Politique documentaire et science ouverte, la nouvelle donne ?

Entretien croisé avec Christine Ollendorff et Claire Nguyen

Christine Ollendorff

Claire Nguyen

Christine Ollendorff est directrice de la documentation et de la prospective à l’École nationale supérieure d’arts et métiers (Arts et Métiers ParisTech), animatrice du Groupe de travail sur la science ouverte (GTSO) ainsi que membre élue du Bureau professionnel du consortium Couperin. Elle négocie avec les éditeurs en sciences et techniques et s’intéresse au pilotage des politiques de science ouverte dans les établissements.

Claire Nguyen est directrice adjointe et responsable du service de la politique documentaire du SCD de Paris Dauphine-PSL. Responsable du pôle de négociation SEG (sciences économiques et de gestion) et invitée permanente du Bureau professionnel du consortium Couperin, elle négocie depuis une quinzaine d’années avec des éditeurs académiques (d’abord en santé puis en économie et gestion) et s’intéresse aux enjeux de la politique documentaire numérique.

Pour le Bulletin des bibliothèques de France, Christine Ollendorff et Claire Nguyen analysent les impacts de la science ouverte en matière de politique documentaire et d’évolution des compétences des professionnels.

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BBF : Selon vous, quels sont les trois changements les plus importants engendrés par la science ouverte dans le domaine des acquisitions documentaires ?

Claire Nguyen : Beaucoup de changements sont en train de s’opérer ou vont s’opérer.

Le premier changement historique, selon moi, a eu des conséquences sur les négociations menées par le consortium Couperin avec les éditeurs lors de l’émergence des revues hybrides. Il s’agissait d’évaluer la part des articles en open access pour faire baisser mécaniquement les coûts des abonnements, ce que ne faisaient pas toujours les éditeurs d’emblée, quand ils étaient en capacité de le faire.

Avec l’arrivée des accords transformants 1

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[NDLR] Voir Irini PALTANI-SARGOLOGOS. « État des lieux sur les accords transformants - 31 mars 2020 ». [s.n.]. 2020. En ligne : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-02538844 [consulté le 29 novembre 2021].

ou des accords incluant des conditions sur les frais de publication, les APC (article processing charges), nous avons intégré dans les montants payés aux éditeurs le prix des abonnements et le coût des articles publiés en open access. Pour calculer ce coût en amont, Couperin s’appuie notamment sur l’enquête APC diffusée depuis plusieurs années au niveau des membres, enquête donnant l’occasion d’un difficile repérage des APC au sein des établissements (budgets différents de ceux de la documentation, repérage fastidieux des bons de commande…). D’ailleurs le consortium a engagé un travail de modification des codes NACRES (utilisés lors de la commande par les organismes publics) et diffusé un guide 2 pour suivre les dépenses de frais de publication l’année dernière. Et pour gérer les APC en aval, les bibliothécaires, toujours avec l’appui de Couperin, doivent suivre les workflows de publication d’articles et surtout accompagner les chercheurs dans leur démarche.

Certains modèles, comme le modèle Diamant permettant un accès gratuit à la publication et à la lecture 3

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Certains services peuvent s’avérer payants (comme la disponibilité du PDF et les statistiques de consultation).

, ont aussi pu dégager ou mettre moins de pression sur les budgets documentaires des bibliothèques ; cependant, ces modèles sont tributaires des subventions publiques.

Un autre changement, qui est en train de s’opérer, est la transposition 4

fin 2021 de la directive européenne sur le droit d’auteur, permettant enfin le TDM (Text and Data Mining) sur les publications dans une visée de recherche, qui va permettre d’appliquer et de déployer les pratiques de Big Data des chercheurs.

Un impact, plus interne, est à signaler également : la nécessaire synergie entre les services chargés de l’appui à la recherche et de la politique documentaire. À Paris Dauphine-PSL par exemple, ces deux services travaillent de concert sur l’enquête APC et la gestion des APC au sein de l’établissement.

Les évolutions du secteur éditorial académique peuvent accentuer les disparités entre établissements (ex. grande structure vs petite structure ; forte activité de publication vs dominante pédagogique ; champs disciplinaires, etc.). Au sein du réseau Couperin, comment travaillez-vous pour prendre en compte et concilier ces enjeux très variés ?

Christine Ollendorff : Le consortium et les négociateurs s’efforcent, pour chaque ressource, de tenir compte des disparités entre établissement, organismes de recherche, universités, grandes écoles… Chaque année, la lettre de cadrage 5

apporte les éléments qui doivent guider les négociateurs. Ces éléments sont issus en particulier d’une enquête faite auprès des établissements concernant l’évolution de leur budget documentaire. Ainsi, pour 2023, la lettre de cadrage indique que les propositions des éditeurs permettant un développement de la science ouverte seront examinées à coût constant. Les propositions concernant uniquement l’accès par abonnement aux revues électroniques devront permettre obligatoirement une réduction des coûts.

Cette lettre de cadrage étant validée, chaque négociateur ou équipe de négociateur discutera avec les éditeurs en prenant en compte ces éléments financiers et les besoins des différents établissements. Cela peut rendre la négociation très difficile : la nouveauté et la complexité des accords avec volets dits transformants venant ajouter une partie parfois politique aux discussions. Les négociations abouties sont en général bâties sur des modèles qui tiennent compte du nombre d’étudiants et/ou de chercheurs d’une institution, tentant ainsi de pallier les différences de taille.

À l’heure des abonnements par bouquets, comment définir des critères de qualité pour un fonds ?

Claire Nguyen : Les critères de qualité, notamment scientifiques, ne changent pas fondamentalement, qu’il s’agisse d’un abonnement à un bouquet ou à des ressources titre à titre. S’agissant des bouquets, il s’agit de faire une analyse d’opportunités, mettre en balance les bénéfices et les inconvénients de ce modèle (la présence de titres phares compense-t-elle celle de titres moins importants et a fortiori moins consultés ?).

Voici une liste non exhaustive de ces critères de qualité :

Critères scientifiquesQualité, fiabilité, et notoriété des auteurs, de la collection et de la maison d’édition.
Adaptation au contexteThématiques appropriées et adéquates par rapport aux publics et aux missions de l’établissement.
Étendue de la collectionVolume, fraîcheur des données, mises à jour possibles et/ou antériorité pour donner accès à historique des données. Complétude du contenu par rapport à la version papier (par exemple, pour les revues, annonces de congrès, suppléments…).
Critères techniquesContenu interactif, qualité des images, accès technique simple et fluide. Accès distant et illimité. Accessibilité. Ergonomie, site responsive design. Qualité du moteur de recherche. Navigation aisée. Outils de citation et de veille, outils de partage. Intégration dans les portails et articulation/interopérabilité avec la suite logicielle et les systèmes de la bibliothèque (notamment intégration facile dans les outils de découverte). Statistiques COUNTER (dernière version).
Conditions de licencePas de DRM contraignantes, accès pérenne du contenu, usages autorisés larges (PEB électroniques, téléchargement, fair use, impression, visiteurs / lecteurs occasionnels). Délai de renouvellement ou de suppression de 30 jours ou moins.

Les accords transformants peuvent avoir des conséquences majeures sur le long terme. Comment dialoguer efficacement sur ce sujet complexe et source de questionnements auprès des décideurs de l’université ?

Christine Ollendorff : Un des moyens pour entamer la discussion est de rentrer « dans le dur » des accords transformants. Par exemple, aux Arts et Métiers, l’accord avec Cambridge University Press 6

, qui garantit des APC gratuits pour 100 % des articles de l’établissement chez cet éditeur, a permis : d’une part, à la direction de la documentation d’appréhender un workflow de validation d’APC ; d’autre part, au moment de cette validation, d’entamer une discussion avec les chercheurs et de se positionner comme interlocuteur sur ce sujet. La discussion sur ces accords reste vive au sein même du consortium avec des différences de point de vue marquées.

Claire Nguyen : Je partage tout à fait le point de vue de Christine Ollendorff. Nous nous positionnons comme les interlocuteurs et médiateurs de ces informations auprès des décideurs mais aussi des usagers (les enseignants-chercheurs) : à Dauphine-PSL, les accords transformants sont discutés en conseil scientifique. Nous transmettons également les informations dans notre newsletter recherche 7

ou sur notre portail.

Qu’est-ce qu’être responsable de la politique documentaire en France en 2022 ?

Claire Nguyen : Être responsable de la politique documentaire en 2022, c’est appréhender un environnement mouvant, éditorial notamment, qui dépasse largement le cadre de notre bibliothèque ou de notre établissement. Il s’agit également d’articuler les différents supports, papier et numérique, et de savoir questionner les usages de la collection (qu’elle soit acquise… ou non, comme les ressources libres et/ou gratuites). Il faut donc avoir une vision dynamique d’un contenu qui est autant un stock qu’un flux. Finalement, l’approche projet peut et doit devenir l’une des composantes de la gestion des collections.

Les compétences à avoir sont multiples : des compétences bibliothéconomiques plus classiques (environnement éditorial, politique documentaire, traitement, signalement et valorisation), des compétences permettant de comprendre les enjeux techniques (problématiques d’accès, portails, outil de découverte, intelligence artificielle), financiers (comprendre les modèles économiques) et juridiques (licences, propriété intellectuelle), des compétences de négociation éventuellement. Le responsable doit aussi être doté de qualités pédagogiques pour expliquer les modèles économiques et toutes les problématiques liées aux ressources numériques afin d’accompagner ses collègues au mieux pour leur compréhension et application. Ainsi, la veille est une activité nécessaire, à ne pas négliger même si le temps manque souvent. Il faut savoir également être réactif et gérer son stress car, trop fréquemment, les circuits de décision sont très courts. C’est surtout le temps qui, selon moi, est le facteur le plus difficile à gérer, on manque de temps pour beaucoup de choses, et les priorités et les actualités se bousculent tous les jours…

Je dirais que tous les acteurs d’une bibliothèque sont les interlocuteurs du « responsable poldoc », de la direction – pour décider de la stratégie à mener – aux collègues en charge des acquisitions, du traitement documentaire, du système d’information documentaire et, plus largement, de la médiation des collections, en passant par la formation et, bien sûr, les services aux chercheurs. Au niveau de l’établissement, des liens sont à tisser, en lien avec la direction de la bibliothèque, avec les décideurs de la recherche (vice-présidence recherche, valorisation de la recherche par exemple), les usagers bien sûr, mais aussi les services support (agence comptable, service des marchés, direction informatique). Beaucoup d’établissements font partie de regroupements (Comue, EPE) et doivent articuler tout ou partie de leurs politiques documentaires respectives. Enfin, nous travaillons dans un milieu de réseaux, où des interlocuteurs comme Couperin, l’Abes, CollEX-Persée, la BnF, l’Inist, l’ADBU, sont des acteurs majeurs, voire des interlocuteurs quotidiens. Les dialogues avec les collègues en charge des mêmes problèmes et problématiques sont aussi très nourrissants et stimulants. Le fait de ne pas être seul mais dans un collectif, avec lequel on peut agir, est très important.

Christine Ollendorff : La prise en compte de la science ouverte a aussi élargi le champ des responsables de la politique documentaire : mise en avant des ressources ouvertes, promotion du dépôt en archives ouvertes, promotion d’extensions type Unpaywall… À terme, quand la science sera 100 % ouverte (objectif 2030 du PNSO2 8

), la politique d’acquisition changera assez radicalement et nous devons nous préparer, ainsi que nos communautés, à ces évolutions.