« Les liens économiques entre la France et la Russie sont considérables, il y a énormément d’échanges et d’investissements français. Je ne comprends pas les mots de Bruno Le Maire », réagit Emmanuel Quidet depuis Moscou. Le président de la Chambre de commerce et d’industrie (CCI) France-Russie affiche clairement son désaccord avec les propos du ministre de l’Économie.
Un peu plus tôt dans la semaine, face aux inquiétudes des acteurs économiques vis-à-vis de la guerre en Ukraine, Bercy a assuré que « l’économie française était peu exposée à la Russie, partenaire économique secondaire » de l’Hexagone. Cyrille Bret, chercheur associé à l’institut Jacques Delors, nous le confirme : « Les entreprises françaises sont peu exposées à la Russie. » Il n’empêche, ajoute-t-il, « certains secteurs sont tout de même très présents ».
Selon le ministère de l’Économie, 700 filiales d’entreprises françaises se trouvent en Russie, dont 35 groupes du CAC 40, pour quelque 200 000 salariés. La France exporte moins de 7 milliards d’euros (1,3 % des exportations) en Russie et importe pour moins de 10 milliards d’euros. « L’Hexagone est néanmoins l’un des premiers investisseurs étrangers (derrière les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Allemagne). C’est surtout le premier employeur étranger de Russie », indique l’économiste et maître de conférences à l’INALCO Julien Vercueil.
Pour expliquer cela, Pavel Chinsky, directeur général de la CCI France-Russie voit plusieurs facteurs : la situation géographique du pays d’une part, qui « ouvre de grandes opportunités pour la production tant en termes d’exportations de produits locaux qu’en termes de gestion de filiales au Kazakhstan, en Ouzbékistan, au Turkménistan, etc. » ; le cours du rouble qui rend la production locale avantageuse d’autre part et, enfin, la possibilité pour les entreprises étrangères de trouver du personnel qualifié, puisqu’« une excellente formation technique a été maintenue depuis l’époque soviétique ».
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Les entreprises bien implantées
Ces relations franco-russes remontent à quelques décennies déjà. « Des partenariats stratégiques (énergie, aéronautique, nucléaire, spatial) ont été établis de longue date », note la Direction du Trésor sur son site. Les entreprises françaises ont commencé à s’implanter en Russie après la chute de l’URSS en 1991. À cette période, le Kremlin s’engageait « dans la création d’un nouveau cadre institutionnel visant à intégrer la Russie dans l’économie mondiale », explique la chercheuse Céline Bayou dans un article.
« Dans les années 1990, c’est surtout l’énergie et les matières premières qui ont attiré les entreprises françaises, complète Julien Vercueil. Puis, à la faveur du redressement de l’économie russe et du pouvoir d’achat des consommateurs, ce sont les biens de consommation et les services (grande distribution, hôtellerie) qui sont devenus attractifs. Plusieurs entreprises françaises ont profité de la grande période de croissance des années 2000. »
Aujourd’hui, les entreprises tricolores sont particulièrement bien implantées dans l’agroalimentaire, la finance, la distribution, l’énergie, l’automobile, la construction/services urbains, les transports, l’aéro-spatial ou encore la pharmacie, énumère le ministère de l’Économie. Parmi les firmes les plus connues, on peut citer Renault, Auchan, TotalEnergies, Stellantis (ex PSA), Engie, Société Générale, L’Oréal, Danone, Saint Gobain, Air Liquide ou encore Accor.
Investir sur un marché comme la Russe présente pourtant plusieurs défis que décrit l’économiste : « Cela demande une adaptation culturelle : comprendre la manière dont les interlocuteurs raisonnent, quelle image et quelles attentes ils peuvent avoir des entreprises françaises. Par ailleurs, l’économie russe est relativement fragile car elle repose excessivement sur la rente pétro-gazière. Elle a donc connu des périodes de croissance économique forte, mais aussi des crises violentes, dans le passé, comme aujourd’hui. Ce n’est pas facile à anticiper. »
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La crainte des représailles
Cela se confirme actuellement puisqu’une grosse incertitude plane sur les entreprises installées en Russie. « Elles pourraient subir des appels au boycott, des empêchements de fonctionner en bonne liaison avec leur maison mère, des pertes de marchés publics ou encore des sanctions administratives russes », prévient Sébastien Jean, économiste spécialisé en commerce international et directeur de recherche à l’Inrae (Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement).
Ce qui laisse craindre le pire pour ces firmes, ce sont les sanctions prises par l’Occident et les probables rétorsions russes : « Certains secteurs vont subir une restriction des exportations, comme l’aéronautique, la défense, le secteur agricole ou les biens de haute technologie », donne en exemple Olivier Marty, enseignant en économie européenne à Sciences Po et à l’Université de Paris.
Dans l’industrie automobile, Renault, qui rencontrait déjà des problèmes d’approvisionnement avec la pandémie, a suspendu ses activités, faute de disposer des pièces nécessaires. Or la Russie représente le deuxième marché du constructeur automobile avec 482 000 véhicules vendus en 2021, via sa filiale Avtovaz et la marque Lada.
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Et que faire si, demain, la Russie fixe des droits de douanes très élevés ou interdit les importations ? L’inquiétude touche aussi la grande distribution : des enseignes comme Auchan (qui emploie plus de 40 000 personnes en Russie), Leroy Merlin (devenue première chaîne de bricolage en Russie) ou Décathlon pourraient aussi « faire l’objet de boycott ou être empêchées de faire des affaires sur place », poursuit l’économiste Olivier Marty. Sans parler de la probable chute de la demande si l’économie russe entre en phase de récession.
« Chaque entreprise est en butte à ses propres difficultés, résume Pavel Chinsky, DG de la CCI France-Russie. La situation est extrêmement différente selon les tailles des entreprises : les entreprises de taille réduite ont une flexibilité plus grande. Les filiales de grands groupes français sont en concertation étroite avec leur siège en France. »
C’est le cas notamment de TotalEnergies, implanté depuis 1991 sur le territoire russe. Il est, de loin, l’investisseur le plus important du territoire avec ses champs pétroliers, ses projets visant à produire du gaz naturel liquéfié (GNL) ou encore son partenariat avec Novatek, groupe qui produit du gaz naturel. Le fleuron tricolore a annoncé renoncer au pétrole russe d'ici la fin de l'année, mais qu’il ne se retirerait pas pour autant de Russie.
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« Should I stay or should I go ? »
Rester ou partir ? La question est brûlante. Des firmes étrangères pétrolières comme le géant britannique BP ou l’anglo-néerlandais Shell ont déjà fait le choix de quitter la Russie et de retirer leur participation dans la plus grande compagnie pétrolière russe, Rosneft. Volvo a aussi cessé de produire et de vendre dans le pays.
Et les firmes tricolores ? « Dans un premier temps, elles tentent de s’organiser sur place », analyse pour nous l’économiste Julien Vercueil. Elles ont déjà dû faire face à d’importantes difficultés après l’annexion de la Crimée en 2014 et ont malgré tout continué à se développer avec des niveaux d’investissements élevés. Néanmoins, « si la situation empire, certaines risquent de partir ».
Mais, « beaucoup d’entreprises sont coincées car elles ont des avoirs et des actifs importants en Russie qui ne sont pas du tout ‘liquides’, des sites de production qu’elles ne peuvent pas fermer ou revendre du jour au lendemain par exemple », note Sébastien Jean, Directeur du Centres d’études prospectives et d’informations internationales (Cepii), interrogé par l’AFP.
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À long terme en tout cas, les conséquences ne seront pas les mêmes pour toutes les entreprises : « Les groupes plus implantés ont les reins assez solides et assez de grosses parts de marché hors Russie pour subir le choc sans trop de dégâts », indique Jacques Sapir, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales à 20minutes. Ce sera plus dur pour les PME industrielles qui dépendent fortement de leur implantation. Bercy a annoncé que ces petites entreprises pourraient bénéficier d’un soutien.
Malgré tout, les experts invitent à relativiser : « La Russie déploie de gros efforts pour attirer les investisseurs étrangers, elle ne va pas tout faire capoter pour quelques semaines de crise et se montrera plutôt clémente avec les entreprises sur son territoire, conclut Jacques Sapir. C’est dans son intérêt. »