Congrès ABF 2022 : « Quelle bibliothèque pour les publics précaires ? »

67e Congrès de l’Association des bibliothécaires de France – 2 au 4 juin 2022, Metz

Soizic Cadio

La dixième table ronde du 67e Congrès de l’Association des bibliothécaires de France (ABF) avait pour thème « Quelle bibliothèque pour les publics précaires ? ». Elle était organisée par les élèves conservateur·rices de l’Institut national des études territoriales (INET), Hovig Ananian, Gwendoline Coipeault et Michel Wong Man Wan, avec pour ambition de proposer une définition de ces publics, des objectifs, des enjeux et des types d’action possibles.

Les publics précaires : de qui parle-t-on ?

Camille Delon, chargée de développement des publics du champ social à la Bibliothèque publique d’information (Bpi) a exposé la typologie établie par la Bpi à partir de sources quantitatives et qualitatives – enquêtes barométriques réalisées par le service Études et recherche, enquête de Serge Paugam et Camila Giorgetti Des pauvres à la bibliothèque (2013), observations en service public – qui permettent de définir cinq grandes catégories :

  • les personnes en situation de très grande pauvreté, dont les personnes sans domicile, parfois identifiables, parfois pas du tout, certaines présentant des troubles psychologiques ;
  • les étudiants, qui représentent 74 % de la fréquentation de la Bpi et dont une part importante connaît des difficultés économiques ;
  • les personnes en recherche d’emploi et en rupture avec le monde professionnel ;
  • les personnes en situation de migration (mineurs non accompagnés venant avec une association dans le cadre d’un partenariat, étudiants ou adultes) ;
  • les retraités, plus difficiles à identifier.

Que viennent-ils chercher à la bibliothèque ?

Selon Charlotte Hénard, responsable de la politique d'accueil et du développement des publics du réseau des bibliothèques de Toulouse, il existe plusieurs niveaux de services pour les personnes en situation de précarité en bibliothèque :

  • des services de premier niveau (prises électriques, lavabos, toilettes) ;
  • des services dédiés (aide administrative, permanence d’écoute) ;
  • les services traditionnels des bibliothèques non dédiés (consultation sur place, télévisions, instruments de musique, tablettes graphiques).

Ces publics recherchent aussi, pour certains, quelque chose de l’ordre du relationnel, l’envie de discuter, d’être ensemble, de participer à un collectif. Certains ne souhaitent pas du tout être identifiés comme personnes précaires et il est crucial de respecter ce souhait.

Projet d’établissement, formations et outils à disposition des bibliothécaires

À la médiathèque José-Cabanis de Toulouse, la politique d’accueil est un élément central du projet d’établissement depuis dix ans. Elle a été mise en place, dans un premier temps, au travers de groupes de travail internes, puis via un travail collectif en partenariat avec des structures associatives ou institutionnelles pour apporter des contenus et des informations sur les publics visés. Une convention-cadre est en cours de réalisation pour référencer tous les partenaires du champ social afin de rendre visible ce travail auprès de la tutelle. Un groupe de travail sur la prévention des agressions a été créé et un poste de bibliothécaire a été transformé en poste de « régulateur », ce qui permet de désamorcer de nombreux incidents.

La question de la formation est complexe car il existe encore très peu de formations spécifiques sur l’accueil des publics précaires. La Bpi a organisé une journée de sensibilisation avec son partenaire La Cloche, qui agit dans la rue en allant à la rencontre des personnes sans domicile. Pendant cette journée sont intervenues des personnes qui ont connu la rue, ce qui permet de ne pas « parler à la place de ». Ce type de rencontre ne donne pas de solution clé en main mais permet de changer le regard porté sur ces publics.

ATD Quart Monde mène des coformations entre professionnels et personnes connaissant la grande pauvreté, basées sur le croisement des savoirs pour dégager des outils de pensée et d’action. L’association a élaboré un guide sur les dimensions cachées de la pauvreté.

Quelles passerelles entre les services de bibliothèque et les publics précaires ?

Deux retours d’expériences menées par des associations ont illustré des voies possibles pour établir des liens entre services de bibliothèque et publics précaires.

Au centre d’hébergement pour migrants d’Ivry-sur-Seine, l’International Board on Books for Young People (IBBY) a mis en place une bibliothèque pour les enfants. Ce centre accueille des familles ou des parents isolés avec enfants, qui peuvent rester de quelques semaines à plusieurs mois. Il héberge une école mais n’avait pas de véritable bibliothèque, juste un espace avec des livres provenant principalement de dons. Après une visite du centre, l’IBBY a élaboré un projet de création d’une bibliothèque pour les enfants en s’appuyant sur la demande des enseignants (répartition par âge et système de classement très simple). Les volontaires de l’IBBY ont commencé par désherber puis ont acheté des livres, principalement dans les langues parlées par les enfants ou des livres sans texte. Ils ont mis en place un système intégré de gestion de bibliothèque (SIGB) libre de droit et un système de cartes de lecteur que les enfants conservent après leur départ du centre. Le comportement des enfants a changé depuis que l’endroit est devenu une « vraie bibliothèque ».

La spécificité d’ATD (Agir Tous pour la Dignité) Quart Monde est de ne pas faire pour les pauvres mais avec les pauvres, et le langage, l’écrit, le livre, sont au cœur de ses missions. Il y a 3 ans, l’association a mis en place une bibliothèque de rue dans un quartier de Lunéville, au sud de Nancy, où résident environ 250 personnes, essentiellement des gens du voyage sédentarisés. Chaque samedi après-midi, un chapiteau de 9 m² est installé sur une place. Chaque séance touche une douzaine d’enfants de 0 à 12 ans. Le projet a été, dans un premier temps, mis en place sans livre, pour faire connaissance avec les enfants via des ateliers, des événements festifs, etc. Puis le choix a été fait d’acheter des ouvrages de qualité : des livres neufs, des best-sellers de la littérature jeunesse mais aussi des nouveautés, et des livres fragiles comme des pop-up.

La bibliothèque a continué à exister grâce à l’apport des familles : les enfants choisissent les livres qui seront achetés, les familles prêtent un abri en cas d’intempérie… L’objectif à terme est de faire retrouver, à ces publics, le chemin entre le quartier et la bibliothèque municipale, même si « le chemin est long ».

L’enseignement principal de cette table ronde est que la question de l’accueil des publics précaires repose avant tout sur l’humain, le relationnel et que c’est ce lien qu’il faut travailler en priorité.