« Kivotós tou Aigaíou » est que les acteurs de la tradition considèrent que les panégyres du nord de
l'île sont plus traditionnels que ceux des villages du sud, notamment en raison du répertoire qui y est
joué.
Panagiótis Stroubákis, le joueur de bouzoúki et de oúti qui anime chaque année le panégyre
de Dafnónas, déclare au sujet des panégyres du nord que les morceaux qui y sont en faveur sont
108
« amán giála bintagiála222, des anciens syrtoí, le polítikos, le pasvántikos223, le paralyménos, le
silyvrianós, le trípatos (...), Potamós, Aggelos, Stin Agia Markélla, To louloudáki tou vounoú, Aman
amán myloná, Tis Orias to kástro... Bref, des morceaux anciens et traditionnels. Ils n'aiment pas
trop le nouveau (to kainoúrio), la musique contemporaine. Tu joues aussi du Kazantzídis 224, des
zeïbékika. Plutôt le matin... Et tu joues très lentement. »225. Markéllos Moschoúris déclare quant à
lui que « le répertoire traditionnel d'ici (tou tópou), c'est le polítikos, le paralyménos, l'aziziés, le
fereïs, Alexándreia, le Katifés. (...) Ils nous les demandent encore mais c'est plus rare, imagine-toi
qu'avant ils ne dansaient que cela ! J'ai entendu des cassettes où en une soirée, ils ne jouaient que
cinq syrtá et des tsiftetélia improvisés. »226.
Ici, Markéllos Moschoúris fond en une seule et même entité deux choses qu'il convient de
distinguer : les morceaux traditionnels qui sont joués et appréciés en un lieu et les morceaux
traditionnels dont on dit qu'ils proviennent du lieu (tou tópou). A cet égard, le polítikos, le
silyvrianós ou Katifés ne sont jamais évoqués comme des morceaux originaires de l'île car les
musiciens, les professeurs de danse et les folkloristes savent qu'ils proviennent d'Asie Mineure 227.
Après une tentative de recension exhaustive menée avec l'aide des musiciens que j'ai pu enregistrer
durant mon séjour durant des séances d'enregistrement et au cours de fêtes, il apparaît que les
morceaux dont on dit qu'ils sont « du lieu » (tou tópou), qui sont rares ou inexistants ailleurs et qui
sont toujours joués lors des fêtes sont plus ou moins une vingtaine. Une liste complète figure dans
l'annexe 3 relative au répertoire de l'île. La plupart de ces morceaux a été mise en ligne et est
écoutable sur les archives du CREM228.
Par opposition à ce répertoire dit traditionnel, Panagiótis Stroubákis déclare à propos des
fêtes du village du sud qu'on y joue « beaucoup de nouveaux morceaux (kainoúria)... Ici, c'est un
autre style, c'est la nouvelle discographie. (...) Tu joues des anciens morceaux (paliá), certains vieux
222 Ce tsiftetéli est très populaire à Chíos et à Oinoússes. Il n'est pas rare que certaines strophes de chansons communes
avec la Turquie soient encore interprétées en turc par les chanteurs les plus âgés à Chíos.
223 Le pasvántikos est également nommé spággos dans plusieurs villages.
224 Stélios Kazantzídis est considéré comme une légende du répertoire laïka. Il est décédé en 2001.
225 L'entretien est consultable à l'adresse suivante : http://music-archive.aegean.gr/musicians_analytical.php?
unq=YTAwNTg=&lng=Z3JlZWs=&ct=dGhpcmQ=&sp=20
226 (Avgoustídis 2009 : 38)
227 Ces morceaux sont qualifiés de mikrasiátika ou parfois de prosfygiká (« des réfugiés »). Un musicien me disait :
« Quand tu entends vaï, vaï, vaï ou lalala, tu sais qu'il s'agit d'un chant d'Asie Mineure ». Les communautés
grecques hellénophones des alentours de Smyrne ayant fui durant les échanges de populations et les massacres des
premières décennies du vingtième siècle sont connues pour leurs chants a cappella uniquement accompagnés de
percussions telles que la darbouka, des cuillères ou des petits verres frappés lorsque placés sur le pouce et l'index.
Ce chant a cappella comprenait la vocalisation des passages joués par des instruments, d'où le lalala. La
catégorisation géographique utilisée en musique sera analysée dans le chapitre suivant.
228 https://archives.crem-cnrs.fr/archives/collections/CNRSMH_I_2018_029/
109
(géroi) te demanderont un polítikos, un trípatos. Certains anciens, oui. Pour que tu comprennes, sur
six heures de travail, pendant quatre heures tu ne joues que du nouveau. Ou tu joues des
gyftotsiftetélia. C'est-à-dire la discographie des années 70 à 80, lorsque le dimotikogýftiko était à son
apogée (sta apáno tou). C'est comme si tu étais sur une autre île. »
Je reviendrai sur les termes gyftotsiftetélia et dimotikogýftiko ainsi que sur celui de
skylonisiótika plus loin mais il me paraît important de mettre en évidence plusieurs informations
contenues dans ces discours afin de comprendre les transformations du répertoire. Premièrement,
Markéllos Moschoúris relève qu'auparavant, les habitants se contentaient de quelques syrtá et de
tsiftetélia improvisés. Cette information est confirmée par plusieurs musiciens qui disent par ailleurs
que cette situation perdure dans certains villages du nord. Alékos Skoufáras, clarinettiste de
Tholopotámi ayant commencé à jouer durant les années 30 rapporte à propos du répertoire de
l'époque : "Lorsque j'ai joué pour la première fois à une fête, le répertoire était limité. Toute la nuit
je jouais des syrtá et des tsiftetélia. Le polítikos, l'aziziés, le fereïs, le silyvrianós229, on jouait aussi
le Meméti, Elenára et Charikláki, ceux-là... Les gens s'amusaient, ils étaient contents avec quelques
chansons."230.
Dans le même ordre d'idées, les morceaux cités par Moschoúris et Stroubákis Aman myloná
ou Alexándreia sont des morceaux qui ont intégré le répertoire des panégyres durant la décennie où
ils ont été composés. Il s'agissait de « nouveautés », d'airs à la mode, dans les années 30 et qui, à
force d'être joués et d'être entendus par plusieurs générations, ont fini par être considérés comme
des airs traditionnels. Il n'y a donc rien d'étonnant à ce qu'après les rebétika, les laïká des années 50
et les dimotiká des décennies 70-80-90 utilisant les rythmes des formes dansées des panégyres de
l'île (syrtós, tsiftetéli, zeïbékikos) aient intégré le répertoire de l'île Mais une autre information
retient l'attention dans le discours de Stroubákis. Celui-ci affirme que les participants des panégyres
du nord « n'aiment pas trop le nouveau (to kainoúrio) » et que les gens les plus âgés, même dans le
sud, demandent les morceaux les plus anciens, c'est-à-dire ceux qu'ils associent aux panégyres
d'autrefois, de leur jeunesse, la musique à laquelle ils sont habitués et qui correspond à leur goût. Ce
qui nous ramène aux observations faites quant au « bar de la discorde » durant les préparatifs du
panégyre de Dafnónas mais également quant à la traditionalité du mariage organisé par Rafaíl.
Selon moi, la commande agit elle aussi en tant que facteur transformatif de la tradition musicale et
229 On notera que la liste des mélodies traditionnelles citée comporte systématiquement les syrtoí joués lors du mariage
de Myrsíni.
230 L'entretien est consultable à l'adresse suivante :http://music-archive.aegean.gr/musicians_analytical.php?
unq=YTAwNTk=&lng=Z3JlZWs=&ct=dGhpcmQ=&sp=10
110
dansée car elle place dans les mains des actifs disposant de moyens économiques suffisants le
pouvoir d'actualiser le répertoire joué lors des fêtes. La référence en traditionalité du répertoire,
fondée sur les occurrences de morceaux au fil des panégyres, change de génération en génération.
Et il y a fort à parier que si l'institution du panégyre perdure un siècle encore, les nouveautés
d'aujourd'hui, abhorrées par certains spécialistes de la tradition qui rêvent « d'éduquer l'oreille du
public et de lui faire sentir la valeur des anciennes chansons et des anciennes formes de
divertissement » (voir chap. 1) et dédaignées par les anciens qui ne s'y reconnaissent pas, seront les
airs traditionnels de demain, adaptés et transformés par l'instrumentarium particulier de Chíos et le
style de jeu qui y est en faveur. La traditionalité des panégyres, au-delà de ce qu'en disent les
acteurs, est donc plutôt à chercher dans l'institution même, c'est-à-dire dans les modes d'actions
typifiés du panégyre, qu'il s'agisse de la rémunération ou des formes dansées utilisées tandis que le
caractère traditionnel du répertoire est, pour une part non-négligeable, une question de génération.
3.13.2. Gyftoklarína et skylonisiótika : le soi et l'autre... Le pur et l'impur ?
Pour en revenir aux termes gyftotsiftetélia et dimotikogýftiko, auxquels on peut ajouter le
terme gyftoklarína, ce sont des mots composés du suffixe gyftó- qui fait référence aux musiciens
roms et que l'on peut traduire dans l'ordre par « tsiftetélia de gitans », « musique populaire
gitanisée » et « clarinettes de gitans ». Dans son mémoire, Manólis Avgoustídis se limite à dire que
ces termes désignent la discographie des décennies 70 à 90 essentiellement interprétée par des
musiciens roms en Grèce231. Cependant, comme Delaporte le relève en Epire, gýftos et tsiggános
sont des termes péjoratifs utilisés comme insulte dans la langue courante et leur influence sur la
musique est perçue comme essentiellement négative ; on leur reproche de dénaturer la musique
traditionnelle232. Ici, Panagiótis Stroubákis utilise ces termes sans connotation péjorative mais, bien
qu'il n'y ait pas à ma connaissance de musiciens roms à Chíos, le gitan est généralement utilisé
comme figure repoussoir à laquelle on associe des caractéristiques musicales spécifiques telles
qu'un jeu ou une technique vocale excessivement mélismatiques par opposition à l'idéal du chant
pur sans ornementations (stolísmata) superflues233, un accompagnement au laoúto au groove234 trop
moderne ou une utilisation exagérée des effets tels que le « reverb », le « delay » ou le « wahwah ». Pour ne citer qu'un exemple, alors que j'enregistrais l'extrait promotionnel en compagnie de
231 (Avgoustídis 2009 : 38)
232 (Delaporte 2006 : 2)
233 Ce même idéal est valorisé en danse. L'excès de figures (tsalímia, figoúres) est considéré comme le signe d'un
danseur n'ayant rien de vrai à exprimer et donc, d'un manque de sincérité (eilikríneia).
234 On dit du style d'accompagnement en faveur dans le nord qu'il est plus « staccato et lent », par opposition au
« groove » du sud, plus « lié et plus plein (gemáto) ».
111
l'orchestre, Lambriní me disait exaspérée à propos de Dimítris qui est connu dans le groupe pour
son goût des gyftoklarína et qui venait de s'offrir une pédale d'effets : « On vient pour enregistrer
des morceaux et on perd du temps à cause de lui. Ce n'est pas que cela, tu sais. J'essaye de faire en
sorte que l'orchestre garde un style (ýfos) traditionnel et lui s'achète une pédale pour faire des trucs
de gitans (gýftika prámata) ! ».
Dans un même ordre d'idées, les termes skylotrágouda et skylonisiótika utilisés par les
professeurs de danse dans la controverse analysée lors du premier chapitre méritent qu'on les
interroge. Les skylotrágouda et les skylonisiótika désignent les « chansons vulgaires » et
les
« musiques insulaires vulgaires », le suffixe skylo- provenant du champ sémantique du chien
(skýlos). Les spécialistes de la tradition l'utilisent pour faire référence notamment à la discographie
ayant émergé à partir des années 80, composée par une génération de musiciens des Cyclades qui
reprit des motifs mélodiques traditionnels tout en en modifiant le jeu et en les accompagnant de
leurs paroles. Ceux-ci s'appuyaient sur la génération de musiciens précédente qui avait contribué à
la popularisation en Grèce des mélodies traditionnelles d'îles comme Náxos et Páros 235. Cette vague
du nisiótiko perdure jusqu'à aujourd'hui et certains acteurs de la tradition considèrent avec beaucoup
de dédain ce répertoire en faveur chez les habitants qui, selon eux, a fait beaucoup de tort à la
musique traditionnelle des îles en éclipsant le répertoire local au profit d'une musique insulaire,
certes, mais avant tout considérée comme étant moderne dans le style de jeu et pauvre du point de
vue textuel236. Dans son article explorant la thématique des frontières à travers les usages de la
catégorie « chien » en grec moderne, María Couroúcli relève :
« L’adjectif skilisios, propre au chien, signifie « impudent, insolent », mais aussi « dépravé,
vaurien ». D’autre part, le terme skiladhiko (litt. "maison de chiens ») désigne une boîte de nuit
mal fréquentée, qui propose à sa clientèle de la musique et des filles. Ce sens de débauche et
d’impudence se retrouve dans les termes skilokavghas, « bagarre entre chiens », et skilofaghoma
(litt. se « manger entre chiens »), qui qualifient des bagarres entre canailles, justement. (...) C’est
au sein de ce contexte sémantique que se situe l’insulte skilos, au masculin, skila, au féminin, ou
encore skili, au neutre, invective à la fois grave, rare et vulgaire. L’emploi métaphorique des
termes skilos, skila, skili, dans les chansons populaires grecques souligne surtout la marginalité,
l’exclusion de la vie sociale qui attend celui qui viole les lois morales. »237
235 L'une des familles les plus connues sont les Konitópoulos. Voir https://www.youtube.com/watch?v=dxaP_aFotl8
236 J'ai également procédé à une recension de ce répertoire mais elle ne saurait être exhaustive tant ces morceaux sont
nombreux. On juge que Giórgos Konitópoulos a enregistré à lui seul près de 500 morceaux.
237 (Couroucli 2005 : 240)
112
Dans le cas qui nous concerne, le suffixe skylo- est utilisé pour mettre l'emphase sur le
caractère vulgaire, non-civilisé, de l'objet désigné et fonctionne comme marqueur excluant le
répertoire en question du champ de la musique traditionnelle, conçue en tant que musique
communautaire, civilisée, « du lieu ». Or, bien que l'association ne soit jamais explicite, on observe
un certain recouvrement de sens par l'utilisation presqu'indifférenciée chez les spécialistes de la
tradition entre les suffixes skylo- et gyfto- auxquels sont également associés les termes « kainoúrio »
(nouveau) et « montérno » (moderne). Bien qu'il soit difficile de formuler des conclusions claires à
ce sujet sans aplatir les divergences de points de vue des acteurs, on pourrait à tout le moins émettre
l'hypothèse selon laquelle existe pour certains une association entre ces termes marquant, pour
paraphraser Maria Couroucli, une limite symbolique posée entre le soi et l'autre, le licite et l'illicite,
le pur et l'impur238.
238 Ibid., p. 246.
113
Chapitre 4. Les schèmes de perception, d'appréciation et d'action
4.1. Les catégories musicales : « situer » les hommes et leur musique
Le fait de renvoyer les individus à leur groupe social et donc à une identité culturelle
collective en fonction de critères géographiques est un processus couramment utilisé afin de situer
les individus en Grèce. Ce fait est indéniablement lié à l'histoire de la constitution de l'Etat grec qui,
du dix-neuvième siècle à la première moitié du vingtième siècle, fut marquée par l'annexion et la
perte de territoires accompagnées d'importants déplacements de populations suite au démantèlement
de l'empire ottoman, mais aussi par les migrations rurales au sein même du territoire grec dans la
seconde moitié du vingtième siècle. Ainsi, la question des origines arrive généralement assez
rapidement dans la conversation entre deux personnes grecques qui se rencontrent pour la première
fois. S'il arrive à l'une d'elle de connaître la région d'où l'autre provient, il est fort possible qu'une
seconde question vise à préciser cette origine. De la même manière, le nom de famille (epítheto239
ou epónymo) constitue souvent un indicateur identitaire permettant de « situer » au sens propre les
individus.
Le lieu d'origine peut constituer en lui-même le nom de famille : on déduira qu'un individu
se nommant Aïvaliótis a des origines plus ou moins lointaines de la région d'Aïvalí 240, ou qu'un
individu se nommant Polítis est originaire de Constantinople241. On peut également inférer des noms
de famille se terminant par -ídis que leurs porteurs proviennent du pourtour de la Mer Noire alors
que les noms de famille se terminant par -ákis sont généralement portés par des individus d'origine
crétoise. A l'échelle de l'île, nombreux sont les Chiótes qui peuvent déterminer que les noms de
famille Chaviáras ou Gianniódis sont portés par des individus originaires du village de Dafnónas
situé dans la région centrale de Kampochóri.
Mais le renvoi des individus à leur origine villageoise opère à un niveau plus profond que la
simple identification-localisation ; cette catégorie agit en tant que profilage, et l'origine des
individus est censée informer leurs dispositions. A cet égard, Kóstas Sitarás, un professeur de danse
ayant enseigné dans de nombreux villages de l'île m'a déclaré lors de notre premier entretien que
« chaque village (sic) a sa façon de penser (nootropía) » au point qu'on peut dire de certains d'entre
239 Le substantif epítheto utilisé pour désigner le nom de famille contient en lui-même la notion de « qualificatif ».
240 Actuelle Ayvalik, ville côtière située en face de l'île de Lésvos, dans la province de Balikesir en Turquie.
241 Actuelle Istanbul en Turquie.
114
eux qu'ils sont «de race (fylí) différente ». Cet « esprit de clocher » qui place l'ailleurs à la limite de
la communauté villageoise existe en de nombreuses régions du monde mais c'est son articulation
aux pratiques musicales et dansées qui le rend pertinent dans cette recherche. A cet égard, Kóstas
Sitarás est un cas intéressant : marié à une descendante de réfugiés d'Asie Mineure, lui-même de
double ascendance, autochtone (ntópios) par son père et originaire d'un village de la péninsule
d'Erythrée par sa mère, il oeuvre au quotidien pour la préservation des danses et des musiques de
cette région et reprend à son compte le dicton de sa grand-mère : « Le sang coule durant sept
générations »242, ce qui pour lui implique à la fois que « le sang parle » pour sept générations mais
également qu'il est du devoir des habitants d'écouter leur sang. Dans les ouvrages laographiques
dédiés à l'histoire et aux us et coutumes d'un village spécifique 243, on trouve très couramment un
chapitre consacré à la fondation du village, à l'étymologie des noms des lieux-dits et aux épisodes
marquants de son histoire. Parfois, un chapitre entier est dédié au recensement des noms de famille
des membres du village et il arrive que l'ouvrage laographique s'attèle à résoudre les légendes
(thrýloi) qui circulent concernant l'origine ethnique des communautés établies sur l'île.
4.1.1. L'unité villageoise et la pensée aitiologique
Par exemple, on dit des habitants du village de Kardámyla (nord-est de l'île) que leur
caractère difficile provient de leur origine péloponnésienne244. J'ai également entendu ailleurs que Fig. 1
ces derniers mettent un point d'honneur à se distinguer des autres habitants et qu'ils se sentent moins
Chiótes que Kardamylítes. Ces derniers relaient volontiers ces histoires et se positionnent
différemment par rapport à elles en fonction des personnes présentes. Dans les faits, l'isolement
relatif du village, dont Hubert Pernot relate que l'état du réseau routier en 1898 rendait son accès
impossible durant l'hiver245, a eu pour effet manifeste de permettre le développement d'habitudes
quelque peu différentes de celles du reste de l'île. Cependant le seul lien établi entre le Péloponnèse
et ce village est purement philologique : il est fait mention dans les écrits d'Homère d'un village
laconien246 nommé Kardamýli dans les environs immédiats de la cité de Sparte. Et le contreargument avancé pour mettre en doute l'histoire est des plus intéressants : la Kardamýli de Chíos, si
elle n'est pas citée chez Homère -dont on dit par ailleurs qu'il est lui-même originaire de Chíos-, est
242 « To aíma réei eftá geniés »
243 Voir colonne des publications d'ouvrages laographiques présentée dans l'Annexe 2.
244 Kóstas Sitarás déclare quant à lui que le village de Kardámyla a subi de fortes influences du village de Karápourna
(actuelle Karaburun) de la péninsule d'Erythrée.
245 (Pernot 1903 :86)
246 Ce n'est pas la première fois qu'on me parle en Grèce du mauvais caractère des Péloponnésiens. On dit d'eux en
plaisantant à moitié que s'ils sont mauvais et taiseux, en un mot « laconiques », c'est parce qu'ils manquent d'eau et
que leurs terres sont mal irriguées.
115
citée quelques siècles plus tard par l'historien Thucydide. Ainsi, ce n'est pas le lien même qui est
mis en doute et dont on dit qu'il est impossible de l'établir factuellement mais plutôt l'antériorité de
la fondation des deux villages qui est jaugée à partir des textes. On trouve des histoires comparables
concernant la fondation du village de Pyrgí : la première veut que les habitants soient des
descendants d'une colonie dorienne, minoritaires au sein de la population de Chíos dont on juge
qu'elle est de « race ionienne » (ionikís fylís). La seconde postule que Pyrgí fut fondé par des soldats
byzantins « d'origine étrangère » (xénis katagogís) auxquelles des terres furent offertes par un
empereur. Ce qui nous paraît intéressant est que cette justification aitiologique (par le registre des
origines) sert d'explication face une différence observée et agit donc en tant que cause de cette
différence. On juge ainsi que si les Pyrgoúsoi ont des moeurs et parlent un dialecte (ntopiolaliá) si
différents, ou que les Kardamylítes désirent tant se distinguer du reste des habitants de Chíos, c'est
qu'ils doivent être d'une autre fylí.
Ce mode de pensée associant nom/lieu, philologie/phylétique et la sollicitation des textes
byzantins et antiques pour faire sens des origines est typique du champ de la tradition en Grèce et a
beaucoup de points commun avec l'historiographie antique analysée par l'helléniste Paul Veyne,
dans son ouvrage « Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? ». L'auteur, narrant le périple de
Pausanias le Périégète qui parcourut la Méditerranée à l'époque romaine en s'interrogeant sur la
validité historique des écrits de ses prédécesseurs dans son entreprise de recueil des légendes et
généalogies locales des différentes contrées de Grèce, note que la production écrite reconnue alors
comme de l'historiographie relève en réalité de l'aitiologie et se borne à raconter des aitía, c'est-àdire des origines qui semblent agir en tant que causes. Il dit :
« Tout se ramène à raconter d'où un homme, une coutume ou une cité tirent leur existence. Une
fois née, la cité n'aura plus qu'à vivre son existence historique, qui n'appartient plus à
l'aitiologie. L'aitiologie, qu'un Polybe trouvera puérile, se contentait donc d'expliquer une chose
par son commencement : une cité, par son fondateur ; un rite, par un incident qui a servi de
précédent, car on l'a répété ; un peuple, par un individu premier, né de la terre, ou premier roi.
Entre ce fait premier et notre époque historique (...) s'étend la succession des générations
mythiques ; le mythographe reconstitue ou plutôt fabule une généalogie royale sans lacune, qui
s'étend à travers tout l'âge mythique et, quand il l'a inventée, il éprouve la satisfaction d'un
savoir complet. D'où tire-t-il tous les noms propres qu'il accroche à tous les étages de sa
généalogie ? De son imagination, parfois de l'allégorie et, plus souvent, des noms de lieux : (...)
la trace humaine sans âge que sont les toponymes a pour origine l'onomastique humaine des
temps mythiques. Quand le nom d'un fleuve dérive d'un nom d'homme, cela nous fait remonter
116
à la présence humaine originaire depuis laquelle la région est devenue un terroir d'hommes.
Mais à la suite de quel événement le nom de tel roi de jadis est-il passé ou a-t-il été donné à ce
fleuve ? Voilà ce que le généalogiste ne se demande même pas : l'analogie des mots lui suffit et
son mode d'explication favori est archétypal (...). »247.
Ainsi, tout comme l'historiographie antique décrit les origines du monde -terminé, constitué,
complet et en déclin248- selon un régime de vérité différent de celui de Pausanias qui cherche
vainement des bases logiques aux « affabulations » de ses prédécesseurs, les laographes locaux
décrivent l'origine de leur village en sollicitant les légendes et récits antiques en s'affranchissant du
devoir des historiens professionnels de reconstituer la chaîne complète des événements afin de
justifier leur entreprise. Mais on aurait tort d'y chercher une quelconque malice de leur part. Ces
informations sont si répandues parmi les habitants249 qu'il est difficile de déterminer si elles leur ont
été transmises par un lettré du village et relèvent d'un « effet de théorie » ou si les érudits locaux se
sont contentés de consigner une légende de la tradition orale en tentant de la justifier par les textes a
posteriori et, s'il est souvent arrivé que certaines périodes de l'histoire soient volontairement
occultées pour des raisons idéologiques250, il est tout à fait possible de partir du principe que les
habitants qui parlent de ces légendes sont de bonne foi 251. Par ailleurs cette catégorisation par
origine agissant en tant que catégorie pratique n'est pas rigide et souffre volontiers la contradiction,
chacun s'accordant à dire en d'autres circonstances que le caractère de l'homme « dépend avant tout
de l'homme » (« eínai ston ánthropo »).
Pour en revenir à la catégorisation musicale, le système d'identification par le lieu d'origine
est transposable à la catégorie nommée paradosiaká (traditionnels) regroupant un ensemble de
formes musicales et dansées dont il sera question dans ce chapitre. L'origine géographique d'un
morceau peut être directement indiquée dans son titre ; on peut ainsi déterminer que l'aïvaliótikos
247 (Veyne 2013 : 36-37)
248 L'idée d'une parádosi et, par extension, d'un monde en déclin est également très prégnant dans les discours
aujourd'hui. Nous aurons l'occasion de revenir sur cette idée plus tard. Veyne, op. cit., p. 147
249 Comme on l'a vu dans le chapitre précédent, elles sont souvent sollicitées dans le contexte des manifestations
culturelles qui impliquent une certaine mise en scène de l'identité collective mais on les entend également au détour
d'une envolée lyrique au café lorsqu'il est question du passé glorieux des habitants.
250 Cowan décrit à cet égard la manière dont le laographe Ekaterinídis omet volontairement de recenser les termes
turcs ou les éléments modernes des costumes dans son analyse d'un rite carnavalesque de Macédoine (Cowan 1988 :
249).
251 Cette posture est également celle que Michael Herzfeld adopte dans son analyse de la laographie et de son rôle dans
la constitution d'une identité grecque. Dans la conclusion de l'ouvrage, il dit en substance qu'il est de bon ton parmi
les anthropologues et autres chercheurs de considérer la production laographique avec dédain et d'y voir une
vulgaire contrefaçon d'histoire animée par un opportunisme politique alors qu'il est bien plus intéressant d'y lire l'une
des dynamiques essentielles de la définition-connaissance de soi dans la production culturelle en Grèce (Herzfeld
1986).
117
zeïbékikos est une mélodie (skopós) provenant de la région d'Aïvali et exécutée sur la forme
rythmique de la danse zeïbekikos ou que le syrtós polítikos est une mélodie provenant de
Constantinople exécutée sur la forme rythmique de la danse syrtós. Dans notre cas, les habitants de
Chíos reconnaissent que les danses pyrgoúsikos, trípatos nenitoúsikos, soústa Volissoú
appartiennent respectivement aux villages de Pyrgí, de Nénita et de Volissós sans pour autant
qu'elles soient exclusivement dansées dans ces villages.
Si l'origine géographique n'est pas clairement indiquée dans le titre, il est possible d'inférer
sa provenance en fonction de son nom, qui est souvent un adjectif qualificatif. Ainsi le detós
(signifiant littéralement « le lié » en raison de la prise entre danseurs), une danse carnavalesque
pratiquée à Chíos et dans les régions avoisinantes, porte des noms différents en fonction des
villages ; on l'appelle diplós (« le double ») à Pyrgí, kolosyrtós (« le traînant ») à Kalamotí, siganós
(« le lent », « le doux ») à Agios Giórgis Sykoúsis, apidinós (« le sautillant ») à Lagkáda,
tragouditós (« le chanté ») à Kardámyla, chacun de ces épithètes mettant l'emphase sur une
dimension particulière de la danse252. L'attribution d'une mélodie (skopós) à un village n'est
cependant pas systématiquement inférable par son nom. Pour prendre un exemple concret, lorsque
je demandais à la chanteuse octagénaire Mariánthi Almyroúdi originaire du village de Mestá (sud de
l'île) de me chanter les detoí qu'elle connaissait, elle précisait leur origine géographique par des
phrases telles que : « Ce skopós est celui du village de Patriká. On ne le chantait (disait) pas à
Mestá. »253.
C'est là une des différences majeures entre les chants et morceaux auxquels on reconnaît
une origine rurale et ceux auxquels on reconnait une origine urbaine254. Pour ces derniers,
l'attribution à un auteur-compositeur agit comme critère d'origine suffisant et ce indépendamment
de l'origine de son auteur alors qu'il n'existe à ma connaissance aucune mélodie traditionnelle à
laquelle n'est associé aucun lieu précis. Tout se passe comme si l'entité pertinente dans le cadre de la
création des paradosiaká n'était pas l'individu mais le lieu, entendu comme localité fondée par un
groupe villageois. Seule exception notable, les mélodies associées aux villes d'Asie Mineure telles
que Constantinople et Smyrne255 qui, jusqu'aux échanges de populations accompagnés de
252 Samuel Baud-Bovy le relève sur l'île de Ródos sous le nom de getós tandis que certains villages grecs de la
péninsule d'Erythrées située en face de Chíos le nommaient argós (« le lent »). Voir Baud-Bovy (1936).
253 « Avtós o skopós eínai ap'ta Patriká. Den ton légane edó sta Mestá. »
254 A cet égard, les premiers rebétika enregistrés se situent dans un entre-deux, en empruntant rythmes, formes dansées
et instrumentarium aux zones rurales avant de s'en émanciper progressivement jusqu'à être définis comme répertoire
urbain.
255 J'ai fait le choix de conserver les traductions françaises des termes encore actuellement en usage sur l'île et par la
majorité des Grecs. Ceux-ci utilisent les noms de Konstantinoúpoli et de Smýrni tout comme ils utilisent les noms
118
massacres et d'expropriations violentes au début du vingtième siècle entre les Etats grec et turc,
étaient peuplées de communautés chrétiennes hellénophones. On trouve ainsi des mélodies
associées à ces villes et même à des quartiers précis de ces villes 256 alors qu'il n'existe aucune
mélodie « thessalonienne » ou « athénienne ». Cette exception est liée au fait que les formes
musicochoreutiques usitées par les communautés hellénophones d'Asie Mineure étaient ellesmêmes considérées comme d'origine rurale et donc traditionnelles.
4.1.2. Les paradosiaká ou l'opposition ruralité-urbanité
A un premier niveau d'analyse, l'adjectif qualificatif paradosiakó (« traditionnel ») est utilisé
par les spécialistes du champ de la tradition pour établir une frontière entre l'ensemble des formes
musicales et dansées en question et d'autres formes grecques telles que les rebétika, les laïká, les
elafrá ou les éntechna qui ont notamment pour spécificité leur origine urbaine. L'adjectif
qualificatif dimotikó est généralement considéré comme un équivalent du terme paradosiakó, bien
qu'on l'associe plus spécifiquement à la musique traditionnelle de la Grèce continentale et non pas à
la musique insulaire. Il se traduit littéralement par « populaire » mais a trait à la musique des
communautés villageoises rurales, tandis que le terme laïká (littéralement « tou laoú » ; « du
peuple »), qui se traduit également par « populaire », a trait quant à lui à la musique d'origine
urbaine. Ceci ne signifie pas que zones rurales et urbaines soient deux entités hermétiques d'un
point de vue musicochoreutique257.
Au contraire, le musicologue chypriote Néarchos Georgiádis spécialisé dans l'étude des
chants laïká, définit le rebétiko comme : « le genre (eídos)258 de chanson grecque qui, utilisant des
formes traditionnelles de versification, d'instrumentation et d'interprétation, exprime la vie, les
intérêts et l'âme des classes populaires urbaines »259. Ici, le rebétiko est envisagé comme une
continuité de la musique traditionnelle établie dans les centres urbains, raison pour laquelle l'auteur
considère qu'une définition concise du rebétiko consisterait en « musique populaire urbaine »
(astikó laïkó tragoúdi). L'auteur voit plutôt une spécificité dans les nouvelles conditions de
grecs des villages d'Asie Mineure (Mikrasía) dont il sera question plus loin.
256 Pour ne citer que deux exemples, on trouve un tatavlianós syrtós, c'est-à-dire une mélodie du quartier Tatávla
(actuel Kurtulus) de Constantinople exécutée sur la forme rythmique de la danse syrtós et un bállos bournovaliós,
c'est-à-dire une mélodie du lieu-dit Bornova distant de quelques kilomètres de Smyrne, exécutée sur la forme
rythmique de la danse bállos.
257 Comme on l'a vu dans le chapitre précédent, de nombreux morceaux considérés comme étant d'origine urbaine,
qu'il s'agisse de laïká ou de rebétika ont intégré le répertoire des panégyres de l'île.
258 Eídos peut également se traduire par le terme « type » cependant les musicologues grecs l'utilisent clairement
comme synonyme de genre.
259 (Georgiádis 2006 : 14)
119
production du rebétiko et notamment dans la spécialisation progressive des musiciens et chanteurs
qui conduit à leur rémunération, notamment dans les lieux de divertissement des centres urbains.
Reste que ce genre, né à Smyrne durant la deuxième moitié du dix-neuvième siècle et
considérablement influencé par la musique ottomane 260, s'est souvent vu associé à la culture non pas
populaire -c'est-à-dire, toujours selon Georgiádis, en faveur parmi les classes pauvres par opposition
aux classes moyennes et aisées- mais plus spécifiquement marginale des centres urbains de Grèce,
tant d'un point de vue des thématiques traitées dans ses chansons261 que de son instrumentarium.
Et cette distinction fait sens si l'on pense que dans l'entre-deux-guerres, alors qu'il est très
populaire parmi les classes les plus pauvres262 qui se reconnaissent dans ses chants et parmi
lesquelles on compte une importante proportion de réfugiés des communautés grecques d'Asie
Mineure, les classes moyennes et aisées se divertissent quant à elles principalement à l'écoute du
genre elafró (« musique légère »), plus directement influencé par les musiques européennes263 et
américaines auxquelles il emprunte formes, types d'interprétation, rythmes et instruments (Belcanto,
chanson française, valse, tango argentin, mambo, foxtrot pour ne citer que quelques exemples).
Pour rappel, des chorodidáskaloi (professeurs de danse) comme Charálambos Sakellaríou
enseignaient ces danses aux jeunes bourgeois d'Athènes afin qu'ils puissent les danser durant les
bals (choroesperídes) organisés dans les salons.
Les laïká tragoúdia (« chansons populaires ») font quant à eux leur apparition après la
Seconde Guerre Mondiale, au moment où le rebétiko a déjà acquis des formes stables. Les laïká,
dont l'instrumentarium voit s'imposer le bouzoúki comme instrument soliste, naissent lorsque
certains compositeurs du rebétiko adoptent des techniques de compositions propres à leur attirer les
sympathies d'un public plus large. Les thématiques abordées y sont plus légères que dans le
rebétiko, on n'y trouve par exemple aucune référence à la consommation de drogue, à la prison ou à
la contrebande. Enfin, les éntechna apparaissent vers la fin des années 50, c'est-à-dire à la période
260(Zerouali 2004)
261Une part significative du répertoire du rebétiko des premières décennies du vingtième siècle a trait à l'univers
carcéral, à la consommation de drogues, à la contrebande, au meurtre et comporte au niveau lexical de nombreux
emprunts au turc associés notamment au langage des ntaïdes (voyous d'honneur), ces hors-la-loi parfois appointés
par les autorités turques pour faire régner un semblant de loi dans les quartiers (machaládes) des villes d'Asie
Mineure. Les ntaídes importèrent par la suite leur code d'honneur et leurs pratiques à Athènes et au port du Pirée et
donnèrent naissance au héros des rebétika, le « mágkas » respecté par le monde de la nuit, qui vit au jour le jour et
multiplie les conquêtes amoureuses (Georgiádis 1999)
262L'image du public des rebétika des premières décennies peut être résumée par l'expression « ánthropos tou
merokámatou », c'est-à-dire « l'homme du salaire journalier » qui vend sa force de travail quotidiennement pour un
salaire de misère et qui le soir, se rend dans les lieux de divertissement afin de jouer aux cartes, boire, chanter et
danser.
263On qualifie le genre elafró de dytikótropo (« à la manière occidentale »). A Chíos, les valses et tangos qui sont
encore parfois commandés lors des panégyres par les plus âgés sont qualifiés d'evropaïká (« européens »).
120
où Dóra Strátou fonde le Théatro, sous l'impulsion de compositeurs tels que Mános Chatzidákis, qui
fut pour elle un ami proche, et Míkis Theodorákis et représentent à l'origine une tentative de
synthèse entre les formes de la musique savante occidentale et de la musique populaire grecque,
notamment par la mise en musique de textes de poètes tels que Georges Seféris, Odysséas Elýtis,
Níkos Gkátsos.
A un premier niveau donc, la musique traditionnelle (paradosiakí ou dimotikí)264 est
envisagée par les spécialistes (laographes, musicologues, choréologues) comme musique
principalement produite en milieu rural, aux formes stables et anciennes, et moins perméable aux
modes européennes que les musiques de divertissement qui naissent dans les centres urbains et qui
se caractérisent quant à elles par une division du travail accrue conduisant progressivement à la
spécialisation des musiciens. Cette non-spécialisation du musicien villageois, facteur de son
instrument et unique intermédiaire entre sa communauté et sa tradition musicale, est un topos de la
littérature musicologique grecque265. Là encore, la période de la deuxième moitié du dix-neuvième
siècle est évoquée comme un moment charnière, où la professionnalisation des musiciens conduit à
une augmentation de la demande d'instruments notamment d'instruments à cordes tels que le laoúto,
le oúti ou le tabourás (équivalent du saz turc) et où cette demande conduit elle-même à une
standardisation des modèles266.
L'analyse de cas démontre que les choses sont en réalité beaucoup plus complexes que cela ;
si certains musiciens fabriquent parfois encore leur instrument, comme c'est le cas pour les joueurs
de cornemuse (tsaboúnα) -instrument dont on considère par ailleurs qu'il est un instrument
archaïque, antérieur à tous les autres et presque « chthonien »267-, la transition vers une
spécialisation des musiciens engagés dans les panégyres est presque entièrement consommée et le
répertoire interprété durant les fêtes a depuis longtemps, si ce n'est depuis toujours, intégré certains
morceaux que l'on qualifie de rebétika, de laïká voire d'elafrá.
264 Le terme dimotikó est en usage au moins depuis le début du vingtième siècle. Il figure par exemple dans
l'anthologie publiée par le laographe Nikólaos Polítis en 1914, tant dans le titre que dans l'introduction rédigée par le
poète Konstantínos Kaváfis. Voir Polítis (2005 : 7). Le terme de « paradosiakó » figure également sur les pochettes
des premiers enregistrements de rebétika lorsque la musique ou les paroles ne sont attribuables à aucun compositeur.
Il sera par la suite souvent sollicité dans la discographie des paradosiaká émergeant dans les années 60 sous
l'impulsion de Símon Karás et de Dómna Samíou, comme on le verra plus loin.
265 (Liávas 2014)
266 (Anogeianákis 1979)
267 Sur l'association entre cornemuse et identité pastorale en contexte balkanique, voir Prévôt (2007 : 697).
121
4.1.3. La catégorisation par aire culturelle
Les exemples du Théatro et du Lýkeio ton Ellinídon nous ont montré que l'établissement
Fig. 2
d'une géographie des pratiques traditionnelles fut l'un des deux objectifs majeurs des musicologues
et laographes du vingtième siècle. A un deuxième niveau d'analyse, un ensemble d'adjectifs
qualificatifs est aujourd'hui encore utilisé par ceux-ci afin de distinguer les différentes traditions
régionales rurales. Ainsi, pour les musiques insulaires, on parlera de nisiótika, par opposition aux
musiques de la Grèce continentale (ipeirótika pour la région d'Epire, thrakiótika pour la région de
Thrace...). On précisera ensuite à quel groupe insulaire appartient le répertoire (kykladítiko pour les
Cyclades, kritikó pour la Crète, dodekanisiakó pour le Dodécanèse...). On constate aisément que ces
catégories géographiques généralisantes aplatissent les spécificités locales et font peu de cas des
points de rencontres et des frontières troubles. Comme le relève Réna Loutzáki268, qui a notamment
travaillé dans la région de Macédoine où se sont installées des communautés hellénophones du
pourtour de la Mer Noire et de Roumélie Orientale (Thrace du Nord, actuelle Bulgarie), la
classification par aire culturelle manque de finesse et échoue à rendre compte des spécificités
locales que seule l'étude de cas permet de rétablir.
Cependant, à une échelle macro, leur pouvoir heuristique est démontré et de la même
manière que les laïká ne se confondent pas avec les rebétika, il est facile pour l'oreille et l'oeil
entraînés de distinguer un chant ou une danse des Cyclades de son équivalent en Crète. C'est
d'ailleurs un type de catégorisation qui a été massivement utilisé aussi bien dans l'édition de cd et
d'ouvrages consacrés aux paradosiaká que dans les émissions télévisées retransmises sur les
chaînes nationales, comme les « Mousiká oidoporiká » de Dómna Samíou, l'émission « O tópos kai
to tragoúdi tou » de Giórgis Melíkis, ou l'émission « To aláti tis gís » de Lámbros Liávas.
4.1.4. Chíos et le Nord-Est Egéen
Dans cette classification par aire culturelle, la littérature musicologique place Chíos dans Fig.
3-7
l'aire du Nord-Est Egéen (Voreioanatolikó Aigaío) comprenant également les îles de Psará,
Oinoússes, Lésvos, Límnos, Ímvros269, Ténedos270, Samothráki, Sámos, Ikaría et Foúrnoi. On
considère par là que ces îles, dont le répertoire relève des nisiótika (musiques insulaires) partagent
des similitudes au niveau du mode de versification, des mélodies (skopoí) et des chants (tragoúdia),
268 (Loutzáki 2015)
269 Actuelle Gökceada en Turquie.
270 Actuelle Bozcaada en Turquie située à proximité immédiate du détroit des Dardanelles.
122
des danses (choroí) ainsi que de l'instrumentarium271. Ces caractéristiques seront passées en revue
ci-après mais il me paraît important, à ce stade, de mettre en évidence une autre manifestation de
l'imbrication entre linguistique/phylétique et catégorisation musicale par aire culturelle. En effet,
bien que les îles de Lésvos272 et Chíos soient très proches d'un point de vue géographique, des
musicologues tels que Símon Karás ont tenté de rendre compte de leurs différences musicales en
sollicitant ces notions.
On lit ainsi sur le commentaire de la couverture d'un 33 tours édité en 1974 273 que les deux
peuples « appartiennent à des catégories phylétiques et linguistiques différentes. Les Mytiléniens Fig. 8
sont Eoliens, les Chiotes sont Ioniens. » Des phrases attestant de différences dialectales entre les
deux îles sont ensuite sollicitées afin de démontrer cette différence phylétique avant que ne s'opère
un glissement entre différences linguistiques et différences musicochoreutiques. Selon Karás, les
« syrtoí, bálloi, les detoí, les kasápika, le trípatos (...) sont le trait principal de la production
musicale chiotique répondant au caractère doux (malakós) et agréable (ípios) des Chiotes » tandis
que « les danses lourdes (vareioí) zeïmpékika et karsilamádes -sans que ne manquent pour autant les
kasápika, les syrtoí et les bálloi- représentent la tradition musicochoreutique de Mytilíni, répondant
en cela au caractère brave (levéntikos) et rebelle (atíthasos) des Mytiléniens ». Une fois encore, on
retrouve le motif de la pensée aitiologique qui se contente d'établir l'origine des peuplements
-informant sur le caractère des habitants- à partir de données empruntées aux textes antiques 274 sans
reconstituer la chaîne complète des événements historiques ayant altéré cette composition
démographique. L'analyse musicologique275, par une inversion logique, devient alors le moyen
d'élargir le faisceau d'indices concordants dans l'établissement d'une géographie des peuplements de
Grèce, les différences linguistiques et musicales venant étayer ce genre d'aitía alors que c'est en
réalité l'aitía qui sert à justifier les différences observées entre deux zones géographiques.
Cette catégorisation ethnoculturelle persiste dans la littérature musicologique plus récente
dans la mesure où l'accent est à présent porté sur l'appartenance des îles de l'Est Egéen à deux aires
culturelles plus larges englobant les territoires d'Asie Mineure autrefois peuplés par des
271 Voir Annexe 4.
272 Egalement nommée Mytilíni
273 (Karás 1974)
274 Quelques dix ans auparavant, Michel Sakellariou, qui a collaboré à plusieurs reprises avec le Centre d'Etudes d'Asie
Mineure (KMS), publiait une thèse sérieusement étayée, de l'avis de nombreux hellénistes, portant sur la migration
grecque en Ionie.
275 Notons qu'à la même époque, le musicologue helléniste Samuel Baud-Bovy, considéré comme une figure tutélaire
de cette discipline en Grèce, rédige des articles sur les chansons populaires de la Grèce antique (approche assez
novatrice puisqu'elle mêle un registre d'étude contemporain à l'intérêt très ancien pour la musique antique) et leur
rapports avec la musique populaire grecque moderne.
123
communautés chrétiennes hellénophones. Ainsi, dans le livret du cd « Lésvos Aiolís »276 édité par les
Presses Universitaires de Crète sous la direction de Níkos Dionysópoulos, musicologue ayant joué
un rôle moteur dans les missions « Kivotós tou Aigaíou » précédemment évoquées, on peut lire :
« Lésvos ou Mytilíni, comme la plupart des îles de l'Est Egéen constitua durant des siècles un espace
Fig. 9
géopolitique, historique et culturel distinct, indissolublement lié aux côtes de l'Asie Mineure. Elle en fut
séparée après la Catastrophe Micrasiatique qui eut pour conséquence de briser violemment l'unité de cet
espace. C'est seulement à partir de cet événement que l'on peut dire que Lésvos « devient insulaire » et se
réoriente vers la Grèce. Cette ancienne unité laissa cependant des traces profondes de son ancienne gloire
dans la tradition musicochoreutique de l'Est Egéen. »
Cette mémoire géographique et ce lien charnel entre les îles et les « patries perdues »
(chaménes patrídes) ou « patries inoubliables » (alismónites patrídes) se retrouvent par ailleurs Ex.
dans les distiques chantés par les réfugiés d'Asie Mineure et les habitants des îles. Certains distiques
du zeïmpékikos « Pérgamos »277, véritable hymne de l'île de Lésvos et souvent commandé et dansé
lors des panégyres et gléntia de Chíos, nous en fournissent l'exemple278 :
276 (Dionysópoulos 2004)
277 Actuelle Bergama, chef-lieu de district de la province d'Izmir en Turquie
278 On remarquera que les distiques associent Aïvali, Pergame et Dikelí, situés dans le territoire éolien tandis que des
distiques distincts font référence à Chíos, Smyrne, Vourlá, Phocée et Kousántasi, situés en Ionie. Précisons
également que Sámos appartient à l'Ionie selon la catégorisation des agents.
124
1&2
Ωχ αμάν αμάν Πέργαμε
Oh amán amán Pergame
ωχ αμάν αμάν Πέργαμε,
amán amán Pergame
Πέργαμε όλο για σένα λέγαμε
Nous ne parlions que de toi
λέγαμε πίναμε και κλαίγαμε.
Nous buvions et pleurions
Αμάν αμάν αμάν Αϊβαλί
αμάν αμάν αμάν Αϊβαλί,
Αϊβαλί Πέργαμε και Δικελί
Αϊβαλί η καρδιά μου σε πονεί
Amán amán amán Aïvalí
amán amán amán Aïvalí
Aïvalí, Pergame et Dikelí279
Aïvalí, mon coeur te pleure
Αμάν αμάν Χιώτισσα
αμάν αμάν Χιώτισσα,
Amán amán, fille de Chíos
βρε Χιώτισσα μ’ έκανες κι αρρώστησα,
amán amán, fille de Chíos
αρρώστησα αμάν αμάν Χιώτισσα.
Tu m'as rendu malade
Je suis souffrant, fille de Chíos
Αμάν αμάν Σμύρνη και Βουρλά
αμάν αμάν Σμύρνη και Βουρλά,
Amán amán Smyrne et Vourlá
και Βουρλά βγάζεις άντρες λεβεντιά.
amán amán Smyrne et Vourlá
Vourlá, tu n'enfantes que des braves
Αμάν αμάν Φωκιανή
αμάν αμάν Φωκιανή,
Amán amán, fille de Phocée280
Φωκιανή Φωκιανή Κουσαντιανή
amán amán, fille de Phocée
Φωκιανή η καρδιά μου σε πονεί.
Fille de Phocée et de Kousántasi281,
Mon coeur te pleure toi aussi
4.1.5. « Nous sommes Ioniens »
Là encore, étant donné le fait que cette catégorie à la fois ethnique, culturelle et
géographique est partagée par nombre d'habitants, il est difficile de déterminer si elle est
uniquement le fait des lettrés oui si elle a véritablement fait l'objet d'une transmission orale. Ce qui
est certain, c'est que les pratiques musicales et dansées des deux aires diffèrent sensiblement et que
les habitants de Lésvos entretenaient une relation particulière avec des lieux tels qu'Aïvali, Dikelí et
279 Actuelle Dikili en Turquie, située en face du port de Mytilíni.
280 Actuelle Foça en Turquie, située au nord-est de Chíos
281 Actuelle Kusadasi en Turquie, située au nord-est de l'île de Sámos
125
la ville de Pérgamos tandis que les Chiótes étaient nettement plus implantés dans la péninsule
d'Erythrée (qui comporte les villages de Káto Panagiá, Tsesmé 282, Lythrí etc) et à Smyrne.
Aujourd'hui, bien que la confiance soit largement rompue entre Turcs et Grecs, le lien avec ces
terres anciennement peuplées de communautés hellénophones n'a pas disparu. Tandis qu'il faut une
nuit de voyage en bateau pour rejoindre le port du Pirée ou le port de Kavála, il suffit de quelques
heures pour atteindre le port de Tsesmé. De nombreux Chiotes se rendent « en face » (apénanti),
comme ils disent, pour participer à des cérémonies religieuses 283, faire des achats284 ou passer des
vacances de quelques jours à moindre coût. Nombreux sont ceux qui, pour s'y être rendus plusieurs
fois, peuvent identifier les villages de Káto Panagiá, Lythrí et Méli en regardant les côtes turques
qui sont visibles en permanence par beau temps depuis la côte orientale de Chíos. Mais ces
échanges sont bien peu de choses face à ce que la relation entre Chíos et Smyrne fut à une époque.
Néarchos Giorgiádis relève ainsi que lorsque Chíos fut perdue pour les Génois et passa sous
contrôle des Ottomans en 1566, la péninsule d'Erythrée fut placée dans le sandjak 285 de Chíos tant
leurs liens étaient étroits, Tsesmé et son port constituant dès cette époque le point de passage
principal (Peraía ou Pérama) entre Chíos et la ville de Smyrne. On apprend également dans son
ouvrage qu'au dix-huitième siècle, les Chioto-Smyrnioí comme on les appellait alors, constituaient
l'essentiel de la grande bourgeoisie de la ville de Smyrne. Certains quartiers de Smyrne portaient par
ailleurs des noms faisant explicitement référence à la communauté chiote qui contribua largement à
la fondation du premier hôpital grec de la ville ainsi que des institutions éducatives telles que
l'École Évangelique et le Gymnase Philologique286. De la même manière, ce lien se manifesta à
plusieurs reprises par des formes de solidarité lors des moments d'adversité tels que le massacre de
1822 et le séisme de 1881287 qui conduisirent de nombreux Chiotes à se réfugier à Smyrne,
notamment dans le quartier (machalás) nommé « Chiótika ».
4.1.6. La versification égéenne
Au-delà de leurs différences, ce que partagent essentiellement les communautés insulaires
-et d'Asie Mineure- dont la production musicale entre dans la catégorie des nisiótika est un mode de
282 Egalement nommé Kríni par les Grecs
283 Depuis 2016, les Théophanies célébrant le baptême du Christ dans les eaux du Jourdain sont à nouveau célébrées
par des Grecs à Smyrne et attirent des croyants de Chíos.
284 Pour ne citer qu'un exemple, il est courant d'acheter à Smyrne les étoffes nécessaires à la confection d'une robe de
mariée.
285 Unité administrative de l'empire ottoman
286 (Georgiádis 1999 : 106-108)
287 Voir annexe consacrée aux chants du massacre et du séisme.
126
versification. En effet, les chants des îles de l'Egée sont, dans la majorité des cas, composés en
distiques décapentasyllabiques rimés288. À la différence des chant populaires de la Grèce
continentale, les chants des îles se caractérisent par l'utilisation de la rime, importée de la péninsule
italique en Grèce et attestée dans l'espace helladique depuis le seizième siècle où elle fut notamment
utilisée pour la rédaction du roman crétois « Erotókritos »289. On reconnait à l'importation de la rime
d'avoir contribué à l'union de deux vers décapentasyllabiques en distiques composant une unité de
sens. Ces distiques, composés par les stichoplókoi ou rimadóroi et compilés jusqu'à aujourd'hui
dans de nombreuses anthologies portent différents noms selon les îles ; mantinádes en Crète et à
Kárpathos290, kotsákia à Náxos, rímes ou tsiattistá à Chypre. A Chíos on les nomme dísticha ou,
avec une pointe de familiarité imprégnée d'affection, stichákia c'est-à-dire « les petits vers ».
Le vers de quinze syllabes porte le nom de « vers politique » (politikós stíchos)291 et est
typique de la production populaire byzantine. Il se compose de deux hémistiches séparés par une
césure, le premier en octosyllabe et le second en heptasyllabe. Il est attesté depuis le dixième siècle
et fut notamment utilisé dans la rédaction d'épopées telle que celle de « Digène l'Akrite »292. Son
nom lui vient probablement de son origine populaire et de son caractère prosaïque, politikós
signifiant civil, urbain. L'historien de l'époque byzantine Louis Bréhier affirme que, tout comme le
dodécasyllabe293 qu'il a progressivement remplacé, le vers politique se base sur une métrique
d'accent et non plus sur une métrique de quantité, comme c'était le cas durant l'Antiquité 294.
Cependant, bien que des musicologues tels que Símon Karás insistent sur le fait que le vers
décapentasyllabique utilisé dans les chants des îles est iambique 295 en ce que l'accent serait
généralement placé sur la seconde syllabe du pied, les exceptions à cette règle sont si nombreuses
que cette dernière caractéristique ne peut être retenue comme critère pertinent dans l'analyse
formelle, comme en atteste l'exemple suivant où l'accentuation du pied est subordonné au sens
établi en fonction des mots utilisés.
288 (Salpadímou & Matzoúris 2013 : 80)
289 (Pernot 1915)
290 Bien que les chants de l'aube ou « aubades » soient attestés dans des documents byzantins antérieurs à la
domination vénitienne sur les îles, le terme mantinada provient manifestement de l'italien mattinata.
291 L'homographie des termes polítikos et politikós prête à confusion cependant leur accent tonique les différencie. Le
premier signifie originaire de la Ville, c'est-à-dire de Constantinople ; il est utilisé comme marqueur territorial
comme dans le cas du syrtós polítikos. Le second signifie littéralement prosaïque, urbain. Il s'agit d'une forme de
versification byzantine et non pas d'une catégorie musicale.
292 (Odorico et al. 2002 : 68)
293 On trouve sur l'île de Chíos un certain nombre de chants dansés lors des panégyres composés en dodécasyllabes et
en hendécasyllabes. Il est intéressant de noter que ces chants sont considérés comme les plus anciens (paliá) et les
plus locaux (topiká).
294 (Bréhier 1970 : 318)
295 (Salpadimou & Matzoúris 2013 : 81)
127
Il s'agit du chant « Aggelos » (« Ange ») qui s'interprète dans la plupart des panégyres de
l'île ici enregistré lors d'un panégyre du village de Mestá, interprété par Lambriní Káboura, Ex. 3
chanteuse et joueuse de kanun. Les distiques, présentés ici sous la forme de quatre hémistiches,
répondent à la logique précédemment citée ; les premiers hémistiches des deux distiques comptent
huit syllabes tandis que les seconds en comptent sept. Comme on le constate dans la traduction en
français, le distique composé de quatre hémistiches constitue une unité de sens, ce qui n'implique
pas pour autant que les distiques ne puissent être assemblés 296 afin de constituer une unité de sens
plus large. Le tiret bas et l'apostrophe dans la retranscription en grec visent respectivement à
marquer le phénomène de métaplasme par synalèphe (prononciation en une syllabe de deux
voyelles en hiatus, ex : hémistiches 1, 6, 7, 8 ) ou par aphérèse ou apocope (suppression du premier
ou du dernier phonème d'un mot, ex : hémistiche 2, 3) .
Έναν καιρό_ήμουν άγγελος,
1+1 1+ 1 +1 1+1+1
τώρ' αγγελίζουν άλλοι
1 1 +1+1+1 1+1
Στη βρύση πού 'πινα νερό,
1 1+1 1 1+1+1
τώρα το πίνουν άλλοι
1+1 1 1+1 1+1
Άγγελος είσαι μάτια μου
1+1+1 1+1 1+1 1
κι_αγγελικά χορεύεις
1 +1+1+1 1+1+1
Aγγελικά πατείς τη γη
1 +1+1+1 1+1 1 1
κ' εμένα με μαγεύεις
1+1+1 1 1+1+1
Jadis j'étais un ange,
=8
aujourd'hui d'autres chantent tes louanges
=7
A la fontaine où je m'abreuvais,
=8
aujourd'hui d'autres s'abreuvent
=7
Tu es un ange, ô mes yeux
=8
et danses de manière angélique
=7
D'un pas léger, tu effleures la terre
=8
Et m'ensorcèle
=7
4.1.7. La mélodie (skopós) et les paroles (lógia)
Les chants (tragoúdia) peuvent se décomposer en deux entités ; une mélodie (skopós) et des
paroles (lógia) elles-mêmes composées de distiques (dísticha). Mon analyse de la discographie des
îles du Nord-Est Egéen et d'Asie Mineure ainsi que des corpus présents dans les ouvrages
laographiques de Chíos montre que les mélodies et distiques, assemblés ou non en texte formant
296 Le verbe en grec utilisé par les agents est « tairiázo », qui signifie coupler, assortir. Ainsi, pour signifier qu'ils
assemblent des distiques pour former un chant, les agents disent : « Tairiázo stichákia », c'est-à-dire « J'assemble
des petits vers ».
128
une unité de sens, circulent d'île en île et de village en village. Il est par ailleurs courant qu'une
mélodie soit utilisée pour plusieurs textes ou qu'un texte répandu en plusieurs lieux se dise avec
plusieurs mélodies.
Un exemple parmi des dizaines nous est fourni par le chant « Aggelos » analysé plus haut ;
sa mélodie est également utilisée pour le chant d'Asie Mineure « Meláchroinó mou prósopo » Ex.
(« Mon visage hâlé ») figurant sur le cd du clarinettiste chiote Sákis Pipídis. Un autre exemple de
4&5
mélodie utilisée pour plusieurs textes est celle du detós (chant responsorial carnavalesque) du
village de Mestá (ex. 8) ; lors de nos séances d'enregistrement, Mariánthi Almyroúdi dont il a déjà
été question, l'a utilisé à plusieurs reprises, notamment pour le chant « Pramateftís katévaine »
(« Le marchand ambulant descendait »)297.
De la même manière, l'exemple du chant « Ena mikró Tourkópoulo » démontre qu'un même
texte peut être chanté avec plusieurs mélodies, celles-ci étant associées à un village spécifique 298. Ce Ex.
6&7
chant, dont les versions varient d'un village à l'autre, a pour thème la trahison du Saint analysé par
Guy Saunier299. La fille chrétienne propose à Saint-Georges de lui construire une église décorée d'or
et d'argent si elle le cache. Le Saint la cache sous les marbres puis arrive le Turc qui promet de se
convertir et de se faire appeler Constantin si le Saint dévoile la fille. Le Saint la dévoile et celle-ci
est trainée par les cheveux. Un dernier distique vient généralement présenter le paradoxe
scandaleux : « A-t-on jamais vu un Saint trahir ainsi une chrétienne et la livrer aux mains du
Turc ? ». Le renoncement de sa foi du Turc est à lier à d'autres chants ayant pour thématique
l'apostasie par amour (Soúsa, Káto sti Ródo, Tis Evraiopoúlas). Ce chant est généralement classé
dans la catégorie des chants du cycle acritique300, c'est-à-dire liés thématiquement à l'histoire de
Digène l'Acrite, héros de l'épopée du même nom « issu de deux races » dont la mère est
d'ascendance noble byzantine et dont le père est émir arabe, et à son combat contre Charon
(personnage psychopompe et personnification de la mort)301.
297 Voir annexe : « Le marchand ambulant descendait ». Ce chant existant dans plusieurs régions de Grèce a pour
thème central le fratricide entre individus par ignorance de leur identité mutuelle. Le thème plus général de
méconnaissance entre membres de la même famille ayant des conséquences tragiques ou donnant lieu à une
reconnaissance in extremis est très courante dans les chants et contes en Grèce. La version enregistrée à Chíos par
Dómna Samíou (mission de 1965 ou 1976) l'est sur une autre mélodie.
298 Voir annexe 10 : Les chants du trípatos « le petit Turc » ou « la trahison du saint ».
299 (Saunier 1989)
300 Les chants appartenant au cycle dit « acritique » sont considérés comme les plus anciens encore chantés en Grèce.
Ils sont associés aux acrites, les gardiens des frontières orientales de l'empire byzantin.
301 Pour une analyse approfondie de l'univers symbolique entourant le personnage de Saint Georges et l'articulation
entre cet univers symbolique et les espaces sacrés partagés entre musulmans et chrétiens, voir Couroucli (2009)
129
4.1.8. La catégorisation fonctionnelle
A un deuxième niveau d'analyse, les paradosiaká, dont on a vu qu'ils étaient clairement
distingués des musiques d'origine urbaine, sont compris en eux-mêmes comme un ensemble de
répertoires associés à certaines situations prenant essentiellement place dans la Grèce rurale. Ainsi
les laographes et musicologues contemporains dégagent quatre grandes catégories s'appliquant à
l'ensemble des communautés villageoises hellénophones dont l'existence est marquée par le même
calendrier : 1) les chants et mélodies « des panégyres » (tragoúdia kai skopoí ton panigyrión) ; 2)
les chants et mélodies « de compagnie » (tragoúdia kai skopoí tis paréas) ; 3) les chants et mélodies
« du cycle de la vie » (tragoúdia kai skopoí tou kýklou tis zoís) ; 4) les chants et mélodies « du cycle
du temps » (tragoúdia kai skopoí tou kýklou tou chrónou). La troisième catégorie comprend
notamment les berceuses (nanourísmata), les chants de mariage (tragoúdia ou painémata tou
gámou), les lamentations funèbres (moirológia), les « chants de l'exil » (tragoúdia tis xenitiás)302
tandis que la quatrième comprend des chants tels que les calendes (kálanta), les chants
carnavalesques (apokriátika), etc303. Notons que l'utilisation des termes tragoúdia kai skopoí vise à
marquer le fait que les chants et l'accompagnement instrumental sont dissociables. Ainsi, il est
courant lors d'un panégyre d'entendre la version instrumentale (organikó) d'une musique de danse
ordinairement chantée comme il n'est pas rare lors d'un glénti en petit comité d'entendre la version a
cappella d'une musique de danse comprenant habituellement un accompagnement instrumental.
L'utilisation de ces catégories fonctionnelles, qui se manifestaient déjà dans l'anthologie du
laographe Nikólaos Polítis publiée en 1914 bien qu'elles étaient moins précises et se mêlaient à des
catégories mettant l'emphase sur la datation des chants et l'appartenance de ces derniers à des
périodes historiques différentes304, signale un tournant dans la manière d'envisager la musique
traditionnelle et marque à la fois une volonté d'envisager conjointement les dimensions musicales,
chantées et dansées mais également un intérêt plus prononcé pour les contextes de performance.
Ces catégories figurent de manière plus évidente à partir des années 60 dans la discographie qui se
302 Ces catégories sont représentées dans la littérature musicologique et philologique par des collections dédiées. A titre
d'exemple, on trouve un ouvrage consacré aux chants d'exil classés et analysés par Guy Saunier (Saunier 2004).
303 Les quatre grandes catégories relèvent d'un intérêt pour la classification à un niveau d'abstraction partagé
uniquement par les spécialistes. Toutes les sous-catégories sont cependant connues et utilisées par les musiciens et
chanteurs amateurs : les distiques de mariage, berceuses, chants carnavalesques, lamentations funèbres sont
clairement identifiés comme tels et nommés.
304 Kaváfis relève que les quatorze parties (méri) de cette anthologie sont : les chants historiques (istoriká), klephtiques
(kléftika), les « paralogés », les chants d'amour (tis agápis), de mariage (nyfiátika), les berceuses (nanarísmata), les
calendes (kálanda), les chants d'exil (tis xeniteiás), les lamentations funèbres (moirológia) et chants du « Monde
d'en-bas et de Cháros », les chants-dictons (gnomiká), les « chants de travail et des Vlaches » (ergatiká kai
vláchika), les chants satiriques (perigelastiká) et les « epímetra » qui comprennent notamment des chants du
Moyen-Age et des chants en dialecte grec d'Italie du Sud (italiótika). Voir Polítis, op. cit., p. 7
130
développe sous l'impulsion de Símon Karás et sont utilisées, dans les décennies suivantes, par
Dómna Samíou en tant que « thématiques » dans l'édition de cd305.
Cette taxinomie est par ailleurs présentée comme outil d'analyse pertinent par
l'ethnomusicologue Lámbros Liávas, proche collaborateur de Dómna Samíou, qui la présente
notamment dans son cycle de conférences à la Bibliothèque Nationale de Grèce « Lílian
Voudoúri »306. Elle fut également utilisée lors du programme de recherche Kyvotós tou Aigaíou
financé par l'Université d'Egée, qui fit notamment un recensement exhaustif de ces répertoires sur
l'île de Lésvos307. Ce même programme, qui organisa également plusieurs missions de recensement
à Chios (1997, 2006), qualifie les performances des chants des fêtes calendaires de « drómena »308
dont la traduction imparfaite serait « actes mis en scène » ou « spectacles rituels ».
Etymologiquement, ce terme qui apparaît probablement en même temps qu'émergent les
syllogues309, est lié au verbe de grec ancien « dró » signifiant agir, ce qui justifie selon moi de le
traduire par « acte » qui comprend en lui-même le double sens d'agissement et de séquence
théâtrale. La plupart des définitions des drómena, font par ailleurs état de leur dimension magicoreligieuse, ceux-ci étant accomplis et interprétés par les participants dans un registre différent de
celui des interactions quotidiennes310. Ces mêmes classifications se retrouvent de manière inversée
dans les ouvrages laographiques rédigés par des érudits locaux, c'est-à-dire que les chants figurent
en tant qu'éléments subsumés à l'intérêt premier qui est la description des us et coutumes des
habitants. On y trouve immanquablement plusieurs chapitres consacrés aux événements du « cycle
de la vie » et du « cycle du temps » vécus par les membres de la communauté villageoise, avec une
description des us et coutumes (íthi kai éthima) présentés par ordre chronologique et accompagnés
des textes des chants habituellement proférés à chacune de ces occasions.
4.1.9. Temporalités collective et individuelle de la parádosi
Les deux dimensions fondamentales de l'espace et du temps évoquées précédemment se
lisent en creux ici encore. L'idée sous-jacente à cette classification est que la vie traditionnelle est
marquée par deux temporalités qui s'interpénètrent. D'une part, il existe un cycle de l'année
305 Voir, par exemple, Samíou (1994).
306 (Liávas 2014)
307 Ces catégories figurent telles quelles sur la page présentant un échantillon des enregistrements effectués à Lésvos.
Voir http://www1.aegean.gr/culturelab/songs_gr.htm
308 Voir http://music-archive.aegean.gr/testforvideos.php?lng=Z3JlZWs=&isle=zqfOr86/z4I=
309 Danforth relève qu'il était déjà utilisé en 1963 par Katerina Kakouri pour qualifier les rites carnavalesques de
communautés villageoise de Thrace (Danforth 1984 : 2).
310 Pour une analyse approfondie, voir Spiliákos (1994 : 2).
131
récurrent qui dispose, d'un point de vue musical, de sa temporalité propre ; calendes en hiver, chants
et danses de Carnaval au printemps, silence avant la Pâques en raison du deuil (pénthos) que portent
les habitants avant la Résurrection, puis saison estivale et son cortège de fêtes patronales jusqu'à
l'automne... D'autre part, la temporalité du cycle de la vie fait que le membre d'une communauté
villageoise déterminée -dont on sait maintenant comment les laographes et les habitants conçoivent
l'histoire-, est enveloppé de sa naissance à sa mort par les pratiques musicochoreutiques de son
groupe et est accompagné par celles-ci dans chacune des transformations de statut social qui
constituent les passages obligés de l'existence. L'existence traditionnelle des villageois est ainsi
rythmée par des paroles, des mélodies et des gestes qui leur sont directement adressées par leurs
contemporains, leur préexistent, leur survivront et participent directement, par leur réactualisation
régulière, à la construction d'une identité différant d'un village à l'autre.
Pour reprendre l'exemple des drómena, ces actes rituels perçus comme différant
sensiblement de la vie quotidienne, l'enfant de Mestá qu'on a préparé durant plusieurs semaines au Ex.
sein du groupe de danse de village et que ses parents ont habillé de la tenue traditionnelle, est
fortement incité à comprendre que le jour où on l'a placé sous le regard scrutateur des anciens afin
de lui faire danser le detós sur la place du village est un jour hors du commun. De la même manière,
l'enfant de Thymianá, par les histoires qu'on lui raconte durant les jours qui précèdent, est invité à
saisir qu'il y a quelque chose d'étrange à jouer à la flûte des mélodies particulières tout en défilant
dans le cimetière du village avant de rejouer, armé d'une épée, la scène d'un combat ayant pris place
entre ses ancêtres (prógonoi) et des pirates311. Cette incitation est d'ailleurs parfois formulée
explicitement lors des manifestations culturelles sous la forme du slogan « Pour que les anciens se
souviennent et que les jeunes apprennent »312 dont nous reparlerons plus tard. L'individu est donc
constamment confronté et traversé par institutions possédant une histoire qui anti-date sa naissance
et ne sont pas accessibles à sa mémoire biographique. Il s'insère dans un ordre social qui lui
préexiste et exerce sur lui un pouvoir de coercition dans la mesure où il est progressivement amené
à intérioriser cet ordre qui lui est opaque. Ainsi, les drómena peuvent aussi bien s'analyser comme
des rituels que comme des institutions aux formes typiques d'actions et aux rôles scriptés,
transformés, ajustés, par les occurrences passées dans lesquels les agents se fondent
progressivement.
311 Contrairement à la situation dans certains villages de Sicile, à Chíos, tous les processus d'apprentissage réalisés par
les enfants, ces versions diachroniques du soi pour reprendre l'heureuse expression de Bernard Lortat-Jacob, le sont
au vu et au su de tous. De plus, les actes dansés et chantés participent à la réactualisation de l'esprit de communauté
et ne sont jamais sollicités comme moyen de distinction pour des individus. Cfr Borneuf (1999).
312 « Gia na thymoúntai oi palioí kai na mathaínoun oi neóteroi »
132
8&9
4.1.10. L'habitus de la parádosi
Mais le rapport entre agents et institutions demeure obscur si l'on ignore le fait que ces
dernières, pour opaques qu'elles sont, font l'objet d'une internalisation et d'une externalisation par
l'agent qui, occurrence après occurrence, construit activement la réalité sociale. La théorie
dispositionnelle de l'action proposée par Pierre Bourdieu et mise à l'épreuve par Loïc Wacquant
dans le contexte de l'apprentissage de la boxe fait le pont. Cette théorie pose que les agents 313 ne
sont pas uniquement agis -assujettis- par des structures qui les dépassent mais qu'ils contribuent
activement à la construction de la réalité sociale par le biais des schèmes de perception,
d'appréciation et d'action qu'ils reproduisent et modifient par le simple fait d'interagir avec leur
environnement314. Cet ensemble de schèmes constitue des habitus définis comme « systèmes de
dispositions durables et transposables, structures structurées prédisposées à fonctionner comme
structures structurantes, c'est-à-dire en tant que principes générateurs et organisateurs de pratiques
et de représentations » qui peuvent être objectivement adaptées à leur but sans supposer la visée
consciente de fins315 et être « régulières » sans être en rien le produit de l'obéissance à des règles 316,
ni le produit de l'action organisatrice d'un chef d'orchestre.317
Les habitus se présentent donc comme des matrices génératives de comportements fondées
sur les expériences passées intégrées par les individus de manière corporelle et rendues actives sous
la forme de schèmes de perception, d'appréciation et d'action qui garantissent une certaine
conformité des pratiques à travers le temps. Wacquant relève quatre propriétés du concept d'habitus
qui rendent son utilisation pertinente dans l'analyse des processus d'acquisition d'une compétence
sociale incorporée : l'habitus est un ensemble de dispositions acquises ; la maîtrise pratique peut
fonctionner en-deçà de la conscience et du discours ; les ensembles de dispositions varient en
fonction des agents, de leur position et de leur trajectoire sociales ; les schémas socialement
constitués sont malléables et transmis par le biais de pratiques d'inculcation318.
313 Le terme d'agent lui-même vise à signifier que les humains ne sont ni acteurs ni à proprement parler des sujets mais
les deux à la fois, c'est-à-dire qu'ils sont agis par des structures qu'ils ont intégré et qu'ils agissent à la reproduction
de ces structures.
314 (Wacquant 2010 : 112)
315 Les réponses de l'habitus peuvent tout à fait s'accompagner d'un calcul stratégique conscient mais Bourdieu défend
l'idée qu'elle se définissent premièrement en dehors de tout calcul par rapport à des potentialités objectives
immédiatement inscrites dans le présent.
316 Le concept d'habitus a spécifiquement été développé pour échapper à l'opposition entre individu et société et à
l'enfermement dans l'alternative de la règle et de l'exception.
317 (Bourdieu 2018 : 88)
318 (Wacquant 2010 : 115)
133
L'introduction de la notion de champ nous a permis de mettre en évidence qu'il existe des
positions d'énonciation qui impliquent un rapport distinct aux faits dits traditionnels et que les
spécialistes, qui en font l'expérience singulière en fonction de leur spécialité (laographie,
musicologie, enseignement de la danse) l'envisagent différemment des agents moins spécialisés. A
cet égard, les catégorisations les plus abstraites et théoriques sont le produit d'un habitus médiatisé
par l'activité intellectuelle se matérialisant par la manipulation de matériaux (enregistrement,
retranscription) à des fins d'analyse, de comparaison et éventuellement avec des visées didactiques
(enregistrement, retranscription, mise en série de textes, analyse musicale, standardisation des
mouvements, etc). J'ai également montré que la parádosi impliquait des conceptions particulières
du temps individuel et collectif (cycle de vie, cycle du temps), de l'espace et du groupe (village,
région, aire culturelle, urbanité/ruralité) et sur lesquelles sont fondées ces catégorisations plus
abstraites
mais
également
des
jugements
de
valeur
(bon/mauvais,
ancien/moderne,
production/consommation passive) sur les performances musicales et dansées.
Selon moi, il est peu rentable d'un point de vue anthropologique de traiter certaines
institutions -qu'on les nomme manifestations culturelles, remises en fonction d'anciennes coutumes
ou actes rituels- comme des formes de patrimonialisation et de « préservation des cultures ». Bien
qu'on puisse leur reconnaître une certaine « nouveauté » dans la mesure où elles impliquent une
certaine distance des agents par rapport aux intentions prêtées à leurs prédécesseurs dans
l'accomplissement de ces actes, je crois justifié de considérer au contraire qu'il n'y a pas de
différence de nature entre les drómena contemporains et ceux qui prenaient place dans un « avant »
(« paliá ») idéalisé par les agents. Il ne suffit pas à mon sens de dire que ces pratiques musicales et
dansées sont sollicitées par les agents comme des ressources dans l'affirmation d'une identité mais
bien plus précisément que ces pratiques sont cette identité dans la mesure où elles constituent des
mises en formes et en actes de leurs schèmes de perception, d'appréciation et d'action et
fonctionnent donc comme un habitus, entendu comme matrice générative de comportements,
structurée par les occurences précédentes de ces pratiques et structurant les pratiques au présent et
au futur.
Ceci n'empêche nullement que ces pratiques se transforment319 alors que les agents insistent
sur leur grande profondeur historique et les idéalisent. Cette contradiction se résout d'elle-même
lorsqu'on accepte justement d'envisager ces pratiques comme des mises en formes et en gestes de
319 Les transformations étudiées dans les chapitres suivants seront celles relatives aux modifications de
l'instrumentarium, du répertoire des panégyres et du déroulement général d'un mariage.
134
schémas qui eux se modifient partiellement en fonction des circonstances historiques et parmi
lesquels on compte le « passé idéalisé » agissant comme principe structurant des pratiques 320. Il est
difficile de statuer sur ce que font la musique et la danse, en quoi consistent leurs effets et quelle
pourrait bien être leur fonction. En revanche, on peut dire, selon moi, ce que font les agents
lorsqu'ils pratiquent la musique et la danse ; ils contribuent à la reproduction de ces schémas et
réactualisent à intervalles réguliers, avec distance ou non, des institutions dont la structure de
plausibilité repose sur ces schémas.
4.2. Le chant comme mode d'action
4.2.1. Le chant, la propriété et le lieu
Si les avis des spécialistes divergent, dans un souci de cohérence logique propre à
l'entreprise de classification, quant à la définition exacte des catégories précitées, il est juste
d'affirmer que la plupart des habitants de Chíos les utilisent également sans qu'il leur soit jamais
nécessaire d'expliciter leurs différences. Ceux-ci répondent spontanément et sans hésitation par oui
ou par non lorsqu'on leur demande si tel skopós (mélodie) est traditionnel (paradosiakós) ou s'il
relève des autres grandes catégories (elafrá, rebétika, etc) et nombreux sont ceux qui statuent sans
hésiter sur son caractère local (topikós) ou non. Malgré mes nombreuses questions à ce sujet, il ne
m'a jamais été fait état de dispute entre habitants sur l'appartenance d'une mélodie à un lieu
(tópos)321, fait cohérent étant donné que cette appartenance conçue sur le mode de la « propriété
collective » n'implique aucune close d'exclusivité ; tout comme pour les danses, les skopoí sont
librement interprétés par qui le souhaite. De la même manière, comme nous l'avons vu dans le
troisième chapitre, un skopós peut être reconnu comme la création d'un musicien particulier 322 ce
qui n'empêche pas que chacun se l'approprie étant donné que ce musicien appartient par définition à
un village et à une région. Pour reprendre les termes de Filippo Bonini Baraldi qui analyse en
Transylvanie la recherche par les musiciens tsiganes professionnels d'un effet de « résonance » entre
musique et états d'âme des convives à satisfaire durant les fêtes, « cette propriété n'est ni matérielle,
ni historique, ni rigide et immuable : un air « appartient » à ceux sur qui il produit un effet, d'autant
320 On trouve ce principe à l'action lorsqu'un habitant déclare « Les anciens étaient de vrais glentzédes (fêtards), on ne
leur arrive pas à la cheville » ou qu'un professeur de danse informe ses élèves que « le vrai zeïbékikos de Chíos se
dansait à deux et n'était pas dansé par les femmes ».
321 Le lieu étant entendu comme la communauté villageoise établie en un point géographique identifiable.
322 C'est le cas notamment pour le syrtós « Ta choriá tis Chíou » dont Fragkoúlis Stakiás, originaire du village de
Chalkeiós revendique la paternité ou le tsiftetéli « O Manólis échei kéfia », inspiré des techniques de jeu favorites du
clarinettiste Manólis Foteinós
135
plus si cet effet est d'ordre émotionnel. »323.
La précision et la richesse de l'information augmente proportionnellement à l'intérêt porté et
au temps consacré par les agents aux questions de parádosi ; les plus familiers de ces répertoires
-qu'ils soient laographes, musiciens ou chanteurs- peuvent localiser précisément certaines mélodies
et détaillent, à grand renfort de souvenirs et d'anecdotes, dans quels villages elles étaient
particulièrement appréciées, qui sont les derniers auprès desquels ils les ont entendues, l'impression
que certaines interprétations ont produite sur eux... La catégorie générale des paradosiaká, prise
comme ensemble recouvrant des catégories plus fines relatives aux formes musicochoreutiques et
aux situations dans lesquelles elles sont actualisées, agit en tant que catégorie de perception à
laquelle se mêle irrémédiablement des appréciations relevant du goût personnel des agents. Mais il
n'est pas inopportun de réaffirmer ici que ce goût personnel est toujours socialement constitué ;
année après année, les agents entendent ces mêmes mélodies au cours de gléntia (fêtes de
compagnie), de panégyres (fêtes patronales) ou de fêtes calendaires, comparent les différentes
interprétations, les associent à des épisodes de leur propre histoire... Les catégorisations s'estompent
alors et les chants de Carnaval, de l'exil, des panégyres deviennent des chants de table remémorés
lors de fêtes en petit comité (glénti pareïstiko) ou des chants tout court que l'on interprète dans ses
moments de solitude (monaxiá).
4.2.2. L'exoikeíosis (habituation) : une sélection par affinité
Pour reprendre une question formulée en un contexte assez différent : pourquoi chanter une
seconde fois quelque chose qui l'a déjà été dans la solitude c'est-à-dire le lieu à la fois physique et
mental qui apparaît dans « les interstices de la vie sociale » ? Katell Morand propose d'envisager les
chants solitaires des Goğğamés comme des citations chantées convoquant d'anciennes situations de
performances avec leurs interactions, leur contexte et leurs significations. Ces « chants privés »
agiraient donc en tant qu'échos d'une situation de communication antérieure où le chanteur
s'adresserait à la fois à lui-même dans une forme de dialogue intérieur plus ou moins privé en
prenant son soi passé à témoin, et à des interlocuteurs imaginés en mêlant au présent un passé revu
et réinterprété324.
Dans le cas qui nous concerne, il est possible d'associer chant pour soi et chant en paréa afin
323 (Baraldi 2010 :87)
324 (Morand 2007)
136
de les présenter à la fois comme une forme de citation d'occurrences passées mais également en tant
que moyen technique et ludique de mettre en pratique ces schèmes de perception, et d'appréciation
intégrés au fil des occurrences en les actualisant par le mode d'action que constitue la vocalisation.
Le chant serait dans ce cas utilisé comme « échafaudage » permettant au chanteur et à son audience
de progresser vers des états émotionnels difficilement atteignables avec autant d'intensité par le
moyen du simple souvenir325. Le chant, par sa structure, la cyclicité de son rythme, la mélodie
utilisée, sa versification, fournit un ancrage non pas matériel326 mais perceptuel à cet échafaudage,
qu'on l'envisage du point de vue de la production ou de l'écoute. Or, dans la pratique, l'aspect
ludique n'est ni négligeable ni négligé : les agents prennent plaisir à se réhabituer à un chant, à se le
réapproprier et à réemprunter ses chemins, à y ajouter une ornementation ou à le commencer à une
autre hauteur, en somme à « sculpter leurs circuits neuronaux » afin de faire sonner leur chant avec
art et expressivité327.
Le terme d'exoikeíosis que je propose vise à rendre compte de ce procédé par lequel on se
rend ludiquement familier d'une pratique par son actualisation régulière, procédé qui est donc au
coeur de toute forme d'acquisition. Elle est inspirée du concept d'habituation emprunté à la
psychologie sociale et aux neurosciences. Cependant celui-ci est généralement utilisé pour définir la
diminution -à court ou long-terme- d'une réponse comportementale produite par une stimulation
répétée328. En sociologie de la connaissance, comme on l'a vu, il a principalement été utilisé de
manière anecdotique afin de rendre compte du fait que toute activité humaine, lorsqu'elle est répétée
fréquemment, tend à se fondre dans un modèle qui permet sa reproduction avec un moindre effort
en permettant un rétrécissement des choix 329. Mais l'habituation a également été envisagée comme
un double processus, impliquant des effets à la fois décrémentiel (habituation) et incrémentiel
(autrefois sensitization, aujourd'hui potentation), ce dernier rendant compte de l'augmentation d'une
réponse comportementale produite par une stimulation répétée330. Sa traduction littérale en grec, par
effet de rupture, vise à associer ces deux effets et à conceptualiser a minima un fait que les données
produites démontrent amplement : la pratique intensive du chant et de la danse331 agit comme travail
325 (Stoichita 2017 : 6)
326 L'idée selon laquelle les humains utilisent les affordances (possibilités d'action ou d'interaction) de leur
environnement matériel pour effectuer des tâches cognitives complexes a été développée par Hutchins. Je pense que
le raisonnement est extensible au chant (Hutchins 2005).
327 (Stoichita, Grimaud, et Jones, 2011 : 3)
328 (Rankin et al. 2009)
329 (Berger et Luckmann 2010 : 110)
330 (Groves et Thompson 1970)
331 A cet égard, la documentation filmique des cours de danse dont il sera question plus loin fournit un moyen
privilégié d'évaluer ce processus d'exoikeíosis.
137
« d'intéressement du corps et de l'esprit »332 qui inculque de manière pratique les schèmes pertinents
et constitue petit à petit, par la répétition régulière de gestes donnés, un oeil et une oreille du
danseur ou du musicien qui offrent à ces derniers une compréhension plus profonde des gestes qu'ils
accomplissent et qu'ils voient s'accomplir333.
Les agents qui chantent basent bien leurs variations sur les occurrences précédentes
-notamment sur les interprétations qui les ont marquées- mais, à la différence du cas des Goğğamés,
la nature des chants paradosiaká, qui appartiennent à tous sans être la propriété d'aucun, fait qu'ils
peuvent être complètement désolidarisés du contexte communicationnel et interactionnel des
occurences précédentes. Ceux-ci fonctionnent en tant qu'actualisation générique d'une idée morale
ou d'un sentiment communs (conception du temps, de la vie, de la mort, de l'amour) parce que
fondés sur des codes et des registres symboliques partagés 334. En témoigne par exemple le fait que
les agents, quel que soit leur sexe, chantent indifféremment des chants adressés à une femme ou à
un homme. Les agents peuvent tout à fait les investir d'un sens très personnel dans lequel chaque
distique évoquerait effectivement une personne qu'ils aiment, ils ne manquent d'ailleurs pas de le
faire mais cette association n'a rien d'obligatoire ce qui rend plus aléatoire la réactualisation
régulière de certains chants plutôt que d'autres. Comme évoqué précédemment, la tradition musicale
telle qu'on la découvre en un instant T est comparable à un épais sédiment d'objets hétérogènes
charriés par le temps en un même lieu. Ces objets sont charriés par flux et reflux et que leur survie
en un endroit plutôt qu'un autre doit beaucoup au hasard et aux volontés décoordonnées d'hommes
et de femmes qui les ont aimés parce qu'ils signifiaient quelque chose à leurs yeux.
4.2.3. L'échafaudage d'une émotion par le chant
Ainsi de la relation entre Mariánthi Almyroúdi, qui apprit ses lettres étant adolescente pour
pouvoir écrire les chants qu'elle aimait, et le chant « Mia synnefiasméni méra » (« Un jour lourd
d'orage »)335. Mariánthi est, de l'avis de tous, un personnage important de la chanson sur l'île. C'est
sa voix entonnant un chant de travail que les visiteurs entendent lorsqu'ils entrent dans le musée
dédié à la culture du mastic. Lors de nos premiers enregistrements, Sákis Pipídis, qui grandit avec
elle et la considère comme une seconde mère336, essaya par plusieurs moyens de le lui faire chanter
332 (Wacquant 2002 : 71)
333 Ibid., p. 116
334 C'est la raison pour laquelle il est particulièrement pertinent d'étudier les schèmes de perception, d'appréciation et
d'action qui structurent leur interprétation.
335 Ce chant existe aussi bien en Epire qu'en Thrace Orientale et dans le Dodécanèse.
336 Ils sont tous les deux du village de Mestá.
138
Fig. 10
mais Mariánthi, flairant le piège, utilisait systématiquement sa technique favorite ; elle détournait
notre attention en nous submergeant sous d'autres chants tous plus rares et exceptionnels les uns que
les autres. Elle accepta enfin de le chanter et dit :
Μια συννεφιασμένη μέρα
Un jour lourd d'orage
και μια σκοτεινή βραδιά
et une soirée obscurcie
βάρκα γύρισε άνω κάτω
Une barque s'est renversée
και πνίγηκαν δυο παιδιά
et deux enfants se sont noyés
Ένας ήτανε ο Νίκος
L'un s'appelait Níkos
του Χαντι πάτερ' ο γιος
Fils du pope Chantí
Κι άλλος ήταν αρμενάκι
L'autre était barreur de voilier
στην Ελλάδα ξακουστός
connu dans la Grèce entière
Να η μάνα του του Νίκου
Et voilà que la mère de Níkos
τάζει λίρες εκατό
promet une centaine de lires
για να βγάλουν το παιδί της
Pour qu'on tire son enfant
μεσά αφ'τ'αλμυρό νερό
de l'eau amère
Η κοπέλα του του Νίκου
Et la femme de Níkos
τάζει λίρες και φλουριά
promet cent lires et florins
για να βγάλουν τον καλό της
Pour qu'on tire son bien-aimé
μεσά αφ'τ'αλμυρά νερά
des eaux amères
Η θάλασσα δεν τρώει λίρες
La mer n'avale pas de lires
Η θάλασσα δεν τρώει φλουριά
La mer n'avale pas de florins
Μόνον τρώει παλλικάρια
Elle n'engloutit que les braves
και λεβέντικα παιδιά
et les enfants gracieux
Μόνον τρώει παλλικάρια
Elle n'engloutit que les braves
και τα ζηλευτά παιδιά
et les enfants enviés
Sákis pleurait discrètement. Il savait qu'elle avait perdu deux frères lors de la guerre et que
l'un d'eux fut noyé dans des conditions semblables à l'histoire de Níkos et du barreur de voilier. Sa
139
Ex. 10
motivation était double au moins ; il considérait comme une nécessité absolue de préserver la
parádosi et ma présence était l'occasion pour Mariánthi d'enregistrer ce chant 337 mais je pense qu'il
désirait également ressentir à nouveau la tristesse qu'il avait éprouvée en entendant ce chant en
d'autres occasions. Ainsi la sollicitation de ce chant pour l'effet qu'il induit fonctionne sur le même
principe que la commande effectuée auprès des musiciens lors des panégyres. Sa demande n'était
pas ressentie par Mariánthi comme une demande intrusive, seulement comme une demande « qui en
coûte » car le chant ravivait manifestement des souvenirs douloureux. J'ai fait écouter cet
enregistrement à Chrístos Michaliós un autre jour alors que nous étions assis le soir à sa terrasse.
Chrístos est capitaine de navire marchand de profession et spécialiste du folklore de la région de
Kardámyla. On m'a très tôt recommandé de m'adresser à lui car, comme on dit ici, « il s'occupe de
la tradition » (« ascholeítai me tin parádosi »). Il est notamment l'auteur d'un ouvrage sur les chants
et l'histoire des habitants de Kardámyla et a participé avec le syllogue de son village à l'élaboration
du disque compact « Mousikés mnímes ton Kardamýlon » (« Mémoires musicales du village de
Kardámyla ») réunissant des chants qu'il a collectés auprès des anciens de la région 338. Lui qui
connaissait nombre d'histoires de marins noyés et de moirológia maudissant la mer « faiseuse de
veuves » pleura aussi.
Hélène Delaporte rapporte qu'en Epire, les lamentations funèbres sont chantées discrètement
par les femmes qui se cachent des hommes car « il leur est reproché d'attirer la mort et de perdre le
contrôle d'elles-mêmes »339. Sans vouloir mettre en doute le rôle que peut jouer la superstition dans
la retenue de certains chants340, mes entretiens révèlent que des agents les évitent principalement
afin de ne pas tomber dans l'état émotionnel qu'ils impliquent et induisent. Chrístos me rapportait
par exemple qu'il n'aimait pas entendre les moirológia bien qu'ils constituent à ses yeux les plus
grands chefs-d'oeuvre de la poésie des Kardamylítes. Les lamentations qu'il avait entendues lors
d'enterrements à Kardámyla étaient si tristes qu'il n'avait pas le coeur de les enregistrer mais se
contentait, par devoir, de les consigner en les mémorisant. Mais, comme le démontre le cas de
l'enregistrement avec Sákis et Mariánthi, il arrive que l'écoute et la production d'un chant triste soit
expressément sollicitée afin d'éprouver une émotion d'un tel ordre. Selon mes données, « Le jour
lourd d'orage » appartient à cette catégorie de chants qu'on écoute avec un type particulier de
337 En réalité, il existait déjà une trace de ce chant car Mariánthi fut enregistrée en 1978 par Wolf Dietrich.
338 Le conseil d'administration du syllogue « Filopróodos Ómilos Kardamýlon » m'a aimablement autorisé à déposer
une copie de ce disque compact dans les archives du Centre de Recherche en Ethnomusicologie. Voir
https://archives.crem-cnrs.fr/archives/collections/CNRSMH_E_2018_010_001/
339 (Delaporte 2001 : 3)
340 Lámbros Liávas évoque lui aussi le cas d'une femme qui refusait de lui chanter le chant de Saint-Georges à une
autre période que la date de la fête patronale du Saint car elle risquait, selon ses dires « d'attraper des poux au
pubis » (« tha piásei psíres to práma mou »).
140
tristesse (lýpi) et qui instaurent, comparablement aux kilamê ser des Yézidis d'Arménie analysés par
Estelle Amy de la Brétèque, les « conditions propices à une rêverie collective autour de la peine et
de la souffrance »341. Tristesse que la coprésence de proches en paréa rend supportable voire
agréable car la coprésence permet de lire et d'entendre par les postures corporelles, par les
expressions du visage, par les soupirs qu'elle est partagée342.
Je soutiens que l'on peut placer « to tragoúdi ton seismón » (« Le chant des séismes ») dans
la même catégorie343 des chants qu'on aime entendre malgré leur tristesse, bien qu'il s'en distingue
d'un certain point de vue. En effet, la manière dont le chant « Un jour lourd d'orage » acquiert un
caractère personnel pour Mariánthi n'a rien d'exceptionnel mais il implique une modification
importante de perspective de la part du producteur du chant et de ceux qui l'écoutent s'ils ont
connaissance de cette relation particulière. En effet, Mariánthi n'infère ni les intentions de l'auteur
du chant (ou de l'énonciateur imaginaire) ni des personnages de la mère et de la femme de Níkos ;
sa mémoire biographique suffit amplement à peupler le temps du chant d'éléments personnels.
L'intentionnalité principale qui s'exprime est la sienne. Selon moi, le processus d'identification
fonctionne différemment dans le « Chant des séismes ».
Celui-ci m'a été déclamé344 lors d'une séance d'enregistrement réalisée au village de
Kardámyla en présence de Chrístos Michaliós dont il a déjà été fait mention, de sa femme Anna, Ex. 11
d'Evaggelía Máppa, pharmacienne et secrétaire générale de l'association du village de Kardámyla,
des parents de cette dernière qui sont membres fondateurs de l'association ainsi que de mon cousin
Giórgos Gianniódis, psalte de métier. La mère d'Evaggelía coupe court à la conversation en cours et
demande à Chrístos de déclamer ce chant. Anna demande en riant si on veut réellement l'entendre
maintenant car il est très long, le père d'Evaggelía renchérit et dit que le texte nous trouvera là
encore le matin. Evaggelía, s'adressant à moi, insiste sur le fait que ce chant est parmi les plus
« émouvants » et qu'il « donne la chair de poule ». Pendant ce temps, Chrístos se concentre et
fouille les recoins de sa mémoire, probablement pour se rappeler de l'enchaînement des premiers
distiques. Lorsqu'il prend enfin la parole, il coupe court aux babillages et un silence d'église se fait
341 (Bretèque 2017 : 118)
342 Pour une analyse de l'empathie et du rôle des neurones miroir dans la transmission d'une émotion par l'action et par
les stimulis auditifs, voir Becker (2010 : 46) et Halloy (2016 : 20).
343 Du point de vue laographique et de la taxinomie de Nikólaos Polítis, il serait classé parmi les chants à caractère
historique. A Chíos, ces chants retraçant l'histoire de l'île sont nombreux. En plus des chants du cycle acritique dont
on a déjà parlé et de ceux relatifs à la « perte de la Ville » (Alosi tis Póléos) tels que « Treis kalogéroi kritikoí », on
trouve des chants liés au combat des habitants face aux pirates durant la période de domination génoise à partir du
XIVe siècle (« Oso kafchiómoun k' élega », « Dódeka chronó korítsi »...)
344 Les paroles (lógia) des chants peuvent faire l'objet d'une déclamation (apaggelía) ou d'une mélodisation. Dans le
second cas, on parle alors de tragoúdi.
141
parmi les personnes présentes pour entendre ce chant long et émouvant345 .
(Με τι καρδγκιά με τι ψυχήν
(De quelle âme et quel coeur
τα χείλλη μου ν'αννοίξω
ouvrirai-je les lèvres
της Χίου την καταστροφήν
Pour écrire au calame
να καλαμογραφήσω.)
la catastrophe de Chíos ?)
Στα χίλια οχτακόσια
En l'an mille-huit-cents-
έτος ογδονταένα
quatre-vingt-un
πήρα στο χέριν το χαρτίμ
J'ai pris le papier
με τη θλιμμένην πένα.
et la plume affligée
Τρεμουλιαστά την εβαστώ,
Je la tiens en tremblant
τη συφφοράν να γράψω,
pour écrire ce malheur
τον άδικον του χαλασμόν
Et pleurer amèrement
απέ καρδγκιάς να κλιάψω.
cet injuste anéantissement.
Ήτον ημέρα Κυργκιακή
C'est le dimanche
στις κοσιδγκυό Μαρτίου
vingt-deux Mars
που για τις αμαρτίες μας
Que la colère de Dieu s'abattit
ήρτεν οργκή Κυρίου.
sur nous par nos péchés.
Θάτον η ώρα δώδεκα
Il devait être aux alentours de midi
μετά τημ μεσηβρίαν
Après le point du jour
κι αρχίζζει η Χίος να σείεται
Lorsque Chíos s'est mise à trembler
μ' όλλα της τα χωριά,
avec tous ses villages
μαζζί Τσεσμές κι Αλάτσατα
avec eux Tsesmés, Alatsáta
και Κάτω Παναγιά
et Káto Panagiá
(ακούν τηγ γην ν' αγκομαχά
(Entendent la terre suppliciée
και ππέφτουν τα ντουβάρια,
et les murs effondrés
πλακόννουν νειούς και κοπελλιές,
Couvrant hommes et femmes,
345 Le texte a été intégralement retranscrit par Chrístos dans son ouvrage. J'ai respecté la graphie de sa retranscription.
Les passages entre parenthèses sont ceux qui font partie du texte mais n'ont pas été récités par Chrístos lors de
l'enregistrement. Certains distiques ont été récités dans un ordre différent sans que cela n'altère le sens général, j'ai
donc respecté l'ordre du texte tel qu'il est présenté dans l'ouvrage.
142
πλακόννουν παλληκάργκια.)
couvrant aussi les braves.)
Μικροί μεγάλοι ετρέχανε
Petits et grands courent
στους δρόμους να γλιτώσουν
dans les rues pour sauver leur vie ;
κ' οι τοίχοι όλλοι εππέφτασιν
et tous les murs s'écroulent
να τους καταπλακώσουν.
et les ensevelissent.
Όλλοι φτωχοί και πλούσιοι
Tous, pauvres, riches,
και καλομαθημένοι,
gens de bonne famille
μέσα στ' αγιάζζι ξενυχτούν
Veillent dans le gel,
γυμνοί κι ανεζζωσμένοι.
nus et transis de froid.
(Όλλοι όσοι γλυτώσανε
(Tous ces survivants,
τους θώρες λυπημένους
tu les voyais, affligés,
Εκλαίγαν και θρυνούσανε
Pleurant et se lamentant
τους σεισμοσκοτωμένους.)
sur leurs morts ensevelis.)
Τηλέγραφος εχτύπησε
Un télégramme fut envoyé
σ' όλλην την οικουμένη,
à tout l'écoumène ;
σώσετ' αδέρφκια χριστιανοί,
« Sauvez, frères Chrétiens,
τηχ Χίον την καμένη.
notre pauvre Chíos ! »
Ευτύς τηλεγραφήσανε
Turquie et Russie
Τουρκίαν και Ρωσσία,
répondirent aussitôt
Γαλλίαν και Αμερικήν,
France et Amérique,
Προυσσίαν και Αγγλίαν,
Prusse, Angleterre
και η Αυστρία τόμαθεν,
L'Autriche l'apprit aussi,
Αθήνα κ' Ιταλία,
Athènes et l'Italie
κι όλλοι εβοηθήσανε
Et tous aidèrent
τηχ Χίον την αθλία.
notre Chío dévastée.
Οι σκαπανείς οι Έλληνες
Des sauveteurs hellènes
143
ήρταν κι εβοηθήσα
vinrent nous prêter aide
και με καρδκιάν και με ψυχήν
Et tous nous soutinrent
όλλους υπερασπίσα.
le coeur et l'âme vaillante
Καθώς στείλαν και γιατρούς
On envoya
δώδεκ' αφτήν Αθήναν
douze médecins d'Athènes
και δωρεάν τα γιατρικά
Qui distribuèrent
εις τολ λαόν τα δίνα.
des médicaments au peuple
(Οι ναύτες τα χαλάσματα
(Les marins fouillent
ψάχνουν και γυροφέρνου
les décombres et déterrent
τωλ λαβομένων τα κορμιά
Les corps ensevelis
για να τα μεταφέρου,
pour les transporter
στη Σμύρνη με τα πλοία τους
A Smyrne sur leurs bateaux
να τα γιατροπορέψου.)
afin de les soigner)
Σε άλλοχ χέργκια κόβγκανε
L'un perd ses mains,
σε άλλον τα ποδάργκια,
l'autre ses jambes
μα εκείνα τα μικρόπαιδα,
Mais les nourrissons,
άχου τα καυμένα,
ah les pauvres
εβγκάλλαν τα κορμάκια
On extirpait leurs petits corps
των και ήτανε λιωμένα.
qui étaient désarticulés
Όλα βιράνιγ γίνηκαν,
Tout n'est que ruines,
ταρσιά και μαχαλάδες
hameaux et quartiers entiers
κι ανθρώποι εσκοτώθησαν
Et le nombre de morts
πεντέμιση χιλιάδες.
s'élève à plus de cinq mille
Δεν ήσαστε να βλέπετε
Que n'êtes-vous là
μεσ' τα νεκροταφεία
pour voir ces cimetières
που βάζζαδ δέκα σώματα
Où l'ont met en terre
αντάμα σ' ένα μνήμα.
dix corps sous une seule pierre
144
(Αθρώποι γενναιόκαρδοι
(Des hommes au coeur noble
τα μνήματα εσκάβγκα,
creusaient des tombes
χωρίς ξεφτέργκια και παπά
Et sans pope, sans cérémonie,
πηγαίνναν και τους θάβγκαν.
Ainsi ils les enterraient.
Ω Χίος μου περίφημη
Ô Chíos tant vantée,
που ήσου ζζηλεμμένη
autrefois tant enviée
και τώρα εκαντάτησες
Te voilà aujourd'hui
μαύρη και μαραμμένη.)
noire et flétrie.)
Που έμειναν τα άνθη σου,
Où sont tes fleurs,
που πα η ομορφγκιά σου,
où s'en est allée ta beauté,
που πήγαν οι ανθρώποι σου
Où sont tes hommes
και τα υπάρκοντά σου;
et leurs demeures ?
Καρδάμυλλα κι άλλα χωργκιά
Kardámyla et d'autres villages,
ξεχωριστά ο Κάμπος
mis à part le Kámpos
μαζζί κ' η χώρα χάλασεν
La Ville aussi est détruite
και όλλος ο Βροντάδος.
aussi bien que Vrontádos
Ω Χίος μου περίφημη
Ô Chíos tant célébrée,
Ανατολής το άστρον
astre de l'Orient
Εχάλασ' η καθέδρα σου
Ton trône même s'effondre,
το παλαιόσ σου Κάστρο.
ton Château est détruit
(Θέ μου μεγαλοδύναμε
(Mon Dieu Tout-Puissant,
και πάψε την οργκήσ σου,
modère donc ta colère
απέ τοφ φοβερόσ σεισμόν
Après ce terrible séisme,
και δώκε την ευφκήσ σου.)
donne-nous bénédiction)
Θέ μου μεγαλοδύναμε
Mon Dieu Tout-Puissant,
και πάψε τοθ θυμόσ σου
mets terme à ton courroux
κι απέ τοφ φοβερόσ σεισμό
Et de ce terrible séisme,
145
γλύτωσε τολ λαοσ σου
protège donc ton peuple.
Deux éléments principaux méritent d'être évoqués au terme de cette déclamation.
Premièrement, le silence d'église lorsque Chrístos commence à déclamer est assez représentatif du
crédit qu'on lui prête en tant qu'expert de ces chants. J'ai eu l'occasion de l'enregistrer à plusieurs
reprises, en petit comité ou devant plusieurs dizaines de personnes et ai souvent entendu des
commentaires élogieux sur sa mémoire exceptionnelle ; lui prétend qu'il l'a beaucoup travaillée
étant donné que certains habitants refusaient d'être enregistrés par « la machine du diable » que
constituait son enregistreur et qu'il devait donc mémoriser les paroles afin de les réécrire. C'est ici
qu'entre en jeu l'exoikeíosis et l'affinité que peut ressentir un agent pour certains chants. A force de
les entendre au sein des parées qu'il fréquentait étant jeune, à force d'imprégnation, de répétitions
et « d'intéressement du corps et de l'esprit », Chrístos en vient à déclamer ces vers comme s'ils les
avaient écrits lui-même. Il les a fait siens au point que l'on peut parler d'intégration (donc
d'exoikeíosis) quasi-parfaite de la parádosi et que les habitants de Kardámyla savent que des pans
entiers de la mémoire collective repose sur son savoir et ses pratiques.
4.2.4. Le chant et ses intentionnalités multiples
Secondement, la remarque d'Evaggelía sur le caractère émouvant du chant me paraît tout à
fait significative de la manière dont s'échafaude un état émotionnel partagé au sein d'une paréa. On
a vu que l'échafaudage pouvait s'accomplir au moins de deux manières. Tout d'abord entre agents et
un chant ; à cet égard la trame narrative est un moyen d'échafauder l'émotion par l'utilisation
d'image au pouvoir d'évocation fort car, bien que la chose ne soit pas particulièrement visible dans
l'extrait, le passage relatif aux nourrissons aux corps désarticulés est une image dont j'ai observé
qu'elle pouvait déclencher des pleurs. Ensuite entre agents qui, en se regardant et en s'écoutant, en
chantant ensemble des chants qu'ils ont choisis, échafaudent un état émotionnel commun.
Or il s'agirait de savoir pourquoi les habitants sont émus et déclarent qu'un chant « donne la
chair de poule ». Ma proposition se rapproche de la perspective d'Alfred Gell selon laquelle
l'efficacité de l'art en général provient de l'opération cognitive qu'il suscite auprès des agents, ces
derniers procédant à une « abduction d'agentivité», c'est-à-dire une inférence quant aux
intentionnalités de l'auteur346. Dans le cas des deux chants présentés, plusieurs intentionnalités se
346 (Gell 2010)
146
dégagent et participent à la construction d'un état émotionnel partagé. Premièrement, celle du
récepteur qui peut solliciter explicitement l'énonciation d'un chant pour des raisons diverses mais
notamment dans le but que le chant induise en lui un sentiment qu'il recherche comme dans le cas
de Sákis. Deuxièment, celle de l'émetteur ; Mariánthi dont l'histoire personnelle rend l'interprétation
particulièrement touchante et conduit à une réponse émotionnelle de Sákis et Chrístos dont la
déclamation sans passer par le chant donne un caractère neutre qui pousse les récepteurs à se
concentrer sur le contenu du message. Troisièmement, celle de l'auteur-créateur qui peut être
identifié, imaginaire ou anonyme et associé à la communauté entière. Or le « Chant des séismes »
devient émouvant et efficace par l'inférence que font les agents sur l'intentionnalité de l'auteur, sur
ce qu'il a vécu, sur son víoma. Ecouter un chant encapsulant un pan de l'histoire de la
communauté347 devient un acte permettant d'entrer en résonance avec ce víoma et chanter, un moyen
technique de le rendre présent, sensible. Dans cette perspective, le fait que les agents soient mûs et
émus par certains chants nous permet de formuler la proposition à peine métaphorique selon
laquelle ce ne sont pas les mélodies qui appartiennent à des communautés mais des communautés
qui leur appartiennent en ce qu'elles se définissent notamment à travers elles.
347 Qu'il s'agisse de la mort par noyade dans une île comptant de tous temps un nombre important de marins ou des
catastrophes qu'elle a subies.
147
Chapitre 5. Les danses de Chíos et leurs enjeux
Le présent chapitre, consacré aux pratiques dansées, s'appuye essentiellement sur des
données récoltées et produites lors de panégyres et de gléntia dont l'organisation et le déroulement
ont été décrits dans le troisième chapitre. Les descriptions de danse proposées ici visent
principalement à mettre en perspective la perception qu'ont les différents acteurs -spécialistes de la
tradition tels que les laographes, chorodidáskaloi et simples particuliers- de leurs pratiques en tant
qu'actualisation de formes dansées qui leur préexistent ainsi qu'à rendre compte de la manière dont
ceux-ci se les approprient et contribuent à leur préservation ou à leur transformation au fil des
décennies et ce par différents moyens. J'ai tenté de démontrer dans le précédent chapitre que
certains chants sont efficaces et émouvants par l'inférence que font les agents sur l'intentionnalité de
l'auteur ou du producteur de ce chant. Nous verrons ici que la pratique choreutique obéit en partie
au même principe et que la bonne danse est perçue et/ou vécue comme une occasion d'exprimer
certaines dispositions avec sincérité mais également que la danse, et notamment la danse en cercle,
est un moyen de s'appuyer sur la compagnie (paréa) en présence afin de créer une émotion
partagée.
On a également vu ce que peut être un « marqueur en traditionalité » dans le cas du mariage.
Mon hypothèse est que les schèmes de perception et d'appréciation dégagés précédemment - dont la
catégorisation géographique et le renvoi des individus à une identité villageoise - se manifestent par
le geste dansé et que, lors de danses auxquelles on reconnaît un caractère improvisé, la réalisation
de figures (figoúres ou tsalímia) et la sélection de certaines combinaisons de gestes dans un
répertoire gestuel déterminé par une forme dansée agissent également en tant que marqueurs et ce à
plusieurs niveaux. Ils agissent à la fois en tant que « signature personnelle » qui donne une
« identité choreutique » aux individus qui se distinguent ainsi des autres danseurs mais également
en tant que « marqueur identitaire » dans la mesure où certaines de ces signatures sont partagées au
sein des communautés villageoises ou des différentes régions de l'île, sans qu'il soit pour autant
nécessaire que les danseurs mobilisent ces marqueurs de manière consciente. A cet égard, les
communautés semblent également se définir par certaines caractéristiques choreutiques tout comme
elles se définissent notamment à travers certaines mélodies. Une attention particulière sera donc
portée aux trois danses principales exécutées lors des panégyres et des gléntia, à savoir le syrtós (et
la séquence liminale du bállos), le tsiftetéli ou patitós et le zeïbékikos auxquelles on reconnaît
justement un caractère improvisé.
148
5.1. Distinguer et classer les danses
On peut dire que si des Grecs vivaient encore à Smyrne et dans la péninsule d'Erythrée,
ceux-ci ne seraient nullement dépaysés en prenant le bateau pour participer à un glénti ou un
panégyre de Chíos, tout comme ne sont pas dépaysés les habitants de Sámos, de Lésvos ou
d'Oinoússes lorsqu'ils sont de passage sur l'île. Ainsi, comme on le lit dans l'ouvrage consacré aux
chants du village de Reïs-Nteré, les danses de la péninsule d'Erythrée possèdent tous les traits
choréologiques des danses que l'on trouve à Chíos ; on y trouve une danse carnavalesque en tous
points comparable au detós, les danses chasapíkos, kalamatianós, karsilamás ainsi que les trois
danses principalement exécutées lors des panégyres à Chíos c'est-à-dire le syrtós, le tsiftetéli
(nommé localement patitós) et le zeïbekikos348. J'ai exclu la danse karsilamás (une danse en face-àface en 9/8) de mes recherches car elle est extrêmement rare et, de l'avis de plusieurs professeurs de
danse, on peut dire qu'elle n'est plus dansée à Chíos, alors qu'elle est encore très appréciée à Lésvos
ou Oinoússes. J'ai également choisi de ne pas faire figurer dans ces descriptions les danses
pyrgoúsikos et trípatos nenitoúsikos car une étude approfondie de leurs conditions d'exécution dans
les villages de Pyrgí et de Nénita serait nécessaire.
L'une des classifications possibles, qui est celle choisie par Stefanía Boulámanti 349 dans son
mémoire consacré aux danses de Chíos, distingue les danses exécutées en cercle (alisidotés fórmes,
omoiogeneís), celles-ci ayant une unité motrice et donc des pas en grande partie déterminés pour
l'ensemble des danseurs -exception faite du premier danseur qui dispose d'une certaine liberté
comme on le verra plus loin-, et celles dont l'unité motrice bien que définie, laisse une plus grande
place à l'improvisation (fórmes aftoschediasmoú)350. Les descriptions un peu moins spécialisées
distinguent ces formes selon qu'elles sont dansées en cercle (kyklikoí) ou en couple (zevgarotoí).
Cependant le patitós, le zeïbékikos et le syrtós, comme nous allons le voir, ne sont pas
systématiquement dansés en couple. On peut qualifier les formes patitós et zeïbékikos de danses en
face à face (antikristoí choroí) bien ce dernier se danse de plus en plus souvent seul tandis que le
syrtós se danse en grande partie côte-à-côte et non pas face à face. Un autre paramètre figurant
parmi les descriptions distingue la danse mixte (meiktós chorós) de la danse uniquement exécutée
348 (Soulakéllis 2002 : 26)
349 Stefanía Boulámanti est diplômée de l'Ecole des Sciences d'Education Physique et d'Athlétisme de l'Université
d'Athènes. Elle a produit la seule étude portant exclusivement sur les danses de l'île telles qu'elles sont pratiquées
dans le quartier du Château de la ville portuaire de Chíos.
350 Cette classification est inspirée de celle de Vasilikí Tyrovolá, choréologue enseignante dans le cursus d'éducation
physique délivrant les diplômes de « professeurs de danses traditionnelles ». Celle-ci est citée à de nombreuses
reprises dans le mémoire (Boulámanti 2014 : 86).
149
par les hommes (andrikós) ou par les femmes (gynaikeíos).
La plupart du temps, le rythme figure également dans les descriptions de danse (exception
faite des descriptions dans les ouvrages laographiques). En pratique, les habitants qui participent
activement aux fêtes reconnaissent les danses en fonction de trois critères principaux.
Premièrement, c'est la situation générale, panégyre en été, glénti entre amis ou
drómena du
Carnaval, qui détermine quelles danses seront potentiellement dansées. Typiquement, le detós n'est
plus aujourd'hui exécuté que lors du Carnaval alors que les autres peuvent être dansées en toute
autre occasion. Deuxièmement, le rythme indique sans équivoque quelle forme lui est associée. Il
est immédiatement reconnu et implique une unité motrice particulière, un ensemble d'appuis et de
pas (vímata) déterminés. C'est cette dernière expression qui est le plus utilisée par les habitants. Le
troisième critère de reconnaissance est celui de la mélodie (skopós), intrinsèquement lié au rythme.
Lorsqu'ils s'adressent aux musiciens afin de passer commande, ils commandent généralement en
donnant le nom d'un chant (tragoúdi) ou d'une mélodie (skopós) dont la forme dansée va sans dire à
leurs yeux. Mais ces paramètres s'intègrent difficilement dans un tableau synoptique et le gain en
intelligibilité est négligeable, raison pour laquelle j'ai fait le choix de reproduire la catégorisation
choisie par Stefaní Boulámanti.
Fig. 1 : Tableau synoptique des danses locales de Chíos
Catégories
En cercle, figures imposées
Formes improvisées
Danses
Rythme
Unité motrice
detós
2/4
4 appuis
chasápikos
2/4
4 appuis
kalamatianós
7/8
2 x 6 appuis
syrtós
2/4
2 x 3 appuis
patitós
4/8
2 x 3 appuis
zeïbékikos
9/8
4 x 2 + 3 x 1 appui
Notons que le caractère local (topikós) des danses figurant dans ce tableau est reconnu par
les habitants mais que l'analyse révèle que ce caractère fonctionne à des échelles et à des degrés
divers. Comme nous le verrons, une danse peut : posséder un nom générique au niveau de l'île tout
en ayant des noms locaux différents (cas du détos) ; être exécutée sur des mélodies différentes en
fonction des localités (cas du chasápikos kalomoíra et armégos) ; être considérée comme locale
bien qu'on lui reconnaisse une origine étrangère (cas du kalamatianós dont l'aitía le relie à la Grèce
150
continentale) ; être exécutée selon des modalités locales sur une mélodie reconnue comme étant
étrangère (cas du syrtós « Fotiés ») ; être exécutée différemment d'une micro-région à l'autre (cas du
syrtós du nord et du sud de l'île).
5.2. Le detós
Il a déjà été fait mention du detós (« le lié ») qui est le chorós (danse) le plus pratiqué lors
des festivités des Apókries (Carnaval)351 mais dont on sait qu'il était dansé en d'autres occasions.
Selon le laographe Giánnis Kolliáros, les panégyres des villages du sud de l'île s'ouvraient
couramment sur un detós et celui-ci était également souvent dansé par des groupes d'amis (parées)
lors de visites au sein des maisons ou dans les cours 352. On peut ajouter à notre panel de situations
impliquant des pratiques choreutiques qu'il est aujourd'hui enseigné lors des cours de danse et
exécuté lors de représentations scéniques (parastáseis) des manifestations culturelles. C'est une
danse mixte en cercle ouvert progressant en sens antihoraire353 fondée sur un rythme en 2/4 et son
unité motrice est basée sur quatre appuis comprenant deux levées de jambes.
Il correspond à la danse panhellénique nommée « syrtós sta tría » (« syrtós en trois »)354,
probablement parce que les deux levées de jambes se font à partir du troisième appui. Selon Símos Ex. 1
Karaolánis, le detós est la « danse matricielle » (protógonos chorós) de l'île, répondant en cela à une
idée fort répandue selon laquelle le syrtós sta tría est le chorós le plus archaïque en Grèce. La prise
(laví ou piásimo) entre danseurs diffère d'un village à l'autre ; elle peut être en croix (stavrotá)
comme c'est le cas dans l'extrait présenté ou par les épaules.
Dans la plupart des villages, il est exécuté et chanté sans accompagnement instrumental et
sans percussion, comme en témoigne l'extrait 8 du précédent chapitre. Les distiques rimés sont le Ex. 2
plus souvent énoncés sous la forme de chant responsorial ; le chanteur énonce un premier distique
qui est ensuite répété par le reste du cercle. Autrefois ce rôle était principalement tenu par le premier
danseur (protochoreftís) et les places s'échangeaient. Aujourd'hui le chanteur est parfois extérieur au
cercle. L'extrait choisi présente le siganós (nom local du detós signifiant « le doux, le lent ») du
351 (Kanellákis 1890 : 194) ; (Argenti, 1949 : 357)
352 A ma connaissance, ces danses autour notamment de la table de la salle à manger lors de visites (veggéres) ont
disparu depuis plusieurs décennies. Cfr Kolliáros (2003 : 93)
353 A part quelques rares exceptions, c'est le cas de toutes les danses en cercle de Grèce.
354 Le premier extrait est une vidéo éducative créée par une équipe d'enseignants travaillant dans le domaine de la
communication et des sciences d'éducation physique de l'Université d'Athènes. Bien que celle-ci soit plus élaborée
et comporte notamment une représentation graphique des pas, les vidéos présentant les pas de danses de différentes
régions de Grèce sont très nombreuses sur YouTube.
151
village d'Agios Giórgis Sykoúsis qui est chanté par Sarántos Kostídis et accompagné par la
tsaboúna (cornemuse) et le toubí (percussion). La cornemuse est sur un quasi-unisson avec le chant
de Sarántos ce qui produit une forme d'hétérophonie tolérée bien que l'intention musicale soit celle
d'une homophonie. On constate qu'il est dansé par un grand nombre de personnes au point que le
cercle est « doublé » à partir d'01'21'' ; cette configuration a donné son nom au detós de Pyrgí qui
s'appelle diplós (« le double »). Dans la péninsule d'Erythrée, on le connaissait sous le nom d'argós
(« le lent »)355. Il existe un décalage entre le mètre musicale (mesure à quatre croches) et l'unité
motrice se déroulant sur six croches, les pas et le mètre coïncidant toutes les trois mesures.
5.3. Le chasápikos
Le chasápikos ou kasápiko se compose aussi d'une mélodie en 2/4 et se danse également
sous la forme d'un syrtós sta tría en cercle ouvert mais de manière plus enlevée, avec des pas
Ex. 3
sautillés, et à un tempo généralement plus rapide que le detós. Il fait partie du répertoire canonique
des danses de l'île et est encore dansé durant les festivités de Carnaval ainsi que, plus rarement, dans
certains panégyres. Dans le premier extrait vidéo, il est exécuté par les danseurs du syllogue de Ex. 4
Chalkeiós durant la manifestation culturelle organisée annuellement en août par Sarántos Kostídis,
protagoniste de la controverse entre professeurs de danse analysée dans le premier chapitre. A la
différence du detós qui se danse de la même manière du début à la fin, les danseurs exécutent ici
certaines variantes de pas, ces dernières étant préalablement définies lors des répétitions précédant
la représentation dansée (parástasi). Ce chasápikos est dansé sur la mélodie instrumentale
« Kalomoíra » (« Bien fortunée ») également attestée dans la péninsule d'Erythrée 356. Hubert Pernot
a réalisé un enregistrement du chasápikos lors de sa mission mais la retranscription de
l'enregistrement ne correspond à aucune mélodie connue aujourd'hui sur l'île357.
Le second extrait vidéo correspond à une version instrumentale du chasápikos nommé
armeós ou armegós tel qu'il est dansé dans le village d'Agios Giórgis Sykoúsis durant le Carnaval. Ex. 5
On lui donne également le nom du chant qui l'accompagne : « Kléftes bíkan sto mantrí » (« Des
voleurs sont entrés dans l'enclos »). Le chasápikos est ici exécuté par différents groupes de parenté
et d'amis qui forment des cercles distincts. A 00'56'', on observe qu'à l'initiative du premier danseur,
Ex. 6
355 Pour une retranscription des textes de certains detoí, voir annexe. Pour écouter ceux des villages de Mestá, Nénita,
Patriká, Tholopotámi, Lagkáda, Volissós et celui de l'île d'Oinoússes, voir https://archives.cremcnrs.fr/archives/collections/CNRSMH_I_2018_029/ ; entrée detós.
356 (Kéntro Aigaiakón... 2002 : piste 14)
357 (Pernot et Le Flem 2006 : 17)
152
le groupe des adolescents s'empare de la piste ce qui reconfigure cette dernière et pousse les autres
cercles à occuper l'espace de manière différente.On observe par ailleurs que les danseurs entament
la danse à des moments différents ce qui implique que pour eux, les appuis et levés ne sont pas
coordonnés avec les temps forts ou faibles et l'articulation rythmique de la mélodie. Les distiques
qui lui sont associés sont généralement énoncés durant le Tyrinó Sávvato, c'est-à-dire le dernier
samedi du Carnaval précédant la Katharí Deftéra, le Lundi Pur marquant le premier jour du Grand
Carême. Le chant satirique a trait au vol d'un « agneau à la toison d'or » et à la peur ressentie par le
berger face aux voleurs.
5.4. Le syrtós kalamatianós
Le syrtós (« o syrtós » ou « to syrtó ») est l'une des principales danses exécutées lors des
gléntia de l'île de Chíos. Il existe deux explications concernant le nom du syrtós, épithète dérivé du
verbe sýro ou sérno signifiant « traîner ». La première est que cet épithète qualifiant le chorós (la
danse) provient de la traction qu'exerce le premier danseur (protochorevtís) sur ses suivants. Ainsi,
le premier distique d'un chant de Propontide en Asie Mineure fait l'éloge du protochoreute qui
« emmène » la danse :
Αυτός που σέρνει το χορό
Celui qui emmène la danse
σέρνει και το καγκέλι
Entraîne toute la suite358
Σέρνει και καταπόδι του
Il traîne derrière lui
κορίτσια σαν αγγέλοι
des filles belles comme des anges
La seconde veut que le syrtós soit exécuté en traînant le pied au sol359 et sans saut ou
mouvement spectaculaire, par opposition à d'autres danses comme la soústa dont l'exécution est
plus enlevée. Cette hypothèse est confirmée par un distique chanté lors de l'exécution du siganós
dans le village d'Ágios Giórgis Sykoúsis déjà présenté dans l'extrait 7 :
Σύρετε τα κουζουλά σας,
Faites donc traîner vos pieds
τα κουζουλοπόδαρά σας
Vos pieds tout tordus et déréglés
Σύρετε τα να κορδίσουν,
Traînez-les qu'ils s'accordent
358 Kagkéli signifie « tour », « virage ». Métaphoriquement, il pourrait représenter également le cercle composé des
suivants du protochoreute.
359 C'est la version retenue par le professeur de danse Stélios Melékos dans le livret du cd (Oikonomídis 2012)
153
το χορό να νοστιμίσουν
Et donnent saveur à notre danse
Le terme peut être donc entendu de deux manières : dans un cas, il s'agit d'un qualificatif
relatif à la traction qu'exerce le premier danseur sur ses suivants tandis que dans l'autre, ce sont les
Ex. 7
appuis qui sont qualifiés de « traînants ». Les choréologues et professeurs de danse classent le
syrtós kalamatianós dans la catégorie « syrtós sta dýo ». Si on exclut le detós et le chasápikos qui
sont classés parmi les syrtoí sta tría par les professeurs de danse et les choréologues sans pour
autant qu'ils soient jamais nommés de la sorte par les habitants qui les dansent (ils utilisent le nom
local ou celui du morceau qui lui est associé), il existe deux syrtoí principaux à Chíos ; le syrtós
kalamatianós auquel on reconnaît une origine continentale et celui qu'on nomme syrtós tout court,
reconnu comme le véritable syrtós de Chíos.
Ceux-ci diffèrent sous plusieurs rapports. D'un point de vue rythmique tout d'abord, alors
que le syrtós du continent se danse principalement en 7/8, le syrtós du Nord-Est Egéen se Ex. 8
caractérise par son rythme en 2/4 ou 4/4360. Dans l'extrait vidéo réalisé à la bibliothèque de
l'association des réfugiés d'Asie Mineure « O Fáros », Pétros Karvoúnis, musicien et professeur de
santoúri et de laoúto joue les accords spécifiques des deux formes dansées au laoúto, l'instrument
d'accompagnement par excellence sur l'île. Les figures 2 et 3 présentent les rythmes respectivement
associés à chacune des formes (les notes situées sous l'unique ligne de la portée correspondent au
dum, celles au-dessus au tek).
Fig. 2 : le rythme du kalamatianós
Fig. 3 : le rythme du syrtós
360 (Boulámanti 2014 : 101)
154
Du point de vue du dispositif ensuite, le syrtós en 7/8 dansé sur le continent s'exécute en tant
que danse en chaîne (kyklikós chorós)361 composé d'un nombre illimité d'individus tandis que le
syrtós de Chíos est systématiquement qualifié par les chorodidáskaloi de danse en couple
(zevgarotós chorós) se pratiquant entre individus de sexe opposé. Ces derniers insistent sur le
caractère particulier (idiómorfos charaktíras) du syrtós de l'île. Bien qu'il soit également dansé en
chaîne par une parentèle ou un groupe d'amis (la paréa), ce fait n'est pas expressément mentionné
dans les descriptions de danse produites par les professeurs de danse qui insistent plus volontiers sur
ce qui distingue la tradition choreutique de l'île de celles des autres régions. Le syrtós est tant
associé à son exécution en couple qu'on en finit par considérer qu'il est erroné de parler uniquement
de syrtós pour se référer à la danse en chaîne fondée sur un rythme en 7/8. On préfère nommer cette
dernière kalamatianós. L'appellation laisse à penser que la danse provient de la ville de Kalamáta en
Messénie mais elle dérive en réalité des premiers vers d'un syrtós continental en 7/8
particulièrement populaire faisant référence aux mouchoirs de soie de la ville en question. On
trouve des références aux mouchoirs de Kalamáta en tant que cadeaux entre fiancés dans la
littérature grecque et comme nous allons le voir, le mouchoir occupe une place particulière dans
l'univers symbolique des chants populaires en Grèce.
Bien qu'on reconnaisse au syrtós kalamatianós une origine continentale362, il est pratiqué sur
l'île non seulement dans le cadre des représentations scéniques mettant à l'honneur d'autres régions Ex. 9
de Grèce mais également en tant que danse locale. Chrístos Michaliós dit dans son ouvrage que le
paliós kalamatianós (le « vieux kalamatianós ») tel qu'il se dansait dans le village de Kardámyla ne
ressemblait pas à celui qui est dansé dans le reste de la Grèce mais qu'il avait l'allure « enlevée et Ex. 10
bienheureuse » (« petachtós kai évthymos ») de celui de Rhodes363. On recense par ailleurs plusieurs
kalamatianoí tant dans le répertoire de cornemuse, ainsi de la chanson « nosokóma » probablement
originaire du continent, que dans le répertoire des chants de compagnie, comme c'est le cas du chant
« Milítsa poú 'sai sto gkremó » (« Petit pommier au bord du ravin »)364.
L'extrait vidéo suivant est un exemple de syrtós kalamatianós tel qu'il se danse à Chíos. Il a
été enregistré en fin de glénti dans le village de Kampiá durant le mois de juin 2018. Il s'agit de l'un Ex. 11
361 La terminologie grecque utilisée est celle de « danses en cercle »
362 Cfr nos considérations sur la pensée aitiologique dans le chapitre précédent.
363 (Michaliós 2010 : 172)
364 J'ai enregistré celle-ci sous forme de kalamatianós auprès de Mariánthi Almyroúdi, voir https://archives.cremcnrs.fr/archives/items/CNRSMH_I_2018_029_018_03/ ; mais la version du village de Kardámyla enregistrée par le
laographe Chrístos Michaliós ne partage pas les caractéristiques rythmiques du kalamatianós. Voir
https://archives.crem-cnrs.fr/archives/items/CNRSMH_E_2018_010_001_23/
155
des kalamatianoí les plus connus du Péloponnèse : « Mou paríggeile t'aïdóni »365 (« Le rossignol
m'a commandé ») qui existe également sous forme de syrtós en 2/4 en Asie Mineure et à Chíos sous
le titre « Argyroúla mou »366. Dans l'extrait sélectionné, le syrtós démarre et se maintient en un
cercle ouvert pendant plusieurs minutes mais le protochoreute finit par « emmener » ses suivants
(« sérnei to choró ») et modifie le parcours à son gré.
Fig. 4 : Relation entre rythme et appuis dans le kalamatianós
La figure 3 présente la relation entre rythme et appuis (d pour le pied droit, g pour le pied
gauche). L'unité motrice du kalamatianós est constituée de douze appuis367 se décomposant euxmêmes en deux sous-unités de six appuis. Cette unité motrice est qualifiée de « phrase dansée »
(chorevtikí frási) par les choréologues tandis que les appuis sont simplement nommés « pas »
(vímata) par les habitants. Cette phrase dansée s'accomplit en quatre mesures. Chaque appui est
précédé de deux légères flexions des genoux produisant un effet de rebond.
L'emphase au niveau du quatrième appui accentue l'impression générale de léger
contretemps des appuis par rapport à la pulsation. Les professeurs de danse n'utilisent pas de terme
particulier pour nommer ces légères flexions cependant tout le monde leur reconnaît le caractère de
marqueur conférant son style (ýfos) au kalamatianós. Ils se contentent en général de corriger les
danseurs qui ne les effectuent pas correctement en précisant que les pas du kalamatianós se doivent
d'être « sautés » (pidichtá). Par marqueur (ou signature, dans le cas de la danse), j'entends toute
caractéristique singularisant une pratique, un geste ou une série de gestes, saillante et reconnue
comme pertinente pour les agents ayant développé les catégories de perception adéquates par un
travail d'exoikeíosis, ce dernier terme étant entendu comme double processus de familiarisation
365 https://www.youtube.com/watch?v=CIRp8J4AKjM
366 Voir https://archives.crem-cnrs.fr/archives/items/CNRSMH_E_2018_008_001_11/ . Les premières mesures de la
version d'« Argyroúla mou » telle que l'interprète Sákis Pipídis sont celles du syrtós Paralyménos mais la ligne
mélodique chantée et la prosodie est celle du syrtós du Péloponnèse. Pour une version du syrtós Paralyménos, voir :
https://archives.crem-cnrs.fr/archives/items/CNRSMH_I_2018_029_001_06/
367 Le chorós consiste en la réitération de ces douze appuis le temps que dure le morceau joué. Par ailleurs, si on
demande à un danseur d'exécuter un kalamatianós, celui-ci exécutera les douze appuis et ne le décomposera pas en
deux séquences de six appuis.
156
ayant à la fois un effet décrémentiel (habituation) et incrémentiel (potentation) des réponses
comportementales produites par une stimulation répétée.
5.5. Le partage d'une émotion par la danse
5.5.1. Le rôle du protochoreute
On observe dans l'extrait 11 le rôle moteur qu'exerce le conducteur de la chaîne. Le
kalamatianós était l'occasion pour Vassílis Bizánis, danseur que j'ai eu souvent l'occasion de voir
lors des panégyres et qui fréquentait comme moi les cours de danse organisés par Sarántos, de faire
la démonstration de son talent et d'affirmer ses qualités de glentzés368. Immédiatement suivi de sa
femme dans la chaîne, celui-ci tantôt réalise un tour simple et élégant (0'19''), tantôt saute et frappe
sa main du pied (0'30''). La première place lui donne un statut particulier, au point que le sociologue
et choréologue Álkis Ráftis va jusqu'à affirmer que c'est le protochoreute qui danse réellement
tandis que les suivants de la paréa ne font que l'accompagner (« ton synodévoun »)369. Delaporte
rejoint cette position et relève qu'en contexte épirote, c'est à lui que revient le droit de choisir les
morceaux joués et qu'il dirige les musiciens dans la construction d'une suite de danses (enótita)
semblable en cela à un « véritable chef d'orchestre »370. Ce rôle est moins évident à Chíos ; il se peut
que le premier danseur ait effectivement commandé le morceau mais cela n'a rien d'obligatoire et il
est extrêmement rare qu'il ordonne quoi que ce soit aux musiciens une fois la commande en cours
d'exécution. En revanche, les figures (figoúres ou tsalímia) qu'il exécute sont censées, selon les
discours locaux, exprimer son état émotionnel (meráki et/ou kéfi) et concourir à l'émergence de
celui-ci. Ainsi on dira du danseur qu'avec la boisson et la danse qu'il partage avec son groupe d'amis
(paréa), celui-ci « meraklónei » (« est en joie ») et qu'il arrive au kéfi (« érchetai sta kéfia »), ce
registre lexical étant associé à des états émotionnels bien spécifiques.
5.5.2. D'heureuses dispositions à partager : kéfi et meráki
Dans son étude de l'énonciation de distiques rimés sur l'île de Kálymnos, l'ethnomusicologue
Panayotis League définit le meráki comme « le désir et l'enthousiasme d'un individu interagissant
368 Le glentzés (au féminin ; glentzoú) est le fêtard, fin connaisseur des conventions du glénti et amateur de danse,
reconnu comme tel par ses pairs.
369 (Ráftis 1985)
370 (Delaporte 2013 : 4)
157
avec quelque chose de signifiant pour lui »371 et le possesseur de ce meráki (meraklís, au féminin ;
merakloú), celui qui « se dévoue passionnément et méticuleusement à ce qu'il entreprend et en tire
une grande fierté »372. Cette définition du meraklís est complétée par la description qu'en fait Anna
Caraveli dans son analyse des chants des fêtes du village d'Olympos de l'île de Kárpathos. Celle-ci
considère que le statut de véritable meraklís implique non seulement « des compétences en chant et
en composition poétique mais aussi une fine connaissance des règles du glénti et des règles sociales
de l'univers villageois », ce qui confère au meraklís une position honorable au sein de la société,
celle-ci pouvant se transmettre d'une génération à l'autre373. Caraveli définit également le kéfi qui,
selon ce qu'elle a pu observer, relève d'un état émotionnel paroxystique bien que contrôlé,
ambivalent car se manifestant tant par la joie que par les pleurs374, difficilement accessible, fragile
dans son maintien et « systématiquement atteint par la consommation d'alcool, l'évocation d'affaires
intimes dans les chants ainsi que l'expression grandissante des sentiments et des liens unissants les
personnes présentes »375. Cependant cette définition très située du kéfi est sans doute à relier à
l'expérience particulière du village d'Olympos, particulièrement inaccessible et isolé, une île sur l'île
de Kárpathos376. A mon sens, la définition du kéfi proposée par Caraveli brasse des états
émotionnels différents. Ce terme dérivé du turc lui-même l'empruntant à l'arabe se traduit plus
justement, selon moi, par « l'heureuse disposition » désirant être partagée.
Demeter Tsounis évoque quant à lui le kéfi des musiciens de rebétiko marqué par leur
concentration et leur conviction dans l'exécution des improvisations instrumentales (taxímia) ou
vocales (amanédes)377, et reconnu par le public qui lit dans ces signes une forme d'honnêteté dans
l'expression des sentiments378. Ces remarques sont transposables au cas qui nous concerne. Le kéfi et
le meráki tels qu'ils se manifestent par la danse relèvent d'un mode de présence au monde
particulier, marqué par une certaine théâtralité et où le désir du danseur de partager un état
émotionnel ressenti avec l'assemblée s'exprime par un répertoire gestuel partiellement partagé et
déterminé par les formes dansées considérées comme traditionnelles.
371 Bien que le terme soit très couramment utilisé en contexte musical, il n'est pas restreint au domaine du glénti. Voir
League (2017 : 18)
372 (League 2016 : 3)
373 (Caraveli 1985 : 264)
374 Ainsi, Caraveli relève la remarque d'un Olympítis déclarant que la réussite d'un glénti se mesure aux pleurs (« To
kaló glénti metriétai apó to kláma »)
375 (Caraveli 1985 :263)
376 Les habitants d'Olympos furent en un temps l'équivalent des Dogons pour les musicologues et anthropologues de
Grèce. Símon Karás déclarait lui-même que le Dodécanèse, sous domination italienne jusqu'en 1947, était un musée
vivant de la Grèce car on y trouvait des pratiques abandonnées ailleurs. Généralement, les territoires dits
« acritiques », c'est-à-dire les territoires frontaliers, éloignés, isolés sont considérés comme des lieux de préservation
des traits les plus anciens de la parádosi. Chypre en est un exemple type.
377 L'amanés ou manés est une forme chantée qui sera analysée plus loin.
378 (Tsounis 1995 : 94)
158
En témoigne la vidéo suivante, extraite d'un glénti entre amis organisé dans la cour d'une
chapelle (exokklísi) à Giósonas, près du village de Kardámyla. Chrístos m'avait convié à ce glénti,
qui est organisé chaque année par la paréa dont une partie des amis était attablée lors du chant du
séisme analysé lors du précédent chapitre. Ce glénti est un moment attendu. Son caractère intimiste
-il est rare que les participants excèdent les trente personnes et chacun apporte et partage son repas
avec le reste des convives- permet aux gens qui y dansent et qui se connaissent depuis longtemps
d'exprimer leur meráki et leur kéfi en toute tranquillité, loin des pistes bondées des panégyres
auxquels sont fait une grande publicité. Chaque année, c'est l'orchestre des frères Avgoustídides qui
vient animer la soirée car ils ont la réputation de connaître sur le bout des doigts les morceaux les
plus traditionnels qui sont particulièrement appréciés par les connaisseurs de la région. La mélodie
instrumentale qu'ils interprètent dans l'extrait s'appelle « Fotiés » (« les feux ») et suit Ex. 12
immédiatement une mélodie nommée « Ta xýla » (« les bois »), dont on trouve des variantes sous
différents noms dont celui de « kioúrtiko » (« kurde »)379. Elles sont toutes deux associées à la
tradition musicale de l'île de Lésvos et ne sont donc pas perçues comme des mélodies locales.
L'unité motrice de ce syrtós en 2/4 est composée de deux-sous unités de trois appuis, la première
exécutée en commençant par le pied droit 380 et la seconde en commençant par le pied gauche.
Comme l'indique la figure 5, phrasé dansé et phrasé musical correspondent ; les temps forts sont
marqués par le premier appui de chaque sous-unité. La différence stylistique avec le kalamatianós
est assez frappante. Si le maintien du corps (kormostasiá) et la position des mains est comparable, la
flexion des genoux est quant à elle un marqueur permettant d'identifier les danses d'Asie Mineure et
du Nord-Est Egéen.
Fig. 5 : Relation entre rythme et appuis dans le syrtós
Ici, la protochoreute Anna Michalioú, complice des musiciens, est maîtresse du temps. Après
avoir convié sa paréa à la danse381, elle entraîne la chaîne de danseurs et lui imprime son rythme et Ex. 13
379 (Chtoúris 2000)
380 Commencer par le pied droit et compter les pas d'une danse en commençant par un appui du pied droit est une
convention partagée par l'écrasante majorité des professeurs qui enseignent les danses traditionnelles de Grèce.
381 La paréa est composée des jeunes nièces de Chrístos, d'Evaggelía, de moi-même et de mon amie Andriána Bakóla
ainsi que de dames dont j'ignore le nom.
159
Fig. 6
son style propre. Inspirée par la mélodie au violon, celle-ci agite un mouchoir imaginaire (0'10''),
geste qui n'est pas sans rappeler les gravures des femmes de l'Empire Ottoman égrenées dans les
ouvrages de voyageurs européens du dix-huitième siècle, puis initie les pas du syrtós de couple tel
qu'il se danse traditionnellement à Chíos avec Evaggelía Máppa, sa suivante immédiate (0'30'')
avant de recouvrer sa position initiale par un tour (strofí) quelques vingt secondes plus tard. Anna
construit sa danse en jouant de l'espace et du temps 382. La piste lui fournit l'environnement où peut
se déployer son parcours. Elle fait serpenter la chaîne, l'enroule en spirale puis la retourne dos au
centre et nous la suivons dans l'espace qu'elle délimite sur cette dalle étroite, entre les musiciens et
les pins.
Cette construction de la danse par la coprésence des autres danseurs et par la navigation au
sein d'un environnement est à rapprocher ce que Gibson nomme « affordances », à savoir les
possibilités d'action, les prises qu'offre un objet par sa pure matérialité et qui varient en fonction de
l'agent qui interagit avec lui. Cette substantivisation du verbe to afford vise avant tout à rendre
compte de la relation de complémentarité existant par exemple entre les humains et leur
environnement et ce que cette relation implique en terme d'agentivité 383 . Nous sommes ici à la fois
le moyen pour Anna d'exprimer son kéfi et la fin, dans la mesure où son kéfi grandit à mesure que
nous partageons le sien. Le violoniste Giórgos Avgoustídis tantôt nous suit du regard, tantôt se
plonge dans une concentration virtuose et il s'établit un dialogue entre nous tous. Nous sommes
alors plusieurs à ressentir cette présence au monde particulière marquée par une forme de
suspension du temps notamment produite par le mouvement musical qui s'imprime en nous à
travers nos pas384. Evaggelía en accentue son balancement par imitation du geste esquissé par Anna
(0'18'') ; Anna et moi nous saluons (0'57'') ; tous les membres de la chaîne ajustent leurs gestes afin
de préserver la forme du cercle initié par Anna (1'32''). Alors que nous serpentons, nous nous
regardons mutuellement, nous sourions, répondons aux gestes de ceux qui nous précèdent ou nous
font face et participons ainsi à ce jeu de résonance émotionnelle recherchée dans la « bonne danse ».
Cette résonance émotionnelle passe selon moi par ce qu'Arnaud Halloy nomme des affordances
sociales, ces dernières consistant en « des expressions faciales, des comportements et des attitudes
qui, en s'appuyant sur des réponses émotionnelles spécifiques, servent de point d'ancrage à la
382 Elle connait l'espace, les danseurs, les musiciens, la mélodie et les pas. Ces savoirs incorporés sont ici sollicités en
même temps.
383 Gibson (2014 : 119).
384 Judith Becker citant Eric Clarke, défend l'idée sous forme de question que l'expression « mouvement musical » peut
s'entendre autrement comme une métaphore. Dans le cas présent, la synchronicité de la mélodie jouée et des pas
exécutés implique nécessairement une association forte entre les deux techniques (Becker 2010)
160
définition d'un modèle de relation »385. Ainsi, comme l'évoquaient certains musiciens dans le
troisième chapitre, le type de glénti, le nombre de participants et leur degré de familiarité ainsi que
la relation qu'ils entretiennent à l'orchestre a une incidence directe sur le type d'interactions qui ont
lieu. La bonne danse commence lorsque les trois couplages basiques sont réalisés 386 et c'est lorsque
les danseurs de la paréa ont eu le temps d'installer l'homorythmie et l'homokinésie qu'ils peuvent
partager une forme de synkinésie (émotion partagée).
L'exemple précédent nous donnait à voir la manière dont interagissent les danseurs lors
d'une danse en cercle. La suite du chapitre est consacrée aux danses appartenant à la catégorie des
formes essentiellement improvisées. Je commencerai par décrire les caractéristiques qui sont
systématiquement mises en évidence par les spécialistes de la tradition et évoquerai la manière dont
les habitants de l'île s'approprient ces formes et développent, au fil des performances, un style par la
sélection de certaines combinaisons de gestes qui peuvent selon moi être envisagés selon les cas
comme des « signatures personnelles » ou des « marqueurs identitaires ».
5.6. Les caractéristiques du syrtós traditionnel de Chíos
Dans le premier chapitre, j'évoquais le fait qu'on mesure l'expertise d'un chorodidáskalos
(professeur de danse) à la taille et la qualité de la base de données composée de traces objectivées
(enregistrements sonores et filmiques de terrain, cd, ouvrages, photographies, etc) qu'il possède et
qui agissent en tant que complément et substitut au víoma, c'est-à-dire à l'expérience directe des
pratiques musicales et dansées en situation traditionnelle. Les descriptions des danses font partie de
ce capital culturel objectivé possédé par les spécialistes et dont la détention participe à leur prestige.
Pour les plus investis d'entre eux, il existe une véritable course à l'information ; il faut en savoir le
plus possible, ne manquer aucune description, avoir du « matériau » (ylikó). Mais cette course à
l'information contraste singulièrement avec la relative pauvreté des descriptions disponibles dans la
littérature spécialisée qui semblent se citer les unes les autres. Avec un peu d'entraînement, on peut
retracer leur généalogie et il saute alors aux yeux qu'à la manière de copistes, leur auteur ne font que
compiler des informations en y injectant leurs catégories de perception et d'appréciation, ce qui les
rend souvent plus normatives que descriptives. Gardons à l'esprit la remarque de Réna Loutzáki : à
leur retour du terrain, les chorodidáskaloi établissaient des règles concernant les postures et
positions à adopter, codifiant ainsi formellement ce qui relevait de l'habitus, du víoma et donc des
385 (Halloy 2016 : 19).
386 Couplage entre musiciens et danseurs, entre danseurs et entre danseurs et public. A ce sujet, voir chapitre 2.
161
schèmes de perception, d'appréciation et d'action incorporés. Comme nous allons le découvrir, la
disjonction entre pratiques et descriptions nous informe moins sur les gestes que les agents
effectuent que sur la manière dont les spécialistes les perçoivent à travers ces schèmes incorporés.
5.6.1. « Une danse en couple »
Les professeurs de danse sont prompts à affirmer que le syrtós de Chíos est une danse en
couple et ce fait constitue à leurs yeux une propriété (idiómorfos charaktíras) la distinguant des
traditions choreutiques environnantes387. Certains, comme Símos Karaolánis et Chrístos Theológos
soutiennent par ailleurs que le syrtós en couple est une forme dérivée des syrtoí dansés en cercle qui
leur est chronologiquement postérieure388. Aucune étude concernant la datation de cette
transformation n'a été faite à ma connaissance mais une hypothèse quant à son apparition est parfois
formulée : elle serait née de l'improvisation du protochoreute faisant danser sa suivante durant
l'exécution d'un syrtós en cercle. L'exemple d'Ánna Michalioú esquissant les pas du syrtós en
couple lors de l'exécution d'un syrtós en 2/4 sur la mélodie « Fotiés » (Ex. 13) serait en quelque
sorte une actualisation de la manière dont fut inventé le syrtós en couple (zevgarotós). Il est en tout
cas certain que le syrtós était déjà dansé sous l'une ou l'autre forme à Chíos lorsque le linguiste
Hubert Pernot y effectua une première mission en 1898, comme en témoignent les nombreuses
mélodies retranscrites par Paul le Flem à partir des cylindres gravés lors de celle-ci389.
Le fait de danser le syrtós en couple est en réalité un trait distinctif partagé par un nombre
important des îles de la mer Egée. On peut l'observer sur l'île proche d'Oinoússes -ce qui n'a rien
d'étonnant compte tenu de l'importante influence qu'a toujours exercée Chíos dans les pratiques
musicochoreutiques de l'île, notamment par le biais des musiciens Chiotes engagés lors des fêtes-, à
Lésvos, à Ikaría, à Sámos mais aussi dans des îles des Cyclades comme Páros, Náxos 390 ou
Kýthnos391.
5.6.2. La biographie culturelle du mouchoir
Parmi les autres propriétés du syrtós traditionnel de Chíos référencées de manière
systématique figure la médiation du mouchoir (mantíli) dans la prise (laví) entre homme et femme
387 (Melíkis 2008)
388 (Karaolánis 2009) ; (Theológos 2016 : 04'08'').
389 (Pernot et Le Flem 2006 : pp. 23-27-30-37)
390 https://youtu.be/MFXsS1KVc60?t=5m6s
391 https://www.youtube.com/watch?v=RfY4Gccpqa0
162
durant la danse. On se rappelle à cet égard que dans le mariage de Myrsíni, celui-ci participait à la
construction d'un mariage traditionnel en tant que marqueur en traditionalité. Dans son article « The
cultural biography of things : commoditization as process », Igor Kopytoff défend la perspective
selon laquelle établir la biographie des objets d'une société permet de déterminer quelles sont les
possibilités biographiques de ces objets et la manière dont elles se réalisent, ce qui nous informe à la
fois sur le « statut culturel » que les agents leur confèrent et sur les dynamiques à l'oeuvre au sein de
la société en question392. Or, l'analyse des pérégrination du mouchoir au fil des générations à Chíos
me paraît particulièrement intéressante car les modifications de son utilisation semblent corrélées
aux modifications de la structure du champ de la tradition et aux transformations de la structure
socio-économique de l'île durant les dernières décennies.
Par ailleurs, le mantíli occupe une place particulière dans la constellation des signifiants
peuplant le ciel des chants populaires en Grèce. Il est tant associé à la pratique de la danse qu'il a
donné son nom au chorós mantilátos de Thrace. A un niveau pratique, c'est un accessoire mobilisé à
plusieurs fins ; dans les îles, on l'attache en triangle autour de la nuque pour protéger cette dernière
du soleil brûlant de l'été mais il est également utilisé à des fins cosmétiques. Ces deux usages se
retrouvent dans deux distiques du chant « Mantíli kalamatianó » (« Mouchoir de Kalamáta ») qui a
donné son nom à la danse kalamatianós :
Μαντήλι καλαματιανό,
Tu portes autour de ta nuque blanche
φορείς στον άσπρο σου λαιμό.
un mouchoir de Kalamáta
Να σε χαρεί, να σε χαρεί,
Que celui qui te fréquente
εκείνος που σε λαχταρεί.
connaissance sa chance
Σαν πας στην Καλαμάτα
Si tu vas à Kalamáta
και `ρθεις με το καλό
et en reviens, par bonne fortune
φέρε μου ένα μαντήλι
Ramène-moi un mouchoir
να δέσω στο λαιμό
soyeux, amán
αμάν, καλέ μεταξωτό.
que je le noue à mon cou
Il est également utilisé en tant que contenant pour conserver des objets précieux. Ainsi dans
le chant en hendécasyllabes « échasa mantíli » (« J'ai perdu mon mouchoir ») répandu aussi bien
dans le Nord-Est Egéen (Lésvos, péninsule d'Erythrée) qu'en Epire :
392 (Kopytoff in Appadurai 1988 : 66)
163
Από την Αθήνα κι ως τον Πειραιά
D'Athènes au Pirée
έχασα μαντήλι, μ' εκατό φλουριά
J'ai perdu mon mouchoir et cent florins
μού 'παν πως το βρήκε μια νοικοκυρά,
On me dit qu'une dame l'a trouvé
έμορφη κυρία, κόρη του παπά.
Une belle dame, fille du pope
Δως μου το μαντήλι, κράτα τα φλουριά.
Rends le mouchoir et garde les florins
έμορφη κυρία, κόρη του παπά
Belle dame, fille du pope
έμορφη κυρία, Αθηνιώτισσα
Belle dame athénienne
Ici, le mouchoir est également un objet auquel on renonce lorsqu'en tant que médiateur entre
les sexes, il permet l'accomplissement du fatum amoureux. Nous reviendrons sur cette notion de
médiateur. Accessoire très personnalisé, les broderies qui l'ornementent peuvent être perçues
comme l'indice d'une relation entre sa créatrice393 et son possesseur qui est profondément affecté par
sa perte, comme en témoignent ces distiques du detós du village de Volissós à Chíos :
Έχασα το μαντήλι μου
J'ai perdu mon mouchoir
Καυμό πώχει τ'αχείλη μου
Quelle brûlure portent mes lèvres
Το χρυσοκεντημένο
Mon mouchoir brodé d'or
Πίκρα πού'χε το καύμενο
L'amertume et la brûlure
Όπου μου το κεντούσανε
Mouchoir que brodaient
Τρία έμμορφα κορίτσια,
Trois belles jeunes filles
Υψηλά σαν κυπαρίσσια
Grandes comme les cyprès
Le mouchoir, en tant qu'objet exprimant des relations, lie également son possesseur à un
lieu. Dans la chanson d'Epire « Giánni mou ton mantíli sou » (« Mon Giánnis, ton mouchoir »), le
mouchoir immaculé est le symbole de l'être à sa juste place, vivant parmi les siens par opposition à
l'exilé (« xeniteménos ») vivant à l'étranger (« sti xenitiá », « sta xéna »), synonyme de
« malheureux, de victime innocente de l'injustice et du mal »394. La souillure du mouchoir est
l'indice d'un víoma affecté par l'exil, assimilé à la mort (thánatos) sociale et biologique, à la solitude
et au célibat ou, autre malheur, au mariage avec une étrangère (xéni), exil qu'aucun fleuve ni aucune
393 Nous verrons dans la section relative au mariage que le travail de broderie, activité exclusivement féminine,
participait à la constitution de la trousse de la future mariée.
394 (Saunier 2004 : 8)
164
mer ne saurait purifier395.
Γιάννη μου το μαντήλι σου
Mon Giánni, pourquoi
τι τό ‘χεις λερωμένο;
ton mouchoir est si souillé ?
βρε Γιάννη, Γιαννάκη μου
ô Giánni, mon petit Giánni
βρε παλικαράκι μου.
mon petit pallicare
Tο λέρωσε η ξενιτιά,
C'est l'exil qui l'a souillé,
τα έρημα τα ξένα
les terres étrangères et stériles,
βρε μανούλα μου
ô ma chère mère,
κάψαν την καρδούλα μου.
ont brûlé mon coeur
Πέντε ποτάμια τό ‘πλυναν
Cinq fleuves l'ont nettoyé
κι έβαψαν και τα πέντε
et les cinq en furent souillés
βρε Γιάννο, Γιαννάκη μου
ô Giánno, mon petit Giánni
βρε παλικαράκι μου.
mon petit pallicare
Kι έβαψαν και τη θάλασσα
Et les fleuves ont souillé la mer
με όλα τα καράβια
et tous ses bâteaux
βρε Γιάννο, Γιαννάκη μου
ô Giánno, mon petit Giánni
βρε παλικαράκι μου.
mon petit pallicare
5.6.2.1. Du médiateur entre les sexes...
Comme l'exemple du chant « échasa mantíli » nous l'a montré, le mouchoir en tant qu'objet
personnel peut agir comme médiateur entre les sexes. C'était son rôle principal dans les pratiques
choreutiques à Chíos. Ainsi, le laographe Giánnis Kolliáros rapporte que dans les villages du Sud de
l'île, les danseurs (kavalliéroi ou kavallióroi) utilisaient leur mouchoir pour inviter et « tirer » les
jeunes femmes à la danse (« travoúsan tis dámes sto choró »)396. Cette manière de procéder est
également attestée dans le Nord de l'île, notamment dans le village de Kardámyla 397 et on peut
supposer qu'elle était commune à l'ensemble des communautés villageoises de l'île. La bienséance
395 https://www.youtube.com/watch?v=oWRoD8XR6A8
396 (Kolliáros 2003 : 128)
397 (Papazí 2009 : 115)
165
voulait que les dámes résistent quelque peu avant de concéder une danse. On dit du mouchoir que
celui-ci était utilisé afin d'éviter tout contact physique entre danseurs de sexe opposé mais cette
interdiction, comme on peut l'imaginer, était contournée par les jeunes célibataires. Ainsi, la
professeure de danse du syllogue Léon Allátios Markélla Ziglí m'a montré comment les célibataires
cachaient, selon elle, leurs doigts sous le mouchoir afin de se tenir la main.
L'utilisation du mantíli est aujourd'hui devenue l'exception plutôt que la règle. Durant ces six
mois de terrain, j'ai eu l'occasion de l'observer à trois reprises au cours de gléntia : dans une vidéo
réalisée par mon ami Matthaíos Thlivítis lors du panégyre du village de Kalamotí ; lors du mariage
de Myrsíni Koíli dans le village d'Ágios Giórgis Sykoúsis analysé dans le deuxième chapitre; enfin
durant le glénti entre amis organisé dans la cour du ksokklísi proche du village de Kardámyla. Je
suis d'avis que ces trois occurrences de l'utilisation du mouchoir sont significatives mais pour des
raisons différentes. Matthaíos Thlivítis, qui s'intéressait de près à mon étude et tenait à m'aider dans
ma tâche, me présentait cette vidéo afin de me montrer le style particulier des habitants de Kalamotí
dans l'exécution du syrtós mais lorsque je l'interrogeai au sujet du mouchoir, il me fit observer que
le vieil homme qui l'utilisait avait probablement connu l'époque où le mantíli était un encore
accessoire commun. Cet ancien, dont on peut supposer qu'il est né dans les années 40, est issu d'une
génération qui fait office de témoin et dont je disais en introduction qu'elle constitue aujourd'hui le
« sceau de l'authenticité apposé sur les recherches locales ». Une analyse succincte du matériau
photographique à disposition des chercheurs tend par ailleurs à démontrer que l'utilisation du
mouchoir était chose fort commune dans les années 60. Elle correspond à l'époque-charnière où se
sont opérées les grandes transformations socio-économiques qui ont, selon les habitants,
profondément altéré les us et coutumes des communautés villageoises398.
Cela ne signifie pas que le mouchoir ait brusquement disparu. D'autres photographies
témoignent du fait qu'il était encore utilisé durant les années 80 mais il paraît juste d'affirmer que
son utilisation est progressivement tombée en désuétude à partir de la décennie 60. A cette époque
encore, le panégyre était le lieu de rencontre par excellence des célibataires et les jeunes femmes
étaient par conséquent l'objet d'une attention particulière de la part des hommes de la famille. Il était
inconcevable qu'une jeune femme se rende au panégyre sans être accompagnée d'un père, d'un frère
ou d'un cousin et toute demande de danse de la part d'un fiancé potentiel devait être approuvée au
398 Cet avis m'a notamment été exprimé par l'écrivain Evgenía Kalagkiá-Mouratídou et par le laographe Giánnis
Kolliáros lors d'entretiens réalisés dans les villages de Lagkáda (Nord de l'île) et Kallimasiá (Sud de l'île). A cette
époque correspond notamment les migrations les plus importantes vers les Etats-Unis, des transformations
importantes quant aux modes de consommation, l'arrivée du courant dans la plupart des villages ainsi que la
pénétration progressive des télévisions et des radios dans les foyers, la disparition des dialectes locaux etc.
166
Fig. 7
préalable par ces derniers. Les frères étaient par ailleurs dans l'obligation de faire danser toutes les
célibataires de leur famille avant d'inviter une jeune femme d'une autre parentèle à danser,
obligation qui n'est pas sans rappeler la règle elle aussi tombée en désuétude selon laquelle un frère
ne pouvait se marier qu'après le mariage de toutes ses soeurs. Si aucun membre masculin de la
famille n'était présent, les jeunes femmes ne dansaient pas du tout.
Ajoutons que le glénti était - et continue d'être dans une certaine mesure - conçu comme une
institution masculine requérant certes la participation occasionnelle des femmes mais dans des
limites étroites établies par la vision dominante de la division sexuelle. Celle-ci se matérialisait
notamment par une division de l'espace occupé par les individus des deux sexes. Ainsi on relate que
lors des panégyres du début du siècle dernier dans les villages du Sud, les hommes étaient installés
aux tables tandis que les jeunes femmes se tenaient assises derrière les parées sur des petits bancs,
des murets voire se tenaient debout399. On peut supposer que cette divison de l'espace marquée par
le retrait des jeunes femmes est liée au fait que l'espace public que constitue la place du village ou la
terrasse d'un café était considéré comme un lieu d'hommes, par opposition aux lieux privés comme
les cours et l'espace intérieur des maisons où se réunissaient les femmes. Cette occupation
différenciée de l'espace s'accompagnait par ailleurs d'une organisation du temps sexuellement
différenciée400 ; les hommes dansaient seuls jusqu'à l'arrivée des femmes et continuaient de danser
après leur départ. A cette division sexuelle de l'espace et du temps s'ajoutait également la
prééminence masculine dans des pratiques telles que la commande auprès des musiciens ainsi que
leur rémunération, l'invitation à la danse et la pratique de la sérénade. Cette dernière, nommée
patináda ou patounáda, se déroulait après la dernière danse sur la place. Les jeunes hommes
célibataires se promenaient alors dans le village accompagnés des musiciens, et faisaient jouer ces
derniers sous les fenêtres des jeunes femmes qu'ils convoitaient.
Le mantíli utilisé dans la danse était donc un accessoire masculin, médiateur dans les
rapports entre hommes et femmes tout comme l'orchestre et la musique interprétée lors des
sérénades. Cet accessoire s'inscrivait dans un ensemble de pratiques caractérisées par de multiples
formes de domination masculine et sa disparition intervient au moment où cette division
socialement construite entre les sexes cesse de paraître naturelle et inéluctable et est mise en
question par l'appréhension d'autres modes de vie introduits notamment par la télévision mais
399 (Kolliáros 2003 : 128)
400 Dans son analyse structurale des couples assymétriques d'oppositions dans la société kabyle, Bourdieu relève ainsi
que l'opposition masculin/féminin répond à d'autres couples organisant notamment l'espace et le temps (haut/bas,
champs/maison, jour/nuit, lumineux/obscur, sec/humide etc). Voir Bourdieu (1990 : 6).
167
également et surtout par l'influence des habitudes athéniennes plus libérales et par le retour ponctuel
d'émigrés Chiotes des Etats-Unis. Le vieil homme du village de Kalamotí, quant à lui, danse
probablement comme il l'a toujours fait. Inutile de postuler qu'il est nostalgique de l'époque où tous
dansaient avec un mouchoir pour imaginer qu'il maintienne les habitudes de sa jeunesse, qu'il
s'agisse des mélodies qu'il commande aux musiciens ou de la manière dont il les danse avec sa
femme.
5.6.2.2. ... au marqueur de traditionalité
L'utilisation du mouchoir dans le cas du glénti à Kardámyla et dans le cas du mariage de
Myrsíni Koilí dans le village d'Ágios Giórgis Sykoúsis ne nous dit pas la même chose : le père de Fig. 8
Myrsíni m'avait promis d'assister à un authentique mariage traditionnel. Comme on l'a vu dans la
description du mariage, le fait qu'il invite sa fille à danser le syrtós avec un mouchoir participait à la
constitution de ce qu'il considérait être un authentique mariage traditionnel ; le mouchoir agissant
en tant que marqueur entendu comme caractéristique singularisante, saillante et reconnue comme
pertinente par les agents dans la construction de la parádosi.
Le cas du glénti entre amis organisé dans la cour du ksokklísi à Kardámyla peut se lire d'une
manière comparable. Que Chrístos utilise ce mantíli pour danser ou qu'il le porte autour du cou, son
statut de pionnier dans la préservation et la valorisation de la tradition locale fait de son mouchoir
un accessoire pertinent, en accord avec son habitus. Le mantíli, dépouillé de son agentivité d'antan
et mort une première fois, ce qui le « libère » en quelque sorte du réseau de significations auquel il
appartenait, renaît alors sous la forme d'un marqueur distinctif par sa saillance. C'est précisément
parce qu'il est rare et qu'il contrevient aux habitudes et aux sensibilités actuelles qu'il est outil de
distinction et c'est parce qu'il appartient à un réseau de significations reconnu comme étant à la
foisancien et local qu'il peut agir en tant que marqueur de traditionalité. Le fait qu'il soit utilisé dans
l'exécution des danses de Chíos dans le cadre de représentations scéniques et ce sous l'impulsion de
professeurs ayant à coeur de préserver la tradition, tend à démontrer qu'il s'agit bel et bien d'un tel
marqueur.
5.6.3. Les figures : une prérogative du cavalier
J'évoquais précédemment le fait que l'invitation à la danse, prérogative autrefois
exclusivement masculine, s'effectuait par le biais du mantíli, accessoire masculin médiateur dans les
168
Fig. 9
rapports entre hommes et femmes. On peut ajouter qu'il exerce une fonction comparable dans le
syrtós lui-même, en tant que médiateur entre partenaires danseurs. Les descriptions du syrtós font
systématiquement référence à son caractère improvisé (avtoschediastikós chorós) où « s'exerce
l'imagination du Chiote », le cavalier (kavalliéros) étant systématiquement à l'initiative des figures
(figoúres ou tsalímia401) et exerçant une traction sur la dáma402. Elles indiquent également que la
prise entre partenaires est permanente, les mains se situant à hauteur des épaules, et que l'homme se
trouve toujours à droite, « position indiquant la puissance et la domination masculine »403. Chrístos
Theológos évoque quant à lui le fait que les appuis du syrtós s'effectuent avec la plante du pied 404,
information largement contredite par mes observations.
L'extrait suivant présente un syrtós chiótikos dansé en couple par Chrístos et son épouse
Anna, protochoreute de l'extrait précédent. Ceux-ci discutent debout avec une paréa attablée à Ex. 14
proximité immédiate de la piste. A la fin de l'improvisation (taxími) au violon de Giórgos
Avgoustídis, Chrístos, entendant la première mesure du syrtós polítikos dont le nom indique qu'il est
originaire de Constantinople, tend son
mouchoir405 à Anna de la main gauche. Ils sont déjà
positionnés pour la danse ; ils n'ont qu'à faire un pas et poser le premier appui à la mesure suivante.
Rappel de la fig. 5
L'unité motrice du syrtós en couple est la même que celle du syrtós en chaîne ; elle se
compose de deux-sous unités de trois appuis où phrasé dansé et phrasé musical correspondent. A
0'13'', Chrístos entame une phrase dansée (chorevtikí frasí) de quatre unités motrices composées de
trois appuis. La première unité motrice se déroule comme suit : le pied gauche ( g ) est posé en
avant à droite ( g' ) , le pied droit ( d ) est ramené à hauteur du pied gauche ( d' ), puis il bascule le
poids de son corps sur le pied gauche ( arc de cercle ). La seconde unité motrice est symétrique à la
401 Du turc çalim (« feinte », « parade »). Il existe un large répertoire lexical pour définir les attitudes -dansées ou non-,
où les emprunts aux langues étrangères sont nombreux. Ainsi de la grâce attendrissante ( názi ; du turc et persan
naz), des manières savoureusement provocantes (tsachpiniá, dérivé du turc) ou de l'attitude complice (skértso,
substantif dérivé du verbe italien scherzare, blaguer)
402 (Karaolánis 2009)
403 (Oikonomídis 2012)
404 (Theológos 2016)
405 Le rôle du mouchoir sera explicité dans les sections suivantes.
169
première. Le pied droit ( d' ) est posé en arrière à gauche ( d ), le pied gauche ( g' ) est ramené à
hauteur du pied droit ( g ) puis il bascule le poids de son corps sur le pied droit ( arc de cercle ).
Ces pas sont donc réalisés sur un segment de droite à 45° par rapport au buste du danseur et le
traverse de part en part. On dira ainsi qu'il danse « de côté » (« sto pláï »).
Fig. 10 : signature choreutique de Chrístos Michaliós
Notons que si la plupart de ses appuis du pied gauche s'effectuent sur la plante du pied,
certains de ses appuis du pied droit, notamment les appuis « intermédiaires » lors de rotations,
s'effectuent en demi-pointe. A 1'40'', on observe qu'Ánna effectue quant à elle certains appuis sur le
talon. Ces appuis ajoutés à ceux de Chrístos en demi-pointe nous invitent à relativiser la remarque
de Theológos concernant l'utilisation unique de la plante du pied 406. Cette phrase choreutique lui est
propre, et c'est parce qu'Ánna se laisse guider par lui qu'elle effectue les mêmes pas. Cette phrase
choreutique est d'ailleurs la base de son syrtós, une « signature » qu'il appose tout au long de sa
danse par de nombreuses répétitions.
5.6.4. Signature et danse improvisée, produits de l'exoikeíosis
Pour rappel, la signature est ici entendue comme caractéristique singularisant un geste ou
une série de gestes, saillante et reconnue comme pertinente pour les agents ayant développé les
catégories de perception adéquates, « l'oeil » ou « le sens du jeu » propre à une pratique. Cet oeil et
ce sens s'élaborent par un travail d'exoikeíosis, c'est-à-dire d'intéressement du corps par
familiarisation progressive. Ainsi, le danseur a tendance à suivre des routines et opère
406 Ces appuis en demi-pointe et sur les talons sont typiques de l'exécution du syrtós sur les îles de Lésvos et
Oínoússes. Sans pouvoir l'affirmer de façon formelle, je soupçonne que cette manière de dansée à Chíos est plus
courante dans le Nord de l'île et qu'il s'agit peut-être d'une influence de la péninsule d'Erythrée. Pour une description
plus approfondie du syrtós de Lésvos et d'Oinoússes, voir Annexe 6.
170
-consciemment ou non- un rétrécissement des choix en utilisant, parmi les larges possibilités
qu'offrent les danses improvisées, un répertoire gestuel qui lui est familier (oikeío)et qui définit son
style407.
Cette familiarité avec un répertoire gestuel limité permet également de préciser ce qu'on
entend ici par danse improvisée car celle-ci ne saurait être entendue comme processus se déroulant
sur une tabula rasa. Le bon danseur porte en lui son expérience passée, son víoma composé de
dizaines de performances, et construit l'acte dansé à l'instinct, saisissant au vol les signes que lui
envoie son partenaire dans un dialogue corporel procédant par réduction des possibilités ; du
premier pas où tout est possible408 à celui qui clôt le chorós, les danseurs parcourent le temps
ensemble en ancrant leurs réponses dans leurs agissements mutuels. La bonne danse se reconnaît à
sa trame quasi-narrative faite d'enchaînements élégants et de dialogues fluides. Elle est appréciée
lorsque les mouvements qui se déploient dans l'espace et le temps informent celui qui l'observe des
intentionalités de son auteur.
Entre ces répétitions, Chrístos insère différents types de tours (strofés). A 0'18'', par exemple,
il procède à une première rotation de 180° dans le sens horaire en exerçant une traction sur le
mouchoir et en effectuant des appuis en sur place, puis il procède à une seconde rotation de 360°
dans le sens antihoraire. Ánna, qui connait son époux, le suit. Cette phrase choreutique de deux
rotations est complétée à 0'25'' par un tour (strofí) caractéristique du syrtós de Chíos, effectué par la
dame devant le cavalier et sous l'impulsion de ce dernier. Suite à ce tour, Chrístos danse non plus à
la droite d'Ánna mais face à elle (antikristá) et reproduit à 0'29'' sa « signature » de quatre fois trois
appuis dont il a déjà été question (voir fig. 6). La majeure partie de leur syrtós se déroulera
d'ailleurs en face à face. A 0'35'', il effectue une très courte phrase dansée de deux fois trois appuis
en arrière. C'est la seconde chorevtikí frasí qu'il effectue de façon récurrente. Il l'effectue
notamment à 1''03, 2'05'', 2'13'', 2'57'', 3'04''... Si sa « signature » est quelque peu inhabituelle dans
la mesure où de nombreux danseurs réalisent ces unités motrices d'avant en arrière et d'arrière en
avant et non pas sur un axe de 45° « sto plái », cette phrase-ci m'a quant à elle toujours été
présentée comme étant caractéristique du Nord de l'île.
J'ai pu l'observer à plusieurs reprises
407 Ici, ce qui est oikeío (familier) rejoint le « sens du jeu » de Bourdieu et la pleine maîtrise des « affordances »
(possibilités d'action) de Gibson, qu'elles soient sensorimotrices ou sociales. Selon la définition qu'en donne
Plutarque, l'oikeío est « la sensation (aísthisis) et la saisie (antílipsis) de ce qui est propre à soi-même ». Selon les
Stoïciens, l'animal est naturellement « approprié à lui-même » (« oikeiósai pros eaftó ») et est porté à accepter ce
qui lui est approprié (ta oikeía). L'enjeu est de comprendre que nos perceptions nous portent biologiquement -et
culturellement dans le cas des schèmes de perception et d'appréciation- à agir d'une manière définie face à un
environnement donné (Murgier 2013)
408 Pour reprendre l'expression tautologique mais éclairante du clarinettiste épirote Petroloúkas Chalkiás, « en
musique, tout est permis sauf ce qui est interdit »
171
durant les gléntia organisés dans cette région. Cette phrase choreutique, en tant que pratique
incorporée, est par ailleurs « emportée » par les habitants du Nord dans les gléntia du Sud.
Fig. 11 : signature choreutique du Nord de l'île
5.6.5. Syrtós du Nord et du Sud
Ainsi de la vidéo suivante extraite d'un glénti dans le village d'Ágios Giórgīs Sykoúsis
(Sud), durant laquelle Athiná Vafiá, originaire d'Ágios Giórgis, danse avec l'époux de sa soeur, Ex. 15
Giórgos Kassoudákis, originaire du village de Kampiá (Nord). Le style de Giórgos est sobre (semnó
ou sygkratiméno), ses flexions des genoux sont moins marquées que chez la plupart des danseurs
insulaires. Cette sobriété est accentuée par la tension qu'il maintient au niveau de ses épaules et par
le maintien de ses bras ; il marque le temps en claquant des doigts et ce en ne bougeant que les
poignets. On peut également attribuer une partie de cette sobriété au style du Nord. Ainsi, devant
un tel extrait, un danseur expérimenté dira que c'est de cette manière que se danse le syrtós dans
« les villages du Nord » (« étsi chorévetai sta Voreióchora »), ou qu'il s'agit là d'un syrtós des
« villages du Haut » (« avtós eínai o panochoroúsikos syrtós »). Comme on l'observe, cette phrase Fig. 12
choreutique peut être répétée à plusieurs reprises. Dans le cas qui nous concerne, ces pas ajoutés à
la prise par la paume avec sa partenaire constitue la « signature » de Giórgos Kassoudákis qui la
danse de manière récurrente et ce avec toutes ses partenaires. Et, exception faite de la prise
pariculière par la paume, il partage cette signature avec d'autres danseurs du village de Kampiá et
du Nord de l'île où elle est interprétée comme un marqueur identitaire.
172
Pour mieux dire, ce marqueur en traditionalité, puisqu'il est associé à la manière de danser
des anciens Voreiochoroúsoi dont on dit qu'ils dansent de manière plus appuyée (patitá), avec « des
mouvements plus lents et plus lourds » (« me argés kai variés kiníseis ») devient un marqueur
identitaire lorsqu'il est mis en contraste avec le style des villages du Centre (Kentróchora ou
Kampóchora) et du Sud (Katóchora, Notióchora ou Μastichochória), aux pas plus enlevés
(soustaristá) et avec des mouvements plus nombreux et plus rapides 409. La signature, selon la
logique de caractérisation géographique et aitiologique, inscrit ainsi l'agent dans un territoire et est
perçue comme l'indice d'une appartenance villageoise. Le style d'une région peut quant à lui
s'envisager comme une représentation abstraite composée des gestes les plus utilisés statistiquement
au fil des occurrences.
Une autre caractéristique distinctive du syrtós du Nord et du Sud de l'île est l'espace utilisé
pour exécuter la danse. Tandis que dans le Nord, les danseurs occupent volontairement un espace Ex. 15
réduit (cfr ex. 13 où Anna maintient délibérément la chaîne de danseurs dans la surface exigue de la
piste), les danseurs du Sud, en certaines circonstances, effectuent des tours complets de la piste.
L'extrait suivant, tiré lui aussi de la fête de la Soúma dans le village d'Agios Giórgis Sykoúsis,
exemplifie cette déambulation particulière. Les pas de ce syrtós accompagné à la tsaboúna et au
toubí diffèrent quelque peu du syrtós présenté précédemment mais c'est dû à la tradition distincte
des villages de mastic (Sud). Giórgos Vaféas et Sarántos interprète les chants « Klóssa ta pouliá »
(« Couveuse, les poussins »)410 et « Egó 'mai 'nós psará paidí » (« Je suis le fils d'un pêcheur »)411.
J'ai eu l'occasion d'observer ces tours de piste à Dafnónas, à Chalkeiós et à Ververáto. Cette
habitude fait même l'objet de plaisanteries parmi les gens n'habitant pas les villages concernés. On
dit ainsi que danser à Pyrgí réclame une attention de tous les instants et qu'il est dangereux de
s'arrêter car on risque d'y mourir piétiné412.
5.7. Le gýrisma, une séquence liminale
La danse syrtós peut se clore de trois manières différentes ; dans le premier cas, elle n'est
409 C'est un avis qui m'a été formulé par plusieurs musiciens et qui confirmé par Sákis Pipídis, clarinettiste et Giánnis
Voúkounas, percussionniste, dans le mémoire du violoniste Manólis Avgoustídis. Voir Avgoustídis (2009 : 46)
410 https://archives.crem-cnrs.fr/archives/items/CNRSMH_E_2018_007_001_03/
411 https://www.youtube.com/watch?v=QO01fX5vz40
412 Les danseurs du Nord et certains musiciens disent également que les danseurs du Sud sont beaucoup moins
sensibles au caractère dialogique du panégyre. Panagiótis Stroumpákis déclare à cet égard que dans le Sud, « tu leur
joues n'importe quoi et ils sautent comme des chèvres ». Je n'ai pas eu l'occasion de me rendre à un panégyre de
Pyrgí mais plusieurs personnes m'ont rapporté que les musiciens sont situés au centre tandis que les danseurs
tournent autour d'eux.
173
suivie d'aucune autre pièce. Dans le deuxième cas, le syrtós est suivi d'une improvisation
instrumentale (taxími)413 impliquant que le kavalliéros et la dáma lâchent prise et danse en face à
face (antikristá). Dans le troisième cas, elle est suivie d'une courte improvisation où les partenaires
lâchent également prise et danse en face-à-face jusqu'à ce que démarre le tsiftetéli (également
nommé patitós). Le tsiftetéli qui suit le syrtós lui est tant associé que les musiciens qualifient les
suites (enótites) comprenant ces deux danses de syrtotsiftetélia414.
Fig. 8 : les trois clôtures possibles d'un syrtós
1) Syrtós
2) Syrtós -> bállos
3) Syrtós -> bállos -> tsiftetéli
Pour en revenir à la danse de Chrístos et Ánna (voir ex. 14), on observe qu'à 3'24'', le jour de
laoúto Manólis Avgoustídis jette un coup d'oeil à son frère Giórgos. A 3'31'', ce dernier lui rend un
regard et trois secondes plus tard, il « tourne » le syrtós («gyrízei to syrtó »). Dans ce cas-ci, cette
transition est marquée par un la-si-do dont la dernière note est répétée à plusieurs reprises et
maintenue afin d'indiquer que le violoniste entame une improvisation. Ce motif mélodique peut être
légèrement plus développé, comme c'est le cas à 5'01'' dans l'enregistrement du syrtós fereïs
interprété par les mêmes musiciens mais dans d'autres cas, la transition peut également être Ex
17&18
simplement signifiée par une note continue, comme c'est le cas à 3'19'' dans l'enregistrement du
syrtós safét interprété par Sákis Pipídis. Quelques quatre secondes après l'énonciation de la
transition, Chrístos et Ánna lâchent prise et c'est Ánna qui gardera le mouchoir le temps de la danse
en face à face.
Celle-ci le tient par deux extrémités les bras tendus, à des hauteurs variables et en décrivant
des cercles. Cette manière pour les femmes d'utiliser le mouchoir des hommes en danse était
commune à nombre de choroí antikristoí (face-à-face) comme le tsiftetéli de l'île de Chíos qui sera
évoqué plus loin. Ánna l'utilise cependant d'une façon assez libre en comparaison avec la manière
chiotique traditionnelle telle que l'envisagent les professeurs de danse. Ainsi, il m'a été relaté que les
413 Le terme est d'origine turque. Dans la musique classique ottomane, le taksim est une forme d'improvisation
précédent certaines pièces telles que les peşrev, réalisée par le musicien dans le but d'introduire le makam (mode)
utilisé lors du fasıl (suite composée de différentes pièces). Pour une introduction à l'esthétique de l'improvisation
ottomane, voir Signell (1974 : 46)
414 Cette appellation est utilisée par tous les musiciens avec lesquels j'ai mené des entretiens. On la trouve également
textuellement dans Avgoustídis (2009 : 30).
174
femmes chiotes d'antan maintenaient strictement ce mouchoir plus bas que les épaules, plus
précisément à hauteur du tablier (« sto ýpsos tis podiás ») constitutif de leur tenue traditionnelle, le
maintien des bras à hauteur des épaules étant une forme d'expression exclusivement réservée aux
hommes. Kóstas Sitarás, professeur de danse et responsable du groupe de danse du syllogue
« Fáros » m'a également affirmé que seules les femmes de la bonne société de Smyrne et des
alentours, en raison de leur éducation plus libérale, avaient l'habitude de maintenir le mantíli à
hauteur des épaules. Il est difficile d'évaluer la véracité de ce fait cependant sa simple énonciation
montre que la manière d'utiliser le mantíli est elle-même significative et renvoie à des valeurs
différenciées selon l'origine sociale des danseurs.
On constate dans l'extrait que l'unité motrice de base de la danse en face-à-face est en tout
point comparable à celle du syrtós qui le précède. La seule différence notable est l'absence de prise
(laví) qui libère les mains des partenaires danseurs et leur permet d'occuper un plus grand espace
sur la piste. Chrístos utilise sa phrase choreutique habituelle de quatre fois trois appuis et effectue
quelques tours en esquissant des gestes des avant-bras. Ánna profite quant à elle de ce relâchement
de prise pour danser de manière plus libre, déambuler et effectuer des tours plus nombreux. Tous
deux exécutent cependant ces pas autour d'un « centre de gravité » situé à mi-chemin entre eux et
qui semble les pousser à se faire face à intervalles réguliers. Ce chorós antikristós se rencontre sous
une forme comparable dans la plupart des îles de la Mer Egée, du Dodécanèse 415 aux Cyclades416 en
passant par la Thrace Orientale417 et les côtes d'Asie Mineure. On le rencontre dans la plupart des
régions sous le nom de bállos bien que ce nom ne soit jamais utilisé par les habitants à Chíos pour
qualifier cette phase liminale dansée face-à-face. Seuls les professeurs de danse, musicologues et
musiciens418 concèdent que si on devait donner un nom à cette séquence, le bállos est le nom qui lui
conviendrait419.
5.8. Le patitós inaltéré de Chíos
Le tsiftetéli, également nommé patitós sur l'île, peut être commandé et exécuté en tant que
danse indépendante. Les tsiftetélia chantés sont puisés dans le répertoire des mélodies d'Asie
415Ainsi de la danse « Giavrí » de l'île de Léros, voir https://www.youtube.com/watch?v=wy8rdrs_2lY
416 Pour un exemple du bállos kykladítikos, aux pas plus enlevés et au tempo plus rapide, voir
https://www.youtube.com/watch?v=4LCL9XS4iac
417 (Tsalíkis 2010)
418 Símos Karaolánis, Sarántos Kostídis, Kóstas Sitarás et Pétros Karvoúnis souscrivent à cette idée. Par ailleurs, ce
nom figure dans l'ouvrage d'Hubert Pernot, dans celui de Philip Argenti mais également dans le rapport de mission
de 1962 du musicologue Karakásis.
419 Pour de plus amples informations sur la question du bállos, voir Annexe 7 : A la recherche du bállos de Chíos.
175
Mineure (mikrasiátika) qui firent l'objet de nombreux enregistrements de 1900 à 1930 420 mais
également dans les répertoires plus récents des laïka et des dimotiká déjà évoqués dans le troisième
chapitre421. Les principaux tsiftetélia auxquels on reconnaît une origine chiotique sont quant à eux
instrumentaux.
Parmi ceux-ci on compte des compositions de certains clarinettistes (tsiftetéli de
Polychrónis, tsiftetéli de Foteinós...) et l'Arápi Soústa422 ou Soústa Volissoú, dont le nom semble
indiquer qu'il provient du village de Volissós. Il s'agit probablement d'une composition élaborée et
construite autour d'un motif mélodique issu de la chanson « Armenáki »423 non-datée et considérée
comme traditionnelle bien qu'enregistrée pour la première fois en 1926 par Maríka Papagkíka.
Mais il est également très courant, comme on l'a vu, qu'il cloture les suites commençant par
un syrtós. Le musicien, après avoir « tourné » la mélodie en bállos, joue quelques mesures
improvisées et un motif mélodique caractéristique indiquant le commencement du tsiftetéli. Les
danseurs reconnaissent ce motif de manière instantanée et adaptent leur pas sans hésiter. Le nom de
tsiftetéli provient selon toute vraisemblance du qualificatif çiftetelli qui signifie « double corde » en
turc, en raison de la technique de jeu autrefois associée à ce genre, les deux cordes les plus aiguës
du violon étant accordées à la même hauteur ou à l'octave 424. C'est une danse répandue dans la
Grèce entière, popularisée notamment dans les centres urbains dans les années 30 et 40 lorsque le
rebétiko était à son apogée. Mais les professeurs de danse de l'île aiment à rappeler que le tsiftetéli
ou patitós de Chíos n'a que peu en commun avec la danse du même nom pratiquée encore
aujourd'hui dans le reste du pays. Ainsi, Símos Karaolánis, dans l'émission de Giórgis Melíkis
consacrée aux danses de l'île425 déclare : « Feu Símon Karás, dans ses collectes réalisées entre 1967
et 1971, collectes de la tradition musicochoreutique de Chíos, relève que le tsiftetéli, le tsiftetéli
traditionnel de Chíos, connu sous le nom d'axapolytós426 n'a aucun rapport avec les mouvements
420 Ces enregistrements étaient réalisés par les grandes compagnies étrangères (Columbia, Odéon, Polydor, Victor, ...)
qui se partageaient alors le marché naissant de l'industrie de la musique dans l'empire ottoman puis ensuite en Grèce
et en Turquie.
421 Voir Annexe 3 : Le répertoire des panégyres de Chíos en 2018
422 Concernant le qualificatif Arápi, plusieurs personnes m'ont déclaré qu'en plus de signifier « Arabe », il est
également utilisé comme surnom (paratsoúkli) pour les Grecs au teint basané et aux cheveux noirs. Selon la légende
chiotique, relayée par des professeurs de danse, l'Arápi soústa était un patitós qu'un danseur aux cheveux noirs de
Volissós dansait particulièrement bien et auquel il donna son surnom (paratsoúkli).
423 Là encore, Armenáki peut signifier « petit Arménien » ou qualifier un mousse travaillant sur les bateaux.
424 Pour un exemple de ce type de jeu, voir https://www.youtube.com/watch?v=hFCDWj-4lO4
425 (Melíkis 2008)
426 Selon Sákis Pipídis et Mariánthi Almyroúdi, axapolytós n'est pas lié au terme xypólitos signifiant pauvre, défroqué
ou va-nu-pieds. Pour me faire comprendre sa signification, Sákis me disait : « Oui, comme tu dirais Xapóla me,
paráta me, lâche-moi ! ». Ce nom, tombé en désuétude et connu uniquement par les anciens et les musiciens qui
doivent répondre à leurs commandes, provient donc probablement de la manière dont il est dansé, sans prise entre
176
Ex
19&20
actuels des citadins427. Cette danse s'exécute avec des pas secs (koftá vímata) sur la plante du pied et
n'implique pas de mouvement du bassin. Il insiste sur ce fait car, comme vous le savez, aujourd'hui
les choses ont dégénéré (« to pragma échei xeftísei »). Il s'agit simplement d'une danse en face-àface (antikristós) qui se danse avec majesté (megaloprépeia) et sérieux (sovarótita). »
Cette réflexion est reprise à leur compte par la majorité des professeurs de danse qui
s'opposent à l'association entre tsiftetéli et danse du ventre (chorós tis koiliás), courante dans les
descriptions du tsiftetéli428. Le premier se caractérise selon eux par un caractère seigneurial
(archontiá), emprunt de majesté et de retenue par contraste avec la danse du ventre dont on
considère qu'elle a un caractère érotique, provoquant et indécent429. Le tsiftetéli tel qu'il est dansé à
Chíos correspond à la manière dont il était dansé à Smyrne et dans la péninsule d'Erythrée et diffère
donc de la manière dont il est actuellement dansé dans le reste de la Grèce. Son rythme correspond
à un 4/8 et la danse est basée sur une unité motrice de trois appuis même si les danseurs peuvent
élaborer un phrasé dansé plus long en deux ou trois fois trois appuis.
Fig. 13 : Relation entre rythme et appuis dans le patitós
La performance suivante, déjà présentée dans le troisième chapitre pour son intérêt du point
de vue de la commande, réunit tous les types de configurations possible de l'exécution du tsiftetéli. Ex. 21
On y observe plusieurs parées en train de danser : au premier plan, trois femmes le dansent en un
cercle ouvert et progressent en sens antihoraire ; à gauche un homme et une femme le dansent en
couple ; à droite, deux hommes dont l'un porte une canette de bière sur la tête le dansent ensemble.
Puis, une fois la commande de Dimítris passée et la vente aux enchères de la chèvre effectuée, trois
parées de trois personnes le dansent simultanément. La paréa de Dímitris -en polo noir et jean bleunous donne à voir l'une des manières de danser le patitós, par des phrases dansées (chorevtikés
fráseis) de 2x3 appuis où le passage du troisième au premier appui est utilisé pour le déplacement
les danseurs, par contraste avec le syrtós qui le précède.
427 L'opposition entre ruralité et urbanité apparaît ici de manière explicite.
428 Voir http://dance-pandect.gr/ ; entrée « τσιφτετέλι »
429 On l'associe entre autre aux skyládika et aux bouzouxídika dont il a été question dans le troisième chapitre.
177
en sens antihoraire. Dimítris danse essentiellement en demi-pointe tandis que Giórgos Politákis -en
polo bleu et chaussures blanches-, lors de ses troisièmes appuis (3'33''), frappe le sol des pieds d'une
manière caractéristique qui vaut son nom au patitós (« appuyé », « frappé »). On peut observer dans
les trois parées une tendance à effectuer une légère flexion des genoux avant le premier appui suivi
d'une tension des muscles lorsque le pied touche le sol, produisant un effet de rebond considéré
comme caractéristique du bon patitós. Par ailleurs, la paréa située à gauche permet de constater la
différence majeure entre patitós du nord et du sud de l'île430 ; la transition du premier appui du pied
droit au deuxième appui est accompagné d'une levée du pied plus accentuée que chez Dimítris et
Giórgos tandis que la transition du premier appui effectué du pied gauche au deuxième appui donne
systématiquement lieu à une levée de la région crurale (entre le genou et la cheville) vers l'arrière et
qui m'a toujours été présentée comme caractéristique du patitós des villages du nord431.
Une autre caractéristique souvent mise en avant lorsqu'il est question du tsiftetéli chiótiko est
qu'il peut être précédé par un amanés au rythme libre ou qu'il peut se danser accompagné de Ex. 22
distiques improvisés sur le modèle des painémata analysés dans le deuxième chapitre. L'extrait
suivant présente un patitós caractéristique comprenant l'énonciation de painémata sur un motif
mélodique en mode sol hicaz et qui sous cette forme, sont nommés manés. Cette performance est
issue de la fin d'un glénti organisé par la taverne Améthystos dans le village d'Olýmpoi. La paréa,
arrivée aux alentours de 3h du matin, était composée d'amis de l'orchestre. L'un d'entre eux
souhaitait mettre sa paréa à l'honneur en payant Pantelís Konstantás, qui en plus d'être
instrumentiste est diplômé de psaltique byzantine, afin qu'il lui chante des distiques d'éloges et de
voeux.
Les 50 premières secondes montrent ce qui se produit lorsque les commandes ne sont pas
correctement centralisées par l'orchestre et que chacun accepte les commandes des danseurs. En fin
de soirée, les musiciens avaient perdu le compte et ignoraient qui devait être le suivant. La brouille
fut évitée mais il m'a été rapporté que plusieurs instrumentistes, pour ne pas avoir répondu assez
vite aux commandes s'étaient fait casser leur instrument sur la tête en des occasions similaires. C'est
sans doute l'insistance de Níkos qui est resté debout sur la piste pendant toute la scène (0'49'') ainsi
que son lien particulier aux musiciens qui lui ont permis de voir sa commande honorée en premier.
A 1'00'', Aggelos Mathioulákis entérine la décision collective en prononçant le mot « epithymía »
(« désir ») qui désigne que les musiciens sont sur le point d'honorer une commande et Argýris
430 Pour rappel, Dimítris Kontós est originaire de Mestá et Giórgos Politákis de Tholopotámi, tous deux situés dans le
sud de l'île.
431 Kóstas Sitarás me disait à cet égard que tous les danseurs du village d'Afrodísia l'exécutaient de la sorte.
178
Tzíkas commence à improviser à la clarinette alors que la paréa se tient prête. A 1'54'', il se lève et
rejoint la paréa en train de danser pour jouer auprès d'elle. A 2'17'', il joue une note continue dont
les danseurs disent qu'elle déclenche le kéfi, ce qui provoque des sifflements dans l'assemblée.
2'27 Pantelís tente de se procurer le
micro et manque de rentrer son
entrée
Αμάν αμάν
Amán amán
Αργύρι παίξε μας καλά
Argýris, joue-nous ça bien
και ήρθα στα μεράκια
car j'en viens au meráki
γιατί ήρθα στα μεράκια
car j'arrive au meráki
Αφού χορεύει ο Λαγός
μαζί με φιλαράκια
Níkos s'approche et dépose 20
euros sur l'instrument de Lambriní
Puisque Lagós danse ici
avec ces amis
μεντέτ αμάν
mentét amán
ταξίμι οργανικό
partie instrumentale improvisée
3'47''
Αμάν αμάν
Amán amán
Απόψε στον Αμέθυστο
Ce soir à Amethysto
φτιάξαν πανυγηράκι
ils ont fait une petite fête
φτιάξαν πανυγηράκι
Κι εδώ χορεύει ο Νικολής
ils ont fait une petite fête
Pantelís hésite et se rattrape
et ici danse Nikolís
un danseur sort un billet de 20
μαζί με ξαδερφάκι
μεντέτ αμάν
ταξίμι οργανικό
euros
de sa poche
Aggelos se satisfait avec Lambríni
en compagnie de son cousin
mentét amán
partie instrumentale improvisée
de la somme récoltée
Αμάν αμάν
4'42''
Amán amán
Ένα στιχάκι θα σου πω
Je vais te dire un petit vers
Νίκο θά 'ναι δικό σου
Il sera pour toi, Níkos
Νίκο θά 'ναι δικό σου
il sera pour toi, Níkos
Να χαίρεσαι τους φίλους σου
Profite-bien des amis
που έχεις στο πλευρό σου
179
Le danseur au pantalon blanc jette
qui sont à tes côtés
dix euros à côté de Pantelís
μεντέτ αμάν
mentét amán
5'22''
Nikoz demande un distique sur la
ταξίμι οργανικό
fin du service militaire de son ami
partie instrumentale improvisée
5'47 le danseur place correctement
le billet qu'il avait jetté
5'55'' Argýris fait signe à Pantelís
qui lui dit « Plus tard »
6'10''
Pantelís fait signe de poursuivre
car il n'a pas de distique en tête
6'40''
Αμάν αμάν αμάν
Amán amán amán
Μια πατινάδα να σου πω
Παριφανοί οι δικοί σου
Je vais te dire une aubade
Lambriní fait signe que Pantelís
risque l'extinction de voix
παριφανοί οι δικοί σου
Απ'το στρατό απολύεσαι
θα κάνεις τη ζωή σου
γιαρέϊ αμάν αμάν
Que les tiens soient fiers de toi
qu'ils soient fiers de toi
le danseur au pantalon blanc jette
à nouveau 10 euros que Níkos
ramasse et pose sur l'instrument de
Tu termines ton service militaire
et peux enfin vivre ta vie
giaréï amán amán
Lambriní
accélération du tempo
ταξίμι οργανικό
puis gýrisma vers un autre tsiftetéli
partie instrumentale improvisée
5.9. Un zeïbékikos transformé par les codes urbains
Comme relevé dans la figure 1 en début de chapitre, le zeïbékikos est considéré comme une
forme improvisée en 9/8. Ce caractère improvisé permet au danseur de coordonner ses appuis à la
pulsation comme il le souhaite, raison pour laquelle la figure suivante permet une visualisation du
rythme mais n'indique pas sa relation aux appuis.
Fig. 14: Relation entre rythme et appuis dans le zeïbékikos (indicatif)
180
Bien que la mission d'Hubert Pernot réalisée en 1898 révèle que le zeïbékikos était déjà
dansé à la fin du dix-neuvième siècle432, il n'existe aucun zeïbékikos considéré comme originaire de Ex 23
Chíos et cette forme ne figure généralement pas dans la discographie dédiée aux répertoires de l'île.
& 24
Les deux mélodies traditionnelles principalement en faveur chez les habitants sont l'« Aïvaliótikos »
et « Pérgamos » dont les titres indiquent qu'elles proviennent des petites cités d'Aïvali et de
Pergame situées en Turquie en face de l'île de Lésvos. Selon les témoignages que j'ai pu rassembler,
le zeïbékikos de Chíos était autrefois dansé par les hommes face à face (antikristá), tout comme le
patitós et d'autres danses classées dans la catégorie des karsilamádes433.
C'est d'ailleurs ainsi que Símos Karaolánis a décidé de le mettre en scène avec le groupe de
danse du syllogue Léon Allátios lors de l'émission dédiée aux danses de l'île organisée par Giórgis Ex. 25
Melíkis. Une autre émission de ce dernier, consacrée au village de Mesótopos sur l'île de Lésvos, & 26
met en relief de manière assez subtile le fait que le zeïbékikos est progressivement passé d'une danse
à deux à une danse solitaire. Le montage met ainsi en contraste la performance contemporaine du
danseur au kafeneío avec celle des danseurs du syllogue vêtus de la vráka traditionnelle et dansant
en face à face. De fait, si les deux configurations coexistent encore à Chíos, d'après l'expérience que
j'en ai, le zeïbékikos tend de plus en plus à être exécuté par un danseur unique, soutenu et honoré par
sa paréa qui s'accroupit devant lui et frappe des mains en le regardant improviser.
Ainsi de la vidéo suivante, déjà présentée dans l'analyse de la commande, où le danseur
exécute des figures improvisées en exprimant sa bravoure (leventiá) et son kéfi et où l'on observe Ex. 27
par ailleurs une tendance à entretenir un contact avec le sol -et, sans doute plus spécifiquement,
avec la terre- (1'58''), attitude qui apparaît de manière nettement plus explicite dans l'exécution
stylisée du zeybek434 en Turquie435.
Une autre modification, plus récente, est l'exécution de cette danse par les femmes et les
enfants alors qu'elle était auparavant strictement réservée aux hommes. Sans rentrer dans les détails
432(Pernot et Le Flem 2006 : 28)
433 Le terme karsilamás provient du turc et signifie « face à face . A Chíos, les anciens utilisent le terme « karsí »
comme adverbe signifiant « devant » ou « contre » et disent encore « Giatí pas karsí mou ; » pour signifier
« Pourquoi t'opposes-tu à moi ? ».
434 L'extrait présente un zeybek exécuté sur la mélodie Kerimoglou. Ce dernier était un chef de tribu Yörük admiré
pour son amour de la liberté. Dans son ouvrage « Memed le Mince », Yachar Kemal décrit longuement la splendeur
de la tente de Kerimoglou et loue son bon caractère et sa vertu. https://www.youtube.com/watch?v=mfrxBUTXlbI
435 Une analyse comparative du zeïbékikos grec et du zeybek turc dépasse largement le cadre de ce travail. Notons
seulement que le zeybek pratiqué aujourd'hui et tel qu'il s'observe dans l'extrait est une danse chorégraphiée et
dépouillée de son caractère improvisationnel sous l'impulsion de Had Selim Sirri Tarcan qui s'inspira des
chorégraphies de danses populaires suédoises. A ce sujet voir Ozturkmen (2001 ; 2012).
181
des transformations socio-économiques qui ont par ailleurs déjà été évoquées, il semble que la
modification de la configuration de la danse vers une exécution plus individualiste ainsi que sa
« libéralisation » par son ouverture aux femmes et aux enfants soit corrélée à une modification du
répertoire utilisé afin de danser le zeïbékikos. En effet, les habitants désirant danser un zeïbekikos
sont nombreux à commander des morceaux interprétés par des grandes vedettes du répertoire
« laïká » telles qu'Aggelópoulos ou Kazantzídis qui ont marqué la musique grecque de la seconde
moitié du vingtième siècle. Cette corrélation entre transformation de la danse et transformation du
répertoire est selon moi à rapprocher d'une autre transformation le plus souvent passée sous silence
par les professeurs de danse de l'île : après les échanges de populations du début du vingtième siècle
et la catastrophe d'Asie Mineure, les musiciens nés dans l'empire ottoman rejoignirent les îles et les
centres urbains ce qui produisit une sorte de basculement du centre de gravité de la production
musicale grecque qui passa des villes de Smyrne et de Constantinople à Athènes. Si les spécialistes
de la tradition sont prompts à dire que le tsiftetéli de Chíos n'a pas été altéré par la manière dont il
s'exécute dans les autres régions de Grèce, il semble que le zeïbékikos urbain ait quant à lui
considérablement transformé celui de Chíos.
Ainsi, une rapide comparaison entre le tsiftetéli et le zeïbékikos tels qu'ils sont dansés à
Chíos permet d'entrevoir que ce basculement du centre de gravité peut s'assortir ou non d'une
modification des pratiques choreutiques à deux niveaux qu'il convient de distinguer. Dans le
premier cas, le style (ýfos) du tsiftetéli en tant que forme dansée n'a pas été influencé par la manière
dont les citadins de la capitale se le sont appropriés malgré que le fait que des tsiftetélia plus récents
(laïká et dimotiká) aient intégré le répertoire des panégyres436 ; dans le second, le zeïbékikos a été
partiellement transformé tant du point de vue musical, par l'intégration notamment de morceaux
laïká, que du point de vue choreutique, par le glissement vers des codes considérés par les
spécialistes comme relevant de l'urbanité et de la modernité. Or, comme nous allons le voir dans le
sixième et dernier chapitre, ces codes urbains et modernes sont écartés lorsqu'il est question de
l'apprentissage des danses traditionnelles par les professeurs de danse qui leur préfèrent
systématiquement des mélodies, des configurations et un style en accord avec l'image qu'ils se font
de l'authentique parádosi de Chíos et des autres régions de Grèce.
436 Une transformation comparable s'est opérée pour le syrtós qui a gardé ses caractéristiques choreutiques tout en
étant exécuté sur des mélodies beaucoup plus récentes dont font partie les fameux « skylonisiótika » (voir chapitre
3).
182
Chapitre 6. Une nouvelle situation de la parádosi
Ce chapitre conclusif porte sur la nouvelle situation de la parádosi que constituent les cours
de danse organisés par les syllogues, dont on a vu dans le premier chapitre qu'ils avaient été
importés des centres urbains notamment sous l'impulsion des premiers professeurs de danse
amateurs Símos Karaolánis et Giánnis Argyrákis. Le chapitre est fondé sur des entretiens réalisés
auprès d'eux ainsi qu'auprès de ceux qui ont suivi leurs cours avant d'exercer eux-même la fonction
de professeurs de danse437. Ces entretiens ont été croisés avec des observations réalisées lors des
cours de danse des syllogues des villages de Dafnónas, Chalkeiós, Agios Giórgis Sykoúsis,
Lagkáda, de la ville portuaire d'Aignoúsa sur l'île voisine d'Oinoússes, ainsi que lors de cours de
danse de syllogues situés dans la ville portuaire, notamment le syllogue Fáros fondé par des
descendants de réfugiés d'Asie Mineure et spécialisé dans les danses de cette région, le syllogue des
descendants de réfugiés des pourtours de la Mer Noire et le syllogue Léon Allátios438. Ces
observations ont soit été réalisées en tant qu'observateur extérieur, soit en tant que danseur
régulièrement inscrit dans les syllogues où enseignait Sarántos Kostídis. J'ai pris le parti, comme
tout au long de mon séjour, de filmer en long plan-séquence fixe l'intégralité des cours et des
représentations dansées auxquels j'ai participés, ce qui me permettait de dédoubler mon regard tout
en ayant la possibilité de prolonger le travail d'analyse ultérieurement sur base de traces objectivées.
On y verra comment s'organisent et fonctionnent ces cours ainsi que la manière dont ils s'articulent
aux représentations dansées. Ce sera l'occasion d'expliciter des choix de méthodes et de présenter
plus en détail l'intérêt de l'habitus et de la notion d'exoikeíosis dans l'analyse de la pratique
choreutique mais également de rappeler que cette nouvelle situation, par les interactions auxquelles
elle donne lieu, ne diffère pas radicalement de la situation du glénti.
6.1. L'organisation des cours de danse
Les cours de danse durent généralement une heure. Les professeurs de danse
(chorodidáskaloi) établissent des groupes (tmímata) d'âge et de niveaux ; les groupes d'âge séparent
généralement les enfants de 6 à 12 ans (tmíma ton paidión), des adolescents de 13 à 18 ans (tmíma
ton efívon, litt. « groupe des éphèbes ») et des adultes (tmíma ton enilíkon) tandis que les adultes,
437 Ces entretiens ont été réalisés avec Kóstas Sitarás, Ioulía Lignou, Markélla Ziglí et Sarántos Kostídis.
438 Kóstas Sitarás enseigne actuellement au syllogue Fáros et à Oinoússes. Ioulía Lignoú enseigne à Vrontádos et
Thymianá. Markélla Ziglí enseigne à Chóra au syllogue Léon Allátios ainsi qu'à l'école d'enseignement spécialisé
pour les enfants souffrant de handicap mental ou physique. Sarántos enseigne à Chóra aux syllogues du quartier de
Fragkomachalás, d'Armonía et au centre culturel Omíreio, ainsi que dans les villages de Lagkáda, Chalkeiós, Ag.
Giórgis Sykoúsis et Zyfiás.
183
s'ils sont en nombre suffisant, sont divisés entre débutants (archárioi) et avancés (prochoriménoi).
Certains syllogues prennent en charge les cours de danse qui sont donc gratuits pour les membres 439
mais la plupart du temps, ceux-ci payent une cotisation. A titre d'exemple, la participation aux cours
de danse du syllogue Armonía coûte 60 euros pour l'année à raison d'une séance d'une heure par
semaine. Ce prix dépend évidemment du nombre de danseurs présents mais les professeurs de danse
touchent en moyenne entre 15 et 25 euros de l'heure, ce prix dépendant également de la distance
qu'ils ont à parcourir pour rejoindre le lieu du cours.
Les personnes participant à ces cours ont des profils différents selon les syllogues cependant
j'ai constaté que les femmes étaient très largement majoritaires et ce indépendamment de
l'association. Cette tendance est moins perceptible dans les nouvelles générations mais les hommes
de trente à cinquante ans sont peu nombreux au point que les professeurs de danse, lorsqu'ils
préparent une représentation dans un village, ont coutume de solliciter les hommes danseurs
d'autres syllogues qui sont sous leur responsabilité afin d'assurer une certaine parité sur scène. Pour
ne citer qu'un exemple, les danseurs du syllogue d'Armonía dont je faisais partie ont été sollicités
pour accompagner les femmes des groupes de Chalkeiós et de Lagkáda lors de plusieurs
représentations. Dans les villages, les cours s'adressent uniquement aux membres de la communauté
villageoise et il est très rare qu'un habitant d'un village donné fréquente ceux d'un village distant
tandis qu'on observe une plus grande diversité de profils dans certains syllogues de la ville.
On pourrait penser par exemple que les cours de danse organisés par le syllogues des
descendants de réfugiés du pourtour de la Mer noire sont essentiellement fréquentés par des gens
originaires de cette région alors qu'ils sont en réalité minoritaires. Les gens participent par ailleurs à
ces cours pour des raisons différentes ; certains sont réellement passionnés par la danse
traditionnelle et sont aussi impliqués dans l'organisation de manifestations culturelles en rapport
avec la tradition tandis que d'autres voient dans ces cours le moyen de pratiquer une activité
physique et alternent entre danses traditionnelles, gymnastique et tango. Il arrive aussi que des gens
qui ont récemment emménagé à Chíos pour des raisons professionnelles, notamment des
enseignants mutés sur l'île, les fréquentent pour s'insérer dans un réseau et se faire des amis.
Généralement, le professeur de danse organise un programme de manière à ce que l'intensité
augmente au fil de la leçon mais également en fonction de critères géographiques ; étant donné que
ces cours comprennent l'apprentissage de danses de la Grèce entière, il est courant que plusieurs
439 C'est le cas notamment dans le syllogue du village de Dafnónas dans lequel j'ai résidé durant mon séjour.
184
danses représentatives d'une région soient dansées à la suite ce qui est censé favoriser leur
mémorisation. Il prend également soin d'utiliser les mêmes morceaux au fil des leçons, choisis dans
sa large base de données sur des critères en traditionalité tels que les techniques de jeu, de chant et
l'instrumentarium. Cette sélection en fonction de critères géographiques est également celle qui
prévaut dans la programmation des représentations dansées : si le groupe est amené à exécuter cinq
danses pour une durée de vingt minutes, ces danses seront choisies parmi le répertoire d'une région
afin d'assurer une cohérence du programme.
6.2. Les représentations ou la mise sur scène de la tradition
Le calendrier des cours de danse correspond au calendrier de l'année scolaire. Les cours
commencent en septembre et s'achèvent dans le courant du mois de mai cependant les membres des
syllogues n'arrêtent pas pour autant de danser puisque c'est précisément pendant l'été qu'a lieu la
majorité des manifestations culturelles (politistikés ekdilóseis) où leur présence est requise pour des
représentations dansées (parastáseis). Les professeurs de danse organisent des répétitions (próves)
jusqu'à plusieurs mois avant ces représentations en plus des cours habituels.
L'été marque par ailleurs le début du « mercato » entre professeurs et syllogues car il n'est
pas rare que les premiers cessent d'enseigner auprès d'un groupe de danse440 pour aller ailleurs. Ce
fait m'est apparu alors que Sarántos passait un « entretien d'embauche » devant le conseil
d'administration du syllogue de Kardámyla dont les cours de danse étaient jusqu'alors sous la
responsabilité de Kóstas Sitarás. Après un conflit entre ce dernier et le conseil au sujet des
modalités d'organisation d'une représentation, celui-ci avait mis par écrit les raisons qui le poussait à
renoncer à ces heures d'enseignement et le conseil s'était mis à la recherche d'un nouveau
chorodidáskalos.
Durant cet entretien, ce sont l'expérience et les qualités humaines 441 du professeur de danse
ainsi que sa capacité à proposer des améliorations dans l'organisation des représentations qui sont
évaluées. Chaque professeur a donc ses chances en fonction de ses points forts : pour ne citer que
deux exemples, on reconnaît à Kóstas et à Ioulía une expertise dans les costumes traditionnels, un
élément important de mise en évidence de la parádosi lors des représentations, tandis que Sarántos
est connu pour le professionnalisme des mises en scène qu'il propose lors de ses parastáseis Ex.
1-3
440 Une forme abrégée de l'expression « groupe de danse » est le chorevtikó.
441 En ceci compris son carnet d'adresse.
185
notamment par l'éclairage, les effets visuels mais aussi les spots publicitaires qui les accompagnent.
Ces derniers donnent par ailleurs une idée assez juste de l'atmosphère qui règne lors des préparatifs
qui créent des liens forts entre les participants442.
Car la responsabilité du professeur de danse ne se limite pas à l'enseignement lors des cours
mais englobe la préparation des représentations avec tout ce que cela implique au niveau logistique,
du montage de la scène a la mise en place de l'éclairage, en passant par la location des costumes 443
et l'engagement des musiciens correspondant aux besoin des représentations. Kóstas Sitáras déclare
à cet égard que l'élaboration (to stísimo, litt. le montage) d'une représentation demande plusieurs
mois, puisqu'il lui préparer un « programme » de cinq à six danses à travailler lors des cours et
assurer une forme de direction artistique (epiméleia) pour que la région soit correctement
représentée tant au niveau choreutique, par le choix des danses exécutées, qu'au niveau musical, par
le choix des mélodies et des musiciens. Pour rappel, les représentations comportent des danses
d'autres régions de Grèce et, si autrefois la plupart des syllogues se contentaient d'une représentation
effectuée avec un enregistrement sur cassette ou sur cd, il est aujourd'hui primordial étant donné
l'élévation des standards que les musiciens engagés utilisent des instruments adaptés et connaissent
le style de jeu des régions concernées.
Ainsi les considérations de Símos Karaolánis selon lesquelles les manifestations culturelles
n'ont que peu en commun avec la tradition et ne sauraient être définies autrement que comme forme
de théâtre (« theatrikó eídos ») comprenant des éléments traditionnels (« paradosiaká stoicheía »)
constituent une réalité tout à fait acceptée par certains professeurs de danse qui ont justement fait le
choix de mettre en valeur cette théâtralité sans pour autant renoncer aux marqueurs en traditionalité
qu'ils jugent pertinents à savoir la conformité des tenues traditionnelles et l'usage, par exemple, du
mouchoir lors de danse en couple, des techniques de jeu et des instruments adaptés mais également
des figures et des pas respectant le style (ýfos) des régions représentées si bien que plutôt que de
parler de mise en scène de la tradition, il serait plus juste de dire que celle-ci est mise sur scène.
442 L'expression consacrée à Chíos est que la danse - et tout ce qui l'entoure - lie les gens : « O chorós enónei tous
anthrópous. ».
443 Les hommes qui sont également des amis de Sarántos participent au montage de la scène et au transport du matériel
tandis que ce sont les femmes qui sont généralement chargées d'habiller les enfants et d'assurer la mise en place des
nombreux accessoires des costumes féminins. La location d'un costume pour une représentation est de 20 euros.
186
6.3. Le fonctionnement du cours de danse
6.3.1. L'habitus comme objet et méthode
L'hypothèse centrale de ce mémoire est que la tradition (parádosi) peut s'envisager comme
ensemble de schèmes de perception, d'appréciation et d'action activé durant certaines situations
spécifiques. Cette hypothèse a l'avantage d'expliquer au moins partiellement le paradoxe selon
lequel les habitants ont d'une part le sentiment que la tradition se transforme alors qu'ils ont à coeur
de la préserver et d'autre part qu'ils contribuent sans cesse par leurs agissements à la transformer,
frappés en quelque sorte par une forme de cécité. Qu'il me soit permis d'emprunter une métaphore à
la philosophie chinoise : il semble que la transformation de la tradition est le plus souvent invisible
pour les individus engagés corporellement dans ces situations, tout comme les cils de leurs yeux.
On a pu observer ces transformations dans le cas du mariage, dans le cas des préparatifs du
panégyre mais aussi dans les transformations du répertoire des fêtes par le biais de la commande. A
cet égard, j'ai tenté de montrer que ce processus imperceptible sur le court terme mais ayant des
effets importants sur plusieurs décennies s'explique précisément par ce que les habitants nomment
eux-mêmes leur « vécu » (víoma) et que je rapproche de l'habitus, c'est-à-dire d'une matrice
générative de comportements structurée par les expériences passées et dont les schèmes sont en
grande partie partagés par les individus qui interagissent. A cet égard, les spécialistes de la tradition,
par les sources qu'ils utilisent et par la réflexivité qu'implique la transmission de compétences
musicales ou choreutiques, développent des savoirs et une sensibilité particulière ce qui fait qu'ils
saisissent certaines choses avec plus d'acuité et qu'on leur prête une expertise supérieure quant aux
question de tradition.
Or, si l'on accepte de considérer la tradition comme un ensemble de schèmes de perception,
d'appréciation et d'action activé dans des situations spécifiques, il n'est plus pertinent à mon sens de
considérer que le cours de danse et les représentations dansées ne participent pas à l'élaboration de
la tradition. Ces situations fournissent au contraire un lieu privilégié pour analyser les ressorts de
l'acquisition de la compétence sociale incorporée que constitue la bonne danse traditionnelle. Et
c'est précisément le caractère didactique du cours de danse qui permet d'analyser ce processus
d'acquisition qui serait nettement plus difficile à discerner si on se limitait à des observations faites
lors de panégyres. La situation du cours de danse rend par exemple l'essai-erreur et la copie
observables et tolérables alors qu'il serait malvenu lors d'un glénti de subitement arrêter l'exécution
d'une danse parce qu'on a perdu le fil ou qu'on désire copier un mouvement observé chez un
187
danseur voisin.
Ici l'habitus a donc constitué pour moi à la fois un objet de recherche et le moyen d'accéder à
cet objet444, puisque c'est par la pratique de la danse que ceux qui participent aux cours et aux
représentations (parastáseis) développent les dispositions corporelles et mentales que je tentais
d'analyser. L'extrait suivant tiré de l'ouvrage de Wacquant portant sur l'apprentissage de la boxe
résume à merveille ce que met en jeu la pratique de la danse lors des cours et des représentations
scéniques organisés par les syllogues :
Il faudrait, pour décrire adéquatement le processus presque insensible qui mène à se prendre au
jeu et à s'y investir (plus même qu'on ne le souhaiterait parfois), qui conduit de l'horreur ou de
l'indifférence initiales, mêlées de honte de son corps et d'embarras, à la curiosité puis à l'intérêt
pugilistique, voire au plaisir charnel de boxer et à l'envie d'en découdre sur le ring, de pouvoir
citer in extenso les notes prises après chaque séance d'entraînement au fil des mois. Leur
redondance même permettrait de faire saisir concrètement le lent glissement qui s'effectue d'une
semaine sur l'autre dans la maîtrise des mouvements, la compréhension -le plus souvent
rétrospective et purement gestuelle- de la technique pugilistique, et la modification qui
intervient dans le rapport à son corps et dans sa perception de la salle et des activités dont elle
est le support. L'assimilation du pugilisme est le fruit d'un travail d'intéressement du corps et de
l'esprit qui, produit par la répétition à l'infini des mêmes gestes, procède par une série
discontinue de déplacements infimes, difficilement repérables individuellement, mais dont le
cumul dans la durée produit des progrès sensibles, sans que l'on puisse jamais ni les séparer, ni
les dater, ni les mesurer précisément.445
6.3.2. L'exoikeíosis en situation d'apprentissage
J'ai tenté au fil des chapitres d'analyser ce « processus presque insensible » d'intéressement
du corps en introduisant la notion d'exoikeíosis, inspirée du concept d'habituation
qui a jusqu'ici été utilisé tant en sociologie de la connaissance, pour rendre compte du fait que les
actions fréquemment répétées tendent à se fondre dans un modèle qui permet leur reproduction avec
un moindre effort446 , qu'en neurosciences ; premièrement pour définir la diminution -à court ou
long-terme- d'une réponse comportementale produite par une stimulation répétée 447 puis dans un
444 (Wacquant 2010 : 109)
445 (Wacquant 2002 : 71)
446 (Berger et Luckmann 2010 : 110)
447 (Rankin et al. 2009)
188
second temps pour mettre en évidence un double processus, impliquant des effets à la fois
décrémentiel (habituation) et incrémentiel (potentation), la potentation étant définie comme
l'augmentation d'une réponse comportementale produite par une stimulation répétée448.
La traduction littérale en grec du terme habituation vise, par effet de rupture, à fondre en une
seule et même notion l'habituation et la potentation afin de me fournir un concept pour rendre
compte du procédé par lequel les agents se rendent familiers de pratiques spécifiques et les font
leurs. Ces pratiques peuvent être de nature variée ; dans ce mémoire, il a principalement été
question de la technique vocale du chant traditionnel et de techniques gestuelles impliquant un
couplage avec une forme rythmique et dansée ainsi qu'avec un ou plusieurs partenaires de danse
mais on pourrait ajouter que les situations et les institutions c'est-à-dire les types de rapport qu'elles
impliquent et instaurent (commande, invitation à la danse etc) font elles aussi l'objet d'une forme
familiarisation.
Mais si l'exoikeíosis est particulièrement perceptible pour le chercheur qui se doit de se
rendre familier des choses qu'il entend étudier dans un temps relativement court, le processus de
familiarisation passe selon moi également par une actualisation régulière de la pratique. On pourrait
me rétorquer que la danse est comme le vélo et qu'elle ne s'oublie pas ce à quoi je répondrais que la
danse, tout comme le vélo, est une pratique corporelle qui s'entretient et une compétence qu'on
développe au fil du temps jusqu'à intégrer pleinement un « sens du jeu » propre à cette pratique, qui
fluidifie et rend naturelles les formes d'actions typifiées analysées au point qu'un observateur
extérieur identifie une forme d'aisance constitutive de ce sens du jeu.
Le rapport à l'habitus mérite ici d'être explicité. Selon moi, le processus de familiarisation
que l'on observe dans la pratique et l'apprentissage de la danse ne se limite pas à l'acquisition d'un
répertoire de gestes codifiés mais s'étend également aux valeurs et aux jugements de goûts qu'ils
charrient et impliquent. Car je soutiens, à la suite de Bourdieu, que nous sommes guidés dans nos
conduites ordinaires par des schèmes pratiques, des schèmes informationnels qui sont des principes
de classement, de hiérarchisation et de division. Ces principes de division sont aussi des principes
de vision qui nous permettent de distinguer les choses que d'autres confondent et d'opérer une
diacrisis, un jugement qui sépare449. Le quatrième chapitre constituait une tentative de dégager
certains de ces principes classificatoires450, ces principes constituant « l'oeil » et « l'oreille » du
448 (Groves et Thompson 1970)
449 (Bourdieu 1986 : 41)
450 Il a été question de la catégorisation géographique, de la pensée aitiologique,
189
danseur et qui offrent à ce dernier une compréhension plus profonde des actions qu'il accomplit et
qu'il voit s'accomplir451.
Au cours d'une conversation ordinaire au sujet d'une fête, il est extrêmement rare que des
jugements précis soient formulés concernant une performance ; les gens se contentent de statuer si
untel ou untel danse bien, diront éventuellement qu'il a une aisance, un « air » (aéras) agréable, qu'il
danse avec bravoure (leventiá) ou qu'il s'agit d'un vrai meraklís. J'ai rarement entendu de jugements
sur la danse des femmes excepté le fait qu'une bonne danseuse se doit d'être légère comme le vent et
suivre avec art le cavalier qui initie des figures. Mais la situation est un peu différente dans le cadre
des cours et l'attention portée aux gestes des personnes présentes y est accrue. Il n'est pas nécessaire
que la chose à exprimer ait un signifiant spécifique puisqu'elle peut s'exprimer par le geste et j'ai
souvent reçu des conseils sur la manière dont doit se poser le pied, sur un rebond à exécuter ou sur
une certaine tension musculaire à maintenir en différentes parties du corps. Pour ne citer qu'un
exemple, je me rappelle ainsi de Katholikí, une dame originaire de Rhodes résidant sur l'île depuis
quelques années, qui m'avait dit au sujet du léger rebond caractéristique des danses insulaires tout
en me le montrant par les gestes : « Lorsque tu lèves le pied comme ça, fais un 'tsak' de rebond en
plus et tu gagnes les coeurs ! ».
L'extrait suivant est un exemple typique de la manière dont se déroulent les cours : le
professeur de danse, en l'occurrence Sarántos, termine de répondre à une question concernant les Ex. 4
pas d'une soústa et précise la manière dont ceux-ci varient d'une île à l'autre. Puis il nous indique
que l'on passe à la danse suivante et dit « on y va, kalamatianós d'Apéranthos452, les mains en haut »
tout en indiquant la prise (laví ou piásimo), improvise quelques mesures chantées en exécutant les
pas (vímata) - ce qui donne l'occasion à certains participants de tenter une rapide imitation - et
donne le titre de la chanson, « kotsátos tis tsaboúnas » (« Le distique de la cornemuse ») puis lance
la musique sur son bafle portable. Pendant l'introduction à la cornemuse, les danseurs se mettent en
position en faisant des petits pas de côtés pour ajuster leur prise à leur voisin et attendent le coup
d'envoi de Sarántos qui indique quand commencer par un « Opa ! ».
Les danses des Cyclades ne présentent généralement pas de difficulté particulière pour les
habitants de Chíos car le style (ýfos) d'exécution, par le maintien du corps, le type d'appui et la
flexion des genoux, a des points communs avec le style des îles du Nord-Est Egéen. Il est en
451 (Wacquant 2002 : 116)
452 Un village montagneux de l'île de Náxos.
190
revanche plus difficile pour les insulaires de reproduire le style des danses épirotes, généralement
plus lentes et aux appuis marqués avec lourdeur, comme les danseurs épirotes ont des difficultés à
reproduire le style insulaire.
De la même manière, les danses de la Mer Noire (pontiaká) requièrent une acquisition
progressive de codes gestuels différant sensiblement des danses du Nord-Est Egéen, par leurs Ex. 5
appuis souples majoritairement sur la plante du pied et le type de flexions des genoux qui leur est
propre (0'25'') ainsi que par la manière plus « ramassée » (mazeménos) dont elles s'exécutent, le
buste détendu et les muscles des bras relâchés (0'53'')453. Le rôle du chorodidáskalos est ici
primordial puisque c'est sa connaissance des différents styles qui lui permettra de présenter
correctement les danses et de corriger les postures inadéquates. C'est ce dont parlait Símos dans le
premier chapitre lorsqu'il mentionnait le risque de l'isopédosi, c'est-à-dire de l'aplatissement des
différences du point de vue du style (ýfos), lorsque les professeurs enseignent certaines danses sans
connaissances préalables.
Mais le professeur n'est pas le seul à jouer un rôle dans le processus d'exoikeíosis et on peut
trouver un parallèle entre ce qui se produit lors de l'exécution d'une danse en cercle et ce que
Wacquant relève à propos du gym. Il y observe que ceux qui participent à l'entraînement se
fournissent mutuellement un ensemble de modèles dont chaque participant peut s'inspirer par
mimétisme et contre-mimétisme, par l'observation et la copie plus ou moins consciente des gestes
des autres454. Et je pense qu'il est juste d'affirmer à sa suite que c'est par la pratique que se développe
« l'oeil du danseur » qui permet en retour de rendre cette pratique signifiante et compréhensive car
j'ai pu expérimenter le fait que c'est lorsque l'habitus du danseur sait « reconnaître » les stimuli qui
s'offre à lui que l'acquisition opère pleinement.
Car la pratique enseigne les mouvements mais contribue surtout à l'acquisition des schèmes
pertinents qui permettent de saisir, différencier, évaluer et reproduire les propriétés spécifiques des
gestes et des postures du corps455 propres à chaque région et qui demeurent invisibles à ceux qui
n'ont pas les catégories de perception et d'appréciation adaptées. Ainsi la présence d'autres agents
dans la danse en cercle fournit un support dans l'acquisition des postures et des gestes adaptés.
453 Le premier extrait du montage est une danse nommée « Kalón korits' » (« La bonne jeune fille ») et est originaire
de la région de Matsoúka, au sud de Trapezoúnta (actuelle Trabzon). Le second est une danse nommée « Omál
oútsaï » ou « Outs altí » et provient de Nikópolis.
454 Ibid., 115
455 Ibid., 116
191
Pour en revenir aux danses insulaires, cette espèce « d 'air de famille » qu'ils partagent rend
la pratique de danses telles que le pidichtós de Rhodes456 (ou rodítikos) particulièrement agréable Ex. 6
pour les habitants de Chíos. Vasílis Bizánis - en blouse orange - exprime son meráki par la
réalisation d'un tour (0'03'') dès qu'il entend la mélodie en question mais cède rapidement la place
de protochoreute à Katholikí qui est la plus expérimentée concernant les affaires de son île. Ici,
Sarántos présente plus les pas pour la forme et pour indiquer sur quel temps commencer que pour
apprendre à quiconque comment se danse le pidichtós. Passé le stress de certaines représentations,
le chorodidáskalos n'est que le premier parmi ses pairs et se contente de jouer le chef d'orchestre en
sélectionnant les danses exécutées et les mélodies qui conviennent le mieux 457 tout comme il lui
arrive de céder aux desiderata des danseurs en prenant leurs « commandes ».
6.3.3. Le plaisir de l'imitation
J'évoquais dans le quatrième chapitre que dans la pratique du chant, l'aspect ludique n'est ni
négligeable ni négligé et cette observation s'étend évidemment à la danse : les danseurs prennent
plaisir à se réhabituer à des pas, à se les réapproprier et à jouer de l'expressivité qu'ils permettent
tout en établissant un dialogue avec leur voisin et les autres membres du cercle, ce qui produit une
forme d'émulation par observation mutuelle. Un bel exemple de ce double couplage 458 au sein d'une
danse en cercle nous est fourni par Katholikí qui commence par des appuis et des sauts assez
marqués (0'12'') avant d'adopter une posture plus contenue (0'40'') tout en imposant cette contenance
à Vasílis qui observe ces appuis et lit les intentions qu'ils indiquent. Elle insiste même en posant sa
main libre sur la main par laquelle elle tient Vasílis (0'55'') en lui intimant de la suivre et on observe
que pour marquer la pulsation, celle-ci n'exerce pas une pression mais une traction sur la main de
Vasílis, mettant l'emphase non pas sur l'appui mais sur le rebond caractéristique du pidichtós. A
1'12'', elle lui cède la place ce qui constitue un échange des rôles et s'adapte à ses intentions en lui
laissant le champ libre dans la réalisation de figures.
Deux choses méritent ici d'être relevées. La première est qu'il se dégage dans la manière
même donc Katholikí offre à Vasílis la place de protochoreute (1'30''), en exécutant une variation
des pas qui consiste à réaliser l'unité motrice à reculons en limitant les mouvements amples, une
456 L'une des principales îles du Dodécanèse.
457 Dans le cas du pidichtós, le morceau sélectionné est une version interprétée par Giánnis Kladákis, considéré comme
l'un des meilleurs chanteurs et joueurs de vièle (lýra) de Rhodes.
458 Pour rappel, dans le chapitre 2, trois couplages étaient dégagés. Celui entre le danseur et le rythme, celui entre deux
danseurs et celui entre danseurs et public.
192
aisance qui témoigne de son expérience du pidichtós459. L'occurrence que j'ai pu filmer est la
dernière d'une longue série d'occurrences durant lesquelles elle a eu l'occasion d'observer d'autres
danseurs, d'imiter les gestes qui lui plaisaient, de tenter des variations notamment permises par la
variété des coups d'archets (doxariés) des joueurs de vièle ; son víoma et le sens du jeu qu'elle a
développé transparaissent dans sa danse.
La seconde est que le couplage qui s'établit entre les deux danseurs relève véritablement
d'une forme de dialogue gestuel qui s'appuye sur des affordances sociales qu'Halloy définit comme
« des expressions faciales, des comportements et des attitudes qui [en s'appuyant sur des réponses
émotionnelles spécifiques] servent de point d'ancrage à la définition d'un modèle de relation »460. La
manière dont ils dialoguent par l'homokinésie et l'homorythmie, aidés en cela par le toucher mutuel,
la perception visuelle et l'ouïe, est ce mode de présence au monde particulier évoqué au chapitre
précédent. Le couplage, selon l'expérience que j'en ai, ne relève pas simplement de l'imitation des
gestes perçus mais également des actes inférés, c'est-à-dire des intentions potentielles qu'expriment
autant qu'induisent une posture contenue, des sauts plus marqués que de coutume, un sourire ou un
regard insistant porté sur les appuis d'un autre danseur. Et c'est ici que les schèmes de perception,
d'appréciation et d'action trouvent leur lieu d'expression par excellence ; toute l'expérience
accumulée au fil des occurrences, l'occasion de s'actualiser au cours d'une danse de plus ; le kéfi et
le méraki, un moyen de s'exprimer avec sincérité au sein d'une paréa fréquentée semaines après
semaines. En cela, le cours de danse ne semble pas être d'une nature radicalement différente d'un
glénti.
459 Par opposition à cette aisance, Wacquant relève le fait qu'on « reconnaît immédiatement (...) les novices à leurs
gestes mécaniques et apprêtés, à leurs combinaisons 'téléguidées' et ralenties dont la rigidité et l'académisme
trahissent l'intervention de la réflexion consciente dans la coordination des gestes et des déplacements » (2002 : 97)
460 (Halloy 2016 : 19)
193
Conclusion
Ce mémoire se voulait une tentative d'analyse de la notion de tradition échappant aux
approches folkloriques, nostalgiques ou normatives. Il était tout à fait possible par l'ethnographie
des syllogues et des panégyres que j'ai réalisée à Chíos d'envisager la tradition à la suite de Bloch
comme une « entité essentialisée » par les habitants, conçue comme provenant d'un passé lointain et
dont la déférence est fondée sur la difficulté des acteurs à détecter l'origine d'actions spécifiques, de
leur intentionalité première461. Il était également possible de s'en tenir aux considérations de
Pouillon reprises par Lenclud selon lesquelles la tradition est une forme de filiation inversée et de
rétroprojection du passé au présent, informant et normant ce dernier462. Mais malgré leur originalité
et leur intérêt évidents, ces deux définitions ont selon moi le désavantage de ne pas statuer de
manière satisfaisante sur l'ontologie de la tradition.
Concernant la première, on imagine qu'en tant qu' « entité essentialisée », la tradition
s'apparente à une forme de représentation mentale associée aux gestes rituels accomplis au présent
et constituant des citations de précédentes occurrences. Ainsi la question de la tradition, dont Bloch
fait l'équivalent d'autres « quasi-personnes » telles que « les ancêtres en tant que groupe » ou
« Dieu » est subordonnée à son intérêt premier qui est de donner une définition satisfaisante du
rituel qui, elle, est fondé sur la remémoration. Mais il est possible d'épouser l'idée qu'une
essentialisation a bien lieu chez les acteurs tout en tentant d'aller plus loin ; à cet égard, la définition
de l'institution proposée par Berger et Luckmann nous prémunit contre la tentation qui consiste à
suivre les acteurs dans leur objectivation de la tradition. On se rappelle en effet que selon les deux
auteurs, c'est par le processus de transmission au fil des générations qu'une institution est vécue
comme détentrice d'une réalité propre et indépendante des individus qui l'actualisent 463. Or il n'est
aucunement nécessaire de postuler que cette objectivation produite par les acteurs donne réellement
un caractère objectif et essentialise effectivement la tradition.
Dans le même ordre d'idées, la notion de « rétroprojection du passé au présent » pose
problème dans la mesure où il reste à déterminer comment peut bien se matérialiser une filiation
inversée. La réponse la plus rentable d'un point de vue conceptuel semble être celle de Boyer qui
considère qu'une analyse de la tradition doit passer par l'analyse d'objets culturels considérés
461 (Boyer 1987 : 65)
462 (Lenclud 1987 : 8)
463 (Berger et Luckmann 2012 : 113)
194
comme traditionnels tels que des événements, des gestes ou des énoncés considérés comme
particulièrement saillants et pertinents par les acteurs, et estime que la tradition se place
ontologiquement autant du côté de l'action répétée que de l'événement remémoré464.
En sollicitant la perspective constructiviste de Peter Berger et Thomas Luckmann ainsi que
la théorie du champ et de l'habitus de Pierre Bourdieu, j'ai tenté d'analyser certains de ces
événements et de ces gestes que les habitants de Chíos qualifient de traditionnels. Mon objectif était
de montrer que ces pratiques procèdent à la fois du traditionalisme, c'est-à-dire du choix conscient
opéré en faveur des valeurs anciennes puisque les habitants se font un point d'honneur à « injecter
de leur passé dans le présent », et de la tradition inventée ou plutôt sans cesse réinventée, par
glissements successifs, occurrence après occurrence, sans que les innovations qui s'insèrent
subrepticement dans ces pratiques soient toujours perçues comme telles. Ce traditionalisme
s'exprimait notamment dans la controverse analysée dans le premier chapitre ; j'y voyais
l'expression de position et de prises de position par des spécialistes des questions de tradition au
sein d'un champ en voie d'autonomisation.
Mais les deuxième et troisièmes chapitres étaient l'occasion de montrer que la traditionalité
d'une institution n'a rien d'objectif et dépend avant tout de la position d'action et d'énonciation des
acteurs. La mise en contraste des discours de spécialistes et des pratiques effectives dans les
situations du mariage et du panégyre visait à démontrer que cette traditionalité repose
essentiellement sur l'expérience individuelle des acteurs qui jugent certains éléments
particulièrement saillants et pertinents et que j'ai pris le parti de nommer « marqueurs en
traditionnalité ».
Le quatrième chapitre était dédié à la démonstration que cette expérience individuelle de la
tradition est à rapprocher de l'habitus entendu comme matrice générative de comportements
structurée par les expériences antérieures des acteurs et reposant sur ensemble de schèmes de
perception, d'appréciation et d'action activés lors de situations spécifiques. J'y décrivais ce que je
considère comme étant l'essentiel des principes classificatoires en jeu dans l'activation de ces
schèmes, notamment la catégorisation géographique et la pensée aitiologique, la première assignant
une origine aux individus et aux mélodies en les ancrant en un lieu (tópos) et la deuxième faisant de
cette origine une cause des spécificités locales. La description des danses fournissait quant à elle le
moyen de démontrer que ces schèmes se manifestent dans la pratique de la danse et que certains
464 (Boyer 1987 : 65)
195
gestes agissent également en tant que « marqueur en traditionalité ».
En résumé, ce mémoire était le moyen d'opérer un renversement de perspective et d'éviter
une lecture quelque peu superficielle de la tradition en posant que les pratiques musicales et dansées
des habitants ne sont pas une ressource que les agents mobilisent dans l'affirmation d'une identité
mais que ces pratiques sont cette identité dans la mesure où elles constituent des mises en formes et
en actes de leurs schèmes de perception, d'appréciation et d'action.
196
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205
Annexe 1 : Calendrier des panégyres de l'île de Chíos pour l'année
2018
Date
Fête religieuse
Lieu
01/05/18
Protomagiá
Grídia, Volissós, Agios Aimilianós,
Agiásmata, Ververáto, Vlycháda
(Kardámyla), Kipouriés, Katávasi
05/05/18
Agia Eiríni
Eláta
08/05/18
Agios Ioánnis Theológos
Kouroúnia
10/05/18
17/05/18
Agiou Georgíou Restón
Tis Analípseos
20/05/18
21/05/18
Agios Isídoros Vrontádou
Agios Konstantínos, Agia Eléni
26/05/18
28/05/18
Arvanítissa, Grídia
Pispiloúnta, Chalkeiós
Eláta, Kofinás
Agio Pnóvma
03/06/18
Profítis Ilías Spartoúntas, Eláta, Víki
Eláta, Kofinás
24/06/18
Agios Ioánnis
Kallimasiá
29-30/06/18
Agios Pétros, Agios Pávlos
Tholopotámi
01/07/18
Agioi Anárgyroi
Nénita, Potamiá, Thymianá
06/07/18
07/07/18
Neochóri, Amádes
Agia Kyriakí
Kalamotí, Amádes, Karyés
08/07/18
Amádes, Neochári
10/07/18
Neochóri
15/07/18
Katávasi, Véssa
17/07/18
Agia Marína
19/07/18
20/07/18
Thymianá, Spartoúnta
Profítis Ilías
21/07/18
22/07/18
Myrmígki, Fytá, Ververáto, Kardámyla
Kalamotí, Armólia, Tholopotámi, Agios
Geórgos Sykoúsis, Spartoúnta
Kardámyla, Volissós, Limniá
Agia Markélla
25/07/18
Agia Markélla, Karyés, Lithí, Dídyma,
Vágia, Agia Dýnami Olýmpon, Mestá
Sykiáda
26/07/18
Agia Paraskeví
Zyfiás, Kalamotí, Kastéllo, Parpariá,
Chálandra, Kampiá
27/07/18
Agios Panteleïmonas
Agios Giórgos Sykoúsis, Vasileiónoiko,
Monodéndri, Dafnónas, Kipouriés, Kampiá,
Kéramos, Kardámyla
206
30/07/18
Agioi Anárgyroi
01/08/18
02/08/18
Thymianá
Egrígoro, Pantoukiós, Chalkeiós, Agios
Stéfanos Elátas
Agios Stéfanos
Tholopotámi, Eláta
03/08/18
Flátsia
04/08/18
Agios Giórgos Sykoúsis, Sykiáda, Nénita,
Armólia
05/08/18
Paramoní tou Christoú
Kardámyla, Gípedo Varvasiakoú, Agia
Ermióni, Tholopotámi
06/08/18
Christós
Agios Giórgos Sykoúsis, Véssa, Exo
Dídyma, Tholopotámi, Egrígoros,
Thymianá, Emporeiós, Volissós
07/08/18
Paramoní Agíou Aimilianou
Mestá, Kallimasiá, Karínta, Agia Markélla
Kómis
08/08/18
Agios Aimilianós
Agia Ermióni, Armólia, Koiní, Dafnónas,
Kampiá, Karyés, Afrodísia, Mestá
09/08/18
Vrontádos, Avgónyma
10/08/18
Trýpes, Flátsia
11/08/18
Mestá, Lithí
12/08/18
Agia Foteiní
Agia Foteiní, Neochóri, Dafnónas,
Afrodísia, Víki, Véssa
14/08/18
Paramoní Koimíseos Theotókou
Kardámyla, Víki, Pityós, Lagkáda
15/08/18
Panagiá, koimísi Theotókou
Kallimasiá, Nénita, Dafnónas, Chalkeiós,
Pyrgí, Olýmpoi, Kámpos, Melaniós, Víki,
Pityós, Volissós, Pispiloúnta, Agios Giórgos
Sykoúsis
16/08/18
17/08/18
Pyrgí, Víki
Giortí ton Psarádon
19/08/18
Vrontádos, Liménas Mestón
Agio Gálas, Koiní
21/08/18
Agia Vássa
Agia Vássa Neochóri, Mármaro
Kardamýlon
23/08/18
Neuf jours de la Vierge
Néa Potamiá, Pyrgí, Agio Gálas, Nénita
26/08/18
Patriká
29/08/18
Agios Ioánnis
Agios Giórgos Sykoúsis, Katarráktis, Agios
Ioánnis Lílika, Agios Giánnis Ameris,
Patriká, Víki,Pírama, Afrodísia
30/08/18
Agia Zóni
Kardámyla, Afrodísia, Patriká
01/09/18
Agios Syméon
Trýpes, Amádes
02/09/18
Agios Mámas
Afrodísia, Agia Ermióni
04/09/18
Agia Ermióni
Thymianá
207
06/09/18
Taksiárches
07/09/18
08/09/18
Nenitoúria
Kampiá
Panagiá
11/09/18
Dídymes, Sykiáda, Lithí, Eláta, Leptópoda,
Kampiá
Vasileiónoiko
13/09/18
Paramoní tou Christoú
Vroulídia
14/09/18
Stavrós
Chalkeiós
15/09/18
Agios Nikítas
Armólia
17/09/18
Agia Sofía
Lagkáda
26/09/18
Agios Ioánnis Theológos
Parpariá, Kouroúnia
14/10/18
Agia Paraskeví
Fytá
07/11/18
Paramoní ton Taksiarchón
Mésa Dídyma
08/11/18
Taksiárches
Liménas Mestón
208
Annexe 2 : Ligne du temps
Année
Missions de
chercheurs
extrainsulaires
Publications de
mémoires dédiés à la
musique et à la danse
Editions de cd et
émissions télévisées
Fondations de
syllogues
K. Kanellákis (« Chiaká
Análekta », 1890)
1890
1900
Publications
d'ouvrages
folkloriques
H. Pernot (18981899)
H. Pernot (« En pays turc.
L'île de Chio » &
« Melodies populaires
grecques de l'ile de Chio
(...) », 1903)
1910
1920
1930
1940
P. Argenti (« The folk-lore
of Chios », 1949)
1950
P. Argenti (« The costumes
of Chios », 1953)
P. Argenti (« Libro d'Oro de
la Noblesse de Chio »,
1955)
1960
Syll. « Fáros »,
Varvási (1957)
S. Karakásis
(« Mission musicale
folklorique sur l'île
de Chios », 1962)
D. Samíou (Mission
pour S. Karás, 1965)
1970
S. Karás (Missions
1967-1971 ???)
S. Karás (LP « Chants de Mytilène
et Chios », 1974)
D. Samíou (Mission,
1976)
209
Syll. « F.O.K »,
Kámpos, 1975
Syll. « Chalkeioú »,
Chalkeiós, 1975
Syll. « MEOTH »,
Thymianá, 1976
Enregistrements de cornemuse
non-édités de W. Dietrich (???)
W. Dietrich ???
(1978)
1980
D. Samíou (décennie
80, ???)
N. Dionysópoulos
(Mission, 1988)
1990
Syll. « I próodos »,
Kallimasiá, 1976
Syll. « I vokariá »,
Nénita, 1978
Syll. « F.O.K »,
Kardámyla, 1979
Syll. « G. Verítis »,
Eláta, 1979
Syll. « Sidiroúntas »,
Sidiroúnta, 1980
Syll. « To kástro »,
Armólia, 1982
Syll. « I dáfni »,
Dafnónas, 1983
Syll. « A. Ioannis
Theol. », Kouroúnia,
1983
Syll. « Tím. Stavr. »,
Afrodísia, 1984
Syll. « Geórgios
Voúros », Livádia,
1984
Syll. « Léon Allátios,
Chíos, 1987
G. Damalás (« Kalamotí, un
village moyen-âgeux de
mastic », 1989)
G. Cheílas (« Pytiós, mon
village », 1989)
P. Mavrogiórgis (« Agios
Giórgis Sykoúsis, mon
village », 1990)
C. Chaláris (cd « Musique de la
Mer Egée, vol. I Chios »), 1992
Syll. « Ag. Pantel. »,
Kipouriés, 1992
C. Stavráki (« Le chant populaire
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« Vol. 1. Chíos, Mytilíni, Sámos,
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Aigaíou », 1997
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S. Pipídis (cd « Panigyriótika »,
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G. Kallítsis (« Histoire et
laographie de Vrontádos »,
2002)
P. Diamánti (« Chants populaires
des villages du sud de l'île de
Chíos », 2002)
G. Kolliáros (« Il était une
fois... Laographie de Chios Les 21 villages de mastic » ,
2003)
S. Pipídis (cd « Notre Orient »,
2002)
KEPEM (cd « Musique
traditionnelle de Chios », 2003)
K. Proákis (« Trésors
laographiques de
Thymianá », 2003)
2005
???, mission
« Kivotós tou
Aigaíou », 2006
K. Sitarás (cd « Le répertoire de
cornemuse de Chíos », 2005)
M. Dragoúmis (« Mélodies
populaires de Chios.
Nouvelle transcription
enrichie et corrigée » , 2006)
G. Melíkis (émission « Le lieu et
son chant, Chios », 2008)
M. Avgoustídis (« Les différences
210
L. Liávas (cd « Carte musicale de
E. Papazí (« Kardámyla.
Visite-laographie », 2009)
2010
d'exécution (...) dans le Nord et le
Sud de l'île de Chios », 2009)
C. Michaliós (« Kardámyla
à travers les siècles », 2010)
Ouvr. Coll. (« Une relique,
le village de Pyrgí », 2010)
G.Kyriakópoulos (« La clarinette à
Chíos », 2011)
D. Sotirakis (« Le village de L. Kámpoura (« Les activités
Neochóri », 2011)
musicales des habitants de Chíos
durant la période 1920-1930 »,
S. Tsiropiná (« La théâtralité 2014 )
des coutumes calendaires de
de Chíos », 2012)
P. Lýkos (« Cornemuses et
percussions dans le village Aï
Giórgi de Chíos », 2014)
G. Farantákis (« Sotíris Louloúdis,
le santoúri de Chíos », 2015)
2015
S. Boulámanti (« Danse
traditionnelle grecque et
complémentarité genrée », 2015)
T. Papadopoúlou (« Les
associations culturelles sur l'île de
Chíos de 1980 à nos jours », 2015)
211
l'Hellénisme - Musique du NordEst Egéen », 2009)
N. Oikonomídis (cd « Escale à
Chios », 2012)
Syll. « Chíoi en
choró », Chíos, 2013
Annexe 3 : Le répertoire des panégyres de Chíos en 2018
Cette liste provient de l'analyse du répertoire de quatre orchestres (Kábouras-Kontós,
Moschoúris-Makrokánis, Pipídis-Varkáris et Avgoustídia) lors de prestations durant l'été 2018 ainsi
que sur le recoupement d'informations fournies par les musiciens Pétros Karvoúnis, Sákis Pipídis,
Lambriní Káboura, Dimítris Kontós, Vasílis Kármantzis, Stamátis Syriódis lors de séances
d'enregistrements.
1. Traditionnels de Chíos non-datés (chiótika ou topiká)
syrtós San tis Oriás to kástro
syrtós Stin Agia Markélla
syrtós Dódeka chronó korítsi
syrtós Kritikiá mou lemoniá
syrtós Xýpnise petropérdika
syrtós Aggelos
syrtós Klóssa ta pouliá
syrtós Ta choriá tis Chíou (Stakiás, 50)
syrtós fereïs
syrtós paralyménos
syrtós safét
syrtós toúrkikos
syrtós bournovalís
syrtós aziziés
syrtós spággos
syrtós paliós potamós
syrtós bagdatiá
syrtós peiraiótikos
syrtós Néo sarkí – mes ta petrotá
tsiftetéli axapolytós (sol hicaz)
tsiftetéli Arap soústa
tsiftetéli saba
212
2. Traditionnels des îles non-datés (paradosiaká nisiótika)
syrtós I tráta mas i koureloú (N.-E. Egéen)
syrtós Potamé, tzánem potamé mou (N.-E. Egéen)
syrtós Amýgdalo etsákisa (Lésvos)
syrtós Kóri san pas ston potamó (origine inconnue)
syrtós Ta xýla (Lésvos)
syrtós Fotiés (Lésvos)
syrtós Anáthema ton aítio (Lésvos)
syrtós Na ta taxidépso thélo (N.-E. Egéen)
syrtós Palió samiótiko
syrtós Giála (Dodécanèse)
syrtós na s'agapó ínta thela (Cyclades)
syrtós Pántote kai pantótina (Cyclades)
syrtós Veggéra (Cyclades)
syrtós Sto parathýri próvale (Cyclades)
syrtós Eri-éri (Cyclades)
tsiftetéli Se kainoúrgia várka bíka (N.-E. Egéen)
tsiftetéli Oso varoún ta sídera (Crète, 1938)
3. Traditionnels d'Asie Mineure non-datés (mikrasiátika ou prosfygiká)
syrtós Polítikos
syrtós silyvrianós
syrtós Ti se méllei esénane (Erythrée)
syrtós Katifés (Erythrée)
syrtós Giatziliaraní (Erythrée)
syrtós Kalé 'sy Panagiá
syrtós Gia sa sí (Erythrée)
syrtós Melachroinó mou prósopo (Erythrée)
syrtós melachroinó
syrtós Argyroúla
syrtós Kalliopáki
213
syrtós Itane sávvato vrády
tsiftetéli Diavolokóritso (Erythrée)
tsiftetéli Tsachpinoúla mou
zeïbékikos aïvaliótikos
zeïbékikos Pérgamos (Erythrée)
karsilamás Giorgítsa (Erythrée)
4. Rebétika à partir des années 20 (musique urbaine)
syrtós Agiothodorítissa (Asie Mineure, 1935)
syrtós Kanaríni mou glykó (Eskenázy, 1934)
syrtós Fóra ta mávra, fóra ta (Eskenazy, 1936)
syrtós Ston potamó ta roúcha mou (Abatzí, 1937)
syrtós Káto stin Alexándreia (Atraïdis, 30)
syrtós Mylonás (Eskenázy, 1934)
syrtós Ela pia vapóri páre me (Abatzí, 1938)
syrtós Sála-sála
tsiftetéli Arapína mou skertsóza (Eskenazy, 1936)
tsiftetéli Tha spáso koúpes (Papagkíka, 1928)
tsiftetéli Aman bída giála (Eskenazy, 1932)
tsiftetéli Elenítsa (1931)
tsiftetéli Charikláki (Eskenázy, 1933)
tsiftetéli Chanoumákia (Mésa stin Póli vrískomai) (Eskenázy, ???)
karsilamás Vále me stin agkaliá sou (Peripiniádis, 1934)
karsilamás Gyftopoúla sto chamám (1934)
zeïbékikos To parápono tou alíti (Chatzichrístos, 1939)
zeïbékikos Ta dyo sou chéria pírane (Vergoúles) (Vamvakáris, 1940)
epitrapézio Barbagiannakákis (1928)
5. Laïka à partir de la fin des années 40
syrtós Síko chórepse kouklí mou (Kazantzídis, 50-60)
syrtós Lígo lígo tha me synithíseis (1965)
214
syrtós Ach Moustafá (Aggelópoulos, 1960)
syrtós Psaropoúla, Kapetán Andréas Zépos (Papaïoannou, 1946)
tsiftetéli Echeis kormí arapikó (Kazantzídis, 1955)
zeïbékikos Ena pitsiráki (Zampétas, 1961)
karsilamás Píno kai methó (Peristéris, ???)
chasaposérviko Chatzí-baxés (Tsitsánis, 1948)
chasaposérviko Apópse stis akrogialiés (Tsitsánis, 40)
chasaposérviko O mathitís (Zabétas, 1961)
Poú 'sai Thanási (Zabétas, 1971)
karsilamás Paízoun ta baglamadákia (1976)
zeïbékikos tis Evdokías (Loïzos, 1971)
zeïbékikos Mia molyviá (Aggelópoulos, 1986)
zeïbékikos Ta moutzouroména chéria (Kazantzídis, 1971)
6. Dimotiká et gyftodimotiká des décennies 70-80-90
syrtós Skandaliára (Saragoúdas, 80)
syrtós Gýrna páli gýrna (Lýdia, 80)
syrtós San Theó s'agapó (Lýdia, Aggelópoulos, 80)
syrtós Poú ná 'nai tétoia óra i agápi mou (Soúkas, 1979)
syrtós De sou káno ton ágio (Kontolázos, 1994)
syrtós Ta nisiótika paidiá (Perpiniádis, 90)
syrtós Thélo lígo na filíso ta cheilákia sou (Fragkoúli, 90)
tsiftetéli Exo dértia kai kaïmoí (Kazantzídis, 1972)
tsiftetéli Páre me stin agkaliá sou (Saragoúdas, 80)
tsiftetéli Póte Voúdas, póte Koúdas (Papazóglou, 1986)
tsiftetéli Chaméno kormí (Skafídas, 1979)
tsiftetéli Fýge na isycháso (Skafídas, 70)
tsiftetéli Chamogeloún ta cheíli mou (Mággas, 70-80)
tsiftetéli Me bounátses kai bofória (Glykería, 1986)
tsiftetéli Ná 'mouna petaloudítsa
tsiftetéli Kaneís edó den tragoudá (Papazóglou, 1978)
tsiftetéli Anéva sto trapézi mou (Aggelópoulos)
tsiftetéli To diavoláki (Alexíou, ???)
215
tsiftetéli mia tsiggána mou to eípe (Christodoulópoulos,???)
tsiftetéli Bournovaliá (Gkátsos, 1983)
tsiftetéli As choristoúme ki as xechastoúme (Kávouras,???)
tsiftetéli Esý tha mou ta fas (Monachós, 1987)
7. Nisiótika et skylonisiótika à partir des années 80
syrtós Mes'tou Aigaíou ta nerá
syrtós Evvoiótissa
syrtós Ama charázei sto Aigaío (Oikonomídis, Vazaíos, 2000)
syrtós Kapetan Giánnis Skopelítis (A. Vazaíos,???)
syrtós Ekato kardiés na eícha (Konitópoulos, 1986)
syrtós To louloudáki tou baxé (traditionnel)
syrtós Malamaténia mou mátia (Vazaíos, 90)
syrtós Théte i de me théte (Konitópoulos, 90)
syrtós San to gri-gri (???)
syrtós Vótsala stin paralía (Fakíris, 1999)
syrtós Giánta (???)
syrtós To vapóri tha salpárei
syrtós Ach kai ná 'fevge to ploío (Konitópoulos, 90)
syrtós Enavágisa sto pélagos
syrtós Intá 'kama kai moú 'deixes (Oikonomídis, 90)
syrtós Bougázi (Fakíris, 90)
syrtós San nisiótiki thýella (Chatzópoulos, 1997)
syrtós Ston Apóllona sti Náxo (G. Konitópoulos)
syrtós Dári-dári
syrtós Ma giánta ti tragiáska sou (Konitópouléïko)
syrtós Páno sto mourágio
syrtós Anatolí
syrtós Paidí thalassinó (Chatzópoulos, 1988)
syrtós Náxo me ta psilá vouná
syrtós Opa ópa
syrtós Tis zoïs mou aggeloúdi
syrtós Tha páro mia psaróvarka (Koch, 1979)
216
syrtós Theominía (Konitópoulos, 1988)
syrtós Kríma tin agápi (Vitzilaíos, 90)
syrtós Eísai to állo mou misó (Chatzópoulos, 90)
syrtós Thálassa mas chorízei
8. Plus récents
syrtós Karávia Chiótika (Thalassinós, 1995)
tsiftetéli Kráta gia to télos (Thalassinós, 1996)
tsiftetéli Chamopoúlia (1997)
tsiftetéli tou Foteinoú (do hicaz)
tsiftetéli O Manólis échei kéfia
tsiftetéli tou Polychróni (sol hicaz)
tsiftetéli tou Goúva (90)
tsiftetéli sourmát (Laço Tayfa, 20000)
tsiftetéli hicaz dolap (Laço Tayfa, 2000)
zeïbékikos Prigkipéssa mou (Malamás, 2000)
217
Annexe 4 : L'instrumentarium et ses transformations
On considère généralement que le couple (zygiá) d'instruments tsaboúna-toubáki, c'est-àdire cornemuse et percussion est le plus ancien couple commun aux îles de l'Egée 465. A Chíos, si le
couple tsaboúna-toubáki ne survit aujourd'hui que dans certains villages tels que Mesta ou Agios
Giórgis Sykoúsis466, les tsabouniérides467 attestent qu'il était répandu dans la plupart des villages de
mastic (mastichochória) du sud de l'île. Deux séries d'enregistrements en témoignent par ailleurs ; la
première fut réalisée par le musicologue allemand Wolf Dietrich en 1978 et comporte des
enregistrements de chants et de cornemuse dans les villages de Pyrgí et de Mestá 468. La seconde date
de 1988 et fut compilée par un amateur américain originaire de Chíos qui enregistra des mélodies de
tsaboúna dans le village de Lithí.
Les autres zygiés principales sont constituées par le couple violon-santoúri ou violonlaoúto469. La vièle piriforme (achladóschimi lýra) devait être jouée dans d'autres îles mais on dit
d'elle qu'elle fut progressivement remplacée par le violon et on ne la trouve plus aujourd'hui que
dans le Dodécanèse et en Crète où elle constitue l'instrument soliste du couple lýra-laoúto.
Contrairement à la plupart des îles des Cyclades où il constitue l'instrument soliste privilégié, le
violon est rare aujourd'hui à Chíos. Il est cependant présenté comme instrument principal dans
l'ouvrage comprenant les retranscriptions des enregistrements d'Hubert Pernot en 1898-1899 470.
Durant la seconde moitié du vingtième siècle, ses principaux représentants étaient Leonídas
Louloúdis et Kóstas Giasemís. A ma connaissance, trois violonistes professionnels exercent encore
aujourd'hui sur l'île : le frère de Símos Karaolánis, Stamátis Poúpalos (qui dispose d'un studio et
avec lesquel Chrístos Michaliós a réalisé le cd « Mousikés Mnímes ton Kardamýlon »471) et Giórgos
Avgoustídis.
Le santoúri a quant à lui risqué de complètement disparaître. Selon le musicien et essayiste
465 Le terme de tsaboúna est commun à toutes les îles des Cyclades et du Nord-Est Egéen. La cornemuse est nommée
gkaïnta en Macédoine et en Thrace tandis qu'en Crète on l'appelle askomantoúra.
466 Le professeur de danse Kóstas Sitarás, à qui furent longtemps confiés les groupes de danse du village, a financé
l'édition d'un cd reprenant la majeure partie des mélodies jouées à la tsaboúna (tsabounistá). Voir
https://archives.crem-cnrs.fr/archives/collections/CNRSMH_E_2018_007_001/
467 Le village compte plus d'une dizaine de tsabouniérides dont Giórgos Tsóflias qui l'enseigne à plusieurs enfants et
auprès duquel j'ai réalisé une recension exhaustive du répertoire des tsabounistá.
468 Ces enregistrements m'ont été confiés par Giánnis Kolliáros, laographe et directeur du musée laographique de
Kallimasiá. Je les ai ensuite transmis aux tsabouniérides d'Agios Giórgis qui furent très surpris d'ignorer leur
existence. Voir colonne des publications d'ouvrages laographiques présentée dans le tableau ... en annexe.
469 (Liávas 2016 : 2)
470 (Pernot et Le Flem : 251)
471 Voir https://archives.crem-cnrs.fr/archives/collections/CNRSMH_E_2018_010_001/
218
Dimítris Kofterós, le santoúri, bien que joué depuis longtemps dans l'espace helladique, passe des
côtes d'Asie Mineure aux îles du Nord-Est Egéen dans la seconde moitié dix-neuvième siècle 472.
D'autres sources prétendent que celui-ci fut importé par les réfugiés d'Asie Mineure au début du
vingtième siècle. Son principal représentant sur l'île dans la seconde moitié du vingtième siècle était
Sotíris Louloúdis, originaire de Nénita473. Frère du violoniste Leonídas, il commença son
apprentissage de l'instrument en 1932. Le musicien Giórgos Farantákis lui a consacré un
mémoire474. Lors de nos entretiens, Pétros Karvoúnis, qui fut l'élève de Sotíris, m'a confié que la
grande amertume de ce dernier fut de ne pas avoir pu réellement former un successeur qui jouerait
dans les panégyres475. Pétros Karvoúnis, qui refuse de sacrifier sa tranquilité pour entrer pleinement
dans la vie de la nuit des panégyres, dispense cependant des cours à plusieurs élèves et a bon espoir
que ceux-ci accompliront le souhait de Sotíris par son entremise.
Le statut de la clarinette, instrument soliste par excellence à Chíos, est particulier : très
courant dans les régions de Grèce continentale (Epire, Macédoine, Thessalie, Péloponnèse, etc.),
c'est un instrument assez rare dans les îles et on suppose que son importation sur l'île doit beaucoup
à son lien particulier avec la culture musicale d'Asie Mineure dont les côtes sont distantes de
seulement quelques kilomètres. Le clarinettiste Giánnis Kyriakópoulos relève dans son mémoire
que sa présence est attestée au sein d'un orchestre à Chíos à partir la deuxième moitié du dixneuvième siècle. Deux versions différentes relatent l'importation de la clarinette en Grèce. La
première veut que l'instrument ait intégré les orchestres grecs par l'intermédiaire des musiciens de la
ville de Smyrne. La seconde soutient que ce fut par l'intermédiaire des bandes accompagnant
l'armée ottomane, cette dernière ayant été réorganisée en 1826 sur le modèle des armées
européennes et ayant intégré des instruments de l'orchestre européen 476. Cette seconde version
permet également d'expliquer pourquoi l'île de Lésvos comporte des orchestres de cuivres (nommés
« fyserá » par les habitants) comprenant trompettes, trombones, euphonium et, plus rarement,
saxophones477.
Quoi qu'il en soit, plusieurs musicologues s'accordent à dire qu'à l'époque où une classe de
commerçants prospères émerge et prend en charge l'organisation de gléntia dans leurs maisons
472 (Kofterós 1991)
473 http://music-archive.aegean.gr/musicians_analytical.php?
unq=ZTAwNDg=&lng=ZW5nbGlzaA==&ct=Zmlyc3Q=&sp=0
474 (Farantákis 2015 : 50)
475 L'expression en grec est « Den évgale énan mousikó », « il n'a pas sorti un musicien » sous-entendu jouant durant
les fêtes.
476 (Kyriakópoulos 2011 : 29)
477 Au sujet des fyserá de Lésvos, voir Melíkis (2011)
219
seigneuriales (archontiká) dans des régions telles que la Macédoine occidentale, la clarinette
s'impose comme instrument capable de remplacer le zournás « hautbois (...) au timbre strident et
nasillard »478, peu adapté à la musique de chambre479. On peut supposer qu'un phénomène
comparable fut à l'oeuvre à Chíos à la même période étant donné que la clarinette supplanta
rapidement la tsaboúna en tant qu'instrument soliste dans les panégyres de l'île. Les anciens
clarinettistes ayant enseigné leur art à une grande partie de la génération actuelle sont Manólis
Foteinós et Michális Neamonitákis. Ils sont souvent convoqués par les musiciens et leur jeu
constitue pour eux un idéal à atteindre. La génération des clarinettistes actuellement en fonction
comprend Leftéris Bourniás, Sákis Pipídis480, Markélos Moschoúris, Giánnis Lignós. La jeune
génération -de trente ans au plus- est représentée par Vasílis Kármantzis, Giórgos Politákis, Argýris
Tzíkas.
D'autres instruments généralement associés aux pratiques musicales orientales tels que la
darbouka (toubeléki), le kanun (kanonáki), ou le ud (oúti) existent également dans le Nord-Est
Egéen et particulièrement à Chíos. Selon la plupart des informateurs 481, ceux-ci furent importés sur
l'île par les réfugiés d'Asie Mineure qui s'y installèrent durant les premières décennies du vingtième
siècle. Les musiciens avec lesquels je me suis entretenus affirment que le toubeléki n'est pas un
instrument local et qu'excepté le cas du couple tsaboúna-toubáki, l'accompagnement rythmique de
l'instrument soliste était généralement assuré par le laoúto avant l'apparition de la batterie.
Le kanun (kanonáki), qui n'est pas pas non plus considéré comme un instrument local
(topikó órgano), car non-ancré sur le territoire pour un temps suffisant, y est cependant très apprécié
et s'intègre dans les orchestres sans aucune résistance de la part des habitants. Jusqu'à il y a peu, les
seules occasions où l'on pouvait entendre du kanun sur l'île étaient les participations de Mános
Koutsaggelídis aux panégyres et manifestations culturelles. Depuis quelques années, Lambriní
Káboura, qui s'est spécialisée dans l'apprentissage de l'instrument, en joue régulièrement dans les
panégyres de l'île482 et certains de ses élèves commencent eux aussi à jouer en certaines occasions.
C'est donc un instrument importé récemment dans l'orchestre de Chíos. Lambriní me l'a répété à
plusieurs reprises me donnant à comprendre par là que le choix de son instrument « s'inscrit en
478 Pour une analyse du zurla, équivalent du zournás dans les pays frontaliers de la Grèce, cfr Prévôt (2007 : 699)
479 (Kyriakópoulos 2011 : 30)
480 Sákis Pipídis est l'un des seuls clarinettistes de l'île qui a réalisé deux cd. Son cd « I dikí mas Anatolí » (« Notre
Orient ») présente une partie du répertoire d'Asie Mineure en faveur dans les panégyre de l'île. Voir
https://archives.crem-cnrs.fr/archives/collections/CNRSMH_E_2018_008_001/
481 (Chtoúris 2000 : 128)
482 C'est la seule femme à ma connaissance qui exerce une autre fonction que celle de chanteuse dans un orchestre de
l'île. Le jeu d'instrument est principalement une affaire d'hommes à Chíos.
220
faux » par rapport à la hiérarchie valorisant l'ancien (palió) et le local (topikó). Son désir d'inscrire
sa pratique dans l'ensemble des pratiques locales et anciennes s'est d'ailleurs manifesté en creux un
jour alors que nous étions attablés avec le reste de l'orchestre et discutions d'une manifestation
culturelle prochaine. On trouvait sur l'affiche la photographie d'un orchestre actif durant les années
50483 sur laquelle l'instrument de l'un des musiciens était caché derrière la table. La posture du
musicien correspondait à celle d'un joueur de santoúri cependant les baguettes n'étant pas
clairement discernables, on aurait pu croire qu'il s'agissait d'un joueur de kanun. Il s'avère après
vérification que ce musicien jouait effectivement du santoúri mais la déception résignée de
Lambriní à l'idée qu'elle demeurerait la première joueuse de kanun dans l'histoire musicale de l'île
était bien réelle.
Le ud (oúti) est nettement plus répandu sur l'île ; la plupart des joueurs de laoúto ou de
bouzoúki en possèdent un et l'utilisent régulièrement durant les panégyres. Dans l'ancienne
génération des outiérides on compte Fragkoúlis Stakiás qui fut initié par un musicien d'Asie
Mineure484, Dimosthénis Daskalákis qui apprit à en jouer au Caire durant son service militaire 485,
Kóstas Gianníris et Ilías Egglézos. Dans la génération active, on compte Panagiótis Stroumbákis
-qui est considéré comme le meilleur instrumentiste de l'île par certains-, Markélos Poúpalos,
Kóstas Klouvákis et dans la jeune génération, Stamátis Syriódis, Dimítris Kontós...
Dans la section consacrée à l'opposition ruralité/urbanité comme critère de définition des
paradosiaká, la définition de la catégorie rebétiko de Néarchos Giorgiádis faisait de cette dernière
une continuité urbaine des musiques d'origine rurale notamment du point de vue de
l'instrumentation. Le rebétiko peut ainsi être envisagé comme une phase liminale du développement
de la musique populaire (dimotiki mousikí) qui passe progressivement de l'espace rural à l'espace
urbain et qui reprend l'essentiel des instruments traditionnels mais également un moment historique
qui voit un important développement des instruments à cordes pincées tels que le bouzoúki, les
différentes formes de baglamádes, le tzourás, etc. Lorsque le rébetiko acquiert ses formes stables,
les laïká se développent en utilisant le bouzoúki comme instrument soliste alors que d'autres
instruments tels que la guitare, l'accordéon -rapidement remplacé par le synthétiseur (armónio)- et
la batterie rejoignent l'orchestre urbain. De fait, ce n'est pas au niveau des caractéristiques de
morphologie, de timbre ou de facture qu'il faut chercher la différence entre les paradosiaká órgana
483 L'utilisation même de ce type de photographie démontre que les agents contemporains aspirent à inscrire leur
pratique dans la droite lignée des pratiques des générations antérieures.
484 Voir https://www.youtube.com/watch?v=azR5J5QQ1GM
485 Voir http://music-archive.aegean.gr/musicians_videos.php?
unq=YTAwNTc=&lng=Z3JlZWs=&ct=Zm91cnRo&sp=0
221
précités et les autres instruments ; cette différence est une conséquence d'un autre principe à
l'oeuvre. Ce qui les caractérise réellement est qu'ils n'ont pas été utilisés dans la musique urbaine
qui s'est développée après le rebétiko.
Or on constate que le monde de la musique urbaine et de la musique rurale, même lorsqu'on
essaye de les utiliser comme critères de classification mutuellement discriminants, ne cessent de
démontrer leur porosité. En effet, le bouzoúki, la guitare, la batterie, l'accordéon puis le synthétiseur
ont tous intégré les orchestres de l'île comme en témoignent les photographies dont on dispose.
On évoque la date de 1950 concernant l'intégration du bouzoúki486 et de l'accordéon, ce
dernier remplaçant généralement le santoúri. A la même époque, l'amplification et l'utilisation de
micro se répand parmi les orchestres. Un peu plus tard, la guitare remplace le laoúto tandis que dans
les années 1960, l'accordéon est remplacé par le synthétiseur 487. Les musicologues, bien conscients
de ce problème, ont adapté leur définition de ce qui relève de la parádosi. Représentant de cette
posture réflexive, Lámbros Liávas évite de formuler une définition normative « estampillée
tradition » pour reprendre son expression et, citant le cas du synthétiseur qui a depuis longtemps
intégré l'orchestre interprétant un répertoire de musique rurale, considère qu'un instrument est
traditionnel dans la mesure où il est adopté par les membres de la communauté488.
Cette approche a le mérite de tenir compte du point de vue des acteurs mais ne suffit pas
dans notre cas. Son principal défaut est qu'elle fait abstraction du fait que le panégyre est un lieu et
un enjeu de luttes entre les habitants qui émettent des jugements sur les orchestres et pour lesquels
l'instrumentarium est d'importance première ; certains habitants oeuvrent au sein des syllogues afin
que l'orchestre choisi corresponde par exemple à l'idée qu'ils se font d'un orchestre traditionnel. Par
ailleurs, si nous envisageons réellement la parádosi comme un ensemble de catégories de
perception, d'appréciation et d'action agie et agissante par l'intermédiaire des agents, nous ne
pouvons que constater que ces instruments (bouzoúki, guitare, batterie, accordéon, synthétiseur)
sont systématiquement écartés des manifestations culturelles (ekdilóseis) qui ont précisément pour
but de mettre en scène et en formes musicales et dansées les catégories qui constituent la parádosi.
Ici, plusieurs dynamiques se rencontrent. Il ne s'agit pas de sous-estimer le rapport quasi-charnel
qu'entretiennent certains musiciens avec leur instrument. Au contraire, les entretiens et séances
d'enregistrement effectués avec eux prouvent que leur choix est parfois motivé par une réelle
486 (Chtoúris 2000 : 136)
487 Ibid., p. 140
488 (Liávas 2014)
222
fascination pour un timbre et que c'est par le biais de leur instrument qu'ils appréhendent les
répertoires des paradosiaká. Cependant les faits démontrent clairement que les musiciens, pris dans
leur globalité, s'adaptent aux modes urbaines de l'époque et apprennent souvent plusieurs
instruments afin de répondre aux attentes de différentes clientèles, ce qui produit les changements
qu'on observe au niveau de l'instrumentarium.
Fig. 1 : Ligne du temps des apparitions d'instruments dans les orchestres de Chíos
Les arcs de cercles indiquent que les deux instruments constituent ensemble une zygiá
traditionnelle. Les segments de droite allant d'un instrument à l'autre indique que le dernier arrivé a
partiellement remplacé l'autre cependant la flèche indique que ces instruments continuent d'exister.
Ainsi de la tsaboúna qui a perdu son rôle soliste dans la plupart des panégyres mais continue d'être
jouée. Paradoxalement, c'est le kanun qui arrive en dernier dans la liste des instruments ayant
intégré l'orchestre de l'île. On observe là à l'importation d'un instrument traditionnel qui vient se
substituer au synthétiseur, nettement plus courant en tant qu'instrument d'accompagnement de la
clarinette. Les dates relèvent d'une approximation après recoupement d'informations collectées lors
d'entretiens et par l'analyse de la littérature spécialisée. Si on peut dater l'apparition de certains
instruments avec une plus grande précision, les crochets indiquent que dans le cas du santoúri, du
ud ou du toubeléki, l'importation pourrait dépendre de l'afflux de réfugiés d'Asie Mineure ou
pourrait lui être antérieur.
223
Annexe 5 : Un point de vue des participants extérieurs au village
Pour ceux qui ne participent pas aux préparatifs et se rendent au panégyre en qualité
d'invités étrangers au village, la fête produit ses effets bien avant que l'on ne s'y trouve. Déjà dans la
voiture, la paréa se chauffe à blanc en écoutant les enregistrements de précédents panégyres qui
circulent sur clés usb et sur cd 489. Ainsi, je me rappelle de ce soir où nous nous rendions à deux
voitures à un panégyre du Nord de l'île avec Lambriní et les autres. Le kéfi monte, c'est l'heure de
montrer que l'on est un vrai fêtard, un glentzés. Dimítris, qui est un connaisseur bien qu'on lui
reproche d'avoir un penchant pour les gyftoklarína490, choisit les enregistrements de l'âge d'or, ceux
du clarinettiste Manólis Foteinós. Une improvisation au kanun, un court solo de touberléki et le
tsiftetéli commence. Il augmente le volume. Pantelís qui nous suit en voiture et transporte le reste de
la bande nous dépasse, on se rejoint aux intersections pour être sûr de prendre le bon virage. Il y a
une manière d'occuper l'espace public à Chíos, comme en de nombreux autres lieux en
Méditerranée : deux véhicules s'arrêtent au milieu de nulle part et les conducteurs y discutent
pendant plusieurs minutes, se mettent d'accord puis reprennent leur route. Celle-ci est
particulièrement longue étant donné qu'on part de la ville, ce qui nous laisse un long moment pour
commenter ce que nous sommes sur le point de vivre.
On évalue et commente la réussite du panégyre dès le départ. Untel viendra-t-il et si oui,
accompagné de qui ? Au panégyre de son village, on s'assied avec sa parentèle tandis que dans les
villages étrangers, on vient le plus souvent avec ses amis. Et, étant donné que les invités arrivent
lorsque la fête a déjà commencé, les premiers coups de téléphone sont passés aux alentours de
vingt-deux heures. Mais les réservations de table, elles, commencent bien plus tôt et la seule
possibilité de venir au panégyre si l'on a pas réservé est de s'agréger à une paréa déjà sur place. Les
bonnes tables sont assez naturellement placées en bord de piste mais à une distance suffisante du
système d'amplification afin que les participants s'entendent parler or, comme on l'observe sur les
photos du panégyre de Dafnónas (voir fig. 17), elles sont réservées par les plus grandes parées
généralement composées de locaux (ntópioi).
Chaque panégyre a sa réputation mêlant réputation du village, de ses danseurs et des
musiciens qui y sont généralement engagés. L'orchestre et l'origine des musiciens est un élément
489 Le curieux peut se les procurer chez la seule disquaire de la ville. Il feuillette un épais catalogue et choisit
l'orchestre et l'année d'enregistrement de son choix pour 6 euros.
490 Littéralement « clarinettes de gitans ». Style de jeu considéré comme excessivement mélismatique.
224
important. Si l'un des musiciens est originaire du village où se déroule le panégyre, il y a de fortes
chances pour que celui-ci soit réussi car il a tout intérêt à honorer son village et les convives par son
jeu ; sa réputation et, accessoirement, la possibilité d'être réengagé en dépendent. L'âge et
l'expérience sont également des critères déterminants ; on n'accorde pas le même crédit aux
musiciens en place depuis trente ans et à ceux qui commencent à peine à se faire un nom. Le
nombre de personnes mais aussi la qualité des danseurs est un autre élément pris en considération ;
l'orchestre peut être bon, la piste peut être remplie, si les bons danseurs sont absents, la fête ne sera
pas bonne.
Sur la route, on évalue également la réussite du panégyre grâce à des indicateurs plus
contextuels, notamment le nombre de voitures qu'on dépasse et qui vont dans la même direction que
nous. Si le nombre n'est pas forcément garant d'une bonne fête, on mesure parfois sa réussite à la
difficulté qu'on a à garer la voiture dans le village. Inversément, lorsqu'un nombre anormal de
voitures nous croise en sens inverse, il est possible que la fête soit terminée ou complètement ratée.
Les explications sont nombreuses dans ce cas : on évoque les nombreux mariages de cet été dans le
village qui sont autant d'occasions de danser et qui ôtent au panégyre son caractère exceptionnel, un
changement d'orchestre qui déplaira au village, un deuil plus ou moins récent. Le deuil des
parentèles importantes d'un village est particulièrement redouté par les musiciens. Il suffit d'un mort
pour ruiner un glénti et priver les musiciens engagés de revenus susbtantiels.
L'ambiance sonore même lointaine a également un effet presqu'immédiat sur les
participants. Ainsi, je me souviens de cet instant particulier où, alors que nous roulons, les
instruments commencent à résonner et se superposent à la musique qu'on écoute en voiture et
produit une certaine effervescence de la compagnie. Ce phénomène est l'occasion pour les
spécialistes que sont les musiciens professionnels de faire montre de leur expertise par des
commentaires sur l'instrumentiste qu'on entend, sur le morceau qu'il est en train de jouer etc.
Certains orchestres, comme l'orchestre Stroumbákis qui joue chaque année à Dafnónas, sont connus
pour l'intensité sonore qu'ils produisent grâce au système d'amplification 491. Dans ce cas précis, la
musique du panégyre de Dafnónas s'entend dans toute la plaine et un habitant de Chalkeiós ou de
Ververáto peut retracer le fil de la soirée sans se déplacer. Dès notre sortie de la voiture, on est pris
par ce son qui, de la place ou de la cour d'école, s'engouffre dans les ruelles et s'étend dans la plaine
jusqu'aux flancs des montagnes.
491 Il est difficile de danser à une proximité immédiate des bafles lorsqu'ils jouent tant le volume est élevé.
225
Le panégyre a également ses odeurs : celle du pastéli, la barre de sésame et de miel que
vendent les marchands ambulants à l'entrée, et l'odeur des viandes grillées qui constituent l'essentiel
du repas. Du dehors, on se présente devant des membres du syllogue à qui l'on paye le droit d'entrée
contre des tickets (repas-boisson) en communiquant le nom de la réservation. On rejoint ensuite les
membres de la paréa déjà installée ou s'installe à la table désignée par un serveur en attendant qu'il
vienne prendre la commande.
226
Annexe 6 : Le syrtós des îles de Lésvos et Oinoússes
Pour comprendre la spécificité du syrtós de Chíos et des signatures utilisées par les danseurs
de l'île, il me paraît intéressant de faire un détour par les îles voisines. L'extrait suivant492 est une
reconstitution d'un glénti de Lésvos issu de l'émission « To aláti tis gís » (« Le sel de la terre »)
animée par l'ethnomusicologue Lámbros Liávas. Comme on l'observe, l'emphase est placée sur la
dimension processuelle du glénti. Liávas, par ses émissions, veut montrer au public comment
fonctionne le glénti d'aujourd'hui et non pas reconstituer un glénti tel qu'il pouvait se pratiquer au
début du siècle dernier. Le fait de présenter des danseurs en tenue élégante contemporaine,
endimanchés tels qu'ils le seraient au panégyre et non pas en costume traditionnel, est la marque
distinctive des émissions de Liávas alors que Giórgis Melíkis optait systématiquement pour les
costumes locaux dans son émission « O tópos kai to tragoúdi tou » (« Le lieu et son chant »)493. Ce
fonctionnement contemporain du glénti est marqué par divers éléments : la disposition des tables
autour de la piste, où l'on peut voir le présentateur et les autres convives manger et boire 494, le billet
jeté au musicien (0'17''), représentant la rémunération telle qu'elle s'effectue dans les véritables
gléntia et produite par le kéfi du danseur qui « meraklónei » ou le kérasma d'un verre d'eau-de-vie
par le troisième danseur (1'28''). Le mouchoir vient quant à lui ici encore jouer le rôle de marqueur
en traditionalité et nous rappelle qu'on ne regarde pas n'importe quelle danse mais bien un
syrtobállos traditionnel de l'île de Lésvos.
Comme on l'observe, il se danse dans ce cas-ci entre hommes ; d'abord à deux puis à quatre.
La séquence à quatre danseurs dansant en cercle autour d'un centre matérialisé par le croisement de
deux mouchoirs s'observe à Lésvos et dans la péninsule d'Erythrée 495 mais pas à Chíos. Lorsque les
partenaires dansent face-à-face (0'48''), leurs pas sont très synchronisés, enlevés (pidichtá) et les pas
sont extrêmement secs (koftá), les danseurs frappant littéralement le sol du pied. Lorsqu'ils
effectuent des rotations (1'01''), leurs jambes assez écartées et leurs appuis synchronisés s'effectuent
tantôt en demi-pointe, tantôt sur le talon. Ce maintien et ces appuis, caractéristiques du syrtós de
Lésvos -c'est notamment ainsi qu'on le danse dans le village de Mesótopos 496-, contrastent avec les
appuis sobres et plus délicats des danseurs du même âge à Chíos mais ils partagent « un air de
492https://www.youtube.com/watch?v=sjLdjglsB7U
493Cette idée de Liávas est relayée sur l'île de Chíos par Símos Karaolánis qui lors de notre entretien n'avait pas de
mots assez durs pour condamner la manière dont les professeurs de danse et les syllogues utilisent aujourd'hui les
costumes traditionnels ; il parle de « viol de la tradition » (« Avtó pou gínetai símera eínai viasmós tis parádosis ! ».
494Cettee disposition était déjà celle adoptée dans l'émission « Stin ygeiá mas re paidiá ! » (« A votre santé, les
enfants ! ») animée par Spýros Papadópoulos, plus orientée vers le répertoire des laïká.
495J'ai eu l'occasion de l'observer durant les cours de danse d'Asie Mineure dirigés par Kóstas Sitarás.
496(Vouvélis 2012 : 19'20'')
227
famille » avec les pas du syrtós d'Oinoússes, comme nous allons le voir. A 2'24'', le violoniste
entame l'improvisation et joue une version stylisée et instrumentale de l'appoggiature inférieure
caractéristique du « Amán » vocal du bállos-manés, les hommes lâchent prise, entament le bállos
tandis que d'autres danseurs rejoignent la piste et que l'un des premiers danseurs remet le mouchoir
dans sa poche.
Danser entre hommes : de la rareté à la transgression en une génération
Cette forme de syrtobállos entre hommes est extrêmement rare à Chíos. Alors que certaines
danses en face-à-face s'exécutent encore entre hommes (notamment le zeïbékikos et le tsiftetéli), le
fait de danser le syrtós d'une telle manière paraît aujourd'hui totalement incongru pour les plus
jeunes danseurs à Chíos. Les femmes le dansent entre elles, un père avec son enfant, un groupe
mixte de danseurs le peuvent également mais le plus souvent, une femme s'intercalera entre deux
hommes. En revanche, la simple évocation d'un syrtós dansé à deux hommes est perçue de manière
négative par la plupart des danseurs. A titre d'illustration, alors que j'étais à un panégyre avec des
amis et que je désespérais de trouver une femme que je connaisse avec qui danser, l'un d'eux me
dit : « Eh ! On ne va quand même pas danser le syrtós ensemble, non? ». Cette phrase formulée par
la négative résume à elle seule la manière dont la générations des jeunes actifs envisagent la chose.
Pour utiliser une expression française charriant en elle autant de présupposés que la phrase de mon
ami, « Cela ne se fait pas ». Le faire serait une erreur, une faute de goût qui dénoterait d'une
ignorance des habitudes locales ou d'une volonté manifeste de passer outre l'avis de l'assemblée et
d'offenser volontairement ses sensibilités. D'ailleurs je n'ai jamais observé cette pratique bien que
Sarántos Kostídis m'ait affirmé que cela se faisait parfois autrefois. Si elle avait pourtant lieu, on
considérerait qu'elle est le fait d'hommes ivres ou un peu fous à moins que cette danse entre
hommes soit un marqueur visant à indiquer que ceux-ci sont étrangers et viennent partager un glénti
avec les Chiótes. Dans ce cas, les participants observeraient avec intérêt et amusement leur danse et
commenteraient probablement le fait que « les gens de là-bas ont d'autres manières de faire » (« Oi
ánthropoi s'avtá ta méri, échoun állous trópous »)497. On peut établir un parallèle entre cette
reconnaissance bienveillante et curieuse de marqueurs identitaires étrangers à l'île et le statut
réservé aux danses pyrgoúsikos du village de Pyrgí et trípatos du village de Nénita dans des gléntia
organisés dans d'autres villages. Ainsi, on m'a relaté que lorsque les Pyrgoúsoi ou les Nenitoúsoi se
rendent à un glénti d'un autre village, il est courant qu'ils commandent leur danse locale, dans le but
497Avec une emphase prononcée sur la première syllabe du mot « állous », marquant sur le ton de l'évidence que ces
manières sont très différentes.
228
notamment d'affirmer leur présence durant la fête et cette initiative est bien accueillie par le village
hôte.
Pour en revenir au syrtobállos, la danse entre hommes qui s'observe à Lésvos existe encore
sur l'île voisine d'Oinoússes ; j'ai pu la filmer lors d'un glénti pareïstiko organisé à la taverne
Pateróniso au mois d'août 2018 alors que je suivais les activités de l'orchestre composé de Lambriní
Káboura (kanonáki), Dimítris Kontós (laoúto), Ággelos Mathioulákis (chant), Ignátios Anagnóstou
(percussion), Pantelís Konstantás (bouzoúki) et Giórgos Politákis (clarinette). Des amis d'enfance
ont dansé le syrtós entre hommes à trois reprises ; la première fois à deux, accompagnés de tout
l'orchestre au son des syrtoí « Sto katifénio sou ónta »498 (« Dans ta chambre de velours ») et « Káto
stin Alexándreia »499 (« Là-bas, à Alexandrie »). La seconde fois, toujours à deux au son du syrtós
« Sto potamó ta roúcha mou »500 suivi du « Kalé 'sy Panagiá » ou « bállos mastícha » déjà discuté.
La troisième fois, à trois danseurs au son des syrtoí « Ti se méllei esénane »501 (« En quoi cela te
concerne ») et « Ná 'cha ekató kardiés »502 (« Puissé-je avoir cent coeurs ») accompagnés par
Stéfanos Karavás, joueur de oúti né aux Etats-Unis d'une famille Aignousiote revenant
régulièrement sur l'île.
L'extrait vidéo suivant503 se compose de la première et de la deuxième occurrence. En plus
de son exécution entre hommes, on y décèle trois grandes différences stylistiques par rapport au
syrtós de Chíos. La première différence s'observe à 1'03'' et m'a été présentée à plusieurs reprises
comme typiquement aignousiote, notamment par Kóstas Sitarás et par Ioulía Lignoú, professeure de
danse de Chíos originaire d'Oinoússes. Le danseur en noir effectue une phrase choreutique de six
appuis ; le poids bascule sur la jambe droite lors du premier appui, tandis que le danseur pose la
pointe du pied gauche derrière sa jambe droite. Le troisième appui consiste en une légère levée du
pied droit. Le poids bascule ensuite sur sa jambe gauche tandis que la pointe du pied droit vient se
poser derrière sa jambe gauche. Cette phrase peut être répétée plusieurs fois, il l'effectue d'ailleurs à
nouveau avec plus d'entrain et d'élan à 1'11''. Cette caractéristique stylistique partagée par un grand
nombre de danseurs d'Oinoússes mais absente du « répertoire gestuel » des danseurs de Chíos,
Kóstas Sitarás l'intègre en tant que figure chorégraphique lors de représentations avec le groupe de
498https://archives.crem-cnrs.fr/archives/items/CNRSMH_E_2018_008_001_09/
499https://archives.crem-cnrs.fr/archives/items/CNRSMH_I_2018_029_003_10/
500https://archives.crem-cnrs.fr/archives/items/CNRSMH_I_2018_029_003_06/
501https://archives.crem-cnrs.fr/archives/items/CNRSMH_I_2018_029_003_14/
502Selon mes informations, ce syrtós date des années 60 et a été interprété pour la première fois par Gióta Lýdia.
503https://youtu.be/Pd0aS4wmU1Q
229
danse du syllogue de l'île. Comme on l'observe dans l'extrait suivant 504, la signature de six appuis
devient un marqueur en traditionalité et identitaire indiquant une spécificité aignousiote tout en
permettant à l'ensemble des danseurs de clore le syrtós de manière synchronisée.
La deuxième différence stylistique relève de la position des appuis et de l'écart entre les
jambes des danseurs, comme on l'observe sur les deux photos suivantes. A l'instar du syrtós de
Lésvos et à la différence du syrtós de Chíos, on observe une tendance des danseurs à exprimer leur
meráki en occupant l'espace plus librement. On peut raisonnablement attribuer cette caractéristique
au fait même que le syrtós dansé par les hommes a en grande partie été structuré par les situations
où il était pratiqué.
Fig. 1 : L'appui caractéristique du syrtós aignousiote
A ce sujet, plusieurs danseurs m'ont relaté des anecdotes datant de l'époque où leurs pères,
marins pour la plupart, se réunissaient à leur retour de voyage dans les kafeneía et tavernes de l'île
pour danser entre meraklídes. Ces anecdotes n'étaient que référence à l'ivresse extrême conduisant
les amis à rentrer à quatre pattes chez eux, à danser sur les mains ou une canette de vin sur la tête, à
chanter des manédes brûlants d'émotion, tout ceci à l'abri du regard de leurs femmes. Cette
expression corporelle plus libre, émergeant d'interactions particulières entre hommes, s'est en
504https://youtu.be/biHMXc_Toos
230
quelque sorte exportée dans le syrtós en couple de l'île comme le montre la photo suivante où on
observe Níkos Komnináris, qui m'a systématiquement été présenté comme l'un des meilleurs
danseurs de l'île, effectuer une rotation ressemblant à celles qu'on pouvait observer dans la vidéo du
syrtobállos de Lésvos.
Fig. 2 : Les appuis de Níkos Komnináris
La troisième grande différence stylistique est elle aussi liée à la situation du glénti de
meraklídes mais également à l'origine des danseurs. Dans la vidéo du syrtobállos d'Oinoússes, alors
que les danseurs ont cessé de se tenir par la main, on peut voir le danseur en noir frapper ses genoux
des mains (2'00'' ; 2'12''), exécuter d'amples gestes tout en sondant les intentions de son partenaire
(2'03''), exprimer son kéfi débordant en s'exclamant et en prenant sa tête dans les mains (2'08''),
toucher la pointe de ses pieds des mains avant de frapper à nouveau ses genoux (2'40'') et d'honorer
son partenaire en lui frappant le pied à genoux (2'56''), lequel répond en touchant le sol du revers de
la main à 3'00''. Ces gestes, marqués par un contact régulier des genoux et des mains avec le sol et
la terre sont extrêmement rares dans l'exécution du syrtós ; on les trouve le plus souvent dans
l'exécution d'autres danses telles que les karsilamádes et zeibékikoi. Ces gestes rappellent d'ailleurs
231
le zeybek505 tel qu'il s'exécute aujourd'hui en Turquie 506. C'est ici que l'origine des deux danseurs
entre en jeu. En effet, l'un d'eux avait pris soin de m'informer à la fin de leur première performance
que je venais d'observer une danse qui était sans doute sur le point de disparaître car elle était
uniquement « maintenue en vie » par quelques meraklídes descendants de réfugiés grecs du village
de Melí de la péninsule d'Erythrée. Pour lui, cette manière de danser le syrtós était directement liée
à la tradition des Meliótes507. De ce que j'ai pu observer et entendre à Oinoússes durant mes trois
courts séjours sur l'île, il paraît évident que les réfugiés d'Asie Mineure ayant fui l'empire ottoman
durant les deux premières décennies du vingtième siècle ont considérablement marqué la tradition
musicochoreutique de l'île508. Elle partage beaucoup de ses chants et de ses danses avec l'île de
Chíos mais on y trouve certaines danses provenant de Melí et d'autres villages de la péninsule
d'Erythrée.
Fig. 3 : La péninsule d'Erythrée et le village de Melí
Photo satellite de la Nasa Earth Observatory annotée sur base d'une carte figurant dans (Sýllogos
Alatsatianón Irakleíou Krítis 2004)
505L'extrait présente un zeybek exécuté sur la mélodie Kerimoglou. Ce dernier était un chef de tribu Yörük admiré pour
son amour de la liberté. Dans son ouvrage « Memed le Mince », Yachar Kemal décrit longuement la splendeur de la
tente de Kerimoglou et loue son bon caractère et sa vertu. https://www.youtube.com/watch?v=mfrxBUTXlbI
506Une analyse comparative du zeïbékikos grec et du zeybek turc dépasse largement le cadre de ce travail. Notons
seulement que le zeybek pratiqué aujourd'hui et tel qu'il s'observe dans l'extrait est une danse chorégraphiée et
dépouillée de son caractère improvisationnel sous l'impulsion de Had Selim Sirri Tarcan qui s'inspira des
chorégraphies de danses populaires suédoises. A ce sujet voir Ozturkmen (2001 ; 2012).
507« Emeís oi Meliótes, étsi chorévoume to syrtó, avtí eínai i parádosí mas. »
508A ce sujet, consulter l'étude de Kyriákos Kalaïtzídis dans En Chordaís (1999).
232
Il est malaisé de déterminer si telle ou telle de ces trois caractéristiques particulières est à
attribuer à une influence des habitants de Melí qui ont peuplé l'île au début du vingtième siècle ou si
ces caractéristiques étaient déjà propres au style aignousiote. Néanmois ce bref aperçu du
fonctionnement de la séquence syrtós-bállos dans les régions les plus proches nous permet de
replacer le syrtós de Chíos dans un contexte plus large et de mieux saisir ses spécificités.
233
Annexe 7 : A la recherche du bállos de Chíos
Aucune des descriptions actuelles de la tradition musicale et dansée de Chíos produites par
les folkloristes et professeurs de danses de l'île que j'ai pu consulter ne fait explicitement référence
au bállos. A ma connaissance, il ne figure en tant que danse autonome dans aucun programme
présentant les danses locales. La plupart des danseurs et des professeurs de danse ne donnent par
ailleurs aucun nom au chorós antikristós en 2/4 exécuté à la suite du syrtós, comme s'il ne
constituait pas une danse à part entière. Cependant, certains éléments nous permettent d'affirmer
qu'il s'agit bien là d'un bállos, que celui-ci s'insère dans une forme de « suite » qui constitue la
véritable particularité, le réel « idiómorfos charaktíras » des pratiques dansées contemporaines
telles qu'elles se manifestent dans les gléntia de l'île de Chíos et que ce particularisme est à mettre
en lien avec la tradition des côtes d'Asie Mineure.
Pourquoi persister dans l'idée qu'il existe un bállos à Chíos alors qu'aucun des habitants
n'utilise ce terme pour faire référence à la danse en face-à-face suivant le syrtós ? Tout d'abord parce
que les caractéristiques du chorós antikristós que j'ai pu observer durant les gléntia et qui est
exemplifié par l'extrait de Chrístos et Ánna (chapitre 5, ex. 14) correspondent à celles du bállos
d'autres îles de l'Egée. Plusieurs professeurs de danse et musiciens compétents adhèrent par ailleurs
à cette opinion. De plus, ce nom figure textuellement dans plusieurs témoignages écrits de
chercheurs locaux et étrangers et ce jusqu'aux années soixante. Il apparaît en outre à deux reprises
dans les enregistrements de mélodies populaires effectués par Hubert Pernot lors de sa mission de
1898 sur l'île. Ensuite, parce que deux enregistrements effectués sur l'île en 1988 par Níkos
Dionysópoulos nous montrent que le bállos n'a pas disparu depuis si longtemps. Enfin, parce qu'en
plus d'exister dans nombre d'îles de la Mer Egée, il a survécu dans les îles avoisinant Chíos.
1. Les témoignages de Karakásis et Argenti
Il convient de formuler une remarque préliminaire avant de rentrer dans le vif du sujet : la
profusion de termes désignant le même objet ou le même phénomène ne devrait nullement nous
étonner. Elle nous est héritée d'un temps où chaque micro-région, voire chaque village, vivait dans
une autarcie laissant toute sa place au développement d'un vocabulaire particulier. Cette profusion
de termes complique considérablement notre tâche, étant donné que nous ne disposons que de
sources écrites. Que le lecteur s'imagine un instant la difficulté qu'on aurait à faire sens de diverses
234
descriptions du syrtós si ces dernières n'étaient pas accompagnées des enregistrements filmiques
dont on dispose aujourd'hui. Conscient que la précision dans les termes est requise ici, j'ai fait le
choix de reproduire intégralement les extraits en langue grecque.
La première description qui nous intéresse est le fruit d'une mission commandée par
l'Académie d'Athènes et réalisée par Stávros Karakásis en 1962 dans la capitale, dans plusieurs
villages du Sud de l'île ainsi que dans deux villages du Nord de l'île. Celui-ci décrit brièvement les
danses de l'île dans son rapport509 :
« Ως τοπικός χορός επικρατεί ο νησιώτικος « La danse qui prévaut localement est le
Συρτός που τελειώνει συνήθως με Μπάλον. nisiótikos Syrtós qui se termine habituellement
Απαντούν προσέτι εις ωρισμένα χωρία και avec un bálos. Dans certains villages, il existe
ειδικοί τοπικοί χοροί εις τον ρυθμόν του Συρτού, également des danses locales exécutées sur le
με ιδιαιτέρας μελωδίας και βήματα, όπως είναι ο rythme du Syrtós et possédant des mélodies et
Πυργούσικος, ο Βολισσιώτικος, ο Δετός χορός des pas particuliers telles que le Pyrgoúsikos, le
των
Νενήτων,
ο
Συρτός
Μαστίχα,
ο Volissiótikos, le Detós chorós de Nénita, le
Κωλοσυρτός, ο Τρίπατος, και πιθανώς και άλλοι Syrtós Mastícha, le Kolosyrtós, le Trípatos et
εις
κέντρα
της
ερευνήσαμεν. »
νήσου
τα
οποία
δεν probablement d'autres danses du centre de l'île
que nous n'avons pas étudiées. »
On apprend ici que le syrtós de l'île était suivi d'un bálos. Cependant, bien qu'il fût brillant
violoniste diplômé du Conservatoire National et issu d'une longue lignée de musiciens, Karakásis
n'était pas particulièrement familier des pratiques musicochoreutiques de Chíos. Qui plus est, le titre
de son rapport indique que sa recherche fut particulièrement brève. On peut douter qu'il eût
matériellement les moyens de s'imprégner des subtilités des danses de l'île. Toutefois un témoignage
concordant et attestant de la présence du bállos nous est fourni par un intellectuel de l'île, plus
familier de ces pratiques. Enfant d'une famille chiote descendant de l'ancienne noblesse génoise,
Philip Pantely Argenti est né à Marseille en 1891. Il fit des recherches dans différentes archives
d'Europe et écrivit plusieurs études sur le folklore et l'histoire de sa patrie. La courte description qui
suit provient de son ouvrage « The folk-lore of Chios », publié en 1949510 :
509(Karakásis 1962 : 276)
510(Argenti 1949 : 325)
235
« Στο
γλέντι
του
γάμου
ένας
ειδικός « Lors de la fête du mariage, un chanteur
τραγουδιστής καλείται να πει τραγούδια στη spécialisé est appelé pour énoncer des distiques
Λόγγα, Ξούστα, Σούστα ή Μπάλλο. Τραγούδια sur la Lógga, Xoústa, Soústa ou sur le bállos.
της Λόγκας ή Σούστας, που χορεύεται από Exemple de distiques de la Lógka ou Soústa, qui
ζευγάρια αντικρυστά: "Εσύ κοιμάσαι στα se danse en couple face à face : « Toi, tu dors
σεντονάκια
σοκάκια...". »
κι
εγώ
γυρίζω
μεσ'
στα dan tes petits draps et moi, je me ballade dans
les ruelles... ». »
Le terme de bállos apparaît à nouveau mais il est cette fois-ci associé aux termes Lógga,
Xoústa, Soústa. Cette description présente deux problèmes de traduction. Premièrement, j'aurais pu
traduire « Enas eidikós tragoudistís kaleítai na pei tragoúdia » par « Un chanteur spécialisé est
appelé pour dire des chants ». Les deux traductions sont possibles et dépendent de ce qui est
entendu par tragoúdia. Ce terme peut s'utiliser en référence à une chanson complète à la mélodie
stable et au texte établi cependant les termes tragoúdia ou tragoúdakia, comme le terme kotsákia
s'utilisent également pour qualifier les distiques chantés511 et assemblés par le chanteur au cours
d'une performance donnée. Cette description est ambiguë car le terme pluriel tragoúdia est utilisé
en fin de description et désigne deux vers particuliers cités intégralement et extraits d'une chanson
unique. A ma connaissance, le chant « Esý koimásai sta sentonákia ki egó gyrízo mes' sta sokákia »
n'existe plus sur l'île. On dit qu'il est originaire de l'île d'Ímvros et il a notamment été enregistré par
Níkos Dionysópoulos sur l'île de Lésvos où il est encore chanté 512. Deux autres chants associés à la
Lógka, Soústa ou Xoústa sont répertoriés par Argenti dans l'ouvrage. Le premier, relativement long
se nomme « I synántisi », l'autre est composé d'un distique unique et existe dans d'autres îles :
« Armenáki 'mai kyrá mou, páre me, ánoixe tes duó s'agkáles, mésa vále me »513. Ce que révèle ce
premier problème de traduction est le degré de formalisation des chants atteint lorsqu'Argenti a
rédigé son ouvrage ; a-t-on affaire à des chants déjà établis qu'il s'agit simplement d'interpréter ou
est-il question de performances uniques liées à une situation précise -ici, un mariage- lors de
laquelle certains rapports unissant les individus présents sont mis en distiques? Comme démontré au
cours du mémoire, ces deux configurations cohabitent encore sur l'île et l'ambiguité de la
description d'Argenti ne permet pas réellement de trancher.
511(Kolliáros 2003 : 93)
512(Dionysópoulos 2004: cd 1, piste 10). Pour une version actuelle, voir : https://www.youtube.com/watch?
v=BtzymHzbpyo
513(Argenti 1949 : 677)
236
L'autre problème de traduction a trait à la tournure de la phrase qui laisse à penser que les
termes Lógga514, Xoústa, Soústa et bállos désignent une danse unique. Cette autre ambiguité semble
résolue lorsqu'il est fait référence aux distiques, car le terme de bállos disparaît cependant, il est ici
aussi difficile de trancher. Il est par ailleurs possible que l'association du bállos aux autres danses
implique que celles-ci se ressemblaient sous certains rapports. Je ne dispose d'aucune autre
information sur la Lógga ; elle a non seulement disparu de l'île mais est aujourd'hui introuvable
dans le reste de la Grèce et la Soústa ou Xoústa est une danse identifée mais de manière équivoque.
Une interprétation possible de la description d'Argenti est donc que le chanteur spécialisé dans les
improvisations vocales515 pouvait énoncer des distiques aussi bien lors de la Xoústa ou Soústa -selon
lui également nommée Lógga - que lors du bállos.
2. Hubert Pernot, le Do bállo, le Bállo Mastícha et la Soústa
Comme je l'évoquais plus haut, le bállos figure à deux reprises dans l'ouvrage d'Hubert
Pernot516. Ces deux mélodies disparues de l'île ont été réenregistrées par Christódoulos Chaláris,
spécialiste de la reconstitution des musiques grecques de l'Antiquité et de l'époque byzantine, dans
un album consacré à Chíos et sorti en 1992 517. La première de ces mélodies est nommée Do bállo518,
en raison de sa tonalité en do majeur. La retranscription de Paul le Flem n'a fait l'objet d'aucune
correction de la part de Márkos Dragoúmis. Il a été retranscrit en 2/4 et le tempo indiqué est de 96 à
la noire, ce qui correspond aux caractéristiques actuelles du syrtós de l'île. S'il n'était cette tonalité
en do majeur, plus rare aujourd'hui que le mi majeur519 ou les bálloi minóre comme l'andriótikos520,
cette mélodie pourrait figurer dans le répertoire des musiciens contemporains tant sa structure est
comparable aux bálloi que l'on trouve encore dans les Cyclades. Cependant, les motifs mélodiques
le composant ne se retrouvent dans aucun des bálloi que j'ai eu l'occasion d'entendre.
Le bállo mastícha est quant à lui un cas un peu particulier. Il est lui aussi retranscrit en 2/4 et
son tempo de 100 à la noire correspond également au rythme du syrtós chiótikos521. Mais, bien que
514La graphie « Lógka » correspond en français à Longa. Cette forme existe dans le répertoire ottoman mais n'a
probablement pas de rapport direct avec la Lógka dont il est question ici. Pour un exemple de Longa ottoman en
makam Nikriz, voir : https://www.youtube.com/watch?v=MaxuGmhVOts
515Ces improvisations vocales s'appellent aujourd'hui amanédes ou painémata. Elles seront discutées plus loin.
516(Pernot et Le Flem 2006 : 30, 38, 39)
517(Chaláris 1992 : pistes 9, 15)
518Voir retranscription en annexe.
519https://www.youtube.com/watch?v=X9SZdVBq1EQ
520https://youtu.be/KbdCAn5hIk4
521Le nom de mastícha laisse par ailleurs penser que ce bállos est originaire de l'île de Chíos, renommée depuis
l'Antiquité pour la production de cette résine issue de la sève du lentisque Pistachia lentiscus.
237
celui-ci ait disparu de l'île comme je l'ai dit précédemment, son nom a survécu dans des îles des
Cyclades telles qu'Ándros et Náxos et c'est grâce à un motif mélodique qui figure déjà dans la
retranscription de Paul le Flem qu'on l'identifie522.
Pour être plus précis, le motif mélodique qui joue le rôle de marqueur du bállos mastícha
des Cyclades figure dans une autre retranscription de Paul le Flem : celle de la Soústa523. Celui-ci
peut notamment s'entendre dans une version de Náxos524 interprétée par le violoniste Barberákis
notamment à 0'32'' et 1'16'' ainsi que dans le mpállos hicaz525 de l'île d'Ándros interprétée par Sotíris
Margónis à 0'27'' et 1'08''.
Un autre motif mélodique du bállos mastícha des Cyclades et ne figurant pas dans la
522Voir retranscription en annexe, à partir de la mesure 26.
523(Pernot et Le Flem 2006 : 33-35)
524https://www.youtube.com/watch?v=dEQrp-tlRFI
525https://youtu.be/xAbL4AoUWZM
238
retranscription de Paul Le Flem est identifiable à 3'41'' de la version de Margónis et à 0'52'' chez
Barberákis. Il est intéressant de noter que cette mélodie est reconnue par les Naxiótes comme
étrangère et plus précisément comme « provenant de l'Orient » (« proerchómeni ap'tin Anatolí »).
Le bállos hicaz est quant à lui caractérisé de « mélodie cycladique provenant d'Asie Mineure »
(« kykladítikos skopós me proélevsi apó tin Mikrá Asía »).
Ce skopós, avec ses deux motifs mélodiques caractéristiques, existe bel et bien dans la
région de Smyrne sous différents noms. Mais alors qu'il existait et existe encore sous forme
instrumentale dans les îles, on le trouve sous une forme chantée en Asie Mineure. Dans
l'enregistrement d'Antónis Ntalgkás526 de 1924, de Kóstas Karípis527 de 1928, et celui de Vaggélis
Sofroníou528 de 1929, il est nommé bállos mastícha, « Kalé 'sy Panagiá » ou « Kalé den me
lypásai ». La version de Ríta Abatzí529 de 1934 est nommée « Sgouré vasiliké mou » ou bállos
bournovaliós en référence à la région de Bornova, distante de Smyrne de quelques kilomètres et
autrefois lieu de villégiature des minorités levantines de la ville. Aujourd'hui, il est parfois
également nommé smyrnaíikos bálos530. Ainsi le morceau, composé d'un skopós aux motifs définis
et de distiques fluctuants selon les versions, est doté d'un titre choisi soit en fonction de son lieu
d'origine supposé, soit en fonction de ses premiers vers. Parmi ces derniers, et ce malgré des
différences entre versions, on trouve :
Σγουρέ βασιλικέ μου και μαντζουράνα μου
Ô mon basilic frisé, ô ma marjolaine
Εσύ θα με χωρίσεις από τη μάνα μου
C'est toi qui m'arracheras aux bras de ma mère
ή
ou
Καλέ συ Παναγιά μου κι Αγιά μου Φωτεινή
Ô Sainte Vierge, et ma Sainte Foteiní
βοήθησε κι εμένα που είμαι ορφανή
Aide-moi donc, qui suis orpheline
ή
ou
526Le premier motif mélodique apparaît à 1'00'', le second à 2'30'', en tant que ponts entre les distiques.
https://youtu.be/gIRqQ3T5tHo
527Dans cette version, les motifs jouent le rôle de marqueurs de manière plus évidente : le premier apparaît dès la
huitième seconde, le second à 0'52''. https://www.youtube.com/watch?v=HgOX5ohHE9g
528https://www.youtube.com/watch?v=NM7h-wF9yIA
529https://www.youtube.com/watch?v=d9rWJRKrtmM
530(Sýllogos Alatsatianón Irakleíou Krítis 2004 : 19)
239
Καλέ δε με λυπάσαι, δε με ασπλαχνίζεσαι,
Tu n'as point pitié de moi, ni ne ressens de peine
Εγώ πονώ για σένα κι εσύ στολίζεσαι
Je souffre pour toi tandis que tu t'apprêtes
3. La prééminence des centres urbains dans la production musicale
Les considérations précédentes visaient principalement à démontrer qu'on dansait bien le
bállos sur l'île en 1898, bien qu'on ignore sous quelle forme. Que le bállos mastícha soit originaire
de Smyrne ou de Chíos nous importe peu au final. Ou plutôt, son enregistrement par Pernot nous
permet de relativiser l'opinion fort commune selon laquelle l'Asie Mineure constituait l'espace
« civilisé » duquel émergèrent les styles musicaux insulaires. En général, les musicologues et
folkloristes s'intéressant aux musiques des îles sont prompts à trouver des influences d'Asie Mineure
dans les répertoires insulaires. Le cas du bállos mastícha des Cyclades est un exemple parmi
d'autres. Ceci est notamment dû au fait que la plupart des premiers enregistrements de mélodies
dites traditionnelles ont été réalisées au début du vingtième siècle dans les grands centres urbains
tels que Smyrne et Constantinople. Un nombre important de morceaux reconnus comme
traditionnels sur l'île ont par ailleurs effectivement été enregistrés dans la période allant de 1900 à
1930. Le premier réflexe est de considérer que ces traces objectivées sont le signe d'une
prééminence des centres urbains dans la production musicale en langue grecque ce qui est vrai
jusqu'à un certain point. Mais si on prend ces traces pour ce qu'elles sont, alors elles nous indiquent
seulement que ce qui était chanté autrefois dans les centres de divertissement des villes d'Asie
Mineure l'est encore aujourd'hui dans les îles. Or il arrive qu'on attribue à tort la paternité de
mélodies à des interprètes qui ont simplement été les premiers à les enregistrer.
Sans pour autant remettre en cause le statut de capitales culturelles de Smyrne et
Constantinople, les enregistrements de Pernot nous invitent à la prudence. Les trois décennies qui
séparent la mission de Pernot des centaines d'enregistrements en studio réalisés par les grandes
compagnies étrangères (Columbia, Odéon, Polydor, Victor...) qui se partagent le marché naissant de
l'industrie de la musique nous montrent avant tout qu'il existait une koiné musicale liant les îles de
l'Egée aux côtes d'Asie Mineure. En effet, les grands centres urbains sont autant des lieux de
production et de diffusion des cultures que des réceptacles de traditions diverses. Mais alors qu'on
voit en l'Athènes des années 20 le réceptacle des traditions d'Asie Mineure, on oublie souvent que la
ville de Smyrne a attiré nombre d'émigrés des îles et que ces derniers ont fortement influencé la
240
culture musicale de la ville. Ainsi du bállos qui est probablement d'origine insulaire et qui fut aussi
probablement importé en Asie Mineure, même si certains ont déjà émis l'idée que le bállos soit
d'origine orientale531.
4. Dionysópoulos, « Aziziés kai bállos » et le « Bálos me mané »
Les deux enregistrements de Níkos Dionysópoulos sont issus d'une mission réalisée entre
1986 et 1991 et ayant pour but « la collecte de chants et mélodies populaires ainsi que la collecte de
documents relatifs au matériau musical des îles de Chíos, Límnos et Lésvos ». La recherche se
concentrait sur « les cultures musicales locales, l'emphase étant placée sur les idiomes musicaux et
les genres pertinents ». On trouve ces enregistrements dans la Base de Données Digitale de la
Culture Musicale du Nord-Est Egéen, créée par l'Université de l'Egée532. Dionysópoulos effectua ces
enregistrements sur la place du village de Pyrgí (Sud de l'île) en 1988 avec l'orchestre composé
d'Ilías Egglézos (chant et oúti), Leonídas Louloúdis (violon), Sotíris Louloúdis (santoúri), Michális
Neamonitákis (clarinette), Stérgios Neamonitákis (percussion). Ces musiciens sont pour la plupart
décédés aujourd'hui et sont tenus en haute estime par les musiciens contemporains de l'île qui furent
autrefois leurs élèves.
La première occurrence du bállos se trouve à la piste 18533, sous le nom « Aziziés kai
bállos » et vient corroborer le témoignage de Karakásis selon lequel le syrtós chiótikos est suivi
d'un bállos. L'enregistrement de 3'42'' est composé de l'Aziziés534 et d'une improvisation à la
clarinette marquée par une note continue de plusieurs seconde à partir de 2'13''. Cette transition vers
le bállos, appelée « gýrisma », partage les caractéristiques des transitions qui s'observent de nos
jours et qui sont évoquées dans le chapitre 5. La seconde occurrence se trouve à la piste 21 sous le
nom de « bálos me mané ». Cette forme combine le rythme du bállos insulaire en 2/4 et le chant du
manés (ou amanés).
5. La forme vocale manés
L'origine du terme manés fait débat ; à la fin du dix-neuvième siècle, Geórgios Faídros
entamait une première étude systématique du genre et voyait dans le manés de Smyrne une
531(Melíkis 2008)
532http://music-archive.aegean.gr/protypo2.php?lng=ZW5nbGlzaA==
533http://music-archive.aegean.gr/musicians_sounds.php?unq=YTAwNDU=&lng=Z3JlZWs=&ct=Zm91cnRo&sp=0
534https://archives.crem-cnrs.fr/archives/items/CNRSMH_I_2018_029_001_03/
241
réminescence d'un genre de thrène antique nommé manéros. Cependant la version retenue par le
dictionnaire de grec moderne Mpampiniótis est qu'il provient du turc mani signifiant distique ou
tétrastique populaire chanté et que ce terme dérive lui-même de l'interjection (epifónima) amán
(signifiant « clémence » ou « pitié » en arabe) chantée lors de l'énonciation des distiques 535. Márkos
Dragoúmis soutient que cette forme d'improvisation chantée est d'origine « arabopersoturque » et
qu'elle fut premièrement adoptée par les Grecs d'Asie Mineure et de Thrace avant de s'étendre aux
îles de l'Egée, puis aux ports et à l'arrière-pays de la Grèce continentale durant l'occupation
ottomane536. Chatzitekelís relève que les formes d'improvisation chantée comparables au manés
chez les populations turcophones de l'empire ottoman sont le gazel537, interprété notamment par les
hafizlar538 sur base des vers de la poésie du Diwan composée en langue turque ottomane et l'uzun
hava539, plus populaire et chanté en langue turque courante540. John O'Connell, dans son article sur
le déclin du gazel, affirme que dans le premier quart du vingtième siècle ses performances étaient
critiquées pour leur contour ornemental, leur caractère mélancolique, les inexactitudes textuelles et
leur prononciation incorrecte. Les chanteurs de gazel avaient mauvaise presse en raison de leur
« style de vie dégénéré » cultivé dans les lieux de boisson (meyhaneler). Alors qu'à la même période
en Grèce, le manés était considéré par nombre d'intellectuels athéniens comme un « reste misérable
de l'esclave » « ne flattant que les instincts bestiaux de la foule »541, une forme musicale orientale
rétrograde empêchant la Grèce de rattraper son retard dans l'accomplissement de son destin de
nation occidentale, le gazel quant à lui représentait pour les réformateurs turcs « un produit du
désordre ottoman » aux pratiques musicales pluriethniques débauchées nécessitant des
transformations pour le bien de la jeune république542.
La forme manés se distingue principalement des autres formes chantées pratiquées en Grèce
par son caractère improvisé, par la manière très mélismatique dont il est chanté et par l'énonciation
535(Chatzitekelís 2009 : 8-12)
536(Dragoúmis 1976 : 151)
537L'extrait sélectionné date du début du vingtième siècle et est un gazel en makam Muhayyer interprété par le cantor
juif séfarade de Turquie Izak Algazi né à Smyrne en 1889. https://www.youtube.com/watch?v=2SnE-qNnd1U
538Au singulier : hazif. Ce terme arabe signifiant « gardien » désignait les spécialistes de la récitation coranique, cette
dernière étant notamment basée sur la connaissance des makamlar en tant que modes musicaux au développement
mélodique particulier (seyir). Il est à noter que les psaltes byzantins étaient -et sont encore- également reconnus pour
leur talent dans les improvisations vocales. De nombreux psaltes furent des compositeurs renommés de la cour
ottomane ; parmi les plus célèbres figurent Tanburi Angeli, Hanende Zaharya ou Pétros Peloponnísios.
539L'extrait sélectionné présente un uzun hava interprété par Bülent Ersoy, ici accompagné(e) d'Ibrahim Tatlises, autre
grand nom du genre ainsi que du joueur de kanun Halil Karaduman. Le rythme est celui du tsiftetéli tel qu'il se
pratique en Grèce. https://www.youtube.com/watch?v=951H7XjtpjM
540Il décrit également les caractéristiques des Mawwal et Layali arabes mais leur description dépasse le cadre du
présent travail.
541Ibid., p. 153
542(O’Connell 2003 : 403)
242
fréquente d'interjections propres à accentuer son caractère dramatique543. Son texte est constitué
d'un décapentasyllabe iambique qui exprime de manière laconique l'essence des destinées
malheureuses, qu'elles soient dûes à une peine d'amour, à l'exil, la maladie, la pauvreté ou à
l'hypocrisie et la fausseté du monde. La mélodie est quant à elle basée sur les modes (drómoi)
utilisés en musique grecque, mêlant références au solfège de la musique occidentale et aux modes
ottomans (makamlar). Ces modes sont parfois directement indiqués dans le titre du manés. Ainsi on
trouve des manédes Nevá, Rast, Hicaz, Hüzzam, Hüseyni, Saba, Ussak, Minóre, Matzóre...
Preuve que le manés et le gazel partageaient plus que la haine des réformateurs des deux
nations, certains manédes s'intitulaient purement et simplement gkazéli. Ainsi du Gkazéli Sehnaz
Manés544 (manés en makam Sehnaz) enregistré en 1933 par Róza Eskenázy, dont je ne reproduis ici
que le texte, afin que le lecteur puisse en apprécier la teneur. Cet extrait fournit également un
exemple du qualificatif Çiftetelli qui caractérise un style de danse et un rythme et qui en turc
signifie "double corde". Ce nom fait référence à un type de jeu associé à ce genre, les deux cordes
les plus aiguës du violon étant accordées à la même hauteur ou à l'octave.
Κόσμε καθώς σε γνώρισα,
Ô Monde, depuis que je te connais,
δεν είδα τη χαρά σου,
n'ai eu de joie
Γιατί σε μένα τά 'δωσες,
Car tu m'as offert
όλα τα βάσανά σου
toutes les tortures dont tu es capable
6. Les caractéristiques du Bálos me mané
Les différents enregistrements du bálos-manés recensés par Chatzitekelís lui permettent de
dégager une structure récurrente qui s'applique au « bálos me mané » enregistré par
Dionysópoulos : introduction instrumentale (eisagogí) de longueur variable empruntée à d'autres
chants suivie d'une mesure qualifiée de témpo ; interjection « amán » (epifónima) ; chant du
premier hémistiche ; témpo ; chant du deuxième hémistiche ;
variante de l'introduction ou
improvisation instrumentale (taxími) ; répétition du deuxième hémistiche ; témpo ; chant du second
543En plus du classique amán, Dragoúmis relève les interjections (epifonímata) mentét et iareï dont il ignore l'origine.
Le mentét utilisé dans le manés provient sans doute du turc imdat signifiant « A l'aide ! ». Chatzitekelís relève
également l'interjection antamán, dont il suggère qu'elle provient de la contraction des interjections aïnte et amán.
Voir Dragoúmis (1976 : 152), Chatzitekelís (2009 : 75)
544https://www.youtube.com/watch?v=hFCDWj-4lO4
243
vers ; épilogue instrumental de longueur variable (chóra)545.
L'introduction du mpállos enregistré par Dionysópoulos emprunte une partie de son matériel
mélodique à l'introduction du Smyrnéïkos bállos546 enregistré en 1923 par Maríka Papagkíka et son
distique provient du Néva Rast Manés547 de Kóstas Roúkounas.
Σαν το σβησμένο κάρβουνο
Tel le charbon éteint
μαύρισε η καρδιά μου
mon coeur se noircit
Απ'τα πολλά μου βάσανα
Par mes blessures
κι από τα δάκρυά μου
et par mes larmes
La ligne mélodique chantée correspond à celle du bállos-manés enregistré par Ríta Ampatzí
en 1935 sous le titre « Den iboró na klaígo piá »548. On remarquera que le bállos-manés se distingue
par la manière dont est chantée l'interjection « Amán » et qui diffère de la plupart des autres
manédes. Cette appoggiature inférieure en glissando se retrouve dans « Den iboró na klaígo
piá »549, enregistré parfois sous le titre « Ómorfa pou chorévete »550 avec une valeur d'un peu plus
d'un demi-ton mais également avec une valeur d'un demi-ton dans le « Manés tis kalinychtiás »
d'Antónis Ntalgkás qui constitue selon moi l'un des chefs-d'oeuvre de la musique d'Asie Mineure551.
En résumé, les deux enregistrements de Níkos Dionysópoulos viennent confirmer les
témoignages précédents. Ils constituent le dernier et important maillon d'une chaîne attestant de la
présence ininterrompue du bállos de la fin du dix-neuvième au dernier quart du vingtième siècle sur
l'île de Chíos. Mais mes propres observations montrent que si le manés et le bállos existent toujours
sur l'île en 2018, ils ne se combinent plus sous la forme du bállos-manés. Le manés est
systématiquement associé à la danse et au rythme tsiftetéli tandis que le bállos se manifeste encore
sous la forme de séquence suivant un syrtós, comme Karakásis l'avait observé en 1962 et comme
l'exemplifie l'« Aziziés kai bállos » enregistré par Dionysópoulos. Cette forme, qui se maintient
donc au moins de 1962 à nos jours mais dont on peut supposer qu'elle est largement antérieure,
545 (Chatzitekelís, 2009 : 81)
546https://www.youtube.com/watch?v=aGnInUImIsY
547https://www.youtube.com/watch?v=scetBkkFTeM
548https://www.youtube.com/watch?v=3wSWmn543wM
5490'51'' de l'extrait.
550(Archeío Ellinikís Mousikís 1998 : piste 15, 1'40''). Voir https://www.youtube.com/watch?v=Umio3wvgF10
5510'30''. Antónis Ntalgkás (de son vrai nom Diamantídis), né à Constantinople en 1892 et mort à Athènes en 1945, est
considéré comme l'un des plus grand chanteurs d'Asie Mineure. https://www.youtube.com/watch?v=7SONjkJaDqI
244
porte un nom tant sur l'île de Lésvos située au nord de l'île de Chíos que dans les villages de la
péninsule d'Erythrée située à l'est. J'ai précédemment évoqué le fait que le syrtós de Chíos pouvait
se clore de trois manières différentes : dans le premier cas, le syrtós n'est suivi par aucune pièce ;
dans le deuxième, il est suivi d'un tsiftetéli ce qui pousse les musiciens à qualifier cette suite de
syrtotsiftetéli ; dans le troisième, bien qu'il ne soit pas nommé ainsi à Chíos, il est suivi d'une
improvisation instrumentale qui pousse les danseurs à lâcher prise et à entamer un bállos. On peut
donc raisonnablement le nommer syrtobállos comme dans les régions voisines.
245
Annexe 8 : Traductions de syrtoí chantés à Chíos
1. Syrtoí originaires de Chíos (topiká)
« San tis Oriás to kástro » : « Le château de la Belle »
Σαν της Ωριάς το κάστρο,
Semblable à celui de la Belle,
κάστρο δεν είδα
un tel château jamais je ne vis
Τέτοιο κάστρο δεν είδα,
Jamais ne vis un tel château,
Φράγκα και καλή καρδιά
belle Franque au bon coeur
Πού έχει ασημένιες πόρτες
Aux portes d'argent
κι αργυρά κλειδιά
et aux clés dorées
Τέτοιο κάστρο δεν είδα,
Je ne vis un tel château,
Φραγκοπούλα και Ρωμιά
jeune Franque et Romaine
Κάστρο θεμελιωμένο,
Aux belles fondations,
κάστρο ξακουστό
château légendaire
Κάστρο, κάστρο ξακουστό,
Château renommé
κάστρο μαρμαροχυτό
aux marbres éternels
Τούρκοι το πολεμούσαν
Les Turcs l'assiégèrent
χρόνους δώδεκα
durant douze années
Χρόνους μήνες δεκατρείς,
Douze années et treize mois,
συ το νου μου τον κράτεις
tu m'as pris tous mes esprits
« Stin Agia Markélla » : « A Agia Markélla »
Στην Αγιά Μαρκέλλα
A Agia Markella,
μες τον Ποταμό
au bord du fleuve,
γνώρισα κοπέλα
J'ai connu une jeune femme
δεκαοκτώ χρονών
de dix-huit ans
246
Είχε μαύρα μάτια
Elle avait des yeux noirs
και σγουρά μαλλιά
et des cheveux bouclés
Και στο μάγουλό
Et sur sa joue,
της μαύρη την ελιά
un joli grain de beauté.
Δε μας τη χαρίζεις,
Nous offriras-tu,
δε μας την πουλάς
nous vendras-tu,
Την ελίτσα πού 'χεις
Ce petit grain de beauté
και μας τυραννάς
qui commande notre coeur?
Δε σας τη χαρίζω,
Je ne vous l'offre pas
δε σας την πουλώ
ni ne vous le vends,
Μον' την έχω την ελίτσα,
Je veux le garder
να σας τυραννώ
et commander votre coeur.
« O !Kritikiá mou lemoniá » : « Ô ! Mon citronnier de Crète »
Ω! Κρητικιά, ω! Κρητικιά μου λεμονιά
Ô! Mon citronnier de Crète,
Ο! Κρητικιά μου λεμονιά
Ô! Mon citronnier de Crète,
και που να σε φυτέψω;
où donc te planterais-je?
Να σε φυτέψω στην καρδιά
Peut-être te planterai-je en mon coeur
ίσως και σε κερδέψω
pour gagner ton affection
Ο Κρητικός, ο Κρητικός κι αν στολιστεί
Lorsque s'habille le Crétois,
Ο Κρητικός κι αν στολιστεί
Lorsque le Crétois s'habille
και βάλει τα καλά του
et porte ses plus beaux apprêts
Ο Κρητικος σαν στολιστεί
Lorsque le Crétois s'apprête
και πά' στην εκκλησιάν του
et va à son église
Όλοι τόνε ζηλεύουνε
Tous jalousent
247
για την κορμοστασιά του
son maintien fier et brave
« Dódeka chronó korítsi » : « Une fille de douze ans »552
Δώδεκα χρονώ κορίτσι
Une jeune veuve de douze ans
χήρα πάει στη μάνα της
va chez sa mère
Τα στέφανια στη ποδιά της
Ses couronnes de mariage dans le tablier
κι έκλαιγε τον άντρα της
en pleurant son mari
Σώπα κόρη μου μη κλαίγεις,
Cesse, ma fille, ne pleure pas,
σώπα μη πικραίνεσαι
ne sois pas amère
Έμορφη κι αρχόντισσά'σαι και
Tu es belle et majestueuse,
ξαναπαντρεύγεσαι
tu te remarieras
Σώπα μάνα μη το λέγεις
Cesse, mère, de dire
πως θα ξαναπατρευτώ
que je me remarierai
Τέτοιο νιο, τέτοιο λεβέντι
Un tel homme, un tel brave,
πότε να το ξαναβρώ;
où donc le trouverais-je ?
« Xýpnise petropérdika » : « Réveille-toi, perdrix des pierres »
Ξύπνησε πετροπέρδικα
Eveille-toi, ma perdrix,
κι ήρθα στη γειτονιά σου
je suis venu dans tes ruelles
Χρυσή κορδέλα σού 'φερα
Et t'apporte un ruban doré
να δέσεις στα μαλλιά σου
pour lier tes cheveux
Τρεις ελιές και μια βαμμένη
Trois grains de beauté, et l'un peint
την καρδιά μου έχεις καμένη
Tu m'as brûlé le coeur
552Se danse également comme un trípatos nenitoúsikos.
248
Ξύπνησε πετροπέρδικα
Eveille-toi, ma perdrix,
κι ήρθα να σε ξυπνήσω
je suis venu te réveiller
Και να σου πω πως δε μπορώ
Et te dire que je ne saurais
χωρίς εσέ να ζήσω
vivre sans toi
Τρεις ελιές και μια βαμμένη
Trois grains de beauté, et l'un peint
την καρδιά μου έχεις καμμένη
Tu m'as brûlé le coeur
Έλα να γενούμε ταίρια
Viens donc, lions-nous
Κι οι γονείς μας συμπεθέρια
Que nos parents soient beaux-parents
« Aggelos » : « Ange »
Έναν καιρό ήμουν άγγελος,
Jadis j'étais un ange,
τώρα αγγελίζουν άλλοι
aujourd'hui d'autres chantent tes louanges
Στη βρύση πού 'πινα νερό,
A la fontaine où je m'abreuvais,
τώρα το πίνουν άλλοι
aujourd'hui d'autres s'abreuvent
Άγγελος είσαι μάτια μου
Tu es un ange, ô mes yeux
κι αγγελικά χορεύεις
et danses de manière angélique
Κι αγγελικά πατείς τη γη
D'un pas léger, tu effleures la terre
κι όλους τους νιους μαραίνεις
et flétris tant de jeunes coeurs
Αν ήξερες τον πόνο μου
Si tu savais la peine
και μέσα την καρδιά μου
qui habite mon coeur
Τα μάτια σου θα τρέχανε
Tel un fleuve, tes yeux
όπως και τα δικά μου
couleraient comme les miens
Ta choria tis Chiou
249
Από τη Χιό μωρέ παιδιά,
De Chíos, les gars
καράβι θα ναυλώσω
J'affréterai un navire
μανταρινοπορτόκαλα
et charcherai des agrumes
στον Κάμπο θα φορτώσω
de tout le Kámpos
Απ'το Βροντάδο ναυτικούς
De Vrontádos des marins
καπεταναίους ναύτες
des capitaines solides
που ταξιδεύουν θάλασσες
qui voyagent par les mers
και δε φοβούνται νάρκες
et n'ont pas peur des mines
Λαγκάδα και Καρδάμυλα
De Lagkáda et Kardámyla
καϊκια θα ναυλώσω
j'affréterai des barques
Αμάδες Βίκι και Πιτυός
D'Amádes, Víki et Pityós
τυριά θε να φορτώσω
je chargerai des fromages
Κεράσια από τα Καμπιά
Des cerises de Kampiá
κι απ'την Σπαρτούντα μέλι
et du miel de Spartoúnta
Κι απ'τα Φυτά μωρέ παιδιά
et de Fytá, les gars
Κορίτσια σαν αγγέλοι
des filles comme des anges
Στην Πισπιλούντα αμύγδαλα,
Des amandes de Pispiloúnta
στις Κηπουριές κοκκάρι,
et de Kipouriés des oignons
Αν πείς και μέσα η Βολισσός
Et si tu mets Volissós dedans
βράζει από το λάδι
ça bout comme de l'huile
Λεβέντες στα Λεπτόποδα,
Des braves de Leptópoda
Στην Κέραμ' αντιμόνι
de Keramiá de l'antimoine
Ζεστά νερά στ' Αγιάσματα
Des eaux chaudes d'Agiásmata
που σου περνούν οι πόνοι
qui font passer tous les maux
Και στην παλιά την Ποταμιά
Et de la vieille Potamiá
Πού 'χε πολλά παιχνίδια
qui compte pleins de musiciens
250
'φροδίσια και στα Χάλανδρα
D'Afrodísia et Chálandra
θα πάρουμε καρύδια
on prendra des noix
Και Κουρουνιώτικο κρασί
Et du vin de Kouroúnia
Σούμα απ'τα Νενητούρια
de l'eau-de-vie de Nenitoúria
Στο Άγιο Γάλας βρε παιδιά
Et d'Agio Gálas, les gars
θα πάρουμε γαϊδούρια
on prendra des ânes
Παπάδες απ' την Πíραμα
Des popes de Pírama
στην Παρπαριά κατσίκες
et des chèvres de Parpariá
Αγίασμα απ' το Μελανιός
De l'eau bénie de Melaniós
κρεμμύδι από τις Τρύπες
et de l'oignon de Trýpes
Φυστίκια απ'τον Ανάβατο
Des pistaches d'Anávatos
Στ' Αυγώνυμα έχει πράσες
D'Avgónyma ...
Στη Σιδηρούντα βρε παιδιά
A Sidiroúnta, les gars
είν' όλοι αγωγιάτες
ce sont des porteurs nés
Απ' τις Καρυές κρύο νερό
De l'eau fraîche de Karyés
και στο Δαφνώνα λάδι
et de l'huile de Dafnónas
Στα Μοναστήρια βρε παιδιά
Des monastères, les gars
ελιές και παξιμάδι
des olives et des croutons
Στα Θυμιανά πελεκανιές
Des pierres rouges de Thymianá
του Νιοχωριού πατάτα
et des patates de Neochóri
Και μεσ' το Βασιλειώνοικο
et de Vasileiónoiko
τσικούδα ροβυθάτα
de la pistache toute fraîche
Απ' το Χαλκειός καλά κουκιά
Des bonnes fèves de Chalkeiós
και στο Ζυφιά ντομάτες
et des tomates de Zyfiás
στο Βερβεράτο βρε παιδιά
Et de Ververáto, mes bons gars,
κορίτσια μαυρομάτες
des jeunes filles aux yeux noirs
251
Στα Νένητα πουλερικά
Des volailles de Nénita
στον Καταρράκτη κρέας
et de la viande de Katarráktis
και μέσα στην Καλλιμασιά
Et au milieu de Kallimasiá
παστέλια και λαθραία
des barres de sésames et de la contrebande
Απ' τα Σκλαβιά πουλερικά
Des volailles de Sklaviá
και κάτω στους Βαβύλους
et en bas, à Vavýmpo
και προφαντά κηπούρικα
des aromates de première qualité
από τους Νερομύλους
des Neromýloi
Στα Νένητα ξόβεργα
Des pièges de Nénita
στον Καταρράκτη ψάρια
et des poissons de Katarráktis
Μεσ'την Παγίδα όργανα
des musiciens de Pagída
και στο Βουνό κριάρια
et des béliers de Vounó
Μαστίχα από την Κοινή
Du mastic de Koiní
γλυκάνισο στα Φλάτσια
et de l'anis de Flátsia
Στα Πατρικά αμύγδαλα
des amandes de Patriká
που όλα πάν' στην πιάτσα
qui se vendent comme des petits pains
Ρεβύθια απ'την Καλαμωτή
Des pois chices de Kalamotí
Μυρμίγκι και Δυδίμες
de Myrmígki et Dydímes
Θολοποτάμι δεν πατώ
A Tholopotámi, je n'y vais pas
γιατ' είναι καυγατζήδες
car ce sont tous des bagarreurs
Απ'το Πυργί καλά καπνά
Du bon tabac de Pyrgí
και στους Ολύμπους φάδια
des étoffes d'Olýmpoi
Μεστούσικες καλές ελιές
Des bonnes olives de Mestá
στ' Αρμόλια νεμποτάρια
et des services d'Armólia
Βέσσα κ' Ελάτα κάρβουνα
Du charbon de Véssa et d'Eláta
και στο Λιθί ψαράδες
et des pêcheurs de Lithí
252
στον Άγιο Γιώργη βρε παιδιά
A Agios Giórgis, les gars
είν' όλοι ασβεστάδες
Ce sont tous des ..
2. Syrtoí originaires de Chíos rares ou disparus
« Klóssa ta pouliá » : « Couveuse, les poussins »
Κλώσσα τα πουλιά, κλώσσα τα πουλιά
Couveuse les poussins, couveuse les poussins
κλώσσα τα πουλιά δε τά'βγαλες σωστά.
Couveuse les poussins, tu n'as pas fait ça bien
Σού 'βαλα εικοσιένα
Je t'en ai mis vingt-et-un
και δε μου έβγαλες κανένα
Et tu n'en as sorti aucun
Σού 'βαλα εννιά και μού 'βγαλες εφτά
Je t'en ai mis neuf et tu m'en as sorti sept
Αχ, πανάθεμά σε κλώσσα
Le diable t'emporte, couveuse
Θέλω να σε κάνω γρόσσα.
Je vais te transformer en deniers
Ένας πετεινός μεγάλος και τρανός
Un grand et puissant coq
μας ετσίμπησε την κλώσσα
Est venu pincer la couveuse
στης γειτόνισσας την πόρτα
Devant la porte de la voisine
Αχ, βρε πετεινέ, κακοπετεινέ
Ah vieux coq, mauvais coq
μας ετσίμπησες την κλώσσα
Tu nous pinces la couveuse
στης γειτόνισσας την πόρτα
Devant la porte de la voisine
« Daskála » : « Institutrice »
Δασκάλα, ποιός, πουλί μου, ποιός
Institutrice, qui, mon oiseau, qui
Ποιός σ'έχει φιλημένη, δασκάλα παινεμένη,
T'a embrassée, institutrice tant chantée,
253
Δασκάλα παινεμένη, μικρή και χαδεμένη.
Institutrice tant chantée, petite et caressée ?
Δασκάλα, ποιός σε φίλησε
Institutrice, qui t'a embrassée
Και σού' κανε σημάδι, τον ήλιο το φεγγάρι
Et t'a laissé une marque, le soleil et la lune
Δασκάλα, δασκαλίτσα με τη μαύρη ποδίτσα
Institutrice, petite institutrice au tablier noir
Δασκάλα, κάτσε φρόνημα
Institutrice, assieds-toi bien
Σαν όλα τα κορίτσια, δασκάλα, δασκαλίτσα
Comme les autres filles, ma petite institutrice
Δασκάλα μαυρομάτα, ναζιάρα και μπερμπάτα
Institutrice aux yeux noirs, charmeuse et ?
Δασκάλα μου, δασκάλα μου
Institutrice, mon institutrice,
Σκόλασε την Ελένη, γιατί η ψυχή μου τρέμει
Libère Eleni, car mon âme tremble
Σκόλασε την Ελένη, γιατί ειναι χαδεμένη
Libère Eleni, car elle est caressée ?
« Ena sávvato vrády » : « Un samedi soir »
Ένα Σάββατο βράδυ, μια Κυριακή πρωί
Un samedi soir, un dimanche matin
Σηκώθηκα και πήγα μες στην Εβρηακή
Je suis allé au quartier hébraïque
Βλέπω μίαν Εβρηοπούλα και διαλυζούντανε
Je vois une juive se coiffant
Με διαμαντένιο χτένι και χτενιζούντανε
Et se peignant avec un peigne de diamant
Της λέγω Εβρηοπούλα γίνεσαι Χριστιανή
Je dis à la juive, deviendras-tu chrétienne
Να λούζεσαι Σαββάτο,
Te feras-tu baptiser samedi
ν' αλλάξεις Κυριακή;
pour changer le dimanche ?
« Ximérose i Anatolí » : « Le jour s'est levé »
Ξημέρωσε η Ανατολή
Le jour s'est levé
και ήφεξε η Δύση, η Δύση
et le ponant a brillé
Μέσ' στα πετρωτά
Entre les pierres,
254
μωρ', μέσ' στα πετρωτά
entre les pierres,
μια πέρδικα πετά.
vole une perdrix
Πάν' τα πουλάκια για νερό
Les oiseaux cherchent de l'eau
κι οι λυγερές στη βρύση, στη βρύση.
Et les demoiselles vont à la source
Μέσ' στα πετρωτά
Entre les pierres,
μωρ', μέσ' στα πετρωτά
entre les pierres,
μια πέρδικα πετά.
vole une perdrix
3. Syrtoí du Nord-Est Egéen
« Na ta taxidépso thélo » : « Je veux voyager »
Να τα ταξιδέψω θέλω, έρι πάλι,
Je veux voyager, éri páli
να τα ταξιδέψω θέλω, έρι πάλι
Je veux naviguer, éri páli
της Aττάλειας τα νερά, έρι πάλι
Dans les eaux d'Attáleia, éri páli
της Aττάλειας τα νερά
Dans les eaux d'Attáleia
Με αιγνουσιώτικα καράβια, έρι πάλι
Avec les bateaux pêcheurs, éri páli
που ’χουν ναύτες λεβεντιά, έρι πάλι
dont les marins sont des braves, éri páli
που ’χουν ναύτες λεβεντιά
dont les marins sont des braves
που ’χουν ναύτες παλληκάρια, έρι πάλι
Dont les marins sont des hommes, éri páli
κι έχουν φόρτσα τα πανιά, έρι πάλι
qui ont la voile solide, éri páli
και πηδούνε στη φωτιά.
Et qui se jettent dans le feu.
Eίπα σου να φύγω θέλω, έρι πάλι
Je te l'ai dit, je veux partir, éri páli
κι έλα ’κλούθα μου και συ, έρι πάλι
mais viens donc avec moi, éri páli
κι έλα ’κλούθα μου και συ
mais viens donc et suis-moi
κι ας ρημάξει το χωριό μας, έρι πάλι
Et que s'écroule notre village, éri páli
255
κι ας βουλιάξει το νησί. έρι πάλι
et que sombre notre île, éri páli
κι ας βουλιάξει το νησί
et que sombre cette île
4. Syrtoí d'Asie Mineure
« Ti se méllei esénane » : « En quoi cela te concerne ? »
Τι σε μέλλει εσένανε
En quoi cela te concerne
από πού είμαι εγώ
D'où je suis
απ’ το Καραντάσι φως μου
De Karantási, ma lumière
ή απ’ το Κορδελιό
ou de Kordelió
Τι σε μέλλει εσένανε
En quoi cela te concerne
κι όλο με ρωτάς
et pourquoi tu demandes
από ποιο χωριό είμαι εγώ
de quel village je suis
αφού δε μ’ αγαπάς
si tu ne m'aimes pas
Απ’ τον τόπο που είμαι εγώ
D'où je viens
ξέυρουν ν’ αγαπούν
les gens savent aimer
ξεύρουν τον καημό να κρύβουν
ils savent cacher les brûlures
ξεύρουν να γλεντούν
et savent faire la fête
Τι σε μέλλει εσένανε
En quoi cela te concerne
κι όλο με ρωτάς
et pourquoi tu demandes
από ποιο χωριό είμαι εγώ
de quel village je suis
αφού δε μ’ αγαπάς
si tu ne m'aimes pas
Απ’ τη Σμύρνη έρχομαι
Je viens de Smyrne
να βρω παρηγοριά
pour trouver du réconfort
να βρω μες στην Αθήνα μας
pour trouver dans notre Athènes
αγάπη κι αγκαλιά
de l'amour et une étreinte
256
Τι σε μέλλει εσένανε
En quoi cela te concerne
κι όλο με ρωτάς
et pourquoi tu demandes
αφού δε με λυπάσαι φως μου
puisque tu n'as point pitié
και με τυραγνάς
et continues de me torturer
« Ston katifénio sou ónta » : « Dans ta chambre tapissée de velour »
Στον κατιφένιο σου οντά,
Dans ta chambre tapissée de velour
αμάν θέλω να `ρθω μια βραδιά
amán je veux te rejoindre
να σου πω τα πάθη μου
pour te dire ma passion
αμαν να με κλαίς,
amán que tu me pleures
άντε να με κλαίς αγάπη μου
áïde que tu me pleures, mon amour
Μ’ έκαψες
Tu m'as brûlé
Τα ωραία σου τα μάτια,
Tes beaux yeux, amán
αμάν στον καθρέφτη μην τα δεις
Ne les regarde point dans un miroir
γιατί μόνη σου αγαπιέσαι,
Car tu risquerais de t'aimer
αμάν αγαπιέσαι
amán de t'aimer
και εμένα λησμονείς,
et de m'oublier
Μ’ έκαψες
Tu m'as brûlé
Μαύρα μάτια έχεις φως μου,
Tu as des yeux noirs, ô ma lumière
μαύρα είναι σαν την ελιά
Noirs comme l'olive
κι όποιον να γλυκοκοιτάξουν
Et quiconque les croise
του ματώνουν, αμάν
Voit son coeur, amán
του ματώνουν την καρδιά,
Voit son coeur saigner
Μ’ έκαψες
Tu m'as brûlé
Κάθε βράδυ μεθυσμένος,
Chaque soir, ivre
Και με πόνο στην καρδιά
Et la peine au coeur
Ξενυχτάω ο καημένος
Je veille, ô pauvre de moi
αμάν γιατί έχω
amán car j'ai en moi
257
Άντε γιατί έχω καρασεβντά
áïde j'ai en moi une brûlure noire
Γειά σου!
Salut à toi !
Ο ουρανός κι αν σκοτεινιάσει
Et que le ciel s'obscurcisse
Αμάν τ' άστρα θα μου φέρουνε
amán les astres m'amèneront
και τα δυο γλυκά σου μάτια
Tes deux yeux noirs,
Αμάν τα ματάκια
amán tes petits yeux,
Άντε θα με συνοδεύουνε
áïde m'accompagneront
Μ'έκαψες
Tu m'as brûlé
Γράμματα να μη μου γράφεις
Ne m'écris point de courrier
Γιατί δεν ξέρω γράμματα
Car je ne sais pas mes lettres
Δεν μπορώ να τα διαβάσω
Je ne pourrais les lire
Άμαν κι αρχινώ
amán et me viennent
Άντε κι αρχινώ τα κλάματα
áïde et me viennent les larmes
Μ'έκαψες
Tu m'as brûlé
Ήθελα και την ημέρα
Et je voulais tant
να σε βλέπω μια φορά
Te voir une fois le jour
για να παίρν' ο νους μου αγέρα
Que mon esprit prenne le large
Αχ ο νους μου αγέρα
Ah que mon esprit prenne le large
Άντε και η καρδιά παρηγοριά
áïde et mon coeur du réconfort
Μ'έκαψες
Tu m'as brûlé
« Gia sa si »
Για σα σι, για σα σι
Ya sa si, ya sa si
Γειά σου αγάπη μου χρυσή
Salut à toi, mon amour
για σα σι, γεια σου και 'συ
Ya sa si, salut à toi aussi
Από το Θεό να το βρεις
Que Dieu te punisse
όπως με κατήντησες
De m'avoir abandonné ainsi
258
Μου' φαγες τα χρήματά μου
Tu as mangé mes biens
κ' ύστερα μ'απαρνήθηκες
Pour ensuite me renier
Για σα σι, για σα σι
Ya sa si, ya sa si
Γειά σου αγάπη μου χρυσή
Salut à toi, mon amour
για σα σι, γειά σου και 'συ
Ya sa si, salut à toi aussi
Θε να τα μοιραστούμε
Je voudrais qu'on partage
τα δικά μου βάσανα
Mon fardeau de douleurs
Αν δεν ήσουν εσύ η αιτία
Si tu n'étais point la cause
Εγώ δε θα πάθαινα
Je n'aurais rien subi
Για σα σι, για σα σι
Ya sa si, ya sa si
Γειά σου αγάπη μου χρυσή
Salut à toi, mon amour
για σα σι, γειά σου και 'σύ
Ya sa si, salut à toi aussi
Δεν μπορώ να καταλάβω
Je ne peux comprendre
τα δικά σου φυσικά
Ta nature
Στους γιατρούς θε να με ρίξεις
Tu veux m'envoyer chez les médecins
να πληρώνω γιατρικά
Et me faire payer des remèdes
για σα σιν, μανταλέτ
Ya sa si, mandalet
για σα σιν, μουσαλέτ
Ya sa si, mousalet
για σα σιν, χουριέτ
Ya sa si, houriet
Αποφάσησα τα μαύρα
J'ai décidé de porter
να φορώ παντοτινά
A jamais des vêtements noirs
Νά 'ρχομαι στο μαχαλά σου
Je viendrai dans ton quartier
Να σου κλέψω την καρδιά
Pour voler ton coeur
Για σα σι, για σα σι
Ya sa si, ya sa si
Γειά σου αγάπη μου χρυσή
Salut à toi, mon amour
για σα σι
Ya sa si
259
Αποφάσησα να γίνω
Je deviendrai
Στην Αγιά Σοφιά κουπές
Des coupes de Sainte-Sophie
Να 'ρχονται να προσκυνάνε
Que viennent se prosterner
Τουρκοπούλες και Ρωμιές
Des jeunes Turques et des Grecques
Αποφάσησα τα μαύρα
J'ai décidé de porter
να φορώ παντοτινά
A jamais des vêtements noirs
Να τα βάλω να περάσω
Je les mettrai et passerai
να σου κάψω την καρδιά
Te brûler le coeur
Για σα σι, για σα σι
Ya sa si, ya sa si
Γειά σου αγάπη μου χρυσή
Salut à toi, mon amour
για σα σι, γειά σου και 'σύ
Ya sa si, salut à toi aussi
5. Rebétika à partir des années 20
« Fóra ta mávra, fóra ta » : « Porte tes vêtements noirs, porte-les »
Φόρα τα μαύρα, φόρα τα,
Porte tes vêtements noirs, porte-les
γιατί σου πάνε τρέλα
Car ils te vont si bien
Και με τα μαύρα μια βραδιά
Et avec eux, un soir
στην αγκαλιά μου έλα
Viens donc au creux de mes bras
Αυτά τα μαύρα που φορείς,
Ces vêtements noirs que tu portes
δεν τα φορείς για λύπη,
Tu ne le fais point par peine
μόν' τα φορείς για ομορφιά
Tu les portes pour le charme
και για το σεβνταλίκι
Et pour brûler des coeurs
Αυτά τα μαύρα που φορείς
Ces vêtements noirs que tu portes
με τις χρυσές κορδέλες,
Vêtements aux franges dorées
σε κάνουν την πιό όμορφη
Font de toi la plus belle
260
απ' όλες τις κοπέλες
De toutes ces demoiselles
Τα μαύρα ρούχα μάτια μου
Ces vêtements noirs, ô mes yeux
να τα ξαναφορέσεις
Porte-les donc à nouveau
και με τα μαύρα σαν σε δω
Car lorsque je te vois ainsi vêtue
πάρα πολύ μ' αρέσεις
Je ne peux te résister
Σου δίνουνε μια τσαχπινιά
Ils te donnent une grâce
και μια περίσσια γλύκα
Et une douceur incroyable
που γρήγορα θα παντρευτείς
Si bien que tous te marieraient
χωρίς δεκάρα προίκα
Sans aucune dot
« Ston potamó ta roúcha mou » : « Mes vêtements au bord du fleuve »
Στον ποταμό τα ρούχα μου,
Mes vêtements au bord du fleuve,
στην Πόλη τ’ άρματά μου
Mes armes à la Ville
και στον ωραίο Καραβά
Et dans le beau Karavás
η αγαπητικιά μου.
Se trouve ma bien-aimée
Δε θέλω τσακιστές ελιές,
Je ne veux point d'olives brisées
ούτε και κολυμπάτες,
Ni d'olives salées
μόν' θέλω Καραβίτισσες
Je veux seulement être ami
να κάνω φιλενάδες.
Avec les Karavítisses
Δεν πάω πιά στον Καραβά
Je ne vais plus à Karavás
να κάτσω στην πεζούλα
M'asseoir sur les murets
Γιατί μου βγάλαν αβανιά
Là-bas les gens se rient de moi
πως αγαπώ μια δούλα
Car j'aime une servante
Ανάθεμά σε, Καραβά,
Maudit sois-tu, ô Karavás
εσύ κι οι ομορφιές σου
Toi et toutes tes beautés
που μ’ έκανες να τρελαθώ
Car tu m'as ôté mes esprits
261
μ’ αυτές τις κοπελιές σου.
Avec tes jeunes filles
Πορτοκαλιά του Καραβά,
Mon oranger de Karavás,
σ’ αφήνω καληνύχτα,
Je te quitte, bonne nuit
αποσπερίς σε γλέντησα,
J'ai fait la fête avec toi ce soir,
δε θα ‘ρθω άλλη νύχτα.
Je ne viendrai point demain
Στον ποταμό τα ρούχα μου,
Mes vêtements au bord du fleuve,
στην Πόλη τ’ άρματά μου
Mes armes à la Ville
και στον ωραίο Καραβά
Et dans le beau Karavás
η αγαπητικιά μου.
Se trouve ma bien-aimée
« Káto stin Alexándreia » : « Au sud, à Alexandrie »
Κάτω στην Αλεξάνδρεια, γιαλέλι
J'irai en voyage, yaleleli
θα κάνω ένα ταξίδι
à Alexandrie
να βρω αυτό το φάρμακο, γιαλέλι
Pour trouver cette médecine, yaleleli
που λένε κοκαΐνη
Qu'ils nomment cocaïne
κι από το φάρμακο αυτό, γιαλέλι
Et de cette médecine, yaleleli
θα πάρω ένα δραμάκι
Je prendrai quelques grammes
να δώσω στην αγάπη μου, γιαλέλι
Et les donnerai à ma belle, yaleleli
να πιει κι αυτή λιγάκι
Qu'elle en prenne aussi
να πιει κι αυτή, να ναρκωθεί, γιαλέλι
Qu'elle en prenne aussi, yaleleli
να μη μου βγάζει γλώσσα
Et cesse de parler
γιατί σ’αρχίσει, βρε παιδιά, γιαλέλι
Car quand elle commence, les gars, yaleleli
δε σταματάει με γρόσια
Rien ni personne ne l'arrête
262
« O mylonás » : « Le meunier »
Αμάν αμάν μυλωνά,
amán amán ô meunier,
κάνε μου τη χάρη
fais-moi ce plaisir
Αλεσέ μου να χαρείς το σιτάρι
et mouds pour moi ce blé
Να στ' αλέσω δεν μπορώ,
Je ne peux pas te le moudre,
κούκλα μου να σε χαρώ
ma belle et te faire ce plaisir
Τρίβε, τρίβε, χάλασε το λιθάρι
je tourne, tourne mais la meule est brisée
Αμάν αμάν μυλωνά, έχω στο χωριό δουλειά
amán amán, ô meunier, j'ai du travail au village
και πεινούνε τα παιδιά μου πού 'ναι ορφανά
Et mes enfants ont faim, ces pauvres orphelins
Να στ' αλέσω δεν μπορώ,
Je ne peux pas te le moudre,
κούκλα μου να σε χαρώ
ma belle et te faire ce plaisir
Τρίβε, τρίβε, χάλασε το λιθάρι
je tourne, tourne mais la meule est brisée
Αμάν μυλωνά, κουζούμ, γιαβρούμ μυλωνά
amán amán, ô meunier, kouzoum, giavroum
Αλεσέ μου να χαρείς κι από μένα ό,τι ποθείς
mouds ce grain et tu auras tout ce que tu veux
αλεσέ το, να χαρείς το σιτάρι
mouds pour moi ce blé
Αμάν αμάν κούκλα μου,
amán amán, ma belle
μ'έφερες στα γούστα μου
tu m'as mis en joie
να κι ο μύλος χάρισμά σου,
mon moulin est à toi
αμάν τσούπρα μου
amán, ma belle
« Sála sála »
Σάλα σάλα μες στη σάλα τα μιλήσαμε,
Sála sála, dans la salle on a discuté
να με πάρεις, να σε πάρω συμφωνήσαμε.
Tu me prends, je te prends, on a décidé
Σάλα, Μαρουσώ μου, σάλα τα τζίτζι
Sála , ma Marousó, sála ta tzítzi
263
μες στο μαγερειό,
dans la cuisine,
άσ’ τα ψάρια να καούνε
laisse les poissons brûler
κι έβγα να σε δω.
Et sors donc me voir
Πότε μαύρα, πότε άσπρα, πότε κόκκινα,
Tantôt noirs, tantôt blancs, tantôt rouges
την καρδιά μου να ζητούσες, θα σ’ την έδινα
Si tu demandais mon coeur, je te l'offrirais
Πάρε με παραγιουδάκι μέσ' τον καφενέ
Prends-moi comme aide de salle au café
να σου πλένω τα ποτήρια και τον αργιλέ
Je te laverai les verres et le narguilé
Κούνησέ μου το λιγάκι το μαντήλι σου,
Secoue donc un peu ton mouchoir
να φιλήσω την ελιά σου και τα χείλη σου
Que j'embrasse ton grain de beauté et tes lèvres
264
Annexe 9 : Les chants du detós
Detós du village de Koiní553
Καρδιά που δεν αγάπησε
Le coeur qui n'a point aimé
κι έρωτα δεν αιστάνθει
ni ressenti la passion
Είναι πηγή χωρίς νερό
Est une fontaine asséchée,
και κήπος δίχως άνθη
un jardin sans fleur
Αμύγδαλό μου τσακιστό
Ô mon éclat d'amande,
πολύ αγάπη σου χρωστώ
je te dois beaucoup d'amour
Απ'όλα τ'άστρα τ'ουρανού
Des étoiles peuplant le ciel,
το πιο μικρό σου μοιάζει
la plus menue te ressemble
Που βγαίνει τα μεσάνυχτα
Qui apparaît à minuit
κι όλα τα σκοτεινιάζει
et éteint toutes les autres
Στην κεντημένη σου ποδιά
Dans les plis brodés de ta robe,
κάνουν οι πέρδικες φωλιά
des perdrix font leur nid
Detós du village de Volissós554
Άρχισε γλώσσα μου γλυκειά
Commence donc, douce langue
Τη Βολισσό να τη παινάς
A dépeindre la belle Volisso
Που είναι μικρή κομμάτι
Qui est si petite
Κι όλο χάρες είν' γεμάτη.
Mais toute de joies
Στέκει το κάστρο στα ψηλά
Son chateau sur les hauteurs
Τα μαύρα μάτια είναι γλυκά
Et tous ces yeux noirs sont si doux
Στέκει και καμαρώνει
Elle se tient pleine de charme
Κι όλα τα δεντρί φουτώνει
Et ses arbres ont de fières ramures
553https://www.youtube.com/watch?v=MwltDoIKZYI
554https://www.youtube.com/watch?v=Rb4YrW30rw0
265
Έχει εκκλησίτσες μά' ν' μικρές
Toutes ses églises sont petites
Με το ψηφί ζωγραφιστές
Et bellement décorées de mosaïques
Έχει κόρες μαυρομάτες
Et ses belles filles aux yeux noirs
Κι όλο χάρες είν' γεμάτες
Elles aussi sont toutes joies
Έχασα το μαντήλι μου
J'ai perdu mon mouchoir
Καυμό πώχει τ'αχείλη μου
Quelle brûlure portent mes lèvres
Το χρυσοκεντημένο
Mon mouchoir brodé d'or
Πίκρα πού'χε το καύμενο
L'amertume et la brûlure
Όπου μου το κεντούσανε
Mouchoir que brodaient
Τρία έμμορφα κορίτσια,
Trois belles jeunes filles
Υψηλά σαν κυπαρίσσια
Hautes comme les cyprès
Η μιά ήταν αφ'το Γαλατά
L'une était de Galata
Τη βάζ' ο νους μου δυνατά
Mon esprit y pense fort
Αχ κι ά- αχ κι άλλη απ'το Νεοχώρι
L'autre est de Neochori
Βεργολυ- βεργολυγερή μου κόρη
Belle et richement vêtue
Η τρίτη η μικρότερη
Et la plus jeune
Απ'όλες ομορφότερη
Plus belle qu'une galanthine
Ήτανε- ήτανε απο την Πάρο
Elle était de Paro
΄Κεινη π'αγαπώ να πάρω
Celle que j'aime et épouserai
Και την αγάπησα κι εγώ
Et je l'ai aimée moi aussi
Να της μιλήσω δε μπορώ
Mais je ne puis lui parler
Και τη στρα- και τη στράτα δεν ηξέρω
Je ne connais pas le chemin
Νά'ρθω μά- νά'ρθω μάτια μου να σ'έβρω
Ô mes yeux pour te trouver
Παίρνω το το στρατί-στρατί
Je prends le petit chemin,
Πάν'τα ματάκια μου σαν βροχή
Les yeux pleins de pluie
Στρατί- στρατί το μονοπάτι
Petit chemin, petite route
266
Βάσανα- βάσανα πού'χει η αγάπη
Quelles tortures pour cet amour
Diplós du village de Pyrgí555
Ω! αρχίσετέ τον το διπλό
Ô! Inaugurez donc le Double
με του Πυργιού τραγούδια
Par des chants de Pyrgí
Ω! πείτε για τις κοπέλες μας
Ô! Décrivez nos jeunes filles
που είν' όμορφα λουλούδια
Belles comme des fleurs
Ω! όμορφος που' ναι ο διπλός
Ô! Quelle beauté que ce Double
στεφάνι καμωμένος
S'étendant en couronne
Ω! με ρόδα και τριαντάφυλλα
Ô! couronne de roses et de fleurs
είναι περιπλεγμένος
tressée
Autres distiques :
Όμορφος πού 'ναι ο διπλός
Quelle beauté que ce Double
στεφάνι καμωμένος
S'étendant en couronne
γαρύφαλλα, τριαντάφυλλα
couronne de roses et de fleurs
είναι περιπλεγμένος
tressée
Πρώτη φορά που τραβουδώ
Je chante pour la première fois
στη μέση στο λιβάδι
au centre de la place
κι ήπιασεν η καρδούλα μου
Et mon coeur se bouleverse,
να τρέμει σαν το ψάρι
tremble tel un petit poisson
Τραγούδησε καρδούλα μου
Chante, mon petit coeur
του χρόνου ποιός το ξέρει
qui de nous connaît le futur ?
για θ' αποθάνω για θα ζω
Si je mourrai, si je vivrai
για θά 'μαι σ' άλλα μέρη
Si je serai en d'autres lieux
Λεβέντες και λεβέντισσες
Braves et gracieuses
πρέπει να τραγουδάμε
nous nous devons de chanter
555https://www.youtube.com/watch?v=sm7of4tu7aI
267
γιατί τα χρόνια μας περνούν
car nos années s'en vont
και πίσω δε γυρνάνε
et jamais ne reviennent
Ο κόσμος είναι μάταιος
Le monde est vain
τα πάντα ματαιότης
tout est vanité
ωσάν λούλουδα του Μα
semblable aux fleurs de Mai
είναι η ανθρωπότης
telle est l'humanité
όταν σ' εγέννα η μάνα σου
Lorsque ta mère te mit au monde
οι εκκλησιές σημαίναν
les églises sonnait les cloches
κι αγγέλοι από τους ουρανούς
et les anges depuis les cieux
ανεβοκατεβαίναν
allaient et venaient sur Terre
Τα λόγια που μιλήσαμεν
Les paroles que nous disions
απ' το παραθυράκι
depuis la fenêtre
ας μην τα μάθει άλλος κανείς
que personne d'autre ne les apprenne
μόνον το φεγγαράκι
exceptée la lune
Κομμάτια κι αν μας κάνουνε
Et s'ils nous réduisaient en pièces
και στο γιαλό μας ρίξουν
puis nous jetaient à la mer
πάλι τα κομματάκια μας
Là encore ces pièces
όπου βρεθούν θα σμίξουν
se retrouveraient et s'uniraient
Όποιος περάσει απ' το Πυργί
Celui qui passe par Pyrgí
κάπου θα σταματήσει
s'arrêtera bien quelque part
και λέει τούτο το χωριό
et dira pour lui-même
μοιάζει με το Παρίσι
ce village ressemble à Paris
Γειά σας κοπέλες μου όμορφες
Salut à vous, belles filles
και λεβεντιές του τόπου
et grâces de ce lieu
τα μάτια σας, τα φρύδια σας
Vos yeux et vos sourcils
παίρνουν το νου τ' ανθρώπου
prive l'homme de ses esprits
268
Detós du village de Mestá556
Άρχισε γλώσσα μου άρχισε,
Commence, ma langue,
τραγούδια ν'αραδιάζεις
à entonner les chants
Και την καλή παρέα μου,
Et emplis donc de joie
να τήνε διασκεδάζεις
ceux qui m'accompagnent
Άλφα είναι το πρώτο γράμμα
Alpha est la première lettre
βιόλα μου και μαντζουράνα
Mon violon, et ma marjolaine
Άρχισε γλώσσα μου άρχισε
Commence, ma langue,
κι αχείλη μου μελέτα
pense, donc ma lèvre
Και συ καημένη μου καρδιά
Et toi, mon pauvre coeur,
όσα κι αν έχεις πέ'τα
dis toutes tes peines
Άλφα θέλω ν'αρχινίσω
Alpha, je veux être le premier
το χορό να νοστιμίσω
Et donner saveur à notre danse
Ας τραγουδήσω κι ας χαρώ,
Puissé-je chanter et me réjouir
ας παίξω κι ας γελάσω
Puissé-je jouer et rire
Τα νιάτα δεν πουλιόνται πια
Car aucune jeunesse
να τα ξαναγοράσω
ne se rachète
Τράβα λεβέντη το χορό
Tire la danse, ô brave
κι εγώ για σένα τραγουδώ
Quant à moi, je chante pour toi
Siganós du village d'Agios Giórgis Sykoúsis557
Πέρασαν οι Αποκριές,
Le Carnaval est passé,
φύγαν κι οι Τυρινάδες
Les Tyrinades s'en sont allées
φύγαν κι οι Τυρινάδες
Les Tyrinades s'en sont allées
556https://www.youtube.com/watch?v=HARj3jyRWyw
557https://www.youtube.com/watch?v=7RxuBz6L7ak
269
Και ήρθεν η Σαρακοστή
Et vint le Grand Carême
με τις εφτά βδομάδες
Escorté des sept semaines
με τις εφτά βδομάδες
Escorté des sept semaines
Νά 'μουνα στη γη βελόνι
Puissé-je être un clou posé à terre
να πατείς να σ'αγκυλώνει
Qui t'engourdit lorsque tu le foules
Το σώμα σου 'ναι λεμονιά
Ton corps est un doux citronnier
και τα μαλλιά σου κλώνια
Et tes cheveux sa belle ramure
Χαρά στο νιό που θά 'ρθει
Bénis soit le jeune qui viendra
να κόψει τα λεμόνια
Récolter tes beaux fruits
Στην καρδιά μου σού 'χω θρόνο
En mon coeur je te réserve un trône
για βασίλισσα και μόνο
Destiné aux seules reines
Siganós du village d'Agios Giórgis Sykoúsis 2558
Ανέβασέ με μάνα μου
Fais-moi monter, mère,
απάνω στο πουντάκι
au haut du talus
απάνω στο πουντάκι
au haut du talus
Να βλέπω τον βασιλικό
Que je voie le basilic
και το ζαβλακουδάκι
et la petite fleur
και το ζαβλακουδάκι
et la petite fleur
Έλα έλα σαν σου λέω,
Viens comme je te le dis,
μη με τυραννάς και κλαίω
ne me fais point pleurer de peine
Έλα έλα κοπελιά μου
Viens, ma douce,
στα 'γκαλάκια τα δικά μου
au creux de mes petits bras
Εφτά βδομάδες έκανα
Il y a sept semaines,
κόρη να σου μιλήσω
koré, que je ne t'ai pas parlé
κόρη να σου μιλήσω
koré, que je ne t'ai pas parlé
558https://archives.crem-cnrs.fr/archives/items/CNRSMH_E_2018_007_001_02/
270
Και την Αγιά Σαρακοστή
Car le Saint Carême,
ήθελα να τιμήσω
je tenais à honorer
ήθελα να τιμήσω
je tenais à honorer
Έλα έλα κοπελιά μου
Viens, ma douce,
στα 'γκαλάκια τα δικά μου
au creux de mes petits bras
Έλα έλα σαν σου λέω,
Viens comme je te le dis,
μη με τυραννάς και κλαίω
ne me fais point pleurer de peine
Στον Άγιο Παντελέμωνα,
A Saint Panteleïmon,
στην εκκλησιά 'πω πίσω
derrière l'église
στην εκκλησιά 'πω πίσω
derrière l'église
Εφήτεψα μια λεμονιά,
J'ai planté un citronnier
πήγα να την ποτίσω
et suis allé l'arroser
πήγα να την ποτίσω
et suis allé l'arroser
Το μαντίλι σου τινάζεις
Lorsque tu secoues ton mouchoir,
και θαρρώ πως μου φωνάζεις
je crois t'entendre me crier
Το μαντίλι σου διπλώνεις
Lorsque tu plies ton mouchoir,
και θαρρώ πως με μαλώνεις
je crois t'entendre me gronder
Στα σύννεφα θε ν'ανέβω
Je m'élèverai jusqu'aux nuages
στον ουρανό να κάτσω
et m'asseyerai au ciel
Να πάρω πένα και χαρτί
Je prendrai le calame et le papier
τον πόνο μου να γράψω
pour écrire ma peine
Τούτη η γη που την πατούμε
Cette terre que nous foulons
όλοι μέσα θε να μπούμε
nous engloutira tous
Τούτη η γη με τα λουλούδια
Cette terre couverte de fleurs
τρώει νιούς και κοπελούδια
mange les jeunes et les braves
271
Detós du village de Tholopotámi559
Μια Χιωτοπούλα έμορφη
Une belle enfant de Chíos
Κάμωμά του τσαχπίνα
Faite pour l'amour
Με μάτια παιχνιδιάρικα
Aux yeux malicieux
Μ'έκαψε η μπομπίνα (?)
M'a brûlé le cœur
Και μ'έριξε το δυστυχή
Et je fonds, ô malheureux
Στα δίχτυα της και λιώνω
Dans les filets brûlants
Με τέτοιο δυνατό σεβντά
De ce puissant amour
Μα' γώ δε μετανιώνω
Mais je ne regrette point.
Έλα μικρούλα Χιώτισσα
Viens donc, enfant de Chíos
Να γίνωμε ζευγάρι
Que nous soyons ensemble
Οι Χιώτες σα μας βλέπουνε
Et que les Chiotes en nous voyant
Το μόνο τους καμάρι
Nous admirent jalousement
Detós de l'île d'Oinoússes560
Κάτω στον Άγιο Σίδερο,
En bas, à Saint-Isidore
στον Άγιο Κωνσταντίνο,
et à Saint Constantin
μαζεύονται, σωριάζονται
se réunissent en foule
του κόσμου οι ανδρειωμένοι,
les plus braves de ce monde
να στήσουν πύργο να κρυφτούν,
ils élèvent une tour
να μην τους εύρει ο Χάρος.
pour échapper à Charon
Κι εκεί που τον εχτίζανε
Et lorsqu'ils l'élèvent
κι εκεί που τον τελειώναν,
et lorsqu'ils l'achèvent
βλέπουν το Χάρο νά' ρχεται
ils voient Charon arriver
εις τ'άλογο καβάλα.
chevaucher sa monture
“Ώρα καλή σας, βρε παιδιά”,
« A la bonne heure, les gars »
“καλώς τον αντρειωμένο”,
« Salut au brave »,
559https://archives.crem-cnrs.fr/archives/items/CNRSMH_I_2018_029_017_05/
560https://archives.crem-cnrs.fr/archives/items/CNRSMH_I_2018_029_017_10/
272
“ποιός έχει σίδερο καρδιά
« Quel coeur de fer
και στήθια ατσαλένια,
et quelle poitrine d'acier
νά 'ρτει να πα παλέψουμε
veut m'affronter à la lutte
σ΄αλώνια μαρμαρένια”.
sur une aire de marbre ? »
Σύρετε τα τα κανιά σας,
Traîner vos petites cannes,
τα διαβολοπόδαρά σας.
vos pieds endiablés
Τούτη η γη που την πατούμε,
Cette terre que nous foulons
όλοι μέσα θε να μπούμε.
nous engloutira un à un
Τούτη γης με τα λουλούδια
Cette terre emplie de fleurs
τρώει νιούς και κοπελούδια.
mange les braves et les belles
Argós du village de Káto Panagiá561
Όλοι στην Κάτω Παναγιά
Tous ceux de Kato Panagia
με χάρη τραγουδάνε, με χα-
Chantent avec grâce
Και τον αργό χορεύουνε
Ils entament la danse lente
και με χαρά γλεντάνε, και με-
Et font la fête emplis de joie
Έλα απ'τα ξένα, ξένο μου
Reviens de l'étranger, ô étranger
Μακροταξιδεμένο μου, μα-
Qui as voyagé au loin
Έλα πριν μας χωρίσουνε
Avant qu'ils nous séparent
να γίνουμε ζευγάρι, να γι-
Viens donc et lions-nous
Και τη φωλια να χτίσουμε
Construisons notre nid
στην ερημιά με χάρη, στην ε-
Heureux loin de ce monde
Τα μάτια σου που μ'έχουνε
Tes beaux yeux m'ont
παλαβωμένη μ'έχουνε πα-
ôté mes esprits
561https://www.youtube.com/watch?v=07knLur2WA4
273
Annexe 10 : Les chants du trípatos « Le petit Turc » ou « La trahison
du saint »
1. Version du village de Mestá interprétée par Mariánthi Almyroúdi562
Ένα μικρό- ωχ αμαν αμαν αμαν
Un petit -oh amán amán amán
Ένα μικρό τουρκόπουλο
Un petit Turc
Του βασιλιά κοπέλι
Fils du Sultan
Του βασιλιά κοπέλι
Fils du Sultan
Μια Ρωμιοπού -σύ σαι που με τρέλανες
S'éprit d'une -c'est toi qui me rends fou
Μια Ρωμιοπούλα γαπησε
S'éprit d'une Grecque
Μα κείνη δεν το θέλει
Mais elle ne veut point de lui
Μα κείνη δεν το θέλει
Mais elle ne veut point de lui
Φέρνει τα ο- ωχ αμαν αμαν αμαν
Elle laisse les -oh amán amán amán
Φέρνει τα όρη πίσω της
Elle laisse les monts derrière elle
Και τα βουνά μπροστά της
Et les montagnes devant elle
Και τα βουνά μπροστά της
Et les montagnes devant elles
Κ'η μοίρα της -σύ σαι που με τρέλανες
Et son destin -c'est toi qui me rends fou
Κ'η μοίρα της την έβγαλε
Et son destin l'amène
Στ'Αγιου Γεωργιού την πόρτα
Aux portes de Saint-Georges
Στ'Αγιου Γεωργιού την πόρτα
Aux portes de Saint-Georges
Άγιε μου Γιω– Αίντε Βάη βάη βάη
Mon Saint -áïde vaï vaï vaï
Άγιε μου Γιώργιο αφέντη μου
Mon Saint-Georges, ô Patron
Αφέντη καβαλάρη
Ô patron cavalier
Αφέντη καβαλάρη
Ô patron cavalier
Αν είναι και -ωχ αμαν αμαν αμαν
S'il en est -oh amán amán amán
Αν είναι και γλητώσεις με
S'il en est que tu me sauves
562https://archives.crem-cnrs.fr/archives/items/CNRSMH_I_2018_029_017_08/
274
Αφ'τον Τούρκο τα χέρια
Des mains du Turc
Αφ'τον Τούρκο τα χέρια
Des mains du Turc
2. Version du village de Lagkáda interprétée par Evgenia Kalagkiá-Mouratídou et Sévi
Giannopápa563
Ένα μικρό Τουρκóπουλο
Un petit Turc
του βασιλιά κοπέλι
fils du Sultan
Μια Ρωμιοπούλα αγαπά
S'éprend d'une Grecque
μα κείνη δεν το ξέρει
Mais elle l'ignore
Παρασκευή την αγαπά
Il l'aime le Vendredi
Σάββατο το μαθαίνει
elle l'apprend le Samedi
μια Κυριακή ξημέρωμα
Et puisse le Dimanche matin
α θε μην ξημερώσει
ne jamais arriver
εβάλαν της Ρωμιάς βουλή
On conseilla à la Grecque
τον Τούρκο για να πάρει
de prendre un Turc pour époux
Παίρνει τα όρη ανέτριχα
Elle laisse les monts derrière elle
και τα βουνά μπροστά της
et les montagnes devant elle
κι η μοίρα της την έβγαλε
Et le destin la conduit
ομπρός στον Αη Γιώργη
devant Saint-Georges
Άγιε μου Γιώργη σώσε με
Mon Saint-Georges, sauve-moi
απ' των Τουρκών τα χέρια
des mains des Turcs
να φέρω αμάξι το κερί
J'amènerai un char de cire
αμάξι το λιβάνι
et une charrette d'encens
και με το βουβαλόπετσο
et je transporterai l'huile
να κουβαλώ το λάδι
par outres en peau de buffle
Τα μάρμαρα ραϊσανε
Les marbres se fendent
κι η κόρη μέσα μπαίνει
et la fille y pénètre
563https://archives.crem-cnrs.fr/archives/items/CNRSMH_I_2018_029_017_09/
275
ράστηκε το Τουρκόπουλο
Arrive le petit Turc
εμπρός στον Αη Γιώργη
devant Saint-Georges
Άγιε μου Γιώργη δώσε μου
Mon Saint-Georges, donne-moi
την κόρη που μου πήρες
la fille que tu m'as prise
να φέρω αμάξι το κερί
J'amènerai un char de cire
κι αμάξι το λιβάνι
et une charrette d'encens
και με το βουβαλόπετσο
je transporterai l'huile
να κουβαλώ το λάδι
par outres en peau de buffle
να κάνω το στεφάνι σου
et couvrirai ta couronne
όλο μαργαριτάρι
de perles précieuses
Τα μάρμαρα ραγίσανε
Les marbres se fendent
κι η κόρη όξω βγαίνει
et la fille en sort
απ' τα μαλλιά την άρπαξε
Il l'attrape par les cheveux
κι η κόρη κλαίει, σκούζει
et la fille hurle
Άφησμε Τούρκο απ' τα μαλλιά
Lâche mes cheveux, Turc
κα πιάσε με απ' το χέρι
et prends-moi par la main
να μη σε δουν τ' αδέλφια μου
Que mes frères ne te voient pas
και φονικό θα γένει
et qu'advienne un meurtre
Ποιος είδε άγιο δίγνωμο
Qui vit jamais un saint traître
σαν και τον Άη Γιώργη
comme Saint-Georges
να παραδίνει τις Ρωμιές
qui livre les Grecques
εις των Τουρκών τα χέρια
aux mains des Turcs
276